La lutte entre Concept et Sensible
Robert Ryman, fonctionnaire du blanc
Préambule, Le séminaire change de titre.
Intitulé Faire des dieux, depuis 3 ans, le séminaire de Jean-Louis Poitevin change de titre pour devenir Dans l’atelier des dieux.
Après avoir exploré les différentes manières dont dieu, les dieux et le dieu ont été conçus et pensés à la croisée de la philosophie, de la littérature et de la théologie, il est devenu à la fois évident et nécessaire d’aller voir du côté de ceux, les créateurs, de formes, de sons, d’images, de textes, d’actions transversales à tous ces champs, dont la fonction majeure est, « d’inventer les dieux ».
Un dieu n’est concevable qu’enté sur une « expérience » du numineux, quelle qu’en soit la forme et l’intensité. Il n’a échappé à personne que les pratiques créatrices ont été tirées depuis plus d’un siècle du côté de la production de formes, textes et images liés à la rigueur du rationnel et au déploiement du concept comme cadre conditionnant les modalités de l’expérience, installant le sensible dans la position d’un adjuvant parfois considéré comme encombrant.
Néanmoins, d’autres ont su reconnaître dans les affects et dans l’univers sensible les forces essentielles permettant le déploiement d’une œuvre digne de ce nom. Pour ce faire, ils ont dû, le plus souvent, faire face au mur du concept et accepter de venir se cogner à lui.
L’atelier des dieux désigne ce champ d’exploration dans lequel se joue un combat dont la forme est née avec la conscience, champ qu’il est d’autant plus important de revisiter au moment où le combat s’intensifie entre concept et sensible et où la conscience, sous nos yeux et en nous, a commencé de s’effondrer.
Introduction
Pourquoi s’intéresser à Ryman aujourd’hui, alors qu’il ne représente plus qu’une entaille dans l’histoire de l’art de la fin du XXe et du début du XXIe. Alors qu’il pourrait apparaître qu’il n’a pas tant de choses à nous dire sur notre situation et sur celle de l’art aujourd’hui ?
L’exposition qui a eu lieu à l’Orangerie en est la cause matérielle si l’on peut dire de ce 19e séminaire, mais ce sont aussi les quelques textes lus à cette occasion, ceux du catalogue, ceux de la presse, qui ont attiré mon attention sur ce qui m’est immédiatement apparu comme une erreur manifeste d’interprétation globalement partagée par l’ensemble de ces « acteurs » de la critique d’art.
Avec des différences non négligeables quant à la qualité et la précisions des analyses, la totalité de ces textes s’appuie sur un fond commun qui est l’inscription de Ryman dans l’histoire de l’art. Inscription qui implique le recours pour l’approcher à des critères considérés comme acceptables et valides aujourd’hui encore par la critique d’art mais aussi par les théories esthétiques ayant permis d’assurer la légitimité de certaines œuvres de ce demi-siècle.
Cependant, le déclencheur de mon intérêt a été la parution dans les numéros d’avril et de mai 2024 d’ART PRESS de deux textes pour le moins différents sinon opposés. Le premier de Catherine Francblin, déploie l’ensemble des éléments légitimement attendus permettant de donner un aperçu de cette œuvre, œuvre qui était à ce moment là accessible à l’Orangerie dans une mise en scène restreinte mais pédagogiquement précise et complète, au sens où elle permettait de prendre la mesure des enjeux de cette œuvre, l’artiste étant mort en 2019.
Le second, le mois suivant, venait de Catherine Millet qui utilisait sa position de fondatrice, directrice et ex-rédactrice en chef dans la revue pour manifester non pas contre le texte de Catherine Francblin mais contre la dimension manifestement trop « pédagogique » de l’exposition et à travers cela contre la « fascination » qu’exerçait les œuvres de Ryman sur beaucoup de spectateurs et, in fine, pour mettre en question la capacité de cette œuvre à passer sous les fourches caudines de l’histoire de l’art. Et cela bien qu’elle-même ait écrit en 1975 semble-t-il un article sur Ryman (probablement pour en montrer la puissance, il ne m’a pas été possible de mette la main dessus).
Cependant, outre un certain agacement, c’est plutôt une sorte d’irritation qu’elle met en scène dans son texte, irritation qui m’a semblé témoigner du fait qu’elle percevait que Ryman était encensé non pas pour de « bonnes » raisons mais, plutôt, parce qu’il était entré dans l’histoire de l’art et qu’il était donc devenu impossible de porter un « regard critique » sur son œuvre et sa place dans cette histoire. En d’autres termes parce que l’on ne parvenait pas à proposer une « lecture » ou si l’on préfère une « analyse » de cette œuvre qui permette de remédier à cette faiblesse d’analyse conduisant à ne pouvoir que répéter les arguments inévitables par lesquels la gloire de l’homme et de l’œuvre ont été rendus possibles depuis un demi-siècle.
Il m’a semblé qu’il devait être possible de proposer une analyse de cette œuvre qui à la fois corresponde à ce que j’avais pu concevoir en la voyant tout en levant certaines ambiguïtés.
Il convient donc de donner, en vrac, quelques indications qui toutes viennent du texte de Catherine Millet et permettront d’entrée de dresser un premier panorama des enjeux.
Le premier et il est essentiel, c’est la forme d’un « muss es sein » [1] lié à la réception des œuvres de Ryman, formé d’un ensemble d’éléments accompagnant cette conception de la peinture qui ne parlent que de la peinture qui « constituent tout ce à quoi le spectateur doit être sensible » écrit Catherine Millet. [2]
Elle enfonce le clou un peu plus loin lorsque, après être revenue sur les carrés de Malevitch, elle attaque frontalement l’œuvre de Ryman en écrivant : « je crois donc que les carrés blancs de Ryman sont désormais les fétiches de la période la plus épurée de l’histoire de la peinture, une idée qu’on se fait de la période révolue, d’autant plus fascinante que, dans l’explosion actuelle d’image kitsch, on se fiche pas mal de savoir avec quels crochets celles-ci sont fixées au mur. » [3].
Et elle en termine en notant « qu’il lui semble que ce formalisme ascétique et quand même borné a fait son temps. » [4].
J’ai converti cette irritation en interrogation en constatant qu’elle venait d’un constat précis permettant de voir dans l’œuvre de Ryman, une œuvre « méritant sa place dans l’histoire de l’art », mais que ce constat s’accompagnait d’une difficulté à prendre en charge les véritables « raisons » pour lesquelles l’œuvre de Ryman avait été et était encore adulée.
Il faut donc tenter de convertir ce « muss es sein » qui suinte dans tous les articles autour de cette exposition en un « es muss sein » [5] aussi implacable que précis permettant de repérer les tenants et les aboutissants de ce travail, travail étant sans doute le terme le plus adapté pour évoquer l’œuvre de celui qui sera considéré ici comme s’étant transformé en un personnage aussi banal que grandiose, celui de fonctionnaire du blanc.
Partie I
A- Les formes de l’éloge ou qu’est-ce qu’écrire sur l’art ?
– a- Mots, phrases, citations, signification, sens et contre-sens ou lire une œuvre entre clichés et spécialisation
Il apparaît que de vouloir se plonger dans l’œuvre de Ryman pour tenter de la comprendre conduit à une confrontation plus sensible peut-être que lors qu’il s’agit d’autres œuvres de la même époque, avec les discours qui ont accompagné cette œuvre. En effet les considérations de Ryman lui-même, qui quoique peu disert a cependant lâché de temps en temps quelques phrases bien senties peuvent servir de panneaux d’orientation pour les âmes voulant venir se perdre dans l’œuvre en cherchant à s’y trouver ou à s’y retrouver.
On sait que dès lors que l’on s’attelle à la « lecture » d’une œuvre, on se trouve pris dans ce jeu déchirant qui consiste à faire passer des sensations, des émotions, des mots, des discours d’un monde : celui des images, car un tableau est et reste une image même s’il ne comporte aucune « représentation » dans celui des mots et inversement, car on n’approche jamais une œuvre sans que notre regard soit déjà pré-constitué même si cette constitution du regard se borne à prétendre ne pas savoir ne pas exister, au mobile socioculturel qu’on n’aurait pas appris à regarder !
Rien que cela traduit un argument qui alimente des positions devenues pourtant si stéréotypés qu’on pourrait croire qu’elles n’ont plus court alors qu’il faut bien prendre acte du fait qu’elles servent, certes dans le champ global de la conception de l’art que se fait notre époque, de remparts permettant de ne pas les mettre en question mais aussi de piliers permettant de justifier la reprise indéfinie de l’antienne : regard neuf ou vierge versus regard informé et de connaisseur.
Le premier est équivalent à l’idée qu’il existerait un tel regard qui ne soit pas formé – entendons qui serait « pur » vierge - alors qu’aucun regard ne peut exister qui n’a pas absorbé des images, quel que soit le sens que l’on donne à ce terme, de ce qu’on l’on voit dans le monde qui nous entoure à ce que l’on voit sur son téléphone, à la télé ou ailleurs, à ce que l’on voit ou a vu dans ses rêves ou croyons voir dans le regard de l’autre ou dans le mouvement d’un chat ou dans le vol d’un rapace.
Le second n’est que l’aveu par ceux qui revendiquent son existence de la nécessité où ils sont de justifier avant de le dire que ce qu’ils vont dire relève d’un savoir, ou au moins de l’accumulation de connaissance, non sans s’empresser de préciser que « au final » comme on dit aujourd’hui, l’approche d’une œuvre d’art est et reste pour l’éternité des siècles « subjective » lors même qu’elle fait l’objet, en quelque sorte « avant » d’être regardée sinon avant d’être « vue » d’un jugement. Car non seulement on approche une œuvre porté par tout ce que l’on a vu mais aussi porté par tout ce que l’on a entendu ou lu.
Images et mots se mêlent inévitablement en chacun et le portent lorsqu’il s’avance au devant de ses nouvelles expériences, comme celle de regarder des tableaux de Ryman. Avant d’entrer plus avant dans cette arène, il importe cependant de reconnaître qu’elle est toujours l’arène globale dans laquelle les autres arènes, plus petites, plus spécialisées mais aux fonctions tout aussi essentielles, s’inscrivent. On n’échappe pas aux clichés de son époque et il ne faut en tout cas pas les oublier, c’est-à-dire ne pas considérer qu’au prétexte que l’on serait un sachant ou un visionnaire ils n’existeraient plus et n’auraient aucun effet ni dans la lecture que l’on propose ni dans la réception possible de celle-ci.
– b- Exemples d’emboîtement des phrases
Il faut donc entrer dans l’arène car une chose s’est produite lors de la préparation de ce séminaire sur Ryman, une sorte de révélation si l’on veut concernant la « carte mentale » des forces auxquelles l’art a été soumis entre les années 50 et aujourd’hui. Ce serait un autre sujet que de traiter cette vaste période en détail, mais, et c’est en cela que Ryman se révèle absolument emblématique, il est tout à fait possible de dégager les grandes lignes que ces forces ont déposées sur le paysage de l’art. Artistes, œuvres, textes, entretiens, vidéos etc. forment comme autant de délimitations de zones s’activant à déterminer partiellement ce qui est visible, lisible et dicible.
J’ai déjà évoqué le texte de Catherine Millet dans le art presse 521 de mai 2024. Venons en un instant à celui de Catherine Francblin dans le art press 520 d’avril 2024 et à un texte du scribe à la plume exubérante qui a, comme par enchantement, occupé la place que j’occupais dans la revue TK-21 à peine l’avais-je quitté, confirmant la thèse d’Aristote selon laquelle la nature a horreur du vide.
Chez Francblin, comme ailleurs finalement, ce qui emporte l’adhésion, c’est le fait que Ryman, dit-on, a ou aurait scruté ou interrogé aussi bien les fondements du tableau que l’essence de la peinture. Et comment, en effet, ne pas s’accorder à lui reconnaître cela puisque tant et tant de petits et grands critiques ont émis des avis à peu près identiques et ce depuis les débuts de Ryman, comme on le comprend en lisant certains textes anciens.
Pour le moment, l’enjeu est de tenter de cerner d’un premier trait de « crayon mental » le tableau général des arguments faisant autorité sur l’œuvre de Ryman, même si certains peuvent nous paraître puisque émis par des personnes différentes, contradictoires.
Alors rendons-nous dans le texte de ce Denis Schmitte sorti de nulle part pour occuper la place de philosophe en chef de TK-21. Il n’y a là aucune volonté de polémique, juste que le passage cité est particulièrement représentatif de ce qui se joue dans l’accumulation des textes censées nous éclairer sur l’œuvre de Ryman et dont l’effet est finalement d’aboutir au contraire, à savoir de produire une soupe que seules « les petites mains » (voir à ce sujet le livre de Philippe Pignarre et Isabelle Stengers [6] savent produire, celles qui tournent avec l’énergie du désespoir glorieux la lessiveuse du savoir au moment de l’essorage espérant, puisqu’étant les dernières venues obtenir un jus digne d’un alambic d’autrefois.
Voilà le passage de ce texte intitulé, avec un humour de comptoir, « un petit coup de blanc » [7] :
« Après Malevitch, c’est Ryman qui est devenu le maître du carré, puisque tous ses tableaux sont résolument carrés. Et surtout le blanc prend de plus en plus d’importance avec le temps pour finalement envahir tout l’espace pictural, ou presque. Donc un blanc qui devient de plus en plus carré, puisque la forme du support donne sa forme à la peinture, le carré blanc.
Qu’est-ce qui fait une peinture ?
Telle est la grande interrogation de Ryman, mais ce n’est pas la seule car le choix du blanc est tout sauf anodin. Le blanc symbolise la virginité, la pureté, la lumière, et d’autres choses infiniment plus graves, la mort par exemple. Derrière la question « Qu’est-ce qui fait une peinture ? », se cache cette autre question : « Qu’est-ce qui fait la beauté ? » et finalement cette autre encore « Qu’est-ce que l’art ? ». A cette dernière, Ad Reinhardt, l’une des références majeures de Robert Ryman, répondait : « L’art n’est pas ce qui n’est pas de l’art », jolie formule toute empreinte d’ontologie négative, et Ad Reinhardt avait une idée très précise de ce qui n’était pas de l’art, c’est-à-dire une pratique visant à la « représentation », à la « figuration ». Pour lui, la seule quête que doive conduire l’artiste est celle de « l’abstraction pure » qui est « la première peinture universelle véritablement libre de style, de maniérismes, de liens et d’entraves ». La peinture se doit d’être ascèse. Il faut répéter et répéter encore le geste, « peindre et repeindre inlassablement la même forme », travailler toujours sur le même format à la même composition avec le même pigment, sur un « même rythme », « de façon à tout fondre dans la dissolution et l’indivisibilité ». Et Reinhardt de conclure : « La seule norme en art est l’unité et la beauté, la justesse et la pureté, l’abstraction et l’évanescence ». Ah ! Il savait penser et parler Ad Reinhardt, ce qui était tout à fait exceptionnel chez les artistes états-uniens plutôt muets de son époque, ceux d’avant le conceptualisme. » [8]
Ce passage est assez symptomatique de la manière dont se met en place ce que l’on appelle un texte sur l’art ou un texte de critique d’art. Le fait d’avoir pratiqué ce type d’écriture pendant quarante ans ne me confère aucune forme de supériorité ni ne me dédouane de pratiques, d’erreurs et d’errances de type « petite main tournant la lessiveuse » pour espérer en voir sortir un jus acceptable.
Ce qui importe ici, c’est que nous disposons d’une accumulation aussi banale qu’exemplaire de ce qui fait qu’un texte est à la fois une sorte de tête chercheuse et pour ce faire se déploie un peu dans toutes les directions en faisant feu de tout bois, et une errance en quête de « preuves » entendons de confirmations de ce qui est à la fois pressenti et parfois énoncé clairement par celui ou celle qui écrit.
On ne tend qu’à parvenir à démontrer ou à croire le faire que ce que l’on a soit entre-aperçu, soit compris ou cru comprendre au sujet de ce dont on parle. La « pensée » qui supporte et propulse la critique d’art vers le ciel de la « vérité » est « par essence » pourrait-on dire en riant, tautologique, car elle ne vise qu’à produire des énoncés du genre le blanc de Ryman est le blanc de Ryman.
Cette « structure fondatrice fait quasi principiellement de la critique d’art une pratique allégorique, pratique qui au fil des décennies a comme déteint sur l’art même, conduisant les artistes d’eux-mêmes, en écho à ce que l’on leur dit dans leurs écoles ou à la « demande implicite » de ceux qui les soutiennent voire les « fabriquent » à produire des œuvres sur le modèle de la « pensée » allégorique.
Mais tout l’enjeu est d’y parvenir et pour cela le plus souvent on se perd en cours de route car à force d’accumuler des citations, des allusions, des soi-disantes « démonstrations », on s’éloigne de son objectif premier et on se rattrape aux branches comme on peut.
Mais ce qui est ici le plus important, et on le voit à même la peau du texte, c’est qu’un texte, une « pensée » de critique d’art est essentiellement composée de poncifs, de stéréotypes et d’évidences assénés à coup de marteau comme des vérités à propos desquelles tout le monde est évidemment d’accord.
Ici, le point majeur de cette série de phrases courtes sonnant comme des coups de marteau cognant contre l’inox d’une pensée Leroy-Merlin c’est l’affirmation consensuelle selon laquelle « Ad Reinhardt avait une idée très précise de ce qui n’était pas de l’art, c’est-à-dire une pratique visant à la « représentation », à la « figuration ». Pour lui, la seule quête que doive conduire l’artiste est celle de « l’abstraction pure » qui est « la première peinture universelle véritablement libre de style, de maniérismes, de liens et d’entraves ».
On le sait, la citation, a fortiori d’un « grand artiste » ou d’une « grand philosophe » permet de conférer à son propos une valeur incontestable. Ici il s’agit d’opérer un glissement conduisant de la « pensée classique au sujet de l’art » considérée comme dépassée, entendons de la croyance dominante, celle de ceux qui ne savent pas, à la « pensée nouvelle », celle qui est capable de prendre en charge un changement de paradigme majeur.
Après tout pourquoi pas. Il faut bien avancer et en effet tous ceux qui ont écrit sur Ryman pendant des décennies, que pouvaient-ils faire d’autre. Seulement, nous avons nous aussi vécu non pas un mais au moins deux changements de paradigme depuis ces soixante-dix dernières années et qu’importe que l’on soit jeune ou moins jeune, il s’agit de les repérer, de tenter de les comprendre et en tout cas de les prendre en charge dans une démonstration en particulier lorsqu’il s’agit de parler d’une œuvre qui a eu une fonction majeure dans un changement de paradigme notoire. Nous y reviendrons sûrement une autre fois mais nous pouvons les nommer.
Le premier verra un basculement radical de la conception dominante de l’art qui actera de la nécessité d’un « retour » à des formes « narratives » sinon à des « récits » comme formant à la fois le cadre, le sujet et l’objet des œuvres. Ce premier mouvement va s’approprier les « sujets » imposés par l’idéologie générale dominante (nature, soin, care, violences, etc...) et en effet tenter d’intégrer les éléments narratifs à la création ou l’inverse d’ailleurs, la création à des éléments narratifs préexistants, transformant les pratiques artistiques en des formes de « soins » portés à ce qui dans la société est « malade » ou en difficulté.
Le second verra un saut qualitatif rendu possible par l’usage de l’ensemble des appareils technologiques qui fera de l’art parfois l’antichambre de la recherche et qui désormais avec l’arrivée des IA va produire des infinités de mondes parallèles qui nous seront imposés comme les bases nécessaires et vitales de toutes nos « nouvelles » expériences.
Ici, avec Ryman, nous allons analyser le basculement qui nous a conduit d’une peinture axée sur la représentation et « donc » la figuration, à une peinture basée ou cherchant à atteindre « l’abstraction pure », étant entendu qu’il sera donné une définition de cette expression empruntée à Ad Reinhardt, « la première peinture universelle véritablement libre de style, de maniérismes, de liens et d’entraves ».
Voilà la messe est dite et il va être possible à qui écrit de broder sans fin à partir de ce qui vaut, sinon pour une démonstration, du moins pour l’affirmation d’une axiomatique incontestable. L’acceptation de ce nouvel axiome étant doublement légitimé par le nom d’un grand artiste et par les « valeurs » dont il semble être porteur.
On comprend bien que, dans un article, on ne puisse ni ne doive réciter tout ce que l’on sait au sujet de l’histoire de l’art et cet « saut » suffit ici à dessiner un changement de paradigme assez clair.
Simplement, ce saut autorise par la suite le déploiement inconsidéré d’évidences qui « doivent » être partagées car « si » cette peinture est la première peinture universelle etc. « alors » le reste en découle. Et ce qui en découle, c’est qu’il nous faut croire désormais à la vérité absolue qu’elle incarne.
Cette vérité s’exprime certes par une accumulation d’éclats semblant sortir d’une boule à facette de boite de nuit des années soixante-dix, mais elle s’enlise surtout dans une accumulation de mises en relations avec des phénomènes extra-picturaux dont la peinture est censée être la métaphore active, ou l’incarnation transmissible par les sens.
Un florilège ne tendra pas à mettre l’auteur au pilori mais à révéler la manière dont « ça » pense quand « ça » écrit sur l’art.
Pour n’oublier personne ici, je vous renvoie volontiers dans le style petites mains travaillant à l’essoreuse de la grande machine à laver des concepts liés à l’art, à un entretien accordé par le grand et l’inimitable Nicolas Bourriaud, à la revue Stream 05 [9] qui trônait, tel un bloc de silence coloré à la dernière édition du salon de la revue, et dans lequel on a affaire cette fois à ce qu’il faut bien appeler le meilleur du pire de ce que la critique dite d’art élevée au niveau de la « pensée » par l’un de ses célibataires même, peut produire. Ceux qui auront la curiosité de lire ce long texte éprouvant tenteront de se souvenir de la petite tentative de mise au point effectuée ici.
Florilège de phrases embarquant le lecteur et censées le conduire de la vérité dépassée selon laquelle l’art ne peut ni ne doit plus être représentation, - car il y a un ordre et un sens de l’histoire ! Qu’on se le dise !- mais être impérativement conçu et pensé comme abstraction déliée elle aussi de tout ce qui la relie à la sensation pour devenir abstraite pure.
« Le grand acteur, aux côtés de l’artiste, c’est la lumière… un art procurant des sensations au regardeur-lecteur non pas en fonction de ses propres déplacements mais en fonction des variations de la lumière, c’est-à-dire du temps…
La peinture de Ryman est une peinture exclusive, un absolu, donc… Une œuvre de Ryman faite de peintures, d’espace et de lumière, ça se vit !… une œuvre de Ryman doit se concevoir comme un voyage au cœur de la matière, de la matière picturale s’entend, et puis aussi de fractions d’espace-temps…
Ryman en tant que révélateur de la mousse quantique de la peinture !… Ryman prophète de la non-métaphysique…
Faut-il croire les artistes … non, ni les gens de notre contemporanéité en général ni les artistes et encore moins que les autres commentateurs de tous poils, critiques d’art, philosophes et autres galeristes, surtout quand ils se gargarisent de minimalisme et de peinture monochrome autre dit lorsqu’ils évoquent l’oeuvre de Ryman. » [10]
Un salmigondis de métaphores qui n’en sont pas, de citations implicites ou explicites, tout cela on connaît. Mais ici, ce qui apparaît avec une grande évidence, c’est le fait que les textes « sur » un artiste et son œuvre doivent être écrits avec une attention tout à fait particulière car, outre l’honnêteté intellectuelle, c’est la valeur éthique de ces textes qui conférera aux œuvres dont ils parlent « leur puissance et leur gloire ». Un flux ininterrompu d’assertions bancales emporte certes le lecteur mais ne le conduit qu’au seuil d’une émotion et d’une connaissance dont il ne parvient plus à savoir s’il l’éprouve et la connaît ! La vie « en soi » comme la souris de dix-huit mètres avec un chapeau sur la tête, ça n’existe pas.
– c- La relation mot image au cœur de toute réflexion sur la peinture
L’intérêt de l’œuvre de Ryman c’est qu’elle focalise sur elle un mouvement de fond qui se déploie à travers l’art depuis Duchamp. Cette vague de fond donne lieu non seulement à une intrication d’un nouveau genre entre « mots » et « image », que ce soit un tableau ou une œuvre plastique, mais au retournement de la « relation traditionnelle » liant peinture et texte héritée du XIXe siècle
En effet, le tableau est censé nous permettre de rejoindre des sensations vécues et ou transmises par le peintre, sensations émotions ou impressions pouvant être communiquées sans autre médiation que l’image ou en tout cas sans que les mots ne soient appelés à jouer un rôle prépondérant.
On sait que cela n’est pas vrai ou pas juste dans la mesure où les mots ont toujours été là qui, si l’on s’en tient à la vulgate fluserienne, ont servi aux hommes à déchirer les images au moyen desquelles ils s’orientaient dans le monde et leur ont permis d’inventer de nouveaux modes d’orientation à la fois sur terre mais aussi bien au-delà, dans ces zones qu’on nomme le cosmos par exemple et pour lesquelles il n’existe que deux moyens de les appréhender, les mathématiques et la physique autant dire les calculs, et les images produites par les appareils, l’œil humain s’en tenant, mais c’est déjà le cosmos, à la lune et aux étoiles visibles à l’œil nu.
Cette relation mot-image est censée se fonder sur des métaphores. Pour n’en citer qu’une revenons un court instant sur ces phrases célèbres de Talbot, l’autre inventeur, anglais lui, de la photographie.
Dans son mémoire de 1839, il note ceci : « Le phénomène photographique que je viens de décrire brièvement me semble participer du caractère du merveilleux, presque autant qu’aucun autre fait que l’investigation physique ait porté à notre connaissance. La plus transitoire des choses, une ombre, l’emblème proverbial de tout ce qui est évanescent et momentané, peut-être enchaîné par les sorts de notre magie naturelle, et peut être fixée pour toujours dans la position qu’elle semblai ne devoir occuper qu’un instant. » [11]
Un peu plus loin dans le même texte, p.28 il écrira : « Cet appareil, (la chambre noire) armé de papier sensible, fut sorti par un après-midi d’été et placé à environ cent pieds d’un bâtiment favorablement éclairé par le soleil. Une heure ou deux plus tard j’ouvris la boîte, et je trouvai, dépeinte sur le papier, une représentation très distincte du bâtiment.../... Pendant l’été 1835 je fis un grand nombre de représentations de ma maison à la campagne, qui est bien adaptée à ce projet à cause de son architecture ancienne et remarquable. Et je crois que ce bâtiment est le premier qui ait jamais été connu pour avoir dessiné sa propre image » [12].
Ce n’est pas le lieu de redire une fois encore ce que j’ai pu dire si souvent, mais remarquons simplement que le recours aux mots est de type métaphorique.
Si l’on a affaire là à une métaphore, on va voir, avec Ryman et d’autres par la suite, que l’enjeu va se déplacer autour de l’usage de l’allégorie. Cette question que j’ai souvent évoquée, celle de la différence entre allégorie et métaphore, différence ou distinction qui est ici nécessaire et vitale, est ce qui permettre de mettre au jour une structure rarement évoquée sous cet angle, unifiant l’art et de la pensée qui l’accompagne, le porte ou tente de l’expliquer.
Il faut ici renvoyer à nouveau à ce que dit Hannah Arendt dans son ouvrage sur Walter Benjamin lorsqu’elle distingue de manière efficace allégorie et métaphore. Je l’ai cité quelque fois mais il me semble essentiel de le refaire ici, car même si ce n’est pas la question de ce jour, cette distinction me semble plus que jamais un moyen de comprendre ce qui s’est produit entre les années 70 et aujourd’hui.
d- Sur l’allégorie
Il importe un instant de revenir un instant et de citer ce que dit Hannah Arendt dans le petit texte qu’elle a consacré à Walter Benjamin. En effet, cette distinction est essentielle pour qui veut mieux comprendre ce dont il est question, en particulier dans l’art du XXe siècle. Elle constitue un levier heuristique majeur si l’on tente de comprendre les mutations tant sociétales, mentales que dans le champ de la connaissance, à partir des relations entre image et texte.
« Si, par exemple - et celui -ci ne serait certainement pas infidèle à l’esprit de Benjamin - le concept abstrait de Vernunft (raison) est reconduit à son origine dans le verbe vernehmen (percevoir / entendre), on peut penser qu’un mot de la sphère de la super-structure a été restituée à son infrastructure sensible, ou, à l’inverse, qu’un concept a été transformé en une métaphore - à supposer que "métaphore" soit entendue au sens originel, non allégorique de metapherein (transporter). Car une métaphore établit un lien qui est perçu de manière sensible dans son immédiateté et n’appelle aucune interprétation, tandis qu’une allégorie procède toujours d’une notion abstraite et invente ensuite quelque chose de tangible qui permet de se la représenter en quelque sorte à volonté. L’allégorie doit être préalablement expliquée pour pouvoir prendre un sens, il faut trouver une solution à l’énigme qu’elle présente, de sorte que l’interprétation souvent laborieuse des figures allégoriques fait malheureusement toujours songer à la solution d’une devinette, même si cela ne demande pas plus d’ingéniosité que dans le cas de la représentation allégorique de la Mort par un squelette.
Depuis Homère, la métaphore est, dans le poétique, l’élément proprement transmetteur de connaissances ; par son emploi s’établissent les correspondances entre les choses physiquement les plus lointaines- ainsi, ce passage de L’Iliade où aux déchaînement de peur et de douleur dans le cœur des Achéens répond le déchaînement conjugué des vents du nord et de l’ouest sur les eaux sombre [13] ; ou cet autre où à l’ébranlement de l’armée vers le combat, en vagues pressées, répond le mouvement des lames de la mer qui, poussées par le vent, se soulèvent d’abord au large, roulent vers le rivage en vagues pressées, puis s’en viennent brisées sur la terre dans un fracas de tonnerre [14].
Les métaphores en ce sens mettent poétiquement en œuvre l’unité du monde. Ce qui est si difficile à comprendre au sujet de Benjamin est que, sans être poète, il pensait poétiquement et, par conséquent, était tenu de considérer la métaphore comme le plus grand don du langage le "transfert" dans la langue nous permet de rendre sensible l’invisible -"une puissante forteresse est notre dieu" - et ainsi d’en rendre possible une expérience. » [15].
S’intéresser à Ryman oblige à tenter de cerner la fonction certaines "médiations", ici des mots, là des images, ici des appareils, là des programmes. Mais cela oblige surtout à voir dans ces médiations autant des vecteurs de rapprochement que d’éloignement de ce qui est en jeu dans toute expérience.
Car l’enjeu lorsqu’on fait une expérience, c’est que ce qui « nous arrive », se fasse de la manière la plus directe possible, qu’elle permette la manifestation en nous, ou à travers nous, de ce que notre corps, notre esprit, notre âme, qu’importe, éprouve qu’une entité plus puissante que nous, nous habite et nous emporte et en même nous rapproche de nous même, tout en nous rapprochant de ce qui en elle nous dépasse, en nous aspirant « en elle ».
On le voit, une expérience est quelque chose de complexe à concevoir, à exprimer, à traduire et encore plus à partager. Et même si cela n’apparaît qu’au terme de l’accomplissement du « programme » rymanien, l’expérience, qui semble bannie par le protocole mis en place pour la réalisation des œuvres, ce protocole va venir faire de l’expérience du regard porté sur la toile, sur l’œuvre, le moment conclusif du trajet dont l’œuvre est à la fois le vecteur, l’incarnation et le témoin.
On pourrait continuer ainsi à l’infini et broder et broder encore. Les relations images-textes sont au cœur à la fois de grandes choses et d’errances dans un labyrinthe duquel nous ne parvenons guère à sortir. L’œuvre de Ryman les met en scène d’une manière effectivement inédite à son époque.
B- Panorama lexical « décrivant » l’œuvre de Ryman
– a - Tentative de synthèse et enjeux autour de la notion de « synthèse »
Ce long détour ne vaut que s’il permet de préciser comment regarder, voir et lire, c’est-à-dire tenter de comprendre chaque point de vue, celui de l’artiste celui du critique qui reste quoiqu’on en dise important dans la circulation des idées et la formation des regards et celui du spectateur, toujours unique et toujours emprisonné dans la synthèse générale qui occulte la singularité de chacun sous l’appellation de « Le spectateur » ou depuis Duchamp « Le regardeur » !
L’un des enjeux d’une approche ouverte de Ryman, c’est de tenter de faire le point et de démêler un peu cette pelote de significations aussi contradictoires que complémentaires et emmêlées bien qu’apparemment évidentes lorsqu’on les lit.
Il faut donc quitter maintenant les journalistes pour nous plonger dans des textes de gens qui savent écrire qui connaissent vraiment l’œuvre de Ryman et auxquels on peut faire crédit de ne pas tout mélanger pour un effet de manche.
Des textes de la qualité de ceux de Jean Frémon ou de tous les auteurs ayant écrit dans le catalogue de l’exposition de l’Orangerie cette année, nous permettent de mieux appréhender ce qui se joue avec, dans et à partir de l’œuvre de Ryman.
En effet, à lire ces différents auteurs on voit apparaître des constantes, les nombreuses reprises des mêmes citations de l’artiste qui a été peu prolixe en explication sur son travail, les notions « inévitables », celles dont on ne peut semble-t-il pas faire l’économie, et au-delà de ce matériau de base essentiel et important les quelques variations, rares finalement, ou les quelques explorations plus avancées dans le domaine de l’interprétation qui conduiront de l’affirmation d’une matérialité de l’œuvre à des positions plus « essentialistes » de type ontologique, les mots de réel, de présence et d’être venant permettre de tenter de rendre compte de ce qui à la fois semble si évident incontournable et puissant et pourtant insaisissable dans l’œuvre de Ryman.
Il faut donc dans un premier temps faire une sorte de liste des mots ou expressions les plus importants grâce auxquels on verra aussi apparaître l’œuvre même si l’on peut dire pour autant quelle peut se dégager des mots des phrases qui à défaut de la décrire, l’écrivent !
– b - Synthèse basique, synthèse officielle, synthèse accumulant les vérités-clichés ou le découpage de l’exposition de l’Orangerie.
Voici donc le texte que l’on peut trouver sur les dépliants et le site de l’Orangerie et qui présente l’exposition et les positions essentielles relatives à l’œuvre de Ryman.
Le regard en acte
« Robert Ryman (1930-2019), peintre américain actif à New York à partir des années 1950, a consacré l’essentiel de son travail artistique à analyser les fondements de la peinture. Reprenant toile après toile la formule du carré blanc, choisi pour sa neutralité, Ryman explore tout ce qui compose matériellement un tableau, du support à la surface en passant par l’éclairage ou le système d’accrochage. D’abord voué à une carrière de saxophoniste jazz, Ryman occupe pendant presque une décennie un emploi de gardien de salle au Museum of Modern Art de New York. Il y découvre les maîtres modernes européens (Claude Monet, Paul Cézanne, Henri Matisse) et les nouvelles références américaines (Mark Rothko, Jackson Pollock, Barnett Newman) et décide alors de se consacrer uniquement à la peinture.
Peintre de ce qu’il revendique lui-même, non sans provocation, comme une œuvre « réaliste », en ce qu’elle ne propose aucune illusion ou symbole, l’artiste poursuit ses expérimentations jusqu’aux dernières années de sa vie. Poussé par les possibilités infinies du médium, jouant sans cesse de la variation, Ryman pose sur la peinture un regard toujours en acte. Il convient dès lors de regarder la peinture de Ryman comme l’artiste nous incite à le faire : une peinture active, qui convoque tout autant le regard du peintre que celui de ceux à qui il s’adresse (les visiteurs, ou plutôt les regardeurs).
Surface
Robert Ryman, se veut, avant tout, peintre. Ses premières explorations dans le domaine pictural s’attachent aux modalités d’application de la peinture sur un support. Il recherche et étudie les différents effets provoqués par l’épaisseur de la matière, les variations de tonalités, le travail de la touche. Ces expérimentations marquent les étapes d’une quête dont le peintre sait pertinemment qu’elle n’a pas de fin ; elles sont pourtant prétextes à interroger ce qui fait un tableau et sa nature. L’utilisation du format carré et de la peinture blanche, mais aussi les principes techniques qui gouvernent la pratique de l’artiste (choix méthodiques de pinceaux, de brosses, de supports…), sont pour lui autant de moyens d’atteindre une certaine neutralité, de fermer la porte à toute forme d’interprétation.
Quand Ryman évoque son travail, il insiste sur le processus créatif mais le fait dépendre des seuls aspects les plus pratiques, type de peinture accessible chez le marchand, types de pinceaux disponibles, épaisseur du pinceau ou spécificités de la toile utilisée comme support.
Limites
En s’interrogeant sur les éléments constitutifs de la peinture, Ryman s’intéresse également à ses limites, qu’elles soient physiques ou conceptuelles.
Il s’attache régulièrement à explorer les possibilités d’intégration de ses œuvres à leur environnement direct et joue pour cela de différentes modalités de présentation : toiles non tendues (Adelphi) ou sur châssis (Concert), compositions en plusieurs parties assemblées (Untitled Triptych), supports en Plexiglas dévoilant en partie le mur (Arrow).
Poussant plus loin encore cette démarche, à partir du milieu des années 1970, il s’essaie à rendre visibles les modes d’attaches de ses tableaux, qu’il choisit soigneusement pour leurs propriétés intrinsèques. Peu conventionnels, les accroches métalliques débordant de la toile ou les cadres en papier ciré rejoignent la mallette d’outils de l’artiste.
En ne camouflant aucun des aspects d’une peinture, Ryman repense tout ce qui compose un tableau et l’espace dans lequel il s’inscrit.
Dans l’espace
L’œuvre de Robert Ryman prend une forme plus sculpturale dans les années 1980. Voulant pousser plus loin encore les notions traditionnelles de la peinture, il en vient à la déployer dans l’espace (Journal ; Factor). L’artiste, que la critique avait associé dès les années 1970 à l’art minimal, rejoint alors les recherches de ses contemporains Sol LeWitt ou Fred Sandback sur le contexte de visibilité d’une œuvre : l’espace qui la reçoit est une condition nécessaire de son existence.
Au-delà de son mode d’accrochage, il s’intéresse ainsi à l’intégration de sa peinture dans son environnement. Certaines de ses œuvres se détachent alors largement du mur tout en y restant fixées, tandis que d’autres sont présentées à l’horizontale. Il met ainsi en valeur des éléments oubliés de la peinture, comme la tranche du tableau, qu’il travaille au bois ou à l’aluminium pour la rendre plus visible.
Plutôt qu’elle ne ferme les portes, sa peinture se veut ainsi œuvre ouverte, en ce qu’elle interagit avec l’espace qui l’environne, mais aussi par ce qu’elle attend de notre regard.
Lumière
Plutôt que le peintre du blanc, Ryman est peintre de la lumière. Moment essentiel du processus de création, son éclairage rend visible l’œuvre, en créant des ombres ou des reflets et en soulignant toutes les variations de la peinture blanche. Les réflexions de l’artiste sur la surface et les limites de la peinture trouvent ainsi leur aboutissement dans son travail sur la lumière : c’est elle qui va accrocher la matière, révéler ses reliefs ou délimiter l’ombre d’un support sur le mur.
Ainsi, pour Ryman, la lumière est constitutive d’un tableau au même titre que tous les autres éléments matériels qui entrent dans sa composition : une œuvre n’est achevée que si elle est éclairée. Que ce soit sous un éclairage naturel ou artificiel, une mise en lumière douce et uniforme doit mettre également en valeur les œuvres et les murs environnants afin d’intégrer pleinement la peinture à son espace.
Épilogue
Après près de soixante ans de carrière en tant que peintre, Ryman met un terme à son activité artistique en 2011. Parmi ses dernières œuvres, il laisse dans l’atelier un ensemble de huit toiles sans titre, aux tonalités vertes, oranges, violettes et grises. La couleur, absente depuis ses premières expérimentations des années 1950, y fait son grand retour.
Point d’orgue de ses recherches inlassables sur les éléments premiers de la peinture, ces œuvres ouvrent une nouvelle perspective sur son parcours, mais aussi sur l’histoire de la peinture en général. Les perpétuelles variations d’un tableau à l’autre affirment la peinture comme une discipline vivante, sensible, éminemment protéiforme, dont les potentialités restent, plus que jamais, à explorer. Là se trouve peut-être le lien le plus direct entre les séries des Cathédrales ou les Nymphéas de Monet et les toiles de Ryman : une peinture résultant d’une approche sensible, qui convoque tout autant le regard du peintre, que celui de ceux à qui il s’adresse – un regard en acte : « Qu’elle soit abstraite ou figurative, c’est ça, la peinture – c’est ce qu’elle fait », confie Ryman.
– c-Décryptage des synthèses
Bien sûr, il n’y a apparemment rien à redire. Tout sonne juste du moins tout ce qui est dit ici confirme ou entérine ce que l’on sait ou doit savoir sur Ryman et on travail. Pourtant, si l’on s’amuse à reprendre tout point par point, on s’aperçoit que ces idées sont soit es clichés, soit des vérités sorties du chapeau d’un prestidigitateur, soit les contre-vérités manifestes ou des affirmations de type tautologique, qui ne font que confirmer ce qui était présupposé dans le même discours.
Ainsi, reprenons ces points, essayons de comprendre ce qu’ils veulent dire au sens de ce qu’ils impliquent quant à la conception d’une œuvre d’art à son fonctionnement et à la relation entre artiste et regardeur.
– 1 la formule du carré blanc, choisi pour sa neutralité :
Ce qui importe ici c’est ce qui semble aller de soi, la neutralité du carré et surtout le fait que la neutralité soit posée comme une valeur déterminante de l’oeuvre et de l’art en général ou en tout cas de celui de Ryman et partant de ce qui vaut à cette époque sinon pour toute cette époque.
On va voir que cette neutralité est une notion qui rend acceptable ou enclenche mentalement l’acceptation comme allant de soit de la « désensibilisation » de l’oeuvre d’art. On affirme ici qu’un changement de paradigme a eu lieu sans l’expliquer ou le justifier car il semble aller de soi : l’art n’a plus rien à voir et rien ç faire à la sensibilité ou en tout cas plus rien à voir avec les formes « anciennes » de la sensibilité.
Quelque chose s’est perdu ou est considéré comme n’ayant plus cours. Et ce fait de n’avoir plus court est considéré comme ayant été remplacé par autre chose, quelque chose de porteur d’une ou de valeurs nouvelles.
La position consensuelle sur le travail de Ryman ou celle qui est acceptée par l’histoire de l’art est en fait le résultat d’une synthèse à la fois historique, théorique et pratique au sujet de ce qui est et fait art. Et comme on va le voir, cette synthèse est considérée comme implicitement connue et acceptée par tout le monde artistes, critiques et spectateurs, du moins ceux qui voient les œuvres aujourd’hui.
On peut évidemment prendre acte du fait que près de 70 ans se sont écoulés depuis les débuts de Ryman et que l’on a affaire à des gens qui savent des choses sur l’art. Mais là n’est pas le problème. Ce qui importe, c’est le fait que tout ce qui échappe à cette emprise est en quelque sorte « démonétisé », et ayant perdu sa valeur ouvre ainsi une place pour que puissent rayonner ces nouvelles « valeurs ».
– 2 une œuvre « réaliste », en ce qu’elle ne propose aucune illusion ou symbole :
Nous sommes ici dans la droite ligne de l’affirmation de la valeur de la neutralité comme valeur fondamentale de l’art naissant à l’poque de Ryman et dont il est peut-être non pas tant l’un des inventeurs que celui dont l’oeuvre est au plus près du frottement des deux plaques tectoniques qui entrent en collision :
– celle de l’art comme manifestation d’un sujet mettant en scène ses sensations, impressions perceptions et réflexions que le monde qui l’entoure qu’il soit vu comme lié à la nature, à ce qui n’a pas été fait de main d’homme, ou à la culture à tout ce que l’homme a produit, bref de la réalité dans sa diversité intégrale.
– celle de l’art comme une pratique « mettant entre parenthèse l’affectivité, la subjectivité et tout ce qui relève de l’expression » pour promouvoir une ou des attitudes visant à faire de l’oeuvre « la chose même ».
C’est la réalité, ici, qui change de signification, de sens et de fonction et c’est le fruit là encore du même processus de synthèse extrêmement élaboré historique et théorique qui est à l’œuvre.
La réalité est conçue comme ce qui est en quelque sorte à portée de main, sous-la-main disait ici et là Heidegger.
La réalité est ici ce sur quoi et avec quoi il est possible d’agir, de produire des « objets » ici des tableaux ou autres objets considérés comme des œuvres d’art en suivant un programme, des protocoles et autres inventions « théoriques », verbales et donc « conceptuelles » en un sens général et générique.
Ce s’oppose à l’art d’avant qui était une activité de la main et de l’oeil, de l’esprit et de l’affectivité, bref une manière de charger une surface ou un morceau de matériau des affects divers qui avaient traversés celui que l’on nomme l’artiste et qu’il tentait d’exprimer pour lui permettre de s’orienter dans ce monde et aussi après coup de partager les expériences avec ceux qui allaient avoir accès à ses œuvres.
Désormais, l’oeuvre d’art est censée participer au voyage même et sert d’instrument d’orientation mais ne donne pas de « réponse » ou de « solution » !
On se souviendra ici des pages lyriques et magnifiques de Cézanne dans le livre intitulé Conversations avec Cézanne paru aux éditions Macula.
Mais deux choses doivent attirer notre attention dans cette formulation :
– le fait que la matérialité brute ou pure de ces oeuvres on ne sait comment la nommer écarterait symbole et illusion
– Qu’implicitement interroger que ces œuvres rapprocheraient inévitablement de ce qui échappe à l’illusion et au symbole, autrement dit à la vérité.
Mais vérité de quoi ? Vérité sur quoi ? Cela reste ici en suspens. On n’explique pas cela dans un flyer d’exposition, mais ailleurs non plus. Cela va de soi pour qui parle de l’oeuvre de Ryman et pour Ryman lui-même aussi comme on le verra. Mais cela ne va plus de soi aujourd’hui et cette évidence aurait pu et dû être analysée depuis bien longtemps et il ne semble pas qu’elle le soit.
Cela nous contraint à prendre acte de ce que le changement de paradigme que met en place le travail de Ryman dans une époque tout entière occupée à porter ce changement est irréversible. Il fait non seulement partie de l’histoire, mais il fait histoire et la nouvelle forme de vérité dont il est porteur ne peut être contre-dite, à son époque et pour deux ou trois décennie.
Il y a dans la « réalité nouvelle » concernant l’art, quelque chose qu’on trouve ou retrouve que l’on avait perdu. C’est cela qui est comme présupposé et non dit et qui importe. Ce travail est une quête d’un perdu ou d’un quelque chose qui a été perdu mais à quoi l’art n’a jamais accédé : ce quelque chose a pour nom le réel. Ce réel, ici, est à comprendre comme puissance incontournable de confirmation ou d’affirmation de la légitimité de l’existence.
Tout ce qui nous meut a en quelque sorte échoué à nous permettre de nous orienter dans le monde, mais les choses qui composent la « chose » qui est œuvre d’art apparaissent ici comme des vecteurs d’une unification mentale et supposément sensible de ce qui fait être ce qu’est l’être. Le mot n’est jamais prononcé sauf du bout des lèvres par Jean Frémon.
– 3 une peinture active, qui convoque tout autant le regard du peintre que celui de ceux à qui il s’adresse (les visiteurs, ou plutôt les regardeurs) : Cette convocation du regard on le comprend enlisant ces mots est une convocation croisée qui met l’artiste et le spectateur dans une position absolument équivalente, -faut-il dire égale ?-. En tant que telle elle est censée accomplir ce qu’elle énonce et faire de l’un l’équivalent ou le double de l’autre ou si l’on veut elle installe l’un, l’artiste au début d’un processus et l’autre, le spectateur, au terme du processus.
C’est déjà dévoiler un peu de l’analyse de la conception et de la fonction de l’oeuvre de Ryman, mais on peut avancer une « métaphore » en disant que cette convocation du regard met l’un l’artiste à l’input du processus et l’autre le regardeur à l’output , étant entendu ou sous-entendu que ce que le premier produit est ce que l’autre va devoir et pouvoir voir, et que la manière dont cela est produit étant supposé être sans ambiguïté, ce qui est « inscrit » comme travail, attention et réflexion dans l’oeuvre, ce dont elle est chargée et a la charge, sera nécessairement perceptible et perçu par celui qui regardera.
Si le peintre au sens impressionniste et post impressionniste « mettait » de lui-même, ou se mettait lui-même, dans son tableau, ici, le peintre est celui qui se retire du jeu pour que soit perceptible ce qui « avant lui » n’était pas reconnu comme étant ou pouvant être partie de l’œuvre et encore moins constituer l’oeuvre même.
Mais il faut donc le dire ici pour la première fois, la conception de l’œuvre qu’a Ryman fait de l’art, de la production d’oeuvres d’art, un processus qui s’approche, ressemble voire même est identique à celui qui se produit dans le travail lorsqu’on programme guide les pas des exécutants qu’ils soient ingénieurs ou ouvriers. La peinture comme activité globale ici est conçue, pratiquée, vécue, réalisée comme un appareil que le peintre programme en vue de le faire fonctionner.
- 4 ces expérimentations marquent les étapes d’une quête dont le peintre sait pertinemment qu’elle n’a pas de fin et qui sont pourtant prétextes à interroger ce qui fait un tableau et sa nature :
ce point est absolument majeur car il renforce l’idée que ce qui est déclenché par la conception de l’oeuvre et du travail de l’artiste pour Ryman est une quête infinie faite de variations sans fin. Mais ces variations se produisent à deux niveaux : au niveau concret, technique et au niveau mental. Ces prétextes à interroger décrivent une fonction majeure de la réflexion dans l’art qui est en train de naître au début des années cinquante.
Réfléchir, interroger, questionner pas n’importe quoi mais ce que l’on fait, ce que l’on est en train de faire et comment on le fait – et cela bien plus ou à la place de se demander pourquoi, dans quel but pour quelle finalité etc. on le fait- c’est en fait offrir à la conscience, à l’esprit si l’on veut, mais surtout à la conscience, un terrain de jeu infini qui lui permet de continuer à exister sans avoir à se poser d’autre question sur elle-même, confortée qu’elle est dans sa légitimité par le fait qu’elle s’est autorisée à de continuer à jouer.
Ici, l’art est en train de devenir un jeu mais au sens que Flusser donne à ce terme pas au sens ludique d’un délassement ou d’une activité qui nous mettrait en relation avec les dieux le destin ou le hasard, mais au contraire celui d’une activité ludique au sens de montage et démontage de formes au moyen de briques interchangeables, au sens de faire moins un puzzle qu’à celui de faire et défaire des formes avec des pièces de lego.
L’attention se portera sur certains aspects du « montage » œuvre après œuvre. La rigueur dans les choix des éléments convoqués et la sélection dans les quantités produites marqueront le degré ou pas d’exigence de l’artiste relativement à la « qualité » de ce qu’il va faire ou de ce qu’il va décider de garder. Le contenu de l’oeuvre bascule dans le comment et le quoi est aboli.
Le jugement sur ce qui est art, c’est-à-dire sur ce qui fait l’art, c’est-à-dire sur la manière dont est faite une œuvre d’art, change là aussi complètement. Il est le résultat d’un ensemble de mesures concrètes et non l’activité décisionnelle et expressive d’un sujet. Le sujet est lui aussi en train de s’effacer de se dissoudre dans l’activité même. Le peintre devient sous nos yeux un joueur, c’est-à-dire, au sens de Flusser toujours, un fonctionnaire puisque ce qu’il fait c’est faire fonctionner la peinture comme ensemble des gestes et des actes qui participent à l’élaboration d’un tableau sans qu’autre chose, du moins c’est ce qui est affirmé, et ce qu’il nous est demandé ou ordonné de croire, n’entre en jeu que le fait de faire lui-même.
Ce qui importe ici, et c’est la la singularité de la position de Ryman, c’est qu’il a fallu, alors que la fonctionnalité a certes pris ses marques dans le champ économique et social, faire glisser la plaque tectonique art sous la plaque tectonique « jeu » au sens opérationnel et organisationnel du terme comme forme synthétique de la relation que la conscience prétend avoir avec elle-même, avec le monde qui l’entoure et l’individu avec ceux qui l’entourent.
Puisque tout a déjà été fait pourrait-on dire, il reste quelque chose qui n’a pas été pris en compte, ce que l’on peut appeler la « matérialité » de la peinture. Et c’est ce qui devient à la fois le principe et le but. Comme si les quatre causes aristotéliciennes, cause matérielle, cause efficiente, cause formelle, cause finale étaient rassemblées en une synthèse radicale au point de faire de l’activité créatrice un processus a-signifiant et sur-signifiant.
A-signifiant en ce qu’il n’y a pas de présupposés affectifs ou mentaux hors de ce qui apparaît comme possible au terme de cette synthèse, synthèse qui en fait est posée comme condition a-priori de l’oeuvre donc,
Sur-signifiant car l’oeuvre qui en résulte recueille, rassemble et tente d’unifier ce qu’il est nécessaire de faire fonctionner pour déployer ce qui a été synthétisé lors même que pour exister elle doit au contraire déployer ce qui a été posé comme synthèse au commencement. Le cadre synthétique comme cadre général de l’activité « art » se révèle incapable de contenir le déploiement fut-il simplement technique, matériel et artistique des données programmatiques qui le constituent. Quelque chose se produit qui échappe à l’unification à la fois présupposée et promise et qui déborde le contrat implicite contenu dans le programme.
– 5 un processus créatif qui souligne les aspects les plus pratiques de son œuvre, comme l’origine marchande de sa peinture, l’épaisseur du pinceau ou les spécificités du support utilisé :
On revient sur les aspects concrets du travail et l’on s’aperçoit en effet que ce commencement qui est rendu possible par le glissement de la plaque tectonique art comme manifestation expressive d’un sujet sous la plaque art comme réalisation d’un programme ne permet pas de clore mais au contraire ouvre un autre champ inconnu sous cette forme auparavant.
C’est là que se joue l’invention de Ryman qui est distincte sous certains aspects quoique finalement très proche de celle des artistes de l’art minimal et conceptuel, même si son travail et son approche relèvent d’une « ambiance mentale » nouvelle relativement à l’art et à ce qu’il peut et doit « faire » ou permettre d’accomplir.
– 6 explorer les possibilités d’intégration de ses œuvres à leur environnement direct :
Cette prise en compte de l’environnement dans tous les sens du terme de la matérialité du mur sur lequel l’œuvre va être accrochée à celle de « l’espace » du lieu même est une nouvelle formule montrant le déploiement du « programme » implicite en train de devenir explicite.
En fait, c’est cela qu’accomplit Ryman à coté d’autres, mais d’une manière peut-être plus « radicale » au sens où il ne fera pas autre chose qu’appliquer le programme suffisamment riche de possibilités pour ne pas être épuisé par le travail d’une vie.
Cette prise en compte des conditions de la monstration permet d’appréhender le fait que l’oeuvre en se déployant à partir de « rien », c’est-à-dire d’elle-même comme concentré d’injonctions ou de déterminations à parcourir et remplir comme on remplit un programme donc, « invente » son environnement et se déploie en fonction des présupposés contenus dans l’intention de départ.
On efface ou annule la subjectivité comme source de la création, mais elle revient à la fois comme ce qui est « nié » et comme l’instance qui doit accomplir par sa négation même le programme.
La conscience, car c’est bien elle la structure mentale et psychique qui est propulsée comme prenant la place remplaçant donc la subjectivité et ses affects, la conscience comme conscience pure, c’est-à-dire sans affect est ce qui donc est installé vizir à la place du vizir.
Le sujet s’affine s’épure, se vide de ce qui le constituait pour ne garder de lui-même que sa « forme » c’est-à-dire les mécanismes qui lui permettent de fonctionner et d’exister non plus à l’image « de dieu » mais en fonction des ordres contenus dans le programme.
Il y a là la source de la grande erreur ou du grand mensonge contenus dans cette époque de l’assomption de la conscience comme forme ultime de la relation homme monde. Il faudrait d’ailleurs dire de le « non-relation » homme-monde. Mais c’est une autre histoire !
Cette relation se révélera être une relation homme-homme ou plus exactement idée-idée ou concept-concept. En tous les cas, il s’agit d’une relation de type tautologique tentant de s’inventer un monde pour se consoler d’avoir abandonné ce qu’elle a déclaré nul et non avenu, la subjectivité comme amas de passions vaines.
C’est en cela que tiennent le mensonge et l’erreur qui sont contenus dans le fait que l’abolition des affects est une tâche impossible à savoir qu’ils expriment la prétention de la conscience absolue à instaurer un « monde sans histoire » prétendant se déployer sans ou hors de l’histoire.
Plus exactement, est présupposé que l’histoire et les histoires en tant que vecteurs des affects, ne sont pas des éléments valides pour définir ce qu’est l’art, entendons un art dont la pureté de l’idée en tant qu’idée se déploierait dans le monde comme un nuage indifférent le recouvrant de son ombre diaphane.
– 7 que l’espace qui la reçoit est une condition nécessaire de son existence :
Ici s’accomplit la prédication auto-réalisatrice en ceci que l’énoncé suit le programme ou plutôt en découle « logiquement ».
Prendre en charge quelque chose qui n’est ni un sujet ni un motif mais un programme ou un protocole et le faire au moyen de la seule forme rationnelle de la conscience, comme saisie distanciée de ce qui existe, voilà un « geste » mental qui ne prend place dans la réalité que parce qu’il l’invente et la constitue en s’énonçant et en se pratiquant. La réalité n’existe pas hors de l’énoncé qui dicte et dessine les formes de son existence, existence qui ne se vérifie que par les gestes accomplissant le programme permettant de vérifier ce qui a été inscrit dans les présupposés comme étant un « fait » une « réalité ».
La condition de l’existence de l’oeuvre n’est pas l’espace en tant que tel mais le fait qu’est énoncé cette nécessité comme constituant la réalité nécessaire à l’accomplissement des gestes constituant l’oeuvre.
L’art, ici, singulièrement trouve sa source moins dans la langue que dans le texte, c’est-à-dire dans des énoncés, aussi rares soient-ils chez Ryman. Ainsi voit-on s’accomplir le recouvrement de la plaque tectonique subjective affective par la plaque tectonique rationnelle s’auto-produisant.
– 8 qu’une œuvre est ouverte, en ce qu’elle interagit avec l’espace qui l’environne, mais aussi par ce qu’elle attend de notre regard :
Ici se produit un saut « quantique » pourrait-on dire pour filer une métaphore facile et peu efficace, car cette position contient un aveu relatif à « l’être de l’œuvre ». N’étant plus directement objet, l’oeuvre tend à devenir processus sans fin. Elle devient ce qui émerge de la « boite noire ». Ce qui émerge se trouve à l’out-put de cette boite noire qu’est la conscience de l’artiste.
Ce qui émerge a été transformé selon les règles explicites et implicites du programme conçu par cette conscience même. Certes elle est incarnée par et dans un artiste singulier, mais en tentant de s’extraire de lui-même comme subjectivité, il formule les règles d’un devenir possible. Ce devenir possible c’est le programme qu’il « invente », un programme qui ne concerne pas « un » tableau, mais l’oeuvre comme processus infini et indéfini de production d’éléments discrets.
L’artiste est celui qui injecte donc dans la boire noire de sa conscience les éléments issus du dépouillement ou de l’abandon des formes de sa subjectivité de type affectif comme étant les seuls susceptibles d’être traités par le programme inclus dans la boite noire qu’est cette conscience.
Les prémisses de la dimension tautologique des œuvres de Ryman, et des autres, tient en ceci que seule une conscience « décharnée », désincarnée, sera capable de recevoir et de déchiffrer les messages, les signes et les signaux émis par l’œuvre issue de cette boite noire dans laquelle agit le programme défini par l’artiste désincarné.
Une chose importe ici encore, à savoir qu’il ne peut pas ne pas y avoir une finalité. Là est sinon le problème du moins la grande question qu’il faut poser à ces pratiques et à ces artistes qui prétendent expulser de leur pratique la vie affective. Ils doivent néanmoins postuler quelque chose qui n’est ni un fait, ni une donnée matérielle, ni un élément relevant de la seule dimension « conceptuelle » ou « mentale » censée être la seule source autorisée de l’oeuvre. Et cette « chose », c’est un « regard ».
Comme je l’ai montré il y a bien longtemps dans des textes publiés dans les tous premiers numéros de TK-21 à partir d’une réflexion sur les œuvres de Lynne Cohen, l’image, toute image, et les œuvres de Ryman « sont » des images qu’il le veuille on non et que nous le voulions ou non, puisque ce sont des éléments qui, attendant un regard, l’appellent donc à venir à elles. Toute image est et fonctionne comme une structure d’appel.
– 9 le peintre du blanc, Ryman est peintre de la lumière qui va accrocher la matière, révéler ses reliefs ou délimiter l’ombre d’un support sur le mur et mettre également en valeur les œuvres et les murs environnants afin d’intégrer pleinement la peinture à son espace :
Nous sommes donc ici du côté de l’out-put d’une oeuvre réalisée parmi et avec d’autres venant s’insérer dans le long processus infini ou indéfini qu’est le déploiement de l’œuvre.
Il apparaît que la mise en place de présupposés de type analytiques sur le fond d’une synthèse qui se veut trans ou post-historique, constituent une plaque tectonique nouvelle permettant de définir ce qui est art et ce qui fait art. En indiquant que ce qui fait art est l’application d’un programme basé sur des idées ou des concepts, - en tout cas sur des textes qui même s’ils se réduisent à des propositions et ne sont « que » des phrases, sont programmatiques – Ryman se voit contraint de prendre en charge tout ce qui rend le tableau possible et donc les conditions de sa monstration. Et la lumière n’est pas le moindre de ces éléments surtout quand on a choisi pour programme la peinture comme pratique du déploiement du blanc.
On voit bien qu’ici on est en train de quitter la seule matérialité de l’objet pour l’inclure dans des dimensions plus vastes. La finalité de l’œuvre refait surface ici, au terme du processus. L’œuvre est à nouveau support et médiation non plus entre deux subjectivités mais en vue d’une rencontre entre deux entités abstraites que sont le peintre et le spectateur.
L’oeuvre en tant qu’image et en tant qu’objet ne peut être exclue – sauf à ne jamais être montrée – de la rencontre avec le dehors. La tautologie atteint ici sa limite. Elle doit se forclore et abolir la valeur de l’oeuvre ou s’ouvrir et accueillir sinon la possibilité d’une dimension affective du moins la possibilité de l’accueil d’une dimension non incluse dans le programme.
En fait, ce n’est pas tout à fait cela. Le regardeur est inclus dans le programme. Il en constitue même la finalité. Et c’est là que quelque chose d’inattendu apparaît. Le regardeur est considéré comme non seulement pouvant mais devant faire une expérience face à et avec l’œuvre ou au moyen de ses manifestations colorées lumineuses, plastiques, au moyen de sa présence donc. Et acceptant ce prérequis, faisant cette expérience, il entre avec l’eouvre dans une co-présence.
On reviendra sur ce point essentiel car il concentre en lui le paradoxe de toutes les pratiques artistiques minimaliste et conceptuelles qui consiste à faire entrer dans le programme le regardeur en lui « interdisant » pourtant de se constituer comme une entité qui n’aurait pas été conçue dans et par le programme.
On se trouve devant un hiatus qui ne semble jamais interrogé en tant que tel, mais qui est pourtant accepté en tant que tel. Il faudra essayer de comprendre ce qui se joue dans cette conception du regardeur.
– 10 un retour de la couleur dans les dernières œuvres :
Il faut ici évoquer les première œuvres dans lesquelles la couleur joue un rôle certain. Il faut alors se demander : de quoi la couleur est porteuse ? De quoi elle est le signe ou le symbole ? Quel rôle elle joue dans la peinture de Ryman ?
On ne peut nier que le couleur soit le nom et la forme si l’on peut dire, en tout cas ce qui dans la peinture fait signe du côté de la chair, de la vie, du corps, de toutes les manifestations de l’expression de la subjectivité.
Bref, elle est ce à quoi il faut échapper si l’on veut produire une œuvre qui soit a-subjective. Et c’est ce qui est mis en œuvre dans les toiles des débuts de la fin des années cinquante et dont un exemple ouvrait l’exposition.
Dans ces toiles, et quoique Ryman essaye de nous faire accroire, c’est bien d’un effacement qu’il est question ou plutôt un effacement qui est mis en scène montré et qui sera considéré plus tard comme d’une certaine manière accompli : l’effacement de la couleur et de la signature par des zones de blanc de plus en plus larges finissant par recouvrir la totalité de la surface de la toile.
Cela est la base du programme : mettre l’œuvre hors d’atteinte de l’affectivité. Et le nom est le signe ultime de cette affectivité.
Pourtant, on le sait, si Ryman va le faire disparaître non sans avoir beaucoup joué avec lui sur la toile comme signature, et il va le garder au dos de chaque tableau, de chaque tableau peint. Pour les œuvres en matériaux industriels, je n’ai rien vu indiquant cela mais en principe oui puisque cela fait partie du processus qu’il applique pour chaque œuvre.
On voit ici qu’il n’est pas si facile de se débarrasser de celui qui fait l’œuvre quand bien même il a pris la posture du fonctionnaire du blanc dès le début de sa carrière. Et on doit constater que ce « retour » de la couleur dans la dernière série, dont quelques exemplaires ont été montrés en relation avec des toiles de Monet à la fin de l’exposition de l’Orangerie rend manifeste non pas tant un échec ou un ratage que ce qui apparaissait auparavant comme le mensonge contenu ans ce type de positions artistiques.
Mensonge suppose que quelqu’un mente. Alors disons que ce qui apparaît, c’est l’impossibilité même qu’il y a à produire une œuvre qui pourrait être débarrassée de toute forme d’affect ou d’affectivité voire de subjectivité.
Et ce à quoi on fait face ici, c’est à la question qui n’est JAMAIS posée : pourquoi a-t-il été décrété après Duchamp, par certains individus et certains courants artistiques, dans les arts plastiques mais aussi dans la littérature et le cinéma, la danse et la musique, que la dimension affective devait être mise hors jeu, que le sujet ne devait plus être considéré comme la source de l’art ?
Le fait que l’être humain se révèle capable de produire des programmes de type rationnel et qu’il n’ait trouvé comme moyen d’intégrer cette puissance mentale et « créatrice » qu’à en faire le projet auquel il devait lui en tan qu’entité affective SE SOUMETTRE , voilà la véritable question que pose déJà à sa manière Ryman. Et qu’importe s’il le fait dans un cadre qui pourtant semble l’exclure, nous avons vu qu’il était bien effectif, ce cadre, à travers programme et protocoles.
La question de l’acceptation de cette « dimension psychique » supposée purement rationnelle comme seul cadre légitime de l’existence, est la seule question à laquelle tenter de répondre permettrait peut-être de comprendre ce qui nous arrive.
Un petit élément de réponse tient en ceci que si l’on s’accorde à voir la conscience comme structure globale des êtres humains être l’opérateur de cette mutation qui semblait alors ne concerner que l’art et encore une petite frange de l’art, alors il est possible de voir dans ce que j’ai appelé la schize, la faille qui vivre au fond et au cœur de chaque conscience et de « la » conscience comme structure psychique générale, est la « cause » de ce mouvement en ce qu’elle est la source d’une angoisse insurmontable parce qu’elle n’est pas appréhendée mais seulement « perçue » de manière confuse.
Il faudra se demander ce que signifie expérience à la fois pour les artistes et pour les regardeurs et si ce recouvrement d’une plaque tectonique par une autre n’entraine pas un changement de signification de ce terme.
C’est cette question qui constitue le véritable sujet de ce séminaire et qui va être au coeur des prochains séminaires et qui prendra la forme d’un double questionnement sur le concept et sur le sensible.
– 11 une peinture résultant d’une approche sensible, qui convoque tout autant le regard du peintre, que celui de ceux à qui il s’adresse – un regard en acte : « Qu’elle soit abstraite ou figurative, c’est ça, la peinture – c’est ce qu’elle fait », confie Ryman.
La dimension sensible n’est pas absente des œuvres de Ryman, mais c’est là que se produit le « mensonge ». Elle est présente mais niée, présente à travers sa négation ou son interdiction comme principielle et son affirmation comme nécessaire sous la forme de dimension de l’échange des regards ou de la supposée expérience en laquelle « communient » l’artiste-fonctionnaire et le regardeur-acteur.
On pourrait dire que c’est une peinture pour aveugles si l’on voulait pousser le bouchon jusqu’à le faire couler ! Mais le bouchon ne coule pas.
C’est une peinture faite finalement en vue de l’expérience que va pouvoir faire le regardeur. Ce travail artistique a donc une finalité mais l’énoncé de ce en quoi consisterait cette expérience vient buter sur l’énoncer de ce qu’est et est censée faire cette peinture. Et ce qu’elle fait, c’est ce qu’elle fait.
C’est sans doute le point le plus difficile à mettre en mots que cette tautologie principielle dans laquelle l’oeuvre est prise ou qu’elle met en scène et en action ou si l’on veut qu’elle incarne.
Mais ce n’est pas tant qu’il ne faille pas « croire » ce qu’énonce Ryman. Ce qui importe, c’est de prendre acte du fait que cette définition de la fonction de l’œuvre suppose la connaissance et la reconnaissance par les deux bouts de la chaine, l’in-put artiste et l’out-put regardeur, en fait les exclut l’un et l’autre.
L’un parce qu’il est l’activateur d’une fonctionnement qu’il a certes défini mais au service duquel il s’est mis et soumis
L’autre parce qu’il n’a pas connaissance de ces présupposés et que même s’il les a il ne peut pas contrôler ce qu’il voit et ressent sauf à accepter que ce dont il fait l’expérience est une expérience non sensible.
La contradiction se tient au cœur même de ce qui fait l’expérience, parce qu’elle est déchirée entre réalité concrète et donc physique et émotionnelle et objectif programmatique devant être accepté pour parvenir à une connaissance juste de l’oeuvre et de ses effets.
Ou alors, elle n’est surmontable qu’à accepter qu’il n’y ait pas d’écart entre ce qui est proposé et ce qui est reçu que ce qui est engagé à l’in-put est ce qui est reçu à l’out-put.
On voit que l’on se trouve exactement dans la même situation que l’on a déjà croisée au sujet des appareils. Et finalement, ce n’est pas étonnant si l’on accepte cette proposition de « lecture » et d’interprétation du travail de Ryman et plus globalement des œuvres minimalistes et conceptuelles, de parvenir à une sorte d’équivalence entre ce qui se produit dans l’accomplissement du programme pictural, c’est ce que montre l’oeuvre, et ce qui se produit dans l’accomplissement du programme travaillant au cœur d’un appareil.
Ce sont les mêmes conditions globales qui sont mises en action et le résultat est en quelque sorte identique ou au moins comparable. Cette mise en relation une relation d’équivalence supposée, on pourrait dire d’égalité entre artiste et regardeur est simplement l’ultime étape du programme.
Ce qui est « demandé » au regardeur doit être équivalent, égal, identique, on ne sait bien comment le formuler à ce qu’a conçu, vécu et réalisé l’artiste parce que l’artiste se l’est imposé comme un programme rationnel et que ce qui est donc supposé ici c’est que le partage de données rationnelles ou fondées sur la raison ou sur la rationalité sont plus facilement ou plus exactement communicables que celles fondées sur « la subjectivité » qui elle est pensée comme incapable de déterminer quelque chose de commun entre les hommes qui serait partageable.
Or on se souvient de ce que disait Philippe Quéau sur la rationalité supposée de ce qui se produit dans la boite noire, pendant le traitement des informations entrées par l’input et celles qui sortent à l’out-put, qu’il n’y a pas de rationalité garantie. Il n’y a que notre croyance en cette supposée rationalité infaillible.
Si donc on a déjà approché cet aspect du problème, il reste à tenter de comprendre et l’analyse encore plus détaillée de l’oeuvre de Ryman pourra le permettre, même si il faudra aussi aller voir du côté des minimalistes et des conceptuels purs et durs, de comprendre ce qui s’est passé et de tenter de dire pourquoi cela a eu lieu.
Quoi ? Le fait que des artistes ont décrété le primat de la rationalité sur la subjectivité comme vecteur de la communication entre les hommes , comme fondement des échanges, comme socles des rencontres et des expériences. Bref comment l’art de pôle d’échange par la fascination des regards est devenu pôle d’échanges entre des conscience supposées pures et désincarnées lors même qu’il est impossible d’ignorer que ce n’est tout simplement pas possible parce que nous sommes des êtres de chair mus par leurs affects ?
Il faudra donc se demander ce que c’est le « ce qu’elle fait » de la peinture qui en est à la fois la définition, la manifestation et la réalisation.
Partie II Les quatre temps
(Position de Ryman entre art minimal et art conceptuel)
Ryman n’est pas mentionné par Ghislain Mollet-Viéville dans son livre art minimal art conceptuel. Cela peut surprendre, mais en fait Ryman et un artiste processuel et programmatique comme on l’a vu et donc, même si son œuvre se situe dans l’orbe de ces deux mouvements, il n’y a pas de concept à l’oeuvre agissant en amont du travail mais une détermination, un choix qui est à la fois spontané ou plus exactement impulsif et réfléchi, mais réfléchi dans la mesure où l’oeuvre entière se forge comme l’affirmation et la confirmation de ce choix initial et précisément la réfléchit.
Et la « réduction au blanc », le fait d’avoir enté son travail « dans » le blanc ou d’avoir travaillé uniquement « avec » le blanc a un aspect de restriction des possibles comme vecteur de l’approche de nouvelles possibilités liées à l’art, approche qui n’est pas minimaliste au sens où elle conserve une dimension « expressive », ne fut-elle accessible qu’en fin de parcours, au moment de l’exposition.
Ghislain Mollet-Viéville est clair sur ce point quand il dit que les artiste minimalistes « ne proposent pas un art de la réduction ou de l’austérité stylistique mais plutôt une nouvelle expérience artistique débarrassée de toute aura expressive attachée à l’oeuvre picturale illusionniste. C’est en vertu de ce principe – contrairement à ce qui a pu être écrit sur le sujet – qu’il ne pourra être question de peinture dans l’art minimal. » [16]
Si tout rapproche Ryman de ces mouvements, conscient de sa place à part et de la singularité de sa démarche, il a toujours globalement refusé de les rejoindre dans des expositions de groupe.
Sa démarche peut être synthétisée et comprise comme un mouvement d’une « danse » à quatre temps, temps qui ne suivent pas le déroulé chronologique de l’oeuvre ni d’ailleurs le déroulé intellectuel, mais qui les englobent et les font résonner dans la logique qui s’est révélée être la leur. On pourrait aussi parler ici de « thèmes » non pas au sens de « motifs » ou de « sujets », mais de questions ou d’enjeux divers qui finalement prennent la place des motifs et des sujets dans la conception antérieure de la peinture.
Le premier temps ou thème, est celui du programme, de l’affirmation de l’existence d’un programme basé sur le blanc, sur une conception du travail fondée sur l’affirmation de la matérialité de l’oeuvre et sur une conception de la perception basée sur l’acceptation de la prise en compte de l’ensemble des éléments constitutifs de l’oeuvre comme étant sa condition de possibilité.
Le deuxième temps ou thème, est celui de l’oeuvre ou du travail comme affirmation de faits, comme choix de s’en tenir au comment et et mettre de côté le pourquoi, d’exclure donc ce qui relève de la subjectivité dans sa conception reconnue. Cela s’accompagne et est porté par l’affirmation de l’existence d’un « réel » dont le blanc, les murs, l’espace, les matériaux, etc. ont pour fonction de mettre en scène l’existence comme évidence.
Le troisième temps ou thème est celui de l’image. Refusée comme élément fondé sur la représentation, les œuvres n’en sont pas moins prises dans le jeu des signes, de la prise en compte des mots comme vecteurs de définition de l’oeuvre, de la relation signifiant signifié, et donc comme images au sens générique du terme de mise en scène visuelle d’éléments concerts. Les tableaux et les œuvres de Ryman sont et restent des images en ce qu’elles sont malgré lui prise dans le cadre général dans lequel les images sont pensables et pensées et que malgré ses efforts, elles ne parviennent pas à sortir de ce cadre.
Le quatrième temps ou thème est celui du retour du refoulé pourrait-on dire ou du retour des questions qui ont été balayée d’entrée de jeu, celle du sujet, celle de la subjectivité donc, celle des affects, celle du sensible, celle des formes de la relation artiste œuvres spectateur. C’est aussi le temps qui est porté par l’arrivée de la lumière à la fois comme matériau ultime, structure immatérielle englobante et détermination intellectuelle et perceptuelle.
Il faut bien entendre ces « temps » non comme relevant de la temporalité au sens habituel mais comme battements de la mesure de la danse infinie qui est celle de la création chez et pour Ryman. Ils cohabitent, participent de la même danse, rythment la composition globale et viennent s’insérer apparaître et disparaître et réapparaître à divers moments comme des tempi ou des thèmes dans une fugue.
Le déploiement de l’oeuvre
Premier Temps
Il est possible de synthétiser la démarche de Ryman en montrant comment s’articulent ces quatre temps, ces quatre thèmes et leurs sous-ensembles, c’est-à-dire les divers éléments qui les composent.
Le blanc est le point de départ au sens où c’est, raconte Ryman l’élément qu’il élit lors même qu’il a « décidé » de se consacrer à la peinture comme à une activité pratique devant occuper ses journées, ses pensées, sa vie.
Le blanc est en ce sens un terme équivalent à celui de programme. Pas de programme sans le blanc, pas de blanc sans programme. Il faut entendre ici par programme un élément existentiel uniquement existentiel qui est à la fois le résultat d’une « révélation » et le fruit d’une réflexion. Pas de grand moment d’extase mystique, certes non, mais un ensemble d’éléments qui s’emboitent rapidement : matériaux, couleur unique, jeu avec les codes de la peinture, choix d’une vie, d’un mode de vie et engagement pratique. Un seul « motif » ici : faire. Faire à partir et avec le blanc. On comprend que le programme est à la fois contenu in nucleo dans ces « choix » initiaux et qu’il est le véritable enjeu du travail, ce qu’il faut inventer ou plus exactement ce qui va « s’inventer ». La forme transitive importe ici, car elle permet de rendre perceptible l’autonomie du processus par rapport à celui qui le met en branle, le fait que c’est bien un programme et que le peintre se soumet à ce qu’il a initié et qui va l’inventer lui plus encore qu’il ne l’a inventé.
« Qu’elle soit abstraite ou figurative, (la peinture) c’est ce qu’elle fait. » // « Ce que l’on voit est ce que l’on voit » (Stella)
Programme, Blanc, Conception, Réalisation, Perception : tels sont les principaux éléments de ce premier temps, qui est, si l’on veut poursuivre un peu la métaphore musicale, la basse continue de l’oeuvre entendue ici au sens global de grand œuvre, de travail d’une vie.
Si l’on s’accorde sur cela, on comprend pourquoi Ryman n’est pas conceptuel. Il ne part pas d’un concept déjà formé, ne cherche pas à faire advenir le concept dans une forme et n’est pas enkysté dans le langage comme dans sa source ou son origine. Le concept quel qu’il soit relève du langage, des mots, de la phrase, du texte, ou plus exactement, il fait revenir dans le champ global des images et des formes, la dimension par définition iconoclaste du langage, des mots.
Il ne faut pas oublier que d’une certaine manière chaque mot est un concept, ou si l’on préfère il n’y a pas de mot qui ne soit un concept. On se souviendra une fois encore ici des belles formules de Nietzsche dans Le livre du philosophe, livre portant presqu’exclusivement sur le concept. Ces citations nous permettrons d’ouvrir le chantier de l’année qui va porter sur une analyse de la manière dont concept et sensible font l’objet d’une lutte terrible dans l’atelier des dieux.
« Tandis que chaque métaphore de l’intuition est individuelle et sans sa pareille et, de ce fait, sait toujours fuir toute dénomination, le grand édifice des concepts montre la rigide régularité d’un columbarium romain et exhale dans la logique cette sévérité et cette froideur qui est le propre des mathématiques. Qui sera imprégné de cette froideur croira difficilement que le concept, en os et octogonal comme un dé et, comme celui-ci amovible, n’est autre que le résidu d’une métaphore, et que l’illusion de la transposition artistique d’une excitation nerveuse en images, si elle n’est pas la mère, est pourtant la grand-mère de tout concept. » [17]
Cette origine du concept comme métaphore refroidie et calcifiée tend à montrer que pour reprendre la phrase de Leibniz que Jean Frémon cite dans son livre sur Ryman au moment où il rapproche Ryman de Beckett, « nihil in intellectu quod non fuerit in sensu, soit, selon la traduction qu’il en donne : rien n’est pensé qui n’ait été senti, vécu, fait ». [18]. Nous verrons d’ici peu comment les autres temps de cette danse de l’oeuvre, de la création si l’on préfère, qui a été celle de Ryman vont venir se composer avec ce premier temps.
Quelques ligne plus tôt, Nietzsche remarquait autre chose au sujet des métaphores alors qu’il tentait de préciser ce processus par lequel elles devenaient concept en partant cette fis de la question de la vérité : « les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièce de monnaie, mais comme métal. » [19]
Comment ne pas entendre « décrit » ici ce qui a pu être ou été le processus mental par lequel Rayman a opéré, en anticipant, participant et en partie en suivant les évolutions discursives et réflexives au sujet de l’art et du statut et de la fonction de la peinture en particulier, cette réduction de la peinture au métal dont elle était, dans toutes ses « pièces », le support ?
Il y a là ans cette phrase de Nietzsche quelque chose qui nous permet de prendre la mesure de la « synthèse » à la fois mentale et psychique opérée par Ryman et par d’autres plus ou moins à la même période. Il s’agit de la prise en compte de ce processus par lequel l’art a fini par s’éloigner de ce qu’il était censé être, un ensemble de manifestations liées aux affects, au sensible, aux émotions, à l’exaltation, à l’enthousiasme et à tant d’autres éléments ou facteurs liés à la relation que les hommes entretiennent ou entretenaient avec leur environnement et entre eux, lorsque le monde, c’est-à-dire leur monde, ne connaissait pour être appréhendé que peu de médiations et des médiations qui étaient devenues si intégrées à leur existence qu’ils ne le distinguaient plus comme telles, je veux parler des images et des mots et des images et des mots en tant qu’ils gardaient des liens même extrêmement lointains avec le monde concret et sensible dont il ont été extraits et dont ils sont issus.
Ryman n’est donc pas parti du concept comme le feront les artistes purement conceptuels, mais du programme. Le travail qui a été conduit à partir de lui, avec lui et sur lui, le transformera en un concept « incarné ».
Et en effet, l’incarnation, comme on l’a aperçu, reviendra hanter cette œuvre à la fin à la fois dans les dernières toiles avec le fameux « retour de la couleur » mais surtout avec la prise en compte tardive et manquée mais présente et souhaitée de l’expérience sensible du regardeur comme moment d’achèvement vers lequel l’oeuvre tend.
L’acte de voir chez Ryman « relie l’œil à l’instinct et à l’affect autant qu’à l’intellect » pourra écrire Robert Storr.
Ryman n’est donc ni minimaliste puisqu’il fait des images, ni conceptuel puisqu’il met en place un programme dont l’aboutissement sera de permettre de formuler un concept qui n’aura pas lieu d’être, l’oeuvre étant à la fois infinie, inachevable et liée à la seule existence de l’inventeur du programme et du regardeur des tableaux.
C’est en cherchant à renverser l’ordre transhistorique de la relation image texte, au moins au sens de Flusser, que Ryman voit « apparaître » à la fois comme un projet, un programme et une « solution » le blanc. Le blanc est un concept qui n’est pas encore concept puisqu’il est en tant que couleur et en tant qu’il servira à la fabrication d’images ou d’équivalents, une couleur, c’est-à-dire une donnée matérielle et sensible.
Mais Ryman ne va retenir que la dimension matérielle du blanc le fait qu’il soit la couleur la plus neutre, commençant ainsi à inscrire son travail dans un processus visant à l’expulsion de toute forme de subjectivité et d’affectivité tant du processus « créatif » que du processus « réceptif ».
Deuxième temps
Le deuxième temps découle du premier et l’accompagne comme un second temps dans une danse. Il est assez simple à formuler puisqu’il s’agit là on pourrait dire « simplement » de prendre acte de ce qui découle du programme qui s’est imposé et qu’il s’est imposé, fut-ce au début de manière encore confuse ou implicite, réduire la peinture à sa matérialité. Simplement, étant en train d’inventer quelque chose en se donnant pour support un programme, et pas de déployer un programme à partir d’un concept, Ryman travaille à la fois à faire disparaître les éléments liés à l’affectivité et au sujet, en gros les couleurs et le nom, la signature qui joue un rôle si important dans les œuvres des débuts, et à faire apparaître les éléments à les déployer comme un monde en devenir ou un monde à explorer et à conquérir, les éléments composant ce que l’on nomme « peinture ». En tant que « nom », peinture fonctionne plus comme un concept que comme la « chose » désignée par ce nom, même si Ryman entretient volontairement l’ambiguïté.
Ici le programme révèle ses potentialités quasi infinies puisqu’il implique de ne pas retourner en arrière du côté de la subjectivité et pour échapper à un tel retour arrière, il suffit de prendre littéralement « en charge » chacun des éléments composant une peinture et de le faire en prenant son temps, en laissant la danse de la découverte de déployer à son rythme.
Ainsi verra-t-on la prise en charge de la toile, des bords du châssis, du cadre, des types de pinceaux, de possibilités de recouvrement de la surface qu’ils rendent possible, puis du « saut » de la couleur blanche au blanc, et de la toile peinte aux matériaux industriels blancs présentés dans les conditions de la présentation de la peinture, jusqu’à la prise en charge des éléments de la monstration, vis et autres éléments servant à faire tenir une oeuvre dans l’espace.
« Il y avait un petit magasin de fournitures d’art au coin de la rue. J’y ai acheté deux cartons entoilés, un peu de peinture à l’huile – on n’y trouvait pas d’acrylique à l’époque- et quelques pinceaux, me disant que j’allais essayer et voir ce qui se passerait. Je voulais voir ce que ferait la peinture, comment fonctionneraient les pinceaux. Ce fut la première étape. Je me suis amusé. J’ai peint sans avoir rien de spécial en tête. Je découvrais simplement la façon dont fonctionnait la peinture, les couleurs épaisses, fines, les pinceaux, les surfaces. »
L’espace, puis finalement la lumière deviendront des éléments centraux, une fois les éléments matériels de la peinture ayant été explorés assez en détail, même si évidemment espace et lumière étaient actifs très vite. Mais leur dimension à la fois conceptuelle et matérielle ne prend de l’importance qu’au cours du déploiement de l’œuvre.
« Comprendre ce que fait la peinture, comment fonctionnent les pinceaux, ce qui se passe quand on réunit tout ça, comment les couleurs réagissent entre elles, et la composition. »
Ce qui va montrer que les tableaux de Ryman ne sont pas des œuvres conceptuelles ou minimales, c’est aussi le fait qu’elles étaient conçues comme des œuvres rebelles à la duplication dira Jean Frémon. Autant dire qu’elles étaient uniques et donc gardaient encore un pied dans le monde d’avant, le monde où la peinture comme expression subjective prétendait offrir avec chaque œuvre une expérience « unique ».
J’ajouterai simplement, comme un clin d’œil, que rebelles à la duplication à cause de la grande difficulté à les photographier pour les reproduire, ces œuvres tentent aussi d’être rebelles à la duplicité, c’est-à-dire qu’elles prétendent surmonter la faille qui au cœur de la conscience rend impossible toute attribution d’une vérité, en situant la possibilité du vrai dans la reconnaissance de la dimension matérielle étant l’unique « dimension » de référence permettant de formuler la possibilité d’une vérité.
Troisième temps
Le troisième temps de la danse, de l’invention et de la création chez Ryman, est celui de l’image. On peut vouloir absolument s’en tenir à la position de l’artiste sur le sujet lorsqu’il signifie qu’il ne fait pas d’images. Ce n’est d’ailleurs pas s’opposer à sa position que de montrer qu’il est pris malgré tout et malgré lui dans et par la question des images.
« La question de la peinture n’est jamais : quoi peindre, mais seulement : comment peindre. Le comment de la peinture a toujours été l’image. » [20]
En effet, il est moins facile d’éluder ou de repousser comme une évidence le fait que ne faisant pas d’oeuvre figuratives et ne s’intéressant qu’à la matérialité des œuvres, il ne ferait pas d’images. C’est ici la limite du programme. Il ne peut permettre de croire à qui l’invente ou à qui l’active que tout ce qu’il a prévu va se réaliser parce que cela doit se réaliser au vu des prémisses même dont le programme est l’actualisation. Ce qui semble marcher pour le blanc et pour la matérialité de la peinture trouve sa limite autour de la question de l’image parce que l’image et le texte ou l’image et les mots ne sont pas expulsables d’un processus de création.
Croire que c’est possible est à la fois le signe et l’activation d’un idéalisme surprenant pour qui prétend tenir à bout de pinceaux la matérialité même de la peinture. On ne peut pas exclure de la peinture le faire image qu’elle est puisqu’on en peut pas exclure de l’homme le fait qu’il fasse image ou que des images se fassent en lui ni qu’il utilisent des mots et des textes pour se construire penser et interpréter ce qu’il fait et vit.
Ryman a peut-être pensé qu’il était aussi simple d’éjecter la question de l’image qu’il l’avait été de proposer la matérialité de la peinture comme programme à accomplir. Mais rien de cela n’est envisageable. Il ne va cesser de venir buter sur des question liées au signe, au mot, au texte même dans les formes les plus simples comme par exemple cette œuvre dont parle Jean Frémon en ouverture de son ouvrage : « Sur les côtés d’une fine plaque carrée de fibre de verre, Robert Ryman a écrit en lettres majuscules largement espacées : Painting without paint.
Les cinq premières lettres du mont Painting sont inscrites à l’extérieur du côté horizontal supérieur du carré ; les trois lettre suivantes, ING, sont inscrites du haut en bas à l’extérieur de la partie supérieure du côté vertical droit ; ….etc. On est libre de lire l’un ou l’autre des six combinaisons suivantes :
– Painting without paint / Painting paint without / Without painting paint / Without paint painting / Paint without painting / Paint painting without /
Alors que nous regardions ensemble ce tableau, dans le silence de l’atelier, Robert Ryman a énoncé à haute voix, pour moi, ces six possibles lectures. » [21]
Deux choses sont ici à signaler, l’une que j’ai un peu oublié de mentionner, le carré comme forme matricielle des œuvres de Ryman qui renforce la neutralité comme moyen d’accueillir et de faire exister la matérialité, et l’autre qui est le fait que l’inclusion ou la tentative de faire tableau de ces mots qui font à chaque fois une phrase indique bien que la « non-image » est ce à quoi fait face et tente d’intégrer les « objets » visuels que produit Ryman. Et ils ne peuvent être compris que comme étant des images.
Si l’on va cependant au terme de cette analyse ou de ce raisonnement, on parvient alors à l’équation suivante : les images produite par Ryman sont des images techniques. On comprend évidemment qu’il n’y a ici aucun jugement de valeur ou aucune tentative de déprécier ce travail et cette œuvre, bien au contraire, il s’agit de bien comprendre à la fois où elle vient s’inscrire et ce qu’elle mobilise. Fruits d’un processus et d’un programme, ces tableaux sont de facto des images techniques, pas au sens où il faut un technique pour peindre et bien peindre, mais au sens où comme toutes les images techniques que sont les photographies et toutes les images produites par les appareils, elles sont les produits des « calculs » à l’oeuvre dans les programmes.
Si l’on revient un instant sur ces six propositions, on s’aperçoit qu’elle dessinent un carré qui évoque d’assez près le carré sémiotique.
Je ne suis pas compétent pour en parler. Retenons simplement ce qu’en dit l’article de wikipedia sur le sujet : « Le carré sémiotique consiste à représenter les concepts qui sont à la base d’une structure, tel un récit ou un message publicitaire, en binômes de termes opposés et contradictoires du type vrai/faux, non-vrai/non-faux. Cela en fait apparaître les relations de conjonction et de disjonction, placées respectivement au sommet et à la base du carré, tandis que les côtés font apparaître les rapports de complémentarité et correspondent à la « deixis », celle de gauche étant positive et celle de droite négative. »
Ce que cela permet de souligner et même plus, de faire exister au cœur du processus et du programme implicite devenant explicite de l’œuvre de Ryman, c’est que sa conception de l’oeuvre est une tentative de comprendre comment les mots, les concepts, bref les unités de signification qui sont antérieures aux images techniques mais postérieures aux images plus anciennes, travaillent au cœur même de ce que l’on pu croire être un espace d’expression de liberté subjective.
Ryman essaye de montrer que cela n’existe pas ou n’a pas existé parce que c’est impossible « logiquement ». Les formulation verbales reconduisent toutes à une forme de tautologie s’appuyant sur l’acceptation principielle de la matérialité, du fait, ou d’un supposé réel comme fondement indépassable de tout ce qui est, étant entendu que tout ce qui est, est construit par des mots, des principes des programmes mais que rien d’autre que les faits que la matérialité n’est porteur de signification, aussi élémentaire soit-elle et que le reste est vecteur de tromperie, de mensonge et d’angoisse.
Deux types de propositions viennent de heurter dans les propos et le travail de Ryman, celles qui disent qu’il fait de la peinture et celles qu’ils disent qu’il entend peintre la peinture. En fait elles se complètent et forment moins un carré sémiotique qu’un cercle tautologique. La seconde proposition « peindre la peinture » que ce soit avec ou sans comme on l’a vu avec les six propositions évoquée par Jean Frémon, constitue le programme au sens générique du terme. C’est à la fois l’alpha et l’omega, le commencement et le but, la fin.
Mais faire de la peinture, c’est la mise en œuvre du programme. Une anecdote rapportée par Jean Frémon le montre bien.
« À la question (audacieuse) de Phyllis Tuchman : « dans vote esprit, les tableaux Delta s’inscrivaient-ils dans une esthétique minimaliste, ou s’agissait-il d’une sorte de réflexion sur Rothko ? » Ryman répond : « Non, c’est arrivé parce que j’ai employé une très large brosse de 30 cm. Je l’ai achetée exprès. Je suis allé chez un fabricant de pinceaux, et il y avait une très grosse brosse. Grâce à elle, je voulais étirer la peinture à travers la surface très large de delta (270x270cm). J’ai échoué plusieurs fois au début. Finalement, j’ai pu trouver la bonne consistance, et j’ai compris ce que je faisais, avec quelle force pousser le pinceau, le tirer, et quels résultats j’obtiendrais en le faisant. C’est à peu près la démarche à suivre pour commencer. Je n’avais rien d’autre en tête que le désir de faire une peinture. » [22]
On comprend maintenant que « l’espace » dans lequel se déploient et la pensée de Ryman et son œuvre est celui de la tautologie. Et la tautologie s’accomplit par le comblement de l’écart qui sépare une proposition de son accomplissement. Il faut appréhender ce qui se produit entre ces deux pôles comme le mouvement même de l’oeuvre et reconnaître que la fonction de l’oeuvre, au sens de chaque tableau et du grand œuvre, est de parcourir cet écart. Ce parcours doit être accompli impérativement pour que puisse être prouvée qu’aucune détermination due à des jeux de signification liés à tel ou tel aspect de la subjectivité ( affects, sensations etc...) puisse venir s’interposer et empêcher la reconnaissance de la matérialité des éléments comme seul facteur de signification actif dans la matérialité de l’oeuvre. Le but étant atteint, le travail fournit la confirmation qu’elle est la seule source de signification. La tautologie, que Musil a synthétisée dans une phrase très drôle qui disait que finalement l’herbe verte est vert d’herbe, est la figure fondatrice du type de « pensée » ou de cadre dans lequel la pensée se déploie, que mettent en œuvre les programmes.
Mais rien de tout cela ne tient véritablement sinon comme une manière de s’en tenir à ses principes, car il y a inévitablement à un moment ou à un autre une épreuve de vérité qui consiste en la rencontre non tant d’un autre ou de l’autre que de la manifestations d’éléments de forces, psychiques ou autres relevant de l’affectivité, éléments ou forces dont l’action vient brouiller l’idéal réflexif sans reste de la tautologie.
Quatrième temps
Cette démonstration à laquelle Ryman consacre finalement son existence est sujette non tant à caution qu’à l’effet de feed-back qui se produit lorsque l’on atteint la limite. Et c’est ce qui se produit lorsque d’une certaine manière l’intégralité non des possibilités factuelles mais du parcours des voies principales ouvertes par le programme ont été parcourues.
On vient buter sur une sorte de mur invisible que l’on pourrait appeler l’horizon implicite de tout programme. Et l’on fait face au moins sous forme de questions qu’on ne peut plus éluder à la triple dimension non matérielle activée lorsqu’il y a art et rencontre entre art et spectateur, celle des affects, du sensible et de l’expérience.
Car Ryman n’a pas renoncé à montrer ce qu’il fait, bien au contraire. Il a certes posé ses exigences et très vite refusé les expositions de groupe avec les artistes d’art minimal et conceptuel, mais il a été jusqu’au bout de la démarche en incluant donc nécessairement le fait de montrer et la détermination précise des conditions de la monstration. Qui dit monstration dit prise en compte des espaces d’exposition des conditions d’exposition et donc principalement de la lumière et finalement, on pourrait dire en dernier lieu de l’entité que l’on ne peut pas exclure, le spectateur.
Et c’est là que tout bascule ou du moins semble basculer et que la tautologie est confrontée à la faille inhérente à la conscience. Car avec le spectateur reviennent toutes les questions qui ont été comme repoussées sinon balayées d’un revers de la main, et qui sont celles de la subjectivité, de l’émotion, de la sensation, de la perception, tous ces mots, toutes ces notions, toutes ces formes d’activité psychiques et mentales qui échappent à une approche purement conceptuelle de l’art ou plus exactement que la forme programmatique ou conceptuelle de l’art a tenté de repousser de rejeter de mette hors jeu.
Tout cela revient comme un boomerang. Cela ne semble pas dérouter Ryman qui s’intéresse à la question mais il est contraint de le faire au prix d’une triple distorsion en présupposant qu’il sait ce qu’il en est du spectateur, de son expérience et de sa capacité de réception et d’interprétation.
Mais en fait pas plus lui que les autres ne peut « savoir » ce que vit et pense un spectateur. Il ne peut que le supposer ou faire comme s’il le savait. Et cela s’accomplit en incluant dans le programme le fait qu’il y ait une rencontre nécessaire de l’oeuvre avec le spectateur. Cela oblige et à préparer le terrain de la réception des œuvres. Il prend cela en charge , l’exposition, comme il l’a fait pour tout le reste. L’exposition devient un personnage conceptuel comme le carré ou le blanc et est posée comme une entité matérielle déliée de tout affect.
C’est pourquoi l’on se trouve devant des positions singulières comme le montre un usage de termes qui révèlent que le mur de l’horizon du programme a été atteint puisque ces mots sont porteurs de tout ce qui a été rejeté : la reconnaissance d’une dimension subjective de l’oeuvre dans l’expérience du spectateur et le recours à des mots de types « mystique », en particulier celui de lumière. La lumière est affirmée comme un « fait » matériel lors même qu’elle est utilisée comme un élément supposé vivant et actif permettant d’englober l’expérience du spectateur. Mais cela se produit à partir et dans l’enveloppe du programme. La lumière est donc à la fois la condition de la création comme de la monstration de l’oeuvre, et là on retrouve le « cercle » tautologique mais aussi et celle de sa réception. Et pour que cette ultime étape puisse être intégrée dans le programme, il faut supposer que l’on sait à l’avance ce qu’est un spectateur ou alors comme il le dit ici ou là et donc le fait aussi, le laisser ce spectateur à l’extérieur du programme, extériorité qui est celle d’une liberté à la fois absolue et fondamentalement nulle ou neutre.
Facteur « théorique » de l’accomplissement, le spectateur devient le système de fermeture de la boucle tautologique, boucle qui est à la fois pour filer la métaphore, ce qui referme la valise sur elle-même et ce qui reste à l’extérieur de la clôture. Et l’on peut dire sans même avoir à en rire que la boucle est bouclée, la démonstration achevée et l’honneur sauf !
« En parlant de parachever, je ne parle pas d’appropriation. Je parle de présenter au monde la peinture d’une manière qui rende l’esthétique claire. La façon dont cela est fait revêt une grande importance… Pour être parachevée une peinture doit être vue correctement. »
« Puisque dans le réalisme, la question du QUOI n’interfère pas, l’observateur est libre de faire l’expérience directe de la peinture. »
Qu’elle ne soit pas utilisée comme terme métaphysique n’empêche en rien que ce soit cela qui fasse retour avec elle, la lumière : une dimension abstraite comme cadre de l’exercice d’une liberté abstraite. Dotée d’une puissance maximale d’enveloppement du regardeur dans l’espace de l’exposition et de développement de ce qui préside à la fabrication des tableaux, la lumière pensée par Ryman fonctionne comme le fait la lumière pour le développement d’une image photographique et si il peut sembler que j’exagère en recourant encore une fois à la comparaison avec l’image technique qu’est l’image photographique, ce n’est pas moi qui ait définit la lumière dans l’oeuvre de Ryman mais Ryman lui même.
Jean Frémon est celui qui insiste le plus et le mieux sur la question. « la lumière avec laquelle travaille Ryman c’est la chose même, la lumière réelle, naturelle ou artificielle, qui sera plus ou moins absorbée ou réfléchie selon que la surface peinte est plus mate ou plus brillante, plus grenue ou lus lisse… ce n’est pas une lumière figurée ou représentée ou symbolique, c’est la lumière réelle qui éclaire le tableau lui-même. » [23]
Ce qui a été repoussé comme ne pouvant pas faire partie du programme implicite de la production d’images peintes qu’il fallait révéler, est quelque chose qui a finalement été nié plus encore que refoulé. Ce qui a été nié, ce sont les affects ou si l’on veut la dimension affective liée à l’art quel qu’il soit finalement. C’est cette dimension qui fait retour qui réapparaît mais comme si elle avait été pour Ryman effectivement délivrée de ses aspects « instables et dérangeants, en termes picturaux ou métaphysiques. La lumière est l’élément à la fois le plus concret, puisqu’il conditionne l’oeuvre de sa fabrication à sa réception, et le plus abstrait de tous car le plus symboliquement chargé. La lumière est ici le nom de ce qui vient clore cette boucle tautologique dont l’objectif n’était autre que de prouver ses prémisses. Puisqu’il était possible de concevoir et de réaliser des peintures et une peinture qui soient délivrées de la subjectivité il fallait parvenir à montrer, au terme du parcours, que des peintures et la peinture pouvaient exister en étant « délivrées de la CHAIR ».
L’accomplissement de l’oeuvre par le contrôle de la lumière vient parachever cette boucle par l’inclusion apparente du spectateur renvoyé à une liberté aussi fictive qu’absolue et indéterminée et permettre de « croire » que tout a bien fonctionné puisque l’on pose la possibilité de la réalisation d’une « expérience » « sensible » en des termes à la fois picturaux et métaphysique qui impliquent l’exclusion même de la dimension affective comme déterminante dans l’existence humaine.
Conclusion
Blanc et Lumière tel est le couple historique inventé par Ryman qui fait pendant à celui formé par les termes de Dessin et Couleur. Ce couple est un couple à la fois post-conceptuel et super-métaphysique.
On se souviendra ici des derniers vers de Bénédiction, premier poème des Fleurs du Mal, premier dans l’ordre des poèmes numérotés mais venant après Au lecteur qui ouvre le livre et donne le là de l’œuvre : « Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,/ Les métaux inconnus, les perles de la mer,/ Par votre main montés, ne pourraient pas suffire/ A ce beau diadème éblouissant et clair /Car il ne sera fait que de pure lumière,/ Puisée au foyer saint des rayons primitifs,/ Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,/ Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! »
Baudelaire peut encore et toujours nous servir de boussole lorsque la question de la relation sensibilité / concept revient avec une acuité nouvelle. Car il a perçu la limite même de l’encadrement supposé rationnel dans lequel il serait possible de contenir la vie des hommes lors même que, précisément rien de cette vie ne parvient à tenir dans ces cadres trop limités et trop restreints pour l’immensité, fusse-t-elle purement imaginale, qui sourd de l’esprit des hommes.
Ainsi Ryman vient-il buter sur la limite que découvre la modernité au moment où s’inventent et la photographie et le concept hégélien. Il voit dans l’usage rationalisé de la lumière la possibilité d’une expiation du péché originel qu’incarnent, c’est le moment de le dire, les affects. Ainsi l’image toujours engoncée dans la « logique chrétienne » que l’on connaît, l’image trouve ici un aboutissement qui fait que même conçue par un esprit prétendant la libérer du poids de la chair, il ne parvient qu’à en faire le vecteur d’une matérialité vide ou d’un scintillement perceptuel que seule une vision de type métaphysique peut permettre de définir.
L’affect ici est devenu symbole ou si l’on veut super-concept cherchant à faire exister le monde d’avant l’image technique, un concept a-signifiant et post-historique à la fois, mais qui ne parvient pas à se défaire de la conception in fine chrétienne et métaphysique de l’image contrairement à ce que Ryman a peut-être cru.