Introduction
Black Box et Boîte Noire : au croisement d’une théorie de l’image et d’une théorie du récit.
Dans ce séminaire XV de la série Faire des dieux. C’est encore Vilèm Flusser qui nous servira de guide sur le chemin de l’approche métaphorique et concrète du statut des images à l’époque des appareils. Son hypothèse selon laquelle pour un appareil, « c’est justement le noir de la boite qui constitue le motif à photographier », va devoir être analysée en détail. Il importera alors de croiser la Black Box avec l’autre boîte noire, celle qui est active au coeur des récits.
On verra alors émerger un champ d’interférences extrêmement actif dans lequel la raison algorithmique descendante directe de la raison cartésienne sera confrontée aux raisons que les affects les plus puissants font se lever non seulement dans le coeur des hommes mais sur l’horizon de leurs attentes, raisons qui pour n’être pas directement rationnelles n’en sont pas moins ratioïdes, c’est-à-dire capables d’embarquer avec elles les esprits des humains et de les faire voyager dans des contrées que la raison ratiocinante ne leur permettra pas de découvrir.
Dès l’ouverture du séminaire XIV le programme des séances passées et à venir a été à la fois résumé et reformulé ainsi :
« Il ne faut pas plus penser dieu comme incarnation suprême de la raison, ni la raison comme toute puissante et pouvant faire l’économie des affects, mais, ainsi qu’on a tenté de le faire jusqu’ici avec la question du statut du dieu bicaméral et post-bicaméral, partir des affects comme étant la forme de la manifestation originelle du dieu, ou ce qui qui nous en reste, et du contact avec le dieu. Ce sont eux qui permettent aux décisions d’être prises.
On précisera les formes qu’ils pourront prendre par la suite, mais on a déjà une idée de comment ils fonctionnent aujourd’hui avec ce que l’on a lu de Kluge. Ils constituent un facteur incontournable voire un fondement ou le fondement incontournable de la connaissance et donc en un sens de la "raison" ».
Mais cette raison affective ou basée sur la reconnaissance des affects n’est pas rationnelle au sens que prend ce terme appliqué à la raison qui sous-tend les mathématiques et surtout la position du sujet telle qu’elle s’invente ou se formalise avec Descartes. Elle est bien plutôt ratioïde, au sens que donne Musil à ce mot.
Il ne faut donc pas penser Dieu par rapport à la raison, ni la raison par rapport à dieu ou en fonction de dieu, mais l’un et l’autre par rapport et dans leurs rapports aux affects et à la connaissance ou aux connaissances qu’ils permettent de constituer.
C’est ce que "signifie" penser et inventer de nouveaux dieux, car ils sont en effet le fruit de l’invention humaine en tant qu’elle n’est pas réduite à la fonction et à la fiction de la construction de l’objet comme artéfact produit par la rencontre de l’esprit humain avec une matière considérée comme inerte, le célèbre hylémorphisme auquel Simondon a définitivement réglé son compte, mais en ce qu’elle engage la fonction créative même comme fonction vitale et fait dépendre la raison même de cette fonction vitale, c’est-à-dire des raisons qui peuplent, tels des dieux invisibles, les esprits de ceux en lesquels vivent les affects. Plus que la raison, les affects ouvrent la porte à une conception globale des relations entre les hommes non plus à partir du seul sujet individuel, mais des communautés des hommes, petites ou grande jusqu’à la communauté générale qu’est l’humanité. Les affects lient les hommes entre eux, autrement et sans doute plus encore que la raison puisqu’ils sont les sources intarissables des raisons, entendons des motivations qui conduisent les hommes à agir et à inventer.
Pour parvenir à faire émerger du brouhaha dont nous assaille et dans lequel nous enferment la technologie et les appareils, des voix aux accents libres, aux chants envoûtants, aux paroles efficaces, il importe de continuer à analyser ce qui fait le coeur battant des appareils et donc des images et des représentations qu’elles instaurent, mais aussi des récits et donc des histoires et de l’histoire. Et il faut le faire à la fois dans ce qui les distingue et dans ce qui les rapproche, étant entendu que, comme l’histoire de la pensée ne cesse de nous le rappeler, la relation entre images et textes a non seulement été toujours conflictuelle, même si les conflits ont connu des moments de répit, mais aussi toujours complémentaire, tant il nous est aussi impossible de ne pas regarder en essayant de voir, que ne pas écouter en essayant d’entendre et de lire en essayant de ne pas comprendre.
C’est sur les transformations des relations entre images et textes que vont finalement porter les quatre séances jusqu’à juin. Disposant de la base de données que constituent les épisodes de la série Black Mirror nous allons pouvoir analyser ces relations en détail, avec précision et tenter ainsi de dresser la cartes des possibles des temps à venir.
Partie I
Du noir de la box comme motif au renversement de notre perspective existentielle
Il s’agira ici de montrer comment la prise de pouvoir des algorithmes sur nos existences transforme nos vies en zones expérimentales d’un jeu généralisé dont les règles dépassent leurs inventeurs.
A- Au coeur du noir
1 - Le jeu comme nouvelle dimension existentielle ou le jeu remplace le je
Il nous faut revenir brièvement sur ce qui a été acté lors de la dernière séance avec la première salve de propositions de Flusser dans les trois premiers chapitre de son livre Pour une philosophie de la photographie afin d’analyser en détail ce qui constitue le coeur de sa réflexion largement « visionnaire », la mise en place des quatre concepts fondamentaux du monde de la post-histoire, image appareil programme et information, qui de fonctionner ensemble, transforment le monde, au sens le plus strict du mot transformer. L’image que l’on se fait du monde, du cosmos en particulier ainsi que l’existence des hommes, de tous les hommes, tout est pris et comme déterminé par une nouvelle « dimension », une nouvelle forme d’activité qui affecte tous les hommes et qui est celle du JEU.
On peut proposer à partir de cet ouvrage de Flusser une formule qui a la vertu de concentrer sans doute l’effet le plus radical de la soumission de tout ce qui existe, de l’étant ou des étants comme de l’être, à la loi du jeu et dire que désormais, le jeu remplace le je.
C’est à prendre la mesure de ce qu’une telle proposition implique pour nous, pour la pensée, pour la vie, pour notre devenir, qu’il importe de travailler. C’est en particulier notre conception de la liberté qui se voit mise à mal et aussi transformée, mais nous n’évoquerons ce point que marginalement.
Ce qui importe c’est de bien comprendre ce que les images techniques et les appareils à travers l’exemple de l’appareil « originaire » pourrait-on dire qu’est l’appareil photo, font à la pensée et à l’existence en ceci qu’elle les reconfigure complètement.
C’est ce basculement auquel on s’intéresse aujourd’hui, au fait que la consistance même de ce que l’on nomme le monde a déjà changé bientôt deux siècles après l’invention du premier appareil.
2 - Retour arrière : Les images
Nous allons revenir brièvement sur les propositions majeures de Flusser dans les trois premiers chapitres du livre Pour une philosophie de la photographie.
Pour Flusser les images, qui pour lui sont « des surfaces signifiantes »(p.9) que « les hommes ont inventées pour s’orienter dans le monde »,(p.11) « qui sont médiatrices entre l’homme et le monde »(p.10) sont antérieures au texte au sens de ce qui est écrit une fois l’écriture inventée.
Que les images aient un caractère magique, cela on le voit déjà chez Platon, Karl.Reinhardt relevant lui par exemple que « l’image est démonique »(p.75), tel est le point de départ incontournable pour qui veut penser les images et non quelque version que ce soit de la quetion de la ressemblance qui n’est que seconde sinon secondaire, voire, finalement, un enjeu correspondant à une grande époque de la pensée mais se révélant finalement une impasse !
La dimension démonqiue signifie ici que les images sont actives en l’homme un peu à la manière dont les dieux l’étaient, en permettant l’accomplissemennt de transferts entre cerveau droit et gauche sans que la conscience ou quelque autre aspect du sujet n’intervienne directement. L’image prend la place de la décision, même si la question de la décision on va le voir d’ici peu, est au coeur de celle des appareils et de la relation qu’ils nous imposent une fois mis en fonction.
Ce pseudo-enjeu de la ressemblance, quoique basé sur les théories platoniciennes et chrétiennes de l’image, qui n’en doit pas moins être considéré aujourd’hui comme second ou secondaire par rapport à la question de l’image comme démonique, est le voile, le masque, le mur qui nous interdit un accès à une pensée renouvelée des images et au-delà des images de la connaissance elle-même.
Cette « magie » tient en particulier en ce que la surface impose au regard d’errer et de la parcourir en tous sens en revenant sans fin sur tel ou tel détail, bref en incluant celui qui regarde dans une relation a-temporelle, à ce qu’il voit et donc à lui-même, celle d’une sorte d’éternel retour dont verrons par la suite ce qu’il signifie ou implique, relation qui inclut aussi bien celui qui fait l’image que ceux qui la produisent.
3 - Ce qu’il en est des textes
Quant aux textes, « ils ne signifient pas le monde mais les images qu’il déchirent. Dès lors déchiffrer des textes revient à découvrir les images qu’ils signifient. la visée des textes est d’expliquer les images ; celles des concepts est de rendre compréhensibles les représentations. Par conséquent, les textes sont un métacode des images. »(p.12)
Un monde fait d’images donc et en quelque sorte sans texte ! Ou du moins un monde dans lequel le texte écrit est absent. Voici comment Flusser caractérise ce monde, celui dans lequel nous vivons depuis quelques décennies maintenant : "Pour déchiffrer les images, il faut prendre en compte leur caractère magique ... La force magique des images se fonde sur leur qualité de surface ; et c’est à la lumière de cette magie qu’il convient de considérer la dialectique qui est la leur, la contradiction qui leur est propre.
Les images sont médiatrices entre l’homme et le monde. L’homme « ek-siste » : il n’a pas directement accès au monde de sorte que les images doivent le lui rendre représentable. Mais à peine l’ont elles fait qu’elles s’interposent entre l’homme et le monde. Censées être des cartes destinées à s’orienter, elles deviennent écrans ; au lieu de représenter le monde, elles le rendent méconnaissable, jusqu’à ce que l’homme finisse par vivre en fonction des images qu’il a lui-même crées. Il cesse de déchiffrer les images pour les projeter, non déchiffrées, dans le monde « du dehors » ; Par là, ce monde lui-même devient à ses yeux une image - un contexte de scènes, d’états de choses. Appelons « idolâtrie » ce renversement de la fonction de l’image. Aujourd’hui, nous pouvons observer comment il a lieu. Les images techniques omniprésentes autour de nous sont sur le point de restructurer magiquement notre « réalité » et de la transformer en un scénario planétaire d’images. Ici, il s’agit essentiellement d’un « oubli ». L’homme oublie que c’est lui a créé les images afin de s’orienter grâce à elles dans le monde. Il n’est plus en mesure de les déchiffrer, il vit désormais en fonction de ses propres images : l’imagination s’est changée en hallucination."(Flusser, op. cit, p.10-11)
Ils nous faut aussi prendre acte du fait que ces médiations que sont textes et images nous éloignent du monde qu’elles sont censées expliquer au motif qu’ils nous permettraient de mieux le comprendre.
Cet « écart » qui est en fait un « écartement voire un écartèlement » n’a cessé de croitre au fil des siècles. Par rapport à quoi a lieu cet écartèlement ?
Il est simple de répondre par rapport à la réalité au mieux encore au si fameux réel ! Mais non ! Qui lit Flusser, par exemple, mais Debord aussi, et quelques autres pas si nombreux que ça, comprend que ça n’existe pas, ça, le réel, qu’il n’y a toujours déjà que des entrelacements de mots et d’images, de concepts et d’idées, de visions et d’intentions, de projections et de fantasmes, que des phénomènes, des apparitions, aussi instables que prégnantes et finalement appelées à s’effacer, bref que tout est pris dans ce que j’appelle des trames imaginales, ces tissages verbaux, imagés et mentaux par lesquels on pense saisir la réalité, alors qu’ils ne sont composés que de mots et d’images, de notions et d’intentions, et que c’est la torsion de tous ces éléments qui constitue à tel ou tel moment les conditions de l’apparition de la phénoménalité de telle ou telle chose et qui nous permet d’inventer ou de donner consistance au concept de réel. Nous verrons dans les prochaines séances avec Norbert Élias et sa Théorie des symboles comment mieux comprendre cela.
« Ainsi, en inventant l’écriture, c’est d’un pas de plus que l’homme s’est éloigné du monde. Les textes ne signifient pas le monde mais les images qu’ils déchirent. Dès lors, déchiffrer des textes revient à découvrir les images qu’ils signifient. La visée des textes est d’expliquer les images ; celle des concepts est de rendre compréhensibles les représentations. Par conséquent, les textes sont un métacode d’images. » [1]
4 - Les images techniques et le nouvel état des choses
Oui, tout cela est bien beau, mais il nous faut prendre en compte le second moment de l’analyse de Flusser qui met en scène non plus les images dessinées ou peintes, pour le dire vite, mais les images techniques dont la photographie est à la fois le modèle et l’origine.
Le changement est majeur. Les images techniques ne sont pas des images au sens premier du terme et donc ne sont pas des fenêtres qui ouvrent sur le monde et auxquels en tant que regardeurs-voyeurs nous accordons autant de confiance qu’à nos propres yeux ! (p.16)
« L’objectivité » des images techniques est illusoire...elles sont des métacodes de textes qui ne signifient pas le monde du dehors mais d’autres textes... L’imagination qui les produit est la faculté d’encoder des concepts provenant de textes dans des images et lorsque nous les considérons, nous voyons les concepts du monde du dehors dotés d’un nouveau code ". p.16
Toute la question est de tenter de comprendre ce que peuvent signifier ces images techniques. Car, et c’est ce que l’on oublie toujours de faire, prendre cela en compte, et plus encore aujourd’hui, que l’appareil photo a fait entrer les appareils dans la vie de chacun. Il est aujourd’hui sous la forme d’un appareil plus complexe, l’ordinateur intégré aujourd’hui dans le téléphone portable au point de tenir dans la poche, et d’accompagner notre existence ou plus encore de la guider, de la diriger.
Quand aux images qu’il capte et mémorise en tant qu’interface entre nous et les autres et qu’il envoie voyager à travers les flux des réseaux sociaux, nous persistons à croire qu’elles montrent ce que nous avons vu, qu’elles ont une valeur à la fois de témoignage de la réalité et de symbole au sens classique, à savoir que rien n’est venu s’interposer entre notre intention en prenant l’image et sa "matérialité", comme sa signification.
Or un appareil est là ENTRE l’œil et l’image entre l’intention et le résultat.
« Toutefois, ce complexe "appareil - opérateur" ne semble pas rompre la chaîne entre images et signification. Bien au contraire : le flux de la signification paraît entrer das le complexe par un côté (input) pour en ressortir de l’autre (output) - l’écoulement lui-même, ce qui se passe à l’intérieur du complexe, demeurant caché. On a donc affaire ici à une "black box". Le codage des images techniques a lieu l’intérieur de cette black box ; par conséquent, toute critique des images techniques doit s’attacher à élucider leur intérieur. Tant que nous ne disposerons pas d’une critique de ce genre, nous demeurerons, pour ce qui touche aux images techniques, des analphabètes. » [2]
Mais tout cela n’enlève rien à la dimension magique des images au fait "qu’elles agissent de façon magique qu’elles chargent la vie de magie. Ce qu’il faut souligner, c’est que "le nouvel enchantement ne vise pas à changer le monde du dehors mais nos concepts sur le monde. C’est une magie de second degré, un tour de passe-passe abstrait."(p.18)
En termes du XXe siècle, on dirait qu’il s’est simplement fait récupérer par le système. Mais dire cela, c’est manquer ce qui fait la puissance des images techniques et des appareils et persister dans l’aveuglement ou le déni relatif à ce qu’est devenue notre situation existentielle.
Les images ne nous proposent pas de vue sur un monde réel, désirable et existant. Elles ne proposent qu’une magie programmée. "Mais en fait, les images techniques fonctionnent d’une toute autre manière. Loin de ramener les images traditionnelles dans la vie quotidienne, elles les remplacent par des reproductions et prennent leur place. Contrairement à ce qui était envisagé, elles ne rendent pas non plus représentables les textes hermétiques, mais les falsifient en traduisant les énoncés et les équations scientifiques en états de choses - en images, précisément... Bien plutôt lui substituent-elles une nouvelle sorte de magie - la magie programmée. Dès lors, elles ne peuvent pas, contrairement à ce qui était envisagé, ramener la culture à un dénominateur commun ; au contraire, elles la moulent en masses amorphes. La conséquence en est la culture de masse. [3]
Et la puissance de cette magie programmée, qui fait système, est en effet de NE PAS considérer ce qui relève du socle supposé le plus réel, à savoir les affects, les sensations etc.., comme étant ce à quoi se réfère, en dernière instance, toute vie et toute pensée. Cette magie programmée ne prend en compte que ce qui relève de SA "réalité", c’est-à-dire des concepts tirés de textes et transformés en codes qui sont présentés sous la forme d’images techniques. Celles-ci sont absolument indifférentes comme le système qui les produit et les diffuse, à la croyance à laquelle les utilisateurs sont arrimés comme à une bouée de sauvetage. Cette croyance VEUT qu’elles ne soient pas d’abord techniques mais encore et toujours des fenêtres ouvrant sur des états de choses. Et dire que ce n’est pas VRAI ne sert à rien. Pourtant, ça ne fonctionne PLUS comme ça !
Car ce sont elles qui sont devenues l’état des choses. Mais les concepts sont aussi des mots et, en ce sens, n’importe quel mot peut servir de base pour une transformation en image technique, entendons en logo, en image de marque etc...
Flusser remarque enfin dans ce chapitre sur l’image technique, que "tout aspire à rester éternellement en mémoire et à devenir éternellement répétable." p 21
Expulsion hors de l’intériorité signifie de facto guerre ouverte aux affects et à tout ce qui ne répond pas aux ordres implicites ou explicites émis par le monde des appareils. L’enjeu consiste en une tentative sans fin de remplacement de l’intériorité humaine et de soumission des individus à la puissance de calcul qui habite au coeur des appareil et constitue leur intériorité.
Au-delà de l’expulsion des affects du champ des décisions, la découverte de l’intériorité comme "vide", - proposition née de la conception de l’intériorité dans le monde dominé par les appareils et de l’existence de la forme nouvelle qui permet de la remplir par des informations qui sont des éléments codés -, signe la soumission des humains aux programmes.
On ne devient "singulier" qu’en triant parmi les ordres donnés et reçus, et non plus en fonction d’éléments affectifs vécus et s’étant imposés à soi comme incontournables et à partir desquels et avec lesquels on "construisait" sa vie.
5 - Appareil et programme : au coeur de la nouvelle donne psychique
Il faut donc tenter maintenant de comprendre en quoi consiste cette nouvelle intériorité qui se crée, et s’invente dans le monde gouverné par les appareils.
Elle est, dit Flusser, en tant qu’elle va être pensée et donc conçue sur le modèle de l’appareil, c’est-à-dire à partir et en fonction de lui, qui est une black box.
Et qu’est une black box ? Tout simplement un système dans lequel la relation opérateur appareil met en scène et en œuvre la relation entre image et signification à partir du "modèle" suivant :
"le flux de la signification paraît entrer dans le complexe par un côté (input) pour en ressortir de l’autre (output) - l’écoulement lui-même, ce qui se passe à l’intérieur du complexe, demeurant caché... Le codage des images techniques a lieu à l’intérieur de cette black box ;par conséquent, toute critique des images techniques doit s’attacher à élucider leur intérieur." (Flusser, op. cit., p. 17)
Ainsi les hommes ne peuvent-ils désormais plus élucider ce qu’ils sont et donc ce en quoi consiste leur intériorité, leur subjectivité, qu’en prenant pour modèle et en se conformant à la forme dominante de "l’intériorité", qui est celle des appareil, ou, ce qui revient au même, en se confrontant sans fin à elle et en s’usant à tenter de se l’approprier c’est-à-dire de s’y soumettre. L’homme et aussi, on le verra, le monde, notre conception globale du cosmos, sont conçus et pensés en fonction de ce mouvement d’un flux entrant dans une boite noire et en ressortant de l’autre côté. "Nous voyons dans le cosmos un appareil qui renferme une information originaire dans son input (Big Bang) et qui est programmé pour réaliser et épuiser nécessairement, grâce au hasard, cette information (mort thermique)." (Flusser, op.cit., p80)
Mais une question ne cesse de nous hanter : de quoi est donc composée cette boite noire ? Que se passe-t-il "en elle" c’est-à-dire entre l’input et l’output ? Est-il possible de trouver dans ce qui nous est accessible, à savoir ce qui est entré comme input et ce qui ressort comme output, des "traces", des "informations", sur ce qui se passe DANS la boite noire ?
Mais une autre question aussitôt nous prend à la gorge : que suis-je, moi l’individu, le sujet pensant qui a donné à la pensée consciente toute son ampleur depuis un peu plus de deux millénaires, si je suis désormais pensé ou plutôt si je fonctionne et me conçoit fonctionnant comme une black box ? Je deviens alors une entité qui transforme les information qu’on entre en elle et les recrache tel un étron à l’autre bout de l’appareil sous forme d’objet culturel de consommation.
B- Derniers sursauts du sujet
1 - Qu’est-ce qu’un appareil ?
Il nous faut pour commencer à prendre la mesure des enjeux nous plonger dans les chapitres trois à cinq du livre de Flusser, intitulés respectivement, l’appareil photo, le geste de la photographie et la photographie. C’est en effet dans ces trois chapitres que se met en place le coeur de la théorie de Flusser qui croise images et textes, appareils et programmes et enfin sujet et intériorité.
En cherchant à distinguer outil et appareil, Flusser met le doigt sur une différence fondamentale. On passe de quelque chose qui est le prolongement d’un organe humain, l’outil, à la machine qui est un outil entouré d’homme comme le dit avec humour et justesse Flusser (p.26). Mais les caractéristique de l’outil et de la machine ne s’appliquent pas à l’appareil.
« Les appareils n’accomplissent aucun travail en ce sens. Leur intention n’est pas de transformer le monde, mais de transformer la signification du monde. Leur intention est symbolique. » (p.27)
Le point essentiel est la sortie du "travail" qui n’est plus le cadre général dans lequel penser ce que produisent les appareils. Le cadre général dans lequel les appareils sont actifs est le "jeu".
« L’appareil traite et stocke des symboles » et en ce sens ils prennent la place et remplissent les fonctions de tous les "métiers" qui jusque là produisaient des symboles comme les peintres, les écrivains, les comptables, les administrateurs.
L’appareil se révèle donc n’être pas tant un objet, comme on le croit en s’en tenant à la matérialité des premiers appareils ou de notre téléphone-ordinateur, que le cadre général déterminant l’émergence des phénomènes. Les objets produits, une chaise ou une cuiller, ou une image qui est un tableau peint, ces objets, ce sont les appareils qui leur confèrent leur signification et ce n’est plus leur fonction ou leur destination.
Le saut est radical et nous n’en avons pas encore pris la mesure.
« L’appareil n’est pas un outil mais un jouet, et le photographe n’est pas un travailleur, mais un joueur : non pas homo faber mais homo ludens. La seule différence est que le photographe ne joue pas avec son appareil mais contre lui. Il s’insinue dans son appareil pour mettre en lumière les intrigues qui s’y trament. le photographe est à l’intérieur de son appareil, il lui est lié d’une autre façon que l’artisan.....l’homme et l’appareil se confondent pour ne plus faire qu’un. Aussi pouvons nous qualifier le photographe de fonctionnaire. » (p.29)
S’il n’est pas difficile de percevoir aujourd’hui la dimension "prophétique" de ce texte, il reste quasiment "impossible" de prendre la mesure de ce que les propositions de Flusser et son analyse globale impliquent pour chacun de nous. Nous sommes plus de trente ans après l’écriture de ce livre et nous ne faisons que commencer à appréhender ce qui nous arrive, sans pouvoir cependant casser la gangue de fascination hallucinatoire qui nous enveloppe et nous empêche de parvenir à prendre la mesure de la mutation dont nous sommes à la fois les acteurs et les sujets, mais au sens second du terme lorsqu’il évoque l’assujettissement et non plus l’autonomie et la liberté.
Nous verrons tout à l’heure, à travers l’évocation et l’analyse de quelques épisodes de Black Mirror, combien ce qui dit Flusser est non seulement juste et prophétique, mais précis et utile encore aujourd’hui pour penser ce qui nous advient.
Ainsi, au lieu d’analyser l’appareil en tant que stade supérieur de l’outil ou de la machine et ainsi de rater la mutation dont il est porteur, importe-t-il de penser l’appareil dans sa relation à l’individu, au sujet, à la personne e surtout aux personnes qui vont l’utiliser.
L’appareil transforme l’ensemble des relations que l’homme entretient avec lui-même, avec autrui, avec les objets et avec le monde compris ce qui englobe la nature et le cosmos, c’est-à-dire tout ce qui n’a pas été fait de main d’homme.
C’est cette transformation que Flusser détecte. En quoi consiste-t-elle ? C’est simple : le monde, cette fois au sens de tout ce qui existe, a changé de statut : il n’est plus ce qui consiste et fait consister ce qui advient comme "réalité", mais ce qui est soumis aux processus que les appareils font subir à tout ce qui existe. Ces processus sont les programmes qui hantent les appareils comme leur coeur même. Le fonctionnementest possible de subsumer sous le concept de JEU. L’appareil transforme tout ce qu’il touche et donc aussi celui qui LE touche et qui joue avec lui en élément du JEU.
Comment s’opère cette mutation ? Elle est produite par l’appareil lui-même en ce que, quoiqu’inventée par des hommes, par le génie technique humain, elle consiste en ce que l’appareil soumet tout ce qu’il approche à SA LOI.
Sa loi est simple tout ce qu’il touche ne peut que se conformer à ce qu’il peut traiter. Et pour un appareil, TOUT EST INFORMATION. Entendons que tout ce qui existe n’existe et n’existera que convertit en unités de base de l’information qui sont devenues avec l’invention des ordinateurs, des bits, ou des ensemble de données numériques composées de 0 et de 1.
Et le plus difficile à "accepter", disons pour le photographe compris ici comme le prototype du fonctionnaire des appareils, c’est que le sujet parlant et pensant qu’il est, ce sujet libre inventé par la philosophie et qui sait qu’il est libre ou du moins le croit fermement, se trouve comme dépossédé d’un coup de baguette "magique" non seulement de sa liberté mais de son statut de sujet autonome, voire de sujet pensant !
Cela semblera exagéré car il nous est quasiment impossible d’envisager ce que cela signifie concrètement et encore moins ce que cela implique non seulement quant à l’idée que nous nous faisons de nous-même mais quant à la "réalité" de ce que nous sommes devenus.
Mais il faut bien finir par l’accepter : nous sommes non seulement devenus les fonctionnaires des appareils, il faudrait dire de NOS appareils, mais nous avons perdu notre liberté non parce qu’on nous l’aurait volée, mais parce que nous sommes devenus non tant les acteurs dans un jeu que les instruments même du JEU. L’appareil fait de nous des informations, peut-être d’un type particulier, mais qui n’échappent pas à la loi de l’information. Nous obéissons, et ne pouvons faire autrement, non seulement aux multiples règles des jeux dans lesquels nous sommes pris, mais, à la grande loi du jeu qui veut que tout ce qui advient le fasse après avoir transité dans l’appareil à produire de l’information, c’est-à-dire dans une Black Box.
2 - Dans la Black Box
Mais nous anticipons un peu sur la démonstration de Flusser. Ce qui importe à ce moment de son texte, c’est sa capacité à inventer une expression qui va à elle seule rendre le problème compréhensible. C’est la notion, ou l’image, ou la métaphore de la Black Box qui va s’imposer. Mais plus précisément encore, et cela à une époque où l’ordinateur personnel n’existait pas et encore moins le téléphone faisant office d’ordinateur de poche, la black box va être identifiée à l’appareil photographique et au-delà de lui à tout appareil quel qu’il soit, car avec plus ou moins de complexité, tous les appareils fonctionnent sur les mêmes principes, in put traitement de l’information par les programmes et out put.
On a déjà plusieurs fois évoqué la phrase absolument centrale de ce chapitre et même de tout le livre qui vient définir la black box de manière irréversible comme étant l’appareil lui-même et l’appareil comme étant l’objet même des programmes en tant qu’ils sont conçus pour être utilisés en vue de résultats eux aussi programmables et donc programmés.
Cette définition se base sur le fait qu’une nouvelle forme de différence s’installe dans le paysage de la pensée comme de l’action, une différence qui n’a plus rien à voir avec les différences éthiques, philosophique et qui se situe en dehors du champ de la différence ontologique, tout en l’englobant dans le sien, une différence entre un univers pensé comme fini, celui des humains, de leurs capacités, de leurs vies et un univers infini - mais plus au sens de la différence dans le champ de la cosmologie entre monde clos et univers infini pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Alexandre Koyré paru en 1957 -, un univers infini donc au sens des possibilités infinies dont disposent les appareils.
Alors, le jeu, c’est-à-dire l’existence, devient une sorte de concurrence entre la capacité humaine, celle d’un homme ou d’un groupe humain et la puissance de calcul contenue implicitement dans chaque appareil et à fortiori aujourd’hui dans les ordinateurs associés et dans ce que l’on nomme IA.
« Le programme photographique doit être riche sans quoi le jeu prendrait vite fin. les possibilités qu’il recèle doivent dépasser la faculté qu’a le fonctionnaire de les épuiser ; autrement dit, la compétence de l’appareil doit être supérieure à celle de ses fonctionnaires. Aucun appareil photo correctement programmé ne peut être entièrement percé à jour par un photographe, ni même par la totalité de tous les photographes. C’est une black box.
Et pour le photographe, c’est justement le noir de la boite qui constitue le motif à photographier. »
Pourquoi cette phrase est-elle terrible, plus terrible peut-être que l’ange dont parle Rilke au début des Élégies de Duino ?
Parce qu’elle nous met face à une mutation qui est en quelque sorte d’entrée de jeu irréversible et dévorante, c’est-à-dire que l’on peut déjà comprendre et donc déduire que rien n’échappera à cette bascule "ontologique" à ce changement de statut de tout ce qui existe.
En quoi consiste ce changement ? En ce qu’aucun "être", homme, objet, chose, animal, arbre ou plante, étoile ou galaxie, n’est plus pensable qu’en fonction de la structure de l’appareil... input-ouput et programme à l’intérieur. Et l’on comprend aisément que ce qui importe, c’est en effet ce qui se passe DANS la boite noire, la manière dont le programme travaille.
Le seul véritable résultat, on le lira dans l’output, et l’on croira que ce qui compte, c’est ce qu’il y avait avant l’input et après l’ouput et que penser c’est mettre en relations ces données, alors que ce en quoi désormais consiste le monde, c’est autre chose. Et en ignorant cette "autre chose" on continue d’ignorer ce qui se passe "vraiment" dans la black box.
D’une certaine manière, on le sait déjà : la boite noire fonctionne comme un programme infini de combinaisons. Ce qui se produit, ce qui sort du côté de l’output n’est qu’une combinaison possible, c’est-à-dire un résultat parmi l’infinité des tirages possible au loto.
Le résultat d’un passage d’informations et de leur traitement dans et par l’appareil et donc dans et par la black box est donc inaccessible pour l’intelligence comme pour la conscience, qu’elles soient individuelles ou collectives.
Mais le point majeur n’est pas seulement cette inaccessibilité du processus, c’est-à-dire du JEU qui se joue dans la boite noire à l’insu des individus et même de ceux qui en ont conçu les règles, c’est le fait que jamais n’est pris en compte par cette boite noire, l’effet du ou des résultats, c’est-à-dire des données qui émergent de l’output, sur les individus comme sur les ensembles d’individus que sont des groupes ou des sociétés entières.
Philippe Quéau dans un de ses textes récents intitulé L’extase de Paul, alors qu’il s’interroge sur une des formes les plus acceptables d’hallucination psychique et mentale à la fois, que l’on a nommé vision intellectuelle, on peut lire ceci : « Y a-t-il des réalités qui puissent être vues par la seule intelligence, mais qui ne soient pas elles-mêmes intelligentes ? Cela est fort vraisemblable : le fait qu’une chose soit « intelligible » n’implique pas qu’elle soit aussi « vivante » et encore moins qu’elle soit dotée d’« intelligence ». On peut arguer par exemple que des êtres de raison, des concepts mathématiques, ou des idées philosophiques, sont accessibles à l’intelligence, et lui offrent alors matière à réflexion, du fait de leur complexité propre, mais on peut douter qu’ils soient en eux-mêmes « intelligents ». Ils peuvent certes sembler vivre d’une « vie » symbolique, mais il n’y a aucune raison de penser qu’ils sont vivants au sens propre, ou qu’ils sont par eux-mêmes intelligents. Dans le contexte des programmes relevant de l’intelligence artificielle, on peut arguer que leurs algorithmes sont sans nul doute de purs « êtres de raison », et on peut affirmer que ces programmes font assurément preuve d’une forme d’« intelligence » « Mais si les algorithmes sont bien « intelligibles » dans leur structure même, leur mise en application (qui implique de multiples interactions avec d’immenses banques de données) reste particulièrement opaque à toute intelligibilité effective. Ils se comportent comme des « boites noires ». On peut les évaluer à leurs résultats a posteriori, mais on ne peut guère les pénétrer entièrement par une intellection a priori. Ils produisent des résultats qui, dans une certaine mesure, se révèlent être « intelligents » (c’est-à-dire sont statistiquement « meilleurs » que ceux d’experts humains), mais qui, pourtant, se révèlent être aussi « inintelligibles » quant à la manière dont ces résultats ont été obtenus. On ne peut jamais écarter en conséquence l’hypothèse que tel algorithme ne produise in fine des résultats aberrants, puisqu’on n’a aucun moyen de vérifier l’intelligibilité complète de son fonctionnement même. » [4]
On le comprend aisément, c’est bien ce qui se passe DANS la Black Box qui devient déterminant, ce qui relève de l’input étant réduit à l’état d’informations, de données si l’on veut et ce qui relève de l’output étant aussi réduit à cet état d’information de données ayant été transformées mais n’ayant pas changé de statut.
Ce qui importe, c’est de prendre acte du changement de consistance du "MONDE", entendons aussi bien des choses, des objets, que des êtres, non vivants ou vivants animaux ou humains. Et ce changement consiste en une forme de nivellement, ou de réduction "ontologique" si l’on peut encore employer ce terme, bref d’uniformisation implicite et finalement explicite, puisque tout ce qui existe n’est plus pour un appareil qu’une information information qui va de plus être traduite dans une nouvelle langue celle des programmes qui elle-même se réduit à des lignes infinies de 0 et de 1.
La violence de la phrase de Flusser tient en fait à notre aveuglement puisque trente ans plus tard, alors que les appareils ont largement pris le contrôle de nos existences, nous en sommes encore et toujours à penser, c’est-à-dire à CROIRE qu’ils sont des sortes d’outils que nous pouvons contrôler lors même que c’est nous qui sommes devenus de manière irréversible les fonctionnaires des appareils.
Déjà on pouvait lire chez Flusser que « chaque programme fonctionne en fonction d’un méta-programme, et les programmeurs d’un programme sont les fonctionnaires de ce méta-programme. » p 31 Il n’est besoin aujourd’hui que d’être une sorte d’observateur de NOS COMPORTEMENTS pour CONSTATER combien nous sommes en effet devenus les fonctionnaires de nos appareils qui sont des black box devenues portatives.
Mais l’observation ne suffit pas. Il importe d’analyser en détail et de tenter de comprendre non seulement ce qui se passe, mais ce que cela implique pour chacun de nous à la fois concrètement et si l’on veut d’un point de vue plus large, symbolique, philosophique et surtout sociologique, au sens où ce sont tous nos comportements et avec eux les définitions possibles de ce que nous sommes, entendons de ce qu’est l’homme, qui change.
La bascule se fait bien autour de la définition de la black box. Il importe ici simplement de lire le paragraphe de conclusion de ce chapitre troisième du livre de Flusser pour en prendre toute la mesure.
« En résumé, les appareils sont des black boxes qui simulent la pensée au sens d’un jeu combinatoire avec des symboles analogues à des nombres ; ce faisant, elles mécanisent cette pensée à un point tel que désormais, les hommes y sont de moins en moins compétents et doivent de plus en plus l’abandonner aux appareils. Ce sont des black boxes scientifiques, qui accomplissent ce type de pensée mieux que les hommes, parce qu’elles jouent mieux qu’eux (plus rapidement en faisant moins d’erreurs) avec les symboles analogues à des nombres. Même les appareils non entièrement automatisés (ceux qui ont besoin des hommes comme joueurs et comme fonctionnaires) jouent et fonctionnent mieux que les hommes dont ils ont besoin. C’est de là que doit partir tout examen du geste photographique. [5] »
Nous savons désormais, que ce n’est pas la seule photographie qui est en jeu mais la totalité de nos existences et que c’est donc la conception de notre être-au-monde qu’il nous faut repenser. Et c’est cela que nous nous refusons à faire, parce que c’est une tache impossible pour le psychisme qu’il soit individuel ou collectif, d’être à la fois, le sujet de la mutation, celui qui l’active comme humanité mais le subit comme individu, l’auteur de la réflexion, parce qu’il réfléchit à la fois sur lui-même et sur la situation, et enfin l’acteur qui devrait accomplir et contrôler le feed-back de la mutation et de la réflexion, afin non seulement d’en limiter les effets mais de les interdire ou plutôt de les empêcher tous, puisqu’à bien y regarder, cette mutation et ses effets conduisent directement à la destruction quasiment complète de ce qui jusqu’ici était tenu pour vrai comme conditions de l’expérience tant psychique et mentale que vécue.
3 - Décision et liberté
Il nous faut poursuivre notre lecture du livre de Flusser, car on y trouve des éléments qui déjà dans le texte ont une importance majeure et qui, inscrite dans le cadre de la réflexion qui est ici menée, se révèle être déterminant.
Nous n’en sommes qu’au chapitre Le geste de la photographie chapitre qui introduit dans la réflexion la figure du photographe ,puisque c’est lui qui va opérer, si l’on peut dire, agir donc ou du moins croire qu’il agit en faisant ce que l’on appelle une prise de vue.
Là encore il faudrait passer au crible, entendons lire mot à mot ce chapitre. Mais ce n’est pas tout à fait notre projet.
Retenons pour notre propose la phrase suivante : « En d’autres termes : dans le geste photographique l’appareil fait ce que veut le photographe, et le photographe doit vouloir ce que peut l’appareil. » [6]
Si l’on ose prendre au pied de la lettre ce qui est dit ici, on s’aperçoit que l’enjeu dépasse, ô combien, la question de la photographie pour nous entraîner sur le chemin d’une réflexion "philosophique" et on va le voir en quelque sorte théologique, une réflexion qui porte sur rien de moins que la place de l’homme dans le monde, le monde nouveau, celui qu’il a inventé, le monde des appareils qu’aujourd’hui il nous faut appeler le monde conçu, constitué et gouverné par les appareils et les programmes.
Flusser insiste dans sa démonstration sur le renversement de perspective auquel nous assistons dans notre relation au monde lorsque nous utilisons les appareils, et ici le premier d’entre eux, l’appareil photographique, en disant que si certes le photographe peut TOUT photographier, il « ne peut précisément prendre que ce qui est photographiable, c’est-à-dire tout ce qui figure dans le programme. Tout ce que le photographe veut prendre il doit donc le traduire en état de chose. Dès lors, même si le choix de "l’objet" à prendre est libre, il est bien fonction du programme » [7]
Il nous faut tenter de comprendre ce qu’est-ce qu’un état de chose ? Dans le petit glossaire qu’il inscrit à la fin de son livre Flusser note à ce sujet : « état de choses (sachverhalt) : scène où ce sont les rapports entre les choses, et non les choses elles-mêmes, qui sont significatifs. » [8]
En fait, ce que ne cesse de tenter de montrer Flusser, c’est que quelque chose s’est glissé entre ce qui jusqu’ici pouvait être considéré comme l’état "normal" des choses, une forme d’accord toujours instable mais toujours désirable et auquel on accédait par moments, entre les perceptions d’un sujet et les éléments de la réalité, entre les choses et un système pensée-perception qui permettait de les appréhender pour ce qu’elles étaient et de confirmer indéfiniment la légitimité de cette saisie. Bref ce "système" assure à la partition entre dehors et dedans, entre intériorité et monde, sa légitimité.
Or quelque chose s’est glissé entre l’homme et les choses, entre les mots et les images qui étaient et sont encore, mais avec des statuts nouveaux, les médiateurs qui assuraient à la relation homme monde son efficacité : l’appareil et les programmes qu’il abrite.
La puissance de cet appareil est telle que Flusser peut dire que « la photographie est une image de concepts" et que "l’imagination de l’appareil dépasse celle de chaque photographe et même celle de l’ensemble de tous les photographes. » [9] Cet appareil transforme tout ce qu’il touche et donc ceux qui le touchent. Cette intégralité des effets est sans doute l’aspect le moins pris en compte dans ce que dit Flusser, car cela renverse complètement notre conception du monde au sens où cela nous dépossède de toute puissance d’effectuation.
C’est d’abord la signification de ce qui est considéré comme "réel" qui se voit transformée. « Ce qui est réel, ce n’est pas le monde du dehors, ce n’est pas d’avantage le concept à l’intérieur du programme de l’appareil ; seule la photographie est réelle. Le monde et le programme de l’appareil ne sont que des présupposés de l’image, ce ne sont que des possibilités à réaliser. Est ici en jeu une inversion du vecteur de la signification : ce qui est réel, ce n’est pas la signification, mais le signifiant, l’information, le symbole. Semblable inversion est caractéristique de tout appareil ainsi que de la post-industrie en général. » [10]
Il suffit presque de remplacer ici "image" par "jeu", pour avoir accès à ce qui fait la force des épisodes de B/M, à savoir qu’ils constituent, un à un et par leur ensemble même, une monstration de cette inversion de la signification qui permet à l’emprise du "jeu" de transformer tout ce qui existe en élément relevant ou appartenant à son mode seul mode de fonctionnement.
Comment accepter cela ? Il faut constater que c’est difficile voire impossible. Nous ne cessons d’être en relation avec des choses, avec des états de choses qui ne sont pas réductibles à des symboles ou des signifiants, et surtout de croire cela, mais nous sommes devenus CROYANTS parce que nous ne parvenons pas à analyser ce qu’il en est du geste de la photographie et au-delà de lui de tous les gestes que nous imposent les appareils.
C’est que "le" geste "se décompose en une séquence de sauts de type "quantiques" par lesquels le photographe surmonte les obstacles invisibles que sont les catégories particulières de l’espace temps. [11]
Et chacun de ces "sauts" correspond en fait à une forme de "décision" qui répond à un "doute" qui apparaît au moment du choix d’activer tel ou tel aspect du programme contenu dans l’appareil. Le geste photographique donc « a une structure quantique : c’est un doute se composant d’hésitations et de décisions punctiformes. il s’agit d’un geste typiquement post-industriel,... pour lui la réalité est l’information et non la signification de l’information. Voilà qui s’applique non seulement au photographe, mais aussi à tous les fonctionnaires - de l’employé de banque jusqu’au président des USA. » [12]
Mais que sont alors ces "décisions" qui s’égrènent le long du parcours des gestes qui aboutissent à une photographie ? Des moments intermédiaires entre l’intention du photographe et la réalisation et la production d’une photographie ? La mise en pratique de choix exprimant la liberté de celui qui agit ?
On connaît la décision "centrale" dans le geste de photographier, celle d’appuyer sur le déclencheur. Mais, elle n’est qu’une parmi beaucoup d’autres contrairement à ce que l’on pense le plus souvent, et c’est par une illusion sur la place du sujet dans le processus de production de l’image technique qu’elle est vue comme déterminante. Mais "aucune décision n’est réellement "décisive", car elle n’est qu’une partie d’un processus qui inclut à part égale appareil et photographe, ce dernier ayant de facto transféré sa liberté à l’appareil dont il est devenu le fonctionnaire.
Et cela joue donc sur les deux plans qui sont ceux délimitant le monde historique le monde d’avant les appareils d’avant la post-histoire celui du sujet libre et celui de la signification comme aboutissement des gestes du sujet libre dont le projet est ou plutôt était d’établir la signification des choses et des états de choses.
Or l’appareil lui ne produit plus que des informations et n’intervient en rien sur la signification de l’information dont le traitement est transféré à des instances qui sont elles-mêmes aujourd’hui dépendantes des appareils.
L’enjeu est d’importance, et ce que qui fait de ce petit livre de Flusser un texte majeur, c’est de mettre en scène le basculement du monde historique et décrire et analyser le monde post-historique.
Exit le sujet et la liberté qu’il prétend avoir, bonjour le jeu et les programmes des appareils qui déterminent le transformation de tout en états de chose c’est-à-dire en information soit en lignes de 0 et de 1.
Deux choses ici doivent être relevées, le fait que, malgré tout, la signification dépend du texte de la linéarité des textes et du psychisme qui y est associé et le fait que le sujet se constitue dans une croyance en sa liberté comme modalité de l’accès à la signification de sa vie et du monde.
Le remplacement de la primauté des textes par celle des images devenues techniques et donc du sujet par les appareils, modifie la totalité du champ expérientiel. On n’en a toujours pas véritablement pris la mesure.
Un point doit aussi être relevé ici autour de la question de la décision. On se souviendra que l’on est parvenu à une formulation certes radicale par sa concision mais qui me semble efficiente et susceptible de nous conduire sur une voie intéressante, formulation ou formule qui dit ceci : que les dieux grecs tels qu’analysés par Jaynes étaient le nom donné aux entités qui dans le fonctionnement psychiques d’individus bicaméraux prenaient les décisions, et particulièrement celles qui devaient être prises dans des situations de stress ou de tension, bref les décisions vitales, celle qui "sauvaient" ou du moins étaient perçues et reçues comme telles.
Il est d’autant plus essentiel de rappeler ce point ici que c’est précisément le "saut" de l’histoire à la post-histoire qui est en jeu avec les appareils, "saut" qui a déjà été effectué entre la pré-histoire et l’histoire c’est-à-dire entre le monde gouverné par les dieux et celui gouverné par la conscience.
La question est donc de tenter de comprendre ou plus exactement de prendre acte de ce qui se produit avec l’apparition et l’installation des appareils dans le monde de l’homme. Le parallèle peut semble simpliste, il a pour lui le fait d’être "parlant" et "montrant", bref de permettre de prendre la mesure de ce qui advient : le remplacement de l’homme par l’appareil ! C’est-à-dire le remplacement des modes de croyance inventés par les hommes lorsqu’ils ne disposaient que de leurs corps pour penser et agir le monde par des fonctionnalités qui à la fois les englobent et les dépassent. Les anciennes croyances se défont sous nos yeux, dans nos vie et sont remplacées par des "expériences" d’un autre type. C’est de cela que nous parle cela que nous montre la série B/M.
On peut imaginer immédiatement les cris que l’on peut pousser face à une telle affirmation ! Et pourtant ce texte a déjà plus de trente ans et rien de ce qu’il évoque n’a été démenti bien au contraire !
Dire que l’homme a été remplacé par l’appareil ou les appareils, c’est dire que ce qui en l’homme, sa conscience, avait pour fonction de décider a été remplacé par une autre instance qui se trouve extérieur à lui et à laquelle il est affidé et dont il est dans le vocabulaire de Flusser devenu le fonctionnaire : l’appareil et les programmes.
« En d’autres termes, la conscience a pris la place du dieu ou des dieux et l’appareil celle de la conscience. C’est moins une question de place que de fonction. La fonction "dieu" est aujourd’hui remplie par les appareils qui sont les véritables porteurs des "choix" des "décisions", et cela comme le remarque déjà Flusser en instaurant une "temporalité" nouvelle, absolument différente de celle qui agit l’histoire et qui bat en son coeur, comme son coeur. Portée par la conception chrétienne du temps de l’attente, l’histoire occidentale se voit remplacée par un va-et-vient permanent entre in put et out put, mouvement qui constitue à la fois le principe même de l’invention , "la chasse à l’improbable" et la finalité de celle-ci, en ce qu’il s’agit de produire de l’information et non du "sens" comme on le dit le plus souvent, ou de la signification. » [13]
Là encore, prendre acte de ce changement radical est la seule chose qui permette de ne pas se tromper sur les temps que nous vivons. Ce sont eux qu’il faut tenter de comprendre pour ce qu’ils sont, une période dans laquelle l’ensemble des figures de l’histoire se trouvent à la fois abolies et le plus souvent reconduites, sur le monde de la comédie ou de la tragédie, en tout cas sous la forme d’images non pas seulement au sens matériel d’image photographiques tirée mais d’images au sens que prend l’image technique à la fois par rapport au texte et par rapport au monde au choses aux états de chose et à l’expérience subjective.
4 - Image et concept
Ne nous mentons pas ! Quand on regarde une photographie, c’est-à-dire la quasi totalité de celles qui sont produites et exposée comme de toutes les images qui transitent sur nos écrans, on est certain de faire face à des choses qui ont été comme saisies dans la réalité, qui lui ont été à la fois enlevées et qui en même temps la restitue, elle, cette réalité. Bref, nous sommes certains qu’il en va ainsi et nous pensons que qui ne pense pas de cette manière ne pense pas de manière rationnelle.
La dimension technique de la fabrication des images et le dispositif optique associé à des siècles de représentation basé sur le principe de la ressemblance et la perspective inventée à la Renaissance, ressemblance elle-même descendante et héritière si l’on veut, comme enjeu et comme élément de preuve, de l’autorisation officialisée par le christianisme devenu religion dominante et de la légitimation de la production d’images comme vecteurs de la foi, cette dimension technique ne peut être appréhendée et donc reconnue par nous comme étant elle-même une forme de croyance.
Et pourtant, c’est bien à une forme de "croyance" que nous avons affaire, aujourd’hui, et cela pour deux raisons principales, d’une part parce que nous ne prenons pas acte de la mutation qui s’est imposée à nous avec l’invention des appareils et des images techniques, en continuant de penser qu’il n’y a pas de différence "ontologique", entendons de statut, entre une image primitive, une peinture renaissante et une photographie, et d’autre part parce que nous nous en tenons, pour l’essentiel, au visible en tant que répondant aux normes de notre perception, comme manifestation de ce que nous nous autorisons à tenir pour vrai.
Mais il ne faut pas focaliser sur ce point trop sensible pour ne pas conduire à de faux débats. Plus important est de tenter de suivre encore une fois Flusser et de redéfinir les images techniques, c’est-à-dire la première d’entre elles, la photographie, à l’aune de notions adaptées à ce qu’elle est et non à ce que nous voudrions croire qu’elle est.
C’est d’ailleurs ce que relève Flusser au début du chapitre intitulé la photographie : « Les photographies sont omniprésentes... Ces images signifient des concepts se trouvant à l’intérieur d’un programme, et elles programment la société à un comportement magique secondaire. Toutefois pour qui regarde les photos naïvement, elles ont une autre signification : elles signifient des états de choses qui, à partir du monde se sont reproduites sur des surfaces. » [14]
C’est au coeur de cette faille que nous existons et c’est cela qui instaure le fait de croyance dans nos relations aux images, l’écart entre ce qui est visible et ce qui conditionne la fabrication de l’image et qui quoique que plus déterminant quant à ses différents "effets" n’est pas pris en compte par les sujets percevants que nous sommes et qui en quelque sortent eux, ne croient que ce qu’ils voient ! En voici un exemple.
« Les photos noir et blanc sont plus concrètes et, en ce sens, plus vraies : elles manifestent plus clairement leur origine théorique. Inversement, plus les couleurs photographiques deviennent "authentiques", plus elle sont mensongères et plus elles dissimulent leur origine théorique. » [15]
Il ne s’agit pas aujourd’hui de parler du mensonge comme dimension devenue incontournable de ce que l’on nomme ou tient pour être la réalité, mais bien de tenter de prendre la mesure de la démesure dans laquelle nous existons ou plus exactement dans laquelle les appareils nous font vivre.
Et cette démesure, on l’a vu, tient en l’incapacité où nous sommes de reconnaître que ce que nous pensons être notre pouvoir de décision, qui a été certes largement illusoire mais avait une forme de consistance dans un monde dans lequel les appareils et les machines n’existaient pas encore, nous a été comme "volé" par les appareils. Nous avons été destitués par eux et cette destitution est sans doute plus essentielle que les vexations cosmologique, biologique et psychologique telles que Freud les a pensées.
Ces trois humiliations sont cosmologique, biologique et psychologique :
Sigmund Freud [16] a émis l’idée, dans Une Difficulté de la psychanalyse, que l’amour-propre de l’humanité a subi trois grandes vexations ou humiliations.
- 1. L’homme croyait la Terre au centre de l’univers. Or il n’en est rien.
- 2. L’homme se croyait supérieur à l’animal. Or il n’en est rien.
- 3. L’homme enfin se croyait le maître de sa propre âme. Or il n’en est rien.
Chacune de ces vexations a été infligée par la recherche scientifique.
1. La première vexation fut ainsi infligée par Nicolas Copernic, du moins nous le lui attribuons. Car déjà avant lui les Pythagoriciens et Aristarque de Samos (IIIe s. av. J-C) avaient proposé l’idée que la Terre n’était pas le centre.
2. La deuxième vexation fut infligée par les travaux de Charles Darwin. C’est grâce à lui que nous savons que l’être humain est un animal comme les autres, et qu’il n’y a pas de « fossé » entre l’essence des animaux et celle des êtres humains.
3. La troisième vexation, – même si Sigmund Freud ne se nomme pas lui-même -, fut infligée par la découverte de l’inconscient. L’idée que l’âme a plusieurs instances, avec des pulsions, et qu’elle n’est donc pas souveraine.
Révélant la perte de repères des êtres humains, ces explications ont sans doute contribué à la désignation de Sigmund Freud comme un « philosophe du soupçon ».
Car, ici, il s’agit de tout autre chose, de la "fin du sujet" comme maître de lui-même et de la conscience comme structure psychique capable de lui permettre de s’orienter dans le monde.
C’est l’appareil qui a pris cette place qui la prend sous nos yeux pourrait-on dire et avec notre assentiments, enfin presque.
Flusser en effet met en parallèle l’intention du photographe et celle du programme de l’appareil.
Le photographe veut : « encoder en images ses concepts du monde, se servir à cette fin d’un appareil photo montrer aux autres les images ainsi obtenues afin qu’elles leurs servent de modèle dans leurs connaissances, leurs évaluations, et leur action et faire ces modèle aussi durables que possible. L’intention du photographe est d’informer les autres et de s’immortaliser dans leur mémoire grâce à ses photos. » [17]
Le programme de l’appareil lui est le suivant poursuit Flusser : « mettre en image les possibilités qu’il renferme, se servir à cette fin d’un photographe, diffuser les images ainsi obtenues de manière à ce que la société entretienne un rapport de feed-back avec l’appareil, permettant à ce dernier de s’améliorer progressivement et produire des images de plus en plus parfaites. » [18]
Il y a des points de convergences entre photographe et appareil et des points de divergences, des collaboration et des luttes entre appareil et photographe. Et l’on sait qui est l’inévitable vainqueur : le programme.
Et Flusser dans la conclusion de ce chapitre fait bien apparaître le piège qui est le nôtre, le fait que nous ne parvenons pas à prendre en compte « le fait que le photographe encode ses concepts en des images photographiques pour réaliser des modèles d’information à fournir aux autres.../... et que les appareils encodent en images les concepts qui sont programmés en lui afin de programmer la société à adopter un comportement en feed-back qui favorise l’amélioration progressive des appareils. Si la critique photographique parvenait à démêler ces deux intentions dans les photographies, les messages photographiques seraient du même coups déchiffrés. tant qu’elle n’y réussit pas, les photographies demeurent non déchiffrées et apparaissent comme reproduisant les états de choses du monde du dehors, comme si elles s’étaient reproduites "d’elles-mêmes" sur une surface. Considérées d’un tel point de vue non critique, elles s’acquittent au mieux de leur tâches : programmer magiquement le comportement de la société dans l’intérêt général des appareils. » [19]
Il faut souligner ici le feed-back dont on va voir l’importance dans le monde de Black Mirror et la dimension magique qui est le nom que donne Flusser à ce que j’appelle, ici, l’effet de croyance. On relèvera enfin, que les images techniques existent comme si elles s’étaient reproduites d’elles-mêmes. Voilà bien la formule la plus synthétique pour désigner dans sa globalité le fonctionnement de notre relation aux images telle qu’elle a été façonnée par deux millénaires de christianisme et qui tient en une formule en effet qui relève de la seule FOI, à savoir que l’image serait par essence manifestation de la donation de sens par dieu à l’homme fait à son image et que, donc, la première image serait pas essence acheiropoïète, question et enjeu qui sera au coeur des méditations théologico-philosophiques sur le statut des images dès le concile de Nicée en 325, premier concile œcuménique qui avait pour question centrale celle de la double nature du christ, où siégeait Eusèbe de Césarée, premier grand théoricien de l’image, jusqu’au concile de Nicée II en 787, qui devait tenter de résoudre la crise ouverte la l’iconoclasme et jusqu’à aujourd’hui, comme on le voit avec le travail de Flusser.
Retenons donc que l’image technique n’est pas une représentation, qu’elle n’a donc rien à voir avec la ressemblance et tout avec la mise en oeuvre de programmes qui sont des lignes de codes permettant à des concept d’être transmis et communiqués par les hommes et entre les hommes. Et rendons nous maintenant dans le monde de Black Mirror en évoquant en détail quelques-uns des épisodes de cette série anglaise afin de tenter de mieux appréhender ce qu’il en est en particulier de cet effet de feed-back qui est agissant au coeur de s programmes et qui fait que leur véritable action consiste à « programmer la société à adopter un comportement en feed-back qui favorise l’amélioration progressive des appareils »