Séminaire XXI
Dans l’atelier des dieux
Twombly enfin ! Enfin Twombly !
Introduction
Cy Twombly donc. Après un long détour par l’analyse de la conférence de Musil, De la bêtise et des textes de Barthes sur Twombly, il est temps de s’atteler à la tâche de décrypter l’œuvre de cet artiste sans école et sans héritiers directs et de tenter de comprendre sa singularité, sa spécificité. Il faut donc chercher à comprendre la place que cette œuvre occupe à la fois dans l’histoire de l’art du XXe siècle et le rôle qu’elle peut jouer aujourd’hui dans une tentative de repenser les modalités de la sensibilité, du sensible, et celles de l’affectivité comme éléments centraux permettant une redéfinition de notre contemporanéité.
Nous nous concentrerons sur quelques points majeurs, ce qui nous conduira à nous demander en premier lieu « comment » travaille Twombly, en regardant la matérialité des toiles, les choses qui y apparaissent ou y disparaissent, nous évoquerons aussi la question des mots et des noms et des titres. Puis, nous irons voir du côté de sa formation et de ses sources d’inspirations. Nous reviendrons aux élément permettant de dessiner un cadre théorique dans lequel se sera déployé son œuvre et enfin nous aborderons à travers des exemples précis d’oeuvres, la triple question du geste, de la temporalité et du numineux.
Commençons par une citation du texte de John Yau, Cy Twombly, Charles Oslon et le « postmodernisme archaïque » qui se trouve dans le catalogue de l’exposition du centre Pompidou de 2016-2017, [1] qui aura constitué ma principale source d’information, qui évoque la période des débuts, les rencontres qu’a faites CT au célèbre Black Mountain College et celle de l’enseignant en écriture poétique que fut Charles Olson sur lequel nous reviendrons, avec lequel CT devint ami, car elle nous permet d’un geste leste de nous débarrasser des deux grandes tentations qui accompagnent les lectures ou interprétations de l’œuvre de TW.
« Si l’on admet qu’Olson exerça une influence considérable sur CT, il faut alors rejeter deux interprétations courantes de son travail. La première était que CT était un humaniste, qui pensait que les actions de l’homme sont plus importantes que la nature. La seconde, plus récente, tout d’abord défendue par Roland Barthes puis développée par Rosalind Krauss – postule que CT pratiquait une sorte de graffiti. Selon Krauss, « La nature du graffiti ( Barthes parlerait de son génie) est de s’opposer à la forme ». Krauss continue ainsi, dans son texte de 1994 : « Twombly, de manière erronée, interprète les marques de Pollock comme des graffiti, comme violents, comme un genre d’anti-forme. Et cette mauvaise interprétation sert de fondement à toute l’œuvre de Twombly. En conséquence, quand il écrit « Virgil » sur une toile il ne peut pas l’entendre sans équivoque. « Virgil » se présente comme ce qu’un élève qui s’ennuie ou qui est exaspéré graverait dans le bois de sa table, une forme de ricanement, une sorte de riposte conte le ronron du professeur. »
Le fondement de l’œuvre de CT ne découlait en aucune façon de la lecture erronée « des marques de Pollock comme des graffitis ». même dans ses premières peintures de glyphe, CT ne s’est jamais intéressé à « l’anti forme » ou à une forme idéalisée. En fait il pouvait graver « Virgil dans la surface d’un tableau et « l’entendre sans équivoque ». CT ne regardait pas en arrière quand il inscrivait des mots, des pictogrammes, des marques lisibles ou illisibles, à la surface des œuvres. Il regardait de l’avant en triant les preuves, les débarrassant du contexte historique afin de leur donner une nouvelle fraîcheur. Il vivait dans le temps présent, et une perception le conduisait immédiatement et directement à une perception plus poussée. » [2]
Deux choses essentielles se dégagent ainsi d’entrée :
– le fait que CT n’est pas un humaniste et donc qu’il ne faudra pas chercher à surinterpréter les mots, les noms, les citations provenant en particulier du champ de la Grèce ancienne ou de l’Égypte antique, ni à faire de lui ce qu’il n’est pas, un homme sage, se tenant loin de forces compulsives et complexes et qui ont peu à voir avec la raison.
– le fait que ses traits et ses gestes picturaux, ne relevant pas du graffiti, ne seront pas à comprendre en fonction de l’engagement, de l’opposition au monde contemporain, ni d’une forme de protestation contre celui-ci, ni comme issus de gestes de type enfantin voire infantile, ni finalement en fonction des schèmes que la psychanalyse dont certains critiques s’autorisent pour interpréter ses œuvres.
On peut préciser et insister encore sur ce point qui permet de dessiner le cadre général dans lequel se déploie l’œuvre de CT.
Il rejettera ou s’opposera à la renaissance parce qu’elle mettait l’homme au centre du monde, confirmant ainsi que son travail, son inspiration, ne provient pas d’une forme ou d’une autre d’humanisme. Mais en tant que partageant les idées de son ami Charles Olson, il va se tenir à la fois éloigné de l’idéalisme platonicien et des croyances liées à l’acceptation d’un idéal, quelle qu’en soit la forme et le contenu, et du rationalisme aristotélicien et en particulier du fait de chercher à contenir la pensée dans des catégories.
Cela ne signifie en rien qu’il ne prenne pas en considération l’histoire de la peinture, mais d’une autre manière comme on le verra. Il semble aussi important de relever dans ce passage de John Yau, qu’il fait exister une réalité de l’usage du langage, des mots, des noms par CT qui échappe au piège rationnel que tend sur le dicible et le pensable la linguistique, si l’on s’accorde avec le fait que, comme John Yau le dit, inscrire le mot « Virgil » peut être fait « sans équivoque », entendons, ici, sans que le recours à la langue soit ici porteur de et porté par la duplicité dont on a vu qu’elle constitue le coeur toujours actif du volcan sur lequel la conscience s’est construite et dont elle fait le moteur de son autoconservation, contre l’évidence même que d’autres usages de la langue ont non seulement existé mais sont encore et toujours possibles, actualisables et avec eux d’autres modes d’existence psychique.
Il sera nécessaire d’associer cette absence d’équivoque supposée ou convoquée, comme un élément majeur du fond psycho-mental de CT et à la comprendre comme la preuve d’un lien puissant enter sa pensée et une certaine compréhension des mondes archaïques et des enjeux de pensée et surtout d’expérience dont ils sont porteurs.
Reste donc à savoir ce qui émerge une fois que l’on a, d’un geste leste, repoussé l’humanisme et ses ambiguïtés et la psychanalyse et ses entourloupes pour croyants névrosés.
Pour le dire d’un mot et ouvrir ainsi notre voyage dans les monde de CT, ce qui émerge n’est autre qu’une relation avec l’archaïque, cultures, mondes, manières de concevoir le monde, et une approche du psychisme qui s’appuie et prend acte de l’existence encore actuelle de ces archaïsmes à travers des traces certes, mais surtout à travers des opérations psychomotrices d’actualisation que sont en particulier les gestes picturaux d CT.
Partie I : Les éléments de l’œuvre
A- Avec quoi faire un tableau ?
Partir de cette question simple, c’est aborder l’œuvre d’une manière à la fois directe et concrète, sans privilégier d’entrée un champ d’interprétation particulier. Il faut donc « décrire » quelques œuvres et indiquer autant que cela est possible les différents processus qui ont permis leur réalisation.
Et l’on va voir que cette approche conduit immédiatement au cœur des enjeux auxquels cette œuvre nous confronte, enjeux qui, semblant partir du geste ou des gestes convoqués pour que la toile advienne, vont nous conduire à nous demander à la fois comment pense CT et ce que finalement il a ou aurait en tête lorsqu’il peint.
Commençons par les éléments dont se compose une toile ou un dessin. Tentons une présentation des « personnages » picturaux.
– 1- Il y a d’abord la toile, ou de grandes feuilles de papier, le fond du tableau, la surface sur laquelle vont venir jouer les personnages picturaux que l’on va présenter. Ces toiles ou papiers sont recouverts le plus souvent de blanc crème ou de gris et forment une surface à peu près uniforme mais qui constitue le premier temp-s de l’œuvre, la condition sine qua non de l’apparition des personnages picturaux
– 2- Il y a des traits, qui forment un ensemble complexe puisque ces traits peuvent être des lignes droites ou apparentées, de lignes courbes s’enroulant sur elles-mêmes, des ratures, des sortes de griffonnages. Mais aussi des traits dessinant des formes, surtout dans les dessins, formes d’objets reconnaissables et aussi d’éléments sexuels. Mais le plus souvent ces traits ne forment que des lignes aux allures indéfinissables. Ces traits peuvent aussi être des coulures dans certains tableaux puissamment colorés que l’on trouve plutôt dans la dernière période de l’œuvre.
– 3- Il y a des mots, des noms, des phrases, bref des éléments de langage parfois lisibles parfois non. Et qui peuvent être accompagnés de chiffres. Le statut de ces noms a déjà été brièvement évoqué. Ils jouent un rôle à la fois central et en partie différent de ce que l’on aurait tendance à leur attribuer. En effet, ils fonctionnent aussi comme des personnage picturaux au moins autant que comme des noms ou des mots ou des textes, c’est-à-dire au sens d’éléments signifiants.
– 4- Il y a des taches de toutes sortes, le plus souvent colorées, qui elles-mêmes se déploient selon plusieurs types des maculatures, faites au pinceau ou à la main, et des taches de couleur résultat de traits accumulés par des crayons à la cire ou éléments de ce genre.
Pour mettre en scène ce qui a lieu sur les toiles ou les papiers de CT, il faut poursuivre plus avant cette présentation des participants, des acteurs.
1 fond
Une citation extraite de Cy Twombly, Paroles d’artistes [3] nous donne une idée de l’enjeu. « Avant j’avais toujours un arrière plan sec sur lequel je peignais. Je posais les images sur le fond.
Maintenant, quelqu’un peint pour moi le fond que j’ai élaboré. Dans mes premières peintures, je changeais des éléments pour obtenir la nuance ou le sentiment que je recherchais, mais maintenant, je conçois tout dans ma tête avant de commencer. C’est aussi à cause de la taille des œuvres ; elles sont grandes et je ne peux pas être tout le temps sur l’échelle, c’est pénible. » [4]
On verra que cette remarque de CT ne cadre pas complètement avec tout ce qu’on va découvrir sur sa manière de faire. Mais cela montre l’importance du fond.
Le fond, pour lui et sans doute pour toute peinture, enfin peut-être, est une structure d’attente qu’il soit d’ailleurs préparé ou non. [5] dont on va voir qu’elle répond, chez CT, à des critères assez particuliers.
Le fond ne va pas seulement être recouvert, mais bien au contraire gratté, creusé, recouvert et recouvert encore, ces recouvrements effaçant en partie ce qui précédait et ouvrant de nouvelles plages moins encombrées à l’avancée du travail.
2 traits, lignes, formes d’objets ou de choses
Il y a que ce soit dans les dessins ou dans les peintures une présence du trait à peu près constante chez CT. Et ces traits, ces lignes vont en fait se dédoubler selon deux grands axes, c’est-à-dire qu’ils vont avoir en gros deux grandes fonctions distinctes quoiqu’indissolublement mêlées, l’une de marquage de ce que j’appelle ici de manière assez inexacte ou imprécise le « concept » et l’autre d’accomplissement des forces physico-psychique à l’oeuvre dans la réalisation de l’oeuvre qu’on peut synthétiser sou le terme de sensible.
On comprend en cet instant qu’il y a un grand absent de ces premières remarques et qui et pourtant au cœur de la pratique et qu’on pourrait appeler le corps ! Mais on y reviendra car corps n’est pas le bon terme par lequel aborder le travail de CT.
Le corps, le mot corps, a de plus eu un destin assez ambigu entre les années 60 et aujourd’hui et c’est devenu un mot valise et une valise si grande qu’on a fini par y fourrer n’importe quoi. Il faudra donc revenir en détail sur ce qui est en jeu ici. Mais il faut bien parler de ce qui agit, de ces mains, de ce corps, de cette personne qu’est CT, bref du fait que ses œuvres, dessins et tableaux, sont le fruit d’actions multiples et répétées et que chaque type de ligne ou de trait répond à un ou plusieurs type d’action différents.
Et il y a les objets dessinés, plus rares, présents surtout dans les dessins, mais pas moins importants que les autres traits et qui ne sont pas tant des représentations d’objet, que des indications d’expression, des manifestations a-signifiantes d’un mouvement, celui dans lequel ce qui est représenté est à la fois pris et par lequel il est emporté.
L’objet, si tant est par exemple qu’un sexe masculin ou féminin soit un objet, lorsqu’il apparaît est un témoignage d’activité, moins directement sexuelle que profondément affective. Les objets ou les choses qui apparaissent, sont des manifestation d’une activité débordante, celle de la vie qui est aussi celle de la peinture entendue ici comme acte de peindre, plus que celle du corps !
Il faut dès maintenant remarquer qu’il y a aussi des traits qui sont liés à la ligne qui sont des lignes, des lignes droites ou ayant vocation à l’être et qui souvent permettent de mettre en scène des éléments de type géométriques.
Ces lignes peuvent être comme prises de tremblements divers, mais elles délimitent un cadre, surface ou porte, volume parfois, cadre qui affirme sa prétention à délimiter et à enfermer quelque chose. Mais cette prétention est comme le pus souvent tenue en échec. Ce qui a lieu sur la toile se produit souvent à la fois contre et à côté de ce que ces lignes semblent prétendre vouloir capturer.
Il y a aussi, encore plus précises, des lignes qui forment des rappels de quadrillage du type de ceux des vieilles feuilles dont on se servait pour les exercices de géométrie. Celles là sont encore plus évocatrices de la fonction qui est la leur : mettre en scène et en jeu dans l’agitation de la toile des forces actives mais le plus souvent opposées ou contraires à celles qui sont convoquées par les gestes du peintre et qui donnent au tableau sa puissance et sa vivacité.
Les œuvres de CT sont littéralement non tant traversées par ces conflits que portées par eux. Elles en sont à la fois le lieu de manifestation et l’incarnation. Elles donnent à voir comme le mouvement même de la « pensée », ce qui d’un corps en action, d’un corps peignant, vient à se manifester sur une surface.
Il faudra porter une attention particulière à ces lignes qui en fait ne sont absolument pas droite mais forment de sortes de cercles avançant comme des vagues et traversant littéralement la toile. À elles seules elles portent sur le devant de l’œuvre la tension entre ligne droite relevant du « concept » et la ligne courbe infinie relevant de l’affect et mettant en scène une manifestation du sensible « pur ».
3 mots, noms, phrases
Nul ne peut ignorer que chez CT les mots plus encore que les lettres, les noms propres, ceux de lieux ou de personnages célèbres, le plus souvent des héros de l’antiquité, et des phrases parfois lisibles et souvent devenant illisibles à mesure qu’elles sont tracées, phrases provenant pour l’essentiel de textes poétiques, tous ces éléments liés à la langue semblent à la fois déterminer et même surdéterminer la signification de l’œuvre et n’avoir sinon rien à faire avec elle du moins ne pas pouvoir être compris comme éléments donateurs de « sens ».
Dans les œuvres de CT, le sens des mots est comme distinct, séparé même de leur manifestation plastique. Ils sont à prendre pour ce qu’ils sont, des éléments picturaux, et non des éléments signifiants, même si leur présence convie inévitablement celui qui regarde et voit à les associer à l’oeuvre.
Parfois ils donnent leur titre à l’œuvre, œuvre souvent notée sans titre, le nom apparaissant entre parenthèse comme sous-titre en quelque sorte. Bref tout concourt à faire en sorte que les mots soient pris dans leur matérialité même, et qu’il faille plutôt entendre à travers eux leur sonorité et voir en eux leur fonction picturale à travers leur graphie et le mouvement de la main qui les écrit.
4 couleur, taches, macula, coulures et autres manifestations colorées
On pourra être étonné en lisant cette déclaration de CT : « Je ne suis pas très sensible à la couleur, pas vraiment. Je l’utilise sans nuances, à ce qu’il me semble. C’est l’objet, la forme des choses qui l’intéresse, davantage que la couleur. » [6]
Bien que de CT lui-même, cette phrase ne nous dit pas l’essentiel de ce dont la couleur est porteuse, même si, en effet, il ne la travaille pas avec nuance. Il a en effet une forte tendance à l’écraser ou la faire couler, selon les périodes ou alors, mais à partir de la ligne cette fois, et comme ligne, à la faire rayonner à partir de ce qui est en train de se former sur la toile. On voit par exemple des masses à la fois informelles mais donnant naissance à des sortes de boules irrégulières. Elles apparaissent sur la toile comme les éléments même de la « représentation », ou, si l’on veut, comme les véritables « sujets » de l’oeuvre, au sens où ces formes instables et tourbillonnantes, parfois contenues dans des lignes plus stables, semblent à la fois des choses ou des objets indéfinissables et des personnages picturaux élaborés même si leur signification nous échappe ou demande à être construite par la mise en relation des divers éléments en jeu sur et à côté de la toile, comme un titre ou son absence, et les mots ou les noms lorsqu’il y en a.
-B Comment faire le tableau ?
1- gestes, corps, main et regard
Quelque chose fait défaut à ce catalogue et qui est essentiel, c’est le comment, c’est-à-dire l’ensemble des aspects des états par lesquels passe le peintre pour parvenir à l’action, pour y revenir après l’avoir suspendue et pour accomplir l’œuvre. Et l’on découvre alors qu’il faut pour que cela ait lieu, le dessin ou le tableau, qu’un corps sentant et pensant se mette en action passe à l’acte, revienne sans cesse sur le lieu même de l’activation et de l’activité et poursuive ce qui a commencé d’apparaître à travers de nouveaux gestes.
Faire un tableau, c’est faire des gestes. Oui certes, mais cela ne suffit pas. C’est mettre en mouvement son corps. Certes mais cela ne dit rien de ce qui agit ce corps et si l’on pouvait décrire les gestes, cela ne nous apprendrait rien de ce qui les motive.
CT a une manière singulière de faire de l’art, de pratiquer son art. Nous avons quelques éléments qui permettent d’approcher cette question.
Le comment va prendre corps, si l’on peut dire !, grâce en particulier à ce que CT va découvrir lors de ses séjours au Black Mountain College vers la fin des année 50 et grâce à sa rencontre avec Charles Olson. Ce qui importe, c’est de rappeler ce que leur rencontre a apporté à CT.
Ce que CT découvre avec lui, c’est que l’art peut advenir autrement qu’en se soumettant à la reprise des critères et des canons en vogue, soit dans l’histoire de l’art, soit dans la modernité qui s’invente et qui se divise en deux camps opposés, celui qui privilégie le geste et celui qui privilégie une forme de désincarnation de la pratique artistique en la fondant sur la pensée rationnelle autrement dit sur une conception de l’art faisant du concept le vecteur d’une invention formelle critique.
Deux points sont essentiels ici. Le premier c’est bien de distinguer dans le corps deux grandes fonctions.
– D’un côté il y a celle de l’œil, du regard et donc du « mental », et donc du contrôle de et par la vision de l’exécution de l’œuvre, de la main si l’on veut, c’est-à-dire par la pensée et le concept.
Le concept se définit donc ici comme la forme synthétique d’un cadre général délimitant ce qu’il est légitime de peindre, c’est-à-dire de sentir. La sensation se trouve prédéfinie au moins dans sa fonctionnalité. Elle n’est légitime que si elle vient s’inscrire dans le cadre dessiné mentalement par une pensée dont l’individu n’est ni le responsable ni le maître.
Il se coule dans un moule si l’on veut le dire simplement. Un moule qui peut être extensible, mouvant, mais qui résiste, s’oppose à tout ce qui le mettrait en question. Là où l’œil domine, un autre corps, d’autres fonction du corps n’ont guère droit de citer en tout cas pas le droit de diriger les mouvement qui vont donner naissance à l’œuvre.
On sait que CT prendra acte de ce problème de manière radicale lorsqu’il réalisera en 1954 dans une chambre d’hôtel qu’il louait quand il pouvait sortir de la caserne où il était cryptographe, des dessins à l’aveugle, exécutés donc dans le noir.
– D’un autre côté, il y a d’autres éléments du corps qui peuvent entrer en jeu et devenir dominants dans la conception-réalisation d’une œuvre. Ce sont l’oreille et la main. La main, on la connaît depuis toujours, mais l’oreille ouvre des perspectives que la peinture ne semble guère prendre en compte. Il y a là un accès au sensible différent de celui médiatisé par l’œil et le « concept » dans l’option précédente, classique autant que moderne, et qui relie d’un fil solide La Renaissance à une certaine modernité.
« Pour Olson, le corps spécifique de l’individu, ou ce qu’il définit « comme la sensibilité au sein de l’organisme / à travers le mouvement de ses tissus constitutifs »,était le créateur directe de l’œuvre. » [7]
Deux choses s’effacent immédiatement, la relation du geste à l’ego et la relation du geste à l’expression d’un sujet. Ce n’est pas que le sujet soit mort, c’est le geste qui a changé d’instance directrice pourrait-on dire. Les dessins en chambre obscure nous mettent sur la piste. Ne pas voir ce que l’on fait libère la main de l’intention formelle, du désir de faire une forme précise et de contrôler les mouvements par le regard et le mental. Mais ce n’est pas non plus le moyen de parvenir à une forme supérieure d’expression. CT n’est pas un expressionniste !
2- La ligne comme sensation
Ce que cette situation de faire des dessins dans l’obscurité permet à CT de comprendre, c’est que son geste artistique, il doit le comprendre et le vivre comme une décharge nerveuse d’énergie.
Quelque chose se déplace qui est à la fois singulier et radical, lié à l’époque, au Black Mountain College, à des réflexion et des tentatives pour penser et agir l’art autrement, mais ce déplacement est surtout un processus de dégagement qui permet CT d’ouvrir un territoire que l’on peut dire « inconnu » au sens où ce qu’il appréhende désormais devant lui et donc dès ses débuts en quelque sorte, c’est un monde à inventer.
Inventer un monde, c’est faire advenir des conjonctions nouvelles entre les éléments constitutifs de l’art de la pratique artistique, ici le dessin et la peinture et aussi la sculpture et la photographie dont il ne sera pas question ici.
Il faut citer ici une phrase parmi les rares que l’on peut trouver de CT qui n’a guère accordé d’interview dans sa vie, une phrase qui à elle seul dit le déplacement qui s’opère pour lui à travers lui et dans l’art. « Chaque ligne est désormais l’expérience réelle avec sa propre histoire intrinsèque. Elle n’illustre pas – elle est la sensation de sa propre réalisation. » [8].
Quelques lignes plus haut, John Yau mentionnait ceci à propos de la conception de la poésie chez Olson, le complice de CT à cette époque. « En pratiquant ce qu’Olson appelait « la composition par champ » (composition by field) qui délaisse la structure traditionnelle, et en insistant sur la primauté du souffle et de l’oreille du poète (le corps) tout en prêtant attention à la syllabe et au son dans l’écriture, Olson brisa l’emprise de la versification close et de la forme héritée sur la poésie. Il décrivait la primauté du corps du poète par ses mots dans « projective verse » : « la tête, en passant par l’oreille, vers la syllabe / le coeur en passant par le souffle vers la ligne. » [9]
Deux autres phrases de son manifeste « projective verse » sont notées en majuscules dans la publication qu’il en fait en 1950 (CT a donc 22 ans à ce moment-là) dans Poetry New York. Les voici : « LA FORME N’EST JAMAIS PLUS QU’UNE EXTENSION DU CONTENU…. et … UNE PERCEPTION DOIT IMMÉDIATEMENT ET DIRECTEMENT CONDUIRE À UNE PERCEPTION PLUS POUSSÉE. » [10]
On peut considérer que ce très bref florilège de citations suffit presque à nous permettre de comprendre ce que veut dire, pour CT, faire un tableau ou un dessin.
Le comment n’est arrimé ni à une signification préalable, ni à une technique particulière, ni à un projet ni à un plan mais bien à des états psychiques permettant d’associer et de faire fonctionner ensemble des impulsions vitales qui ne peuvent se manifester qu’à travers de telles actions à la fois libres si l’on s’en réfère au sujet qui peint, et contraintes si l’on s’en réfère à ce qui est mis en jeu par le geste - ou l’ensemble des gestes - qui fera naître l’œuvre.
Il faut se garder de replier ces divers facteurs sous le terme de corps. Ce sont des aspects du corps qui sont ici activés et on ne peut attribuer au concept de corps une fonction synthétique. Bien au contraire. Il faut le comprendre comme un ensemble de fonctionnalités discrètes susceptibles de s’associer selon les intensités et les éléments mobilisés en vue de l’oeuvre. Et comprendre aussi que ces gestes sont portés par des éléments non liés habituellement à la peinture, à l’acte de peindre. Comme par exemple le son, la sonorité de certains mots ou des certains vers. CT évoquera la puissance déterminante de la sonorité d’un vers par exemple comme élément déterminant et déclencheur de la motivation à réaliser un œuvre.
Ce qui va apparaître sur la toile ici, n’est donc pas lié à une forme préexistante. Le geste n’accomplit pas une intention, il est la mise en oeuvre d’une impulsion elle-même complexe et, si l’on veut, profondément réfléchi non au sens ou la réflexion serait l’accomplissement mental d’un projet avant sa réalisation, mais la mise en condition affective et psychique en vue du déclenchement d’une action produisant sa propre réalisation.
Réécoutons ici cette phrase apparemment simple mais finalement pas tant que ça : « Chaque ligne est désormais l’expérience réelle avec sa propre histoire intrinsèque. Elle n’illustre pas – elle est la sensation de sa propre réalisation. » [11].
Le déplacement est radical en ceci que ce que va peindre ou dessiner CT ne sera jamais « quelque chose ». Il ne va pas représenter Apollon ou Venus ou L’école d’Athènes pour reprendre quelques titres d’œuvres célèbres, mais tenter de faire venir sur la toile, qui est bien ici et peut-être plus que jamais structure d’attente et machine de capture, non ce qui se produirait « dans » un corps, mais ce que produit un corps quand il est affecté par des intensités diverses provenant de sources non conciliables, non logiquement conciliables et pourtant congruentes par la puissance magique d’un être vivant, sentant et pensant, se mettant à accomplir une sorte de « danse » non pas autour du tableau comme Pollock, mais en vue du tableau, en vue de parvenir à une expression puissante a-subjective et profondément a-signifiante au sens où ce qui est cherché ou plutôt ce qui est mobilisé c’est la quête de quelque chose de significatif.
Plus exactement le significatif est le nom de l’affect actif mobilisant des affects d’autres ordres des sensations et des émotions, qui se percutent en ce qu’ils précèdent et engagent le déclenchement des gestes qui vont faire naître l’œuvre. D’où ces mots quand même étranges qui font de « la ligne, la sensation de sa propre réalisation ».
Quelque chose se déplace dans le champ de l’intentionnalité. Et ce à quoi procède sur lui-même, grâce manifestement à Charles Olson en particulier, et évidemment parce qu’il est réceptif à ses préceptes et qu’il saura en quelque sorte les mettre en œuvre, c’est à une dé-subjectivation forcenée de sa pratique artistique.
Et c’est paradoxalement pas ce biais qu’il va inventer et imposer une manière de peindre tout à fait singulière en ce qu’elle est composée de tendances affectives fortes portées par un esprit tendu et ouvert prêt à lutter pour ne pas se laisser enfermer dans le champ du rationalisme pictural dont la Renaissance a été le fleuron et qui semble reprendre des forces à son époque sous le nom d’art conceptuel.
Et ce que pouvait écrire Olson (« une perception doit immédiatement et directement conduire à une perception plus poussée ») résonne ici pleinement. On le comprend donc, une perception n’est pas la manifestation d’une passivité au sens où elle serait une simple modalité de la réceptivité du sujet, mais bien cette fonction qui connecte celui qui perçoit à des forces et à des intensités qui, tapies en quelque sorte dans le corps pensant et sentant du peintre, vont chercher à devenir pure activité, pure action. Éveillées et embarquées par la main de l’artiste, il suit des forces et ces intensités, il répond à leur attente, à leur demande, à leur appel qui est de poursuivre le mouvement entamé jusqu’à son extinction comme « perception », ou jusqu’à l’extinction de l’intensité affective qui a été à la fois convoquée, évoquée, appelée, et transformée en action par le tableau et dans le tableau.
Les œuvres de CT sont littéralement des perceptions actives rendues « visibles » par les gestes d’un corps sentant et pensant ayant pris le parti de suivre ses affects plutôt que de couler sa pratique dans des grilles « conceptuelles ». Ce sont ces « grilles conceptuelles » qui transforment tout type d’expression en expression d’un sujet, d’un ego, en manifestation d’une intention. Ces « grilles conceptuelles » interdisent de ce fait à l’affectivité de se manifester. Annihilée par la soumission du sujet à la domination rationnelle et conceptuelle régnant sur le monde y compris celui de l’art, l’affectivité ne peut se manifester que comme plus value d’un sujet et forme inconséquente d’une non conformité aux règles e aux « loi de l’art ».
On voit alors s’ouvrir devant nous la question que nous adresse malgré tout et malgré nous les tableaux de CT. La question concerne « CE QUI EST PEINT », car lorsque l’on regarde un dessin ou une tableau de CT, inévitablement nous nous demandons ce que nous voyons ou à quel « spectacle » nous avons été conviés. Ils nous faut donc tenter de comprendre à quoi pense CT quand il peint !
Partie II : L’identification d’un « sujet »
1- Éléments biographiques
Même s’il n’est pas question, ici, de raconter le vie de CT, il importe de situer deux ou trois moments importants de sa vie en tant qu’ils nous permettent de mieux comprendre son œuvre. Les éléments biographiques dans le catalogue de l’expo 2016 du centre Pompidou suffisent pour cela.
« Edwin Parker Twombly Jr, dit « Cy », est né en 1928 à Lexington Virginie en. Son père, Edwin Parker Twombly, dit « Cy » (1894-1974), était joueur de baseball dans l’équipe des Chicago White Sox. Il prit alors le surnom du célèbre lanceur Denton True Young (1867-1955), dit « Cy Young » (Cy pour « Cyclone »). Le peintre Cy Twombly a donc adopté les prénoms et nom de son père mais aussi son surnom. Il meurt à Rome le 5 juillet 2011.
Il étudie l’art à l’université de Lexington en 1949, en 1950 il est à New York, et c’est 1951 après deux semestres au Black Mountain College que sa carrière se voit brusquement en brillamment lancée. Le Black Mountain College fut une université libre expérimentale, fondée en1933 enCaroline du Nord. Plate-forme pour les pratiques artistiques d’avant-garde, elle a considérablement marqué l’histoire de l’art du XXe siècle. Elle cessa son activité en 1957. De 1944 à 1953, des instituts d’été sont organisés dans lesquels sont invités des intervenants extérieurs à l’école. Chaque Summer Institute est dirigé par une personnalité. Autour d’un thème ou d’une pratique artistique, ils se composent de cours, d’ateliers, de conférences, de concerts, de performances et de pièces de théâtre. Il est inutile de rappeler le nom des grandes figures de l’art, peinture, théâtre, danse musique qui sont venus travailler là pour apprendre ou enseigner. » [12]
Notons que CT y fait la connaissance de Robert Rauschenberg et de Charles Olson, le poète et enseignant de poésie qui en devint le recteur en 1951, année ou CT lui-même vient y étudier. Avec Rauschenberg, il fera son premier voyage outre atlantique qui sera le premier d’une série continue de voyages qui émailleront toute sa vie.
Avec Olson, on l’a déjà vu, il va faire siennes des idées parmi les plus « modernes » de son époque. Elles ont du résonner en lui de manière très directe, car il semble qu’elles déterminent le cadre global de ce qui va devenir sa manière de travailler, c’est-à-dire de mettre en jeu et en scène les relations toujours complexes entre sensations, perceptions, affects, idées et concepts.
L’élément le pus important de cette période, outre deux expositions à Chicago où il montre son travail de l’été 51 au BMC et à New York fin 51, exposition accompagnée d’un texte enthousiaste de Robert Motherwell, c’est le fait qu’outre passer encore l’été à BMC avec Cage, Kline ou Rauschenberg, il obtient une bourse et va partir, en compagnie de Rauschenberg, pour un long et passionnant voyage qui le conduira de l’Italie à l’Afrique du nord et au Maroc où il rencontra Paul Bowles avec lequel il découvrit la musique Gnaouaet travailla à des tapisseries qu’il montrera à Rome en février 1953.
On peut arrête là la biographie, car tous les éléments sont présents qui constitueront les paysages dans lesquels sa vie va se déployer, l’Italie et ses multiples maisons où il vivra avec sa femme qu’il épouse en 1959 et son fils, Alessendro, né en décembre de la même année, les USA et le plus souvent pour y travailler plusieurs semaines ou mois par an dans sa ville natale et par dessus tout les voyages à travers le monde qui seront à l’évidence son activité la plus constante avec le travail à l’atelier. Grèce, Égypte, Afghanistan, Europe, rien ne résiste à sa curiosité et de ces voyages il fera le terreau de son inspiration.
2- L’archaïque
Dans la première demande de bourse qu’il effectue pour financer son premier voyage, il indique qu’il ne s’intéresse pas seulement au « primitif », aux « éléments rituels et fétiches », mais à quelque chose de sous-jacent au passé et au présent : à ce qui formait « curieusement le socle aussi bien des concepts primitifs que classiques ». [13]
Nous avons ici à faire à la basse continue de l’oeuvre de CT, qui n’est pas tant un intérêt de chercheur ou de scientifique que l’intérêt d’un homme qui ressent et éprouve face à de telles œuvres ou de tels lieux ou de tels fragments de culture ayant survécu jusqu’à aujourd’hui, des émotions si fortes qu’elles le transportent, l’enthousiasment et le poussent à travailler.
Mais il va utiliser le « matériau » qu’il collecte au cours de ses voyages ou de ses lectures d’une manière absolument inédite. Si, certes, on verra apparaître sur des dessins ou des toiles ou des titres d’oeuvres de noms de dieu ou de lieux, à aucun moment CT ne va « représenter » quoique ce soit qui puisse être pris pour un élément « archaïque » sauf à considérer que la forme d’une pointe de lance [14] ou d’un bouclier [15] soient des « représentations » de ces objets !
Il semble qu’il ne prenne pas de « notes », qu’il n’y ait pas de carnets de dessins pris sur le vif ou de croquis de quoique ce soit. Mais il semble que tout ce qu’il vit, vient d’une part alimenter ses conversations, et d’autre part se fondre dans la masse sombre de son « humus noétique » personnel, pour reprendre la belle expression de Stiegler, humus qui va, lui, nourrir toutes les « fleurs », toutes les ouvres donc, qui viendront pousser sur lui.
Elles seront absolument imprégnées de ses expériences et de sa culture, – deux aspects du même processus, l’un voué à l’enrichissement culturel personnel, l’autre servant de nourriture spirituelle et sensible à l’œuvre picturale – mais jamais on ne voit apparaître d’éléments autres que des noms et des mots ayant trait à la fois à ce qu’il a vu et appris et à ce qu’il senti et perçu.
La conception que CT se fait de « l’archaïque » doit beaucoup à ses conversations avec Charles Olson qui, « lorsqu’il travaillait dans les ruines mayas, extrayant les informations de la couche de terre et des pierres, se voyait comme un « archéologue de l’aube », plutôt que comme un poète ou un écrivain. » [16]
Il faut donc entendre ce terme non comme une métaphore du passé lointain et résolument non moderne, mais comme un territoire sans limites définies, qui n’est pas l’inconscient, mais bien un humus noétique, une accumulation aléatoire de données, à la fois liées à l’histoire mais indépendantes d’elles, d’éléments divers provenant donc de couches superposées ayant été bousculées par le passage des siècles, des millénaires, et en même temps qui est là, accessible potentiellement à chacun. Le parti pris « théorique de CT, ou plus exactement ce que son expérience lui « prouve » c’est que cet humus noétique présent et actif en lui, l’est donc potentiellement aussi en chacun de nous et pour chacun de nous.
C’est alors que l’archaïque devient quelque chose de « palpable », d’absolument sensible. Cet humus est un écheveau de sensations, perceptions, émotions provenant et d’ éléments culturels mais aussi de paysages, de situations que des hommes ont pu vivre à n’importe quelle époque, un coucher de soleil ou un vol d’oiseaux, une guerre ou une crise psychique, etc. C’est de ce réservoir d’émotions infiniment variées, que, réactualisées par une sensibilité active, de nouvelles émotions peuvent venir me toucher.
Et elles peuvent dès lors exploser dans ma vie la plus actuelle, dans l’ici et maintenant d’instants d’intensité affective et sensible activés par des éléments très anciens, des lectures, des choses provenant des strates culturelles de l’humus noétique, que dans des émotions immédiates provoquées par un coucher de soleil ou un vol d’oiseaux sauvages.
À ceci près qu’il importe que cet « archaïque » soit à la fois perçu, pris en compte et maintenu « accessible » en quelque sorte en permanence. Et c’est là que se tient le problème majeur : celui de l’accès à cette zone à la fois indéfinissable et pourtant éprouvée, vécue, et de la capacité à capter des éléments qui en proviennent.
Il n’est pas nécessaire que ce que l’on fait de ces captures, ou ce qui permet d’y accéder, soit « de l’art », mais, en effet, CT est l’un de ceux qui ont su transformer cet humus noétique en base d’une activité psychique et affective puissante. Et il l’a fait sans chercher à en rendre compte de manière « figurative » en cherchant à « faire archaïque ».
Car pour lui, comme il l’a appris ou partagé avec Olson, cet archaïque est le nom d’une activité sismique psychique pour laquelle le corps est presque « rien », mais un « rien » essentiel puisqu’il est l’intermédiaire, le transmetteur, ce sans quoi rien ne pourrait remonter jusqu’au psychisme. On l’a déjà évoqué, le corps pour Olson est définit « comme la sensibilité au sein de l’organisme / à travers le mouvement de ses tissus constitutifs » [17]. Nous sommes là bien loin du sujet et beaucoup plus proches du sensible, conçu ici comme capacité pour un organisme d’être affecté et de répondre à ces affects.
Les œuvres de CT sont donc nourries d’archaïque, c’est-à-dire de tout ce qui provient de l’humus noétique qui le constitue et auquel il a accès. Et cela inclus à l’évidence tout ce qui relève de strates de mémoires récentes, voire très récentes. Mais l’accès à cet « archaïque » dépend surtout de la possibilité dans laquelle celui qui peint, celui qui agit ses affects pourrait-on dire, se trouve au moment de peindre. Ainsi comprend-on qu’ici, peindre, c’est transformer justement ses affects passifs en affects actifs.
On le comprend le « sujet » des œuvres de CT n’est pas aisément définissable, en tout cas il ne l’est pas comme manifestation de pensées ou d’intentions d’un sujet. Malgré d’évidentes indications qui évoquent l’importance les gestes, il faut prendre acte du fait que la pratique de CT nous invite à tenter de comprendre ce qui se passe dans le moment où le corps sentant et pensant entre en action bien plus qu’à identifier le « sujet » qui l’accomplit ou le « sujet » qui serait représenté sur la toile. Quant CT travaille, ce qui se produit ce sont des phénomènes de transmission, de translation qui concernent la mise en relation entre structure affective et affects, entre sensations et émotions.
CT n’est pas seulement un activateur de sensible, mais un activateur « du » sensible, au sens où ce qu’il révèle dans ses œuvres comme en étant le « sujet » même, c’est la puissance du sensible, puissance qui se caractérise par une capacité de conversion du senti et du perçu en gestes et des gestes en affirmation plastique significative.
On rappellera ici ce que Musil disait du significatif à la fin de sa conférence intitulée De la bêtise : « Le significatif associe la vérité que nous pouvons percevoir en lui aux qualités du sentiment qui ont notre confiance pour en tirer un tout nouveau, qi est à la fois compréhension et décision, une obstination rafraîchie, quelque chose qui dispose d’un contenu à la fois mental et psychique et qui « exige » de nous ou des autres un certain comportement. » [18]
3- Peintre d’« états »
Nous arrivons ici au point central et le plus difficile non pas à expliquer mais à rendre crédible pour nos esprits par trop rationnels, le fait que la peinture de CT peut et doit être qualifiée de « peinture d’état » ou faudrait-il dire « peinture d’états » en mettant ce mot état au pluriel et à condition d’entendre le mot état au sens d’états psychiques. Ces états signalent que des forces s’emparent de tout l’être d’un individu, corps et âme pourrait-on dire, et le conduisent à accomplir des actes dépassant ses possibles intentions mais accomplissant de manière plus juste ce qu’il espérait pouvoir accomplir.
Si un rapprochement avec Musil s’impose ici à nouveau de manière évidente, c’est d’évoquer ce qui fut l’une de ses plus belles inventions dans l’écriture de L’homme sans qualités. En effet, il a nommé ce que vivaient ensemble le frère et la sœur – un amour dans lequel les mots, les conversations permettaient des jeux de transmutations des affects et des désirs, ou u moins ce à quoi ils cherchaient à accéder, « l’autre état ».
Quelques brèves citations nous permettront de prendre la mesure des enjeux qui sont essentiels si l’on veut parvenir à dire avec précision ce qu’il ne est de la manière de peindre de CT.
« À vrai dire, dans cet exemple comme dans les autres, ce qui est plus important que le contre-coup de l’action, c’est qu’une expérience vécue change de signification quand elle sort du champ des forces qui la déterminaient au début pour entrer dans d’autres réseaux psychiques. Car des phénomènes analogues à ceux de la face extérieure se produisent sur la face intérieure. Le sentiment cherche à pénétrer dans l’intérieur : il envahit l’être tout entier, comme dit non sans justesse le langage courant ; il évince ce qui ne lui convient pas et favorise ce dont il peut s’alimenter ». [19]
On pourrait presque s’en tenir à cette citation tant elle décrit parfaitement ce qui est en jeu et qui constitue l’enjeu de la création, c’est-à-dire à la fois la nécessité d’être et de rester connecté à ce qui a constitué à la fois la source et le contenu d’un « sentiment » entendons d’un affect, sensation ou perception, et dans un second temps, une autre nécessité impérieuse et vitale celle-ci, de parvenir à faire de ce « sentiment » chez Musil, de cet affect ou de cette sensation chez CT, le vecteur même de la création au sens le plus strict de cette force qui va conduire la main et qui ne devra pas être interrompue par autre chose que son propre épuisement.
Musil notera encore ceci : « Ce qui comble est rare et déborde aussitôt l’intention et saisit l’être tout entier. Le peintre qui voulait peindre quelque chose, encore que dans une transposition personnelle, peint maintenant en soi, pour le salut de son âme ; c’est seulement dans ces moments là qu’il a réellement un motif devant soi ; dans tous les autres il ne fait que se l’imaginer. » [20]
Nous allons voir que des choses dites par CT sont extrêmement proches de celles notées par Musil. Il suffit de s’accorder à voir dans ce peintre inventé par Musil, CT lui-même et de comprendre qu’il est allé, comme on le dit souvent si mal, un peu plus loin encore que ce qu’a imaginé Musil, au sens où lui, CT, a passé sa vie à dessiner et peindre sans même chercher à accomplir une transposition personnelle d’un motif, ou bien si, mais à condition de comprendre que ce « motif » n’est pas une image ou un ensemble d’images mentales ou autres.
Et d’accepter que ce soit encore moins une idée, (même si on a déjà vu que dans les derniers temps de sa vie il disait avoir tout sans sa tête), mais bien un ensemble hétérogènes de sensations de tous ordres, aussi bien affectives que culturelles, souvenirs de lieux ou de choses, de paysages ou de situations, de lecture ou d’émotions provoquées par ces lectures, ou par le son des certains mots. Et de prendre acte du fait que ces éléments qui arrivent en force portés par un vent à la fois puissant et immatériel purement abstrait et pourtant traversant tut l’être au moment de peindre, il ne cherche pas à faire en sorte qu’ils copient les sensations originelles.
Il n’y a pas « un motif » à la base d’une œuvre de CT, même si parfois certains titres montrent qu’il y a un axe autour duquel l’oeuvre va venir « tourner ». Pas « un » motif donc, ou même s’il y en a un, il sera composé d’éléments provenant d’une pluralité de sources qui vont se rencontrer, se télescoper, et venir envahir la toile dès lors qu’elles sont, ces sources, comme mises en mouvement par la concentration ou l’absence de concentration, par le laisser aller permettant de laisser monter en lui cet « autre état », celui qui par sa vacuité concentrée permet à ces affects de se transformer et d’affects passifs de devenir des affects actifs et d’emporter son geste dans ce devenir.
Ces sensations ou affects, Musil dirait sentiment, sont ou doivent être d’une acuité telle dans l’instant même qui englobe l’acte de peindre que ce sont eux qui vont prendre le contrôle des gestes. Les gestes ne seront pas l’accomplissement d’une idée mais le prolongement d’un état vécu à ce moment même, état dont la puissance sera équivalente à ce qui aura pu être mobilisé, appelé, rappelé, non pas au souvenir mais à l’être tout entier, à ce corps pensant et sentant qui oublie qu’il est un corps, oublie de penser, pour se livrer tout entier à ce qu’il est en train de faire.
Cette « action » permet non pas au geste mais au résultat du geste d’être véritablement l’écriture directe, au sens effectif de non médiatisée, non pas de ce qui a été vécu mais de ce qui est en train d’être vécu au sens d’accomplissement actuel permettant, comme on l’a déjà vu, à CT de dire « Chaque ligne est désormais l’expérience réelle avec sa propre histoire intrinsèque. Elle n’illustre pas – elle est la sensation de sa propre réalisation. » [21].
Et l’on commence à mieux comprendre ce que cela peut signifier et impliquer, et en quoi cette phrase apparemment complexe voire à la limite de l’absurde est en fait une manière très jute de rendre compte de ce qu’est l’acte de peindre quand il s’agit d’une « peinture d’état » pour reprendre cette expression.
Voyons maintenant comme CT en parle lui-même à travers un petit florilège de citations.
Sur sa manière de travailler il dit ceci : « Je reste assis pendant deux ou trois heures, et d’un coup, en quinze minutes, je peux faire une peintre, mais ce n’est alors qu’une partie du processus. Il faut s’être préparé, et se lancer, le faire ; et, quand on est prêt psychologiquement, il n’est plus temps d’utiliser le pinceau. C’est ennuyeux le pinceau, on y a va et tout à coup c’est sec, il faut s’arrêter. Avant d’avoir exprimé l’idée, vus vouez ? Car on veut la retenir. Mais ce n’est vrai qu’à certains moments seulement, pas pour toutes les peintures. » [22]
Cette manière de faire lui permet de disposer d’une certaine forme de liberté. « Je veux dire que lorsque la peinture vient finalement, c’est de façon naturelle. Je ne force pas, à moins de traverser une phase de stérilité. Je ne suis pas un peintre professionnel, au sens où je ne vais pas dans mon atelier pour travailler de 9 à 5, comme le font beaucoup d’artistes. Quand quelque chose me frappe, par exemple une peinture, ou quand je vois quelque chose dans la nature, ça me donne une piste et je me lance. Mais ça m’est égal de ne pas aller à l’atelier pendant trois ou quatre mois. Vous savez, ça vient quand ça doit venir. » [23].
« Je suis peintre, et tout mon équilibre vient de ne pas avoir à penser aux choses. L’unique chose à laquelle je pense, c’est peindre. C’est d’instinct que je me mets dans cette disposition, je n’ai pas besoin d’y réfléchir. Je ne pense pas à la composition, je ne pense pas à mettre de la couleur ici ou là. Je modifie parfois quelque chose après coup, ainsi je peux rester concentré sur l’action en cours » [24].
Deux autres citations nous rapprochent de l’enjeu majeur et nous montrent que CT était tout à fait conscient de ce qu’il faisait et disait.
« (La sculpture) est un tout autre état. Et c’est une affaire de construction. Tandis que la peinture est davantage une fusion – une fusion d’idées, de sentiments... »
CT dit donc lui-même qu’il est un « peintre d’états »
Et pour clore ce florilège cette dernière phrase de CT : « Pour un certain type de peinture, c’est instinctif ; pas comme si vous étiez en train de peindre un objet ou une chose en particulier, mais comme si ça traversait votre système nerveux. C’est comme un système nerveux. La chose n’est pas décrite : elle se produit. Le sentiment accompagne l’action. La ligne suit le sentiment, quelque chose de doux d’abord, d’onirique, qui devient quelque chose de dur, quelque chose d’aride, quelque chose de solitaire, la fin de quelque chose, le commencement de quelque chose. » [25].
Il ne vous aura pas échappé combien cette citation fait écho à certaines choses dites pas Francis Bacon qui, même s’il ne peignait pas de la même manière que CT, se trouve avoir eu une approche assez semblable quant à la relation entre l’acte de peindre et le système nerveux. On se souviendra de deux choses qu’ils a dites, l’une dans ses entretiens avec David Sylvester et l’autre dans un entretien qu’il a accordé à Marguerite Duras.
« Une des choses que j’ai toujours essayé d’analyser, c’est comment il se fait que, si l’image que vous recherchez s’est formée irrationnellement, il semble qu’elle agisse sur le système nerveux beaucoup plus fortement que si vous saviez comment vous pourriez la faire. Pourquoi est-il possible de rendre la réalité d’une apparence plus violemment de cette façon qu’en faisant ça rationnellement ? Peut-être que, si la facture est plus instinctive, l’image est plus immédiate. » [26]
On retrouve comme toujours lorsqu’il s’agit de comprendre ce qui relie puissance d’une « image » et puissance des affects, cette immédiateté qu’il faut entendre, comme nous le savons, comme l’absence d’intermédiaires, d’écrans, de filtres, entre l’émotion et l’action. C’est cette absence de filtres qui assure à ce qui est perçu et qui est ensuite transcrit par le geste une puissance d’affecter celui qui regarde et voit qui soit à la hauteur de l’affect qui a traversé celui qui a peint.
Et cette conception de l’acte de peindre trouve avec le concept d’imagination technique et d’accident, sa traduction sans doute parmi les plus précises et les plus justes que des peintres aient pu donner de ce qu’impliquait l’acte de peindre.
« On ne peut pas comprendre l’accident. Si on pouvait le comprendre, on comprendrait aussi la façon avec laquelle on va agir. Or cette façon avec laquelle on va agir, c’est l’imprévu, on ne peut jamais comprendre : it ‘s basically the technical imagination » : « l’imagination technique ». J’ai beaucoup cherché comment appeler cette façon imprévisible avec laquelle on va agir. Je n’ai jamais trouvé que ces mots-là : imagination technique.
Vous comprenez, le sujet est toujours le même. C’est le changement de l’imagination technique qui peut faire se « retourner » le sujet sur le système nerveux personnel. Imaginez des scènes extraordinaires, ce n’et pas intéressant du tout du point de vue de la peinture, ça n’est pas l’imagination. L’imagination véritable est construite par l’imagination technique. Le reste, c’est l’imagination imaginaire, ça ne mène nulle part.
Je ne peux pas lire Sade pour cette raison. Ça ne me dégoûte pas complètement, mais ça m’ennuie. De même il y a des écrivains mondialement connus que je ne peux pas lire non plus. Ils écrivent des choses qui sont des histoires sensationnelles, seulement ça. But they have not the technical imagination.
C’est toujours par les techniciens qu’on trouve les vraies ouvertures. L’imagination technique, c’est l’instinct qui travaille hors des lois pour retourner le sujet sur le sytème nerveux avec la force de la nature. » [27]
Il importe ici de relire cette phrase de Musil lue lors de la dernière séance tant elle fait écho avec une précision remarquable avec ces déclarations de Bacon.
Dans le volume I de ses Journaux, à la date du 14 ou 15 novembre 1910 alors qu’il se trouve à Rome, il note dans un cahier ceci : « J’ai envie de dire : ces littérateurs qui parlent avec dédain de leur travail. Kerr : la littérature n’occupe qu’un petit canton de mon existence.
À l’opposé : la littérature, c’est de la vie combinée avec plus d’audace et de logique. Une production ou mise à jour par l’analyse,de possibilités, etc. C’est une ardeur, capable de vous consumer jusqu’aux os, en vue d’une fin émotionnelle d’ordre intellectuel. Le reste n’est que propagande. Ou c’est une lumière qui naît dans la chambre, un sentiment dans la peau, quand on repense à des événements vécus qui resteraient, sinon, indifférents ou confus. » [28]
On sait que CT a été impressionné pas des œuvres de Bacon qu’il voit à New York à la fin des années 50 et qu’il dira avoir été influencé par elles.
Mais ce qui importe, c’est le parallèle qu’il est possible et légitime de faire entre leurs deux conceptions de l’acte de peindre.
Cette expression, ce terme de système nerveux est une autre traduction pour parler des affects, à conditions de ne pas embrigader les affects dans une définition sentimentaliste. L’affect n’a rien à voir avec l’affectation. Il s’agit, avec ce système nerveux, de la modalité de réception-transmission de ce qui touche émeut bref affecte, et cela dans les deux aspects passif et actif de l’affect.
Ainsi voit-on se dessiner devant nous une opération qui consiste à se laisser affecter par ce qui vient aussi bien du dehors, du grand dehors, que de ce que nous pouvons avoir accumulé en nous, culturellement et personnellement, et de mettre en œuvre une opération de renversement intégral de la dimension « passive » de l’affect comme ce qui vient nous toucher en dimension active en faisant que ce qui nous a touché devienne source d’une action d’un acte, ici l’acte de peindre.
Mais il faut que cet acte soit à la hauteur de l’affect et pour cela il importe que la relation affect passif - affect actif soit aussi directe et immédiate que possible, que l’intensité de ce qui nous affecte soit en gros égale à l’intensité de ce qui va permettre de produire le tableau, ou une partie, ou une étape dans la création de ce tableau, et que cette intensité nous affecte en retour et précisément ouvre alors la porte à une reconversion du vécu en puissance d’action comme modalité du faire nécessaire à l’accomplissement de l’œuvre et comme modèle ou principe permettant de réitérer et de mesurer l’intensité nécessaire à l’accomplissement d’autres œuvres.
Chez Bacon, il s’agit de cette imagination technique qui ne fait absolument pas défaut chez CT qui lui va plutôt pour réaliser cette opération de la conversion des affects privilégier la « peinture d’état », autrement dit la mise en condition psychique comme condition de possibilité de l’accomplissement de l’acte de peindre.
Partie III : Fonctions de la peinture
1- L’archéologie inversée et l’impasse du temps linéaire
Nous avons brièvement évoqué l’intérêt de CT pour ce qu’il a nommé l’archaïque et qui concerne en fait l’histoire antique, celle de Rome, de la Grèce ou de l’Égypte principalement. Il faut donc y revenir plus en détail, car c’est là, non pas la seule source de son travail mais la grande source à laquelle sa pensée vient s’abreuver.
On pourrait dire que cette source n’est autre que l’histoire, mais ce serait faire de CT un historien ce qu’il n’est pas, et encore moins un « peintre d’histoire » ! Et pourtant nombre d’oeuvres font référence à des moments ou des personnages de l’histoire antique, mais cette « histoire » n’a pas grand chose à voir avec des événements historiques et peu avec des personnages. Et le plus souvent, ce que l’on voit apparaître, ce sont aussi des lieux liés à l’histoire et des divinités telles Apollon et Venus, mais aussi, on y reviendra, Bacchus.
En fait, l’histoire pour CT, est un moyen de creuser à travers les strates composant notre humus noétique qui est aussi notre passé. C’est en fait un moyen par ces forages trans-temporels de permettre à des éléments de remonter à la surface et de redevenir grâce au travail du peintre et à la possibilité offerte de voir les toiles, absolument actuels.
Archéologue donc mais travaillant non pas à nous permettre de mieux connaître telle ou telle strate du passé, mais de permettre à des éléments essentiels ayant existé dans le passé d’exister à nouveau sous un nouveau statut, celui de l’oeuvre, et d’exister maintenant.
C’est ce jaillissement du passé comme présent, si l’on doit continuer à employer ces mots relevant de notre conception classique du temps, qui importe à CT et qui constitue le cœur de cette « archéologie inversée » qui est une expression que l’on doit à son ami Charles Olson.
On se souvient du texte de Katharina Grosse lu lors de la séance précédente. Il va nous aider à préciser certains points majeurs et ici le rapport qu’entretien CT avec l’histoire.
« Pour moi les tableaux de Twombly sont des voyages dans le temps dont les divers tours de passe-passe écartent de l’orbite de nos représentations mentales toute idée d’un temps linéaire.../… Je vois aussi comment Twombly superpose les lentilles temporelles de telle sorte que je peux me trouver simultanément dans le présent et dans la Grèce antique.../… Twombly n’utilise pas les poèmes antiques, les textes mythiques et les échos de la peinture pariétale pour exhiber des preuves authentiques du passé, mais pour montrer que le déroulement linéaire des événements ne sert qu’à mettre de l’ordre dans nos pensées. » [29]
Retenons en passant que de comprendre les tableaux de CT comme des voyages dans le temps met tout à fait en perspective la boulimie de voyages qui a été au cœur de la vie de l’artiste. Mais ne prenons pas ces voyages pour ds vacances.
Pour mettre les choses au clair revenons à la phrase citée par Deleuze et qui est tirée du roman Mercier et Camier de Samuel Beckett, sorti en 1970 : « Nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager que je sache, dit Camier. Nous sommes cons, mais pas à ce point-là ».
Et donc, il est erroné de voir dans les voyages de CT, l’activité d’un dandy riche ou au moins très aisé et plutôt l’activité d’un voyageur trans-temporel cherchant dans chaque voyage, voyages qui avaient lieu pour l’essentiel dans des pays dans lesquels ce qu’il y avait à découvrir relevait de l’antiquité, à la fois à s’immerger dans le temps long et à creuser en lui des portes d’accès à ce qui de ce temps évanoui mais jamais mort pouvait entrer en connexion avec ses propres perceptions.
Mais ce qui nous importe le plus, c’est la réflexion de Katharina Grosse relative aux formes de la temporalité qui ne relèvent que d’une manière de mettre de l’ordre dans nos pensées et en rien de nous offrir une « vision » de ce qui relève de l’histoire qui réponde à ce que comme êtres pensants et sentants, nous vivons.
CT situe son travail non pas dans un hors-temps qui échapperait à l’histoire et à ces vicissitudes, mais accomplit, par son travail et dans son travail, un ensemble d’opérations qui permettent d’accéder à une vérité à laquelle notre conception d’un temps linéaire nous interdit désormais d’accéder. Cette « vérité » est pourtant cohérente avec les aspects de nos expériences qui nous constituent des moments de perception a-temporelle ou extra-temporelle de certaines choses.
Ces expériences prennent la forme de moments vécus qu’il nous faut qualifier d’« extatiques » pour bien marquer leur manière à la fois d’être déconnectés ou de nous déconnecter de la croyance, de notre « foi » en l’unicité du temps linéaire. Mais il faut aussi reconnaître qu’ils nous permettent de traverser l’épaisseur de l’histoire.
Ces « instants » particuliers nous permettent en quelque sorte des aller-retours sans médiation à travers l’épaisseur de strates historiques sur lesquelles on ne cherche pas à dire quelque vérité « historique » que ce soit, mais par l’évocation desquelles on parvient à se sentir à la fois affectés par l’histoire au sens le plus large du terme et libérés de l’histoire puisque par ces « révélations » instantanées, en traversant les siècles, les millénaires, on parvient à une connaissance par les affects, connaissance qui comme on le sait ne semble pas relever du temps linéaire ni de la logique des propositions mais de dimensions a-temporelles et a-logiques.
C’est la puissance des affects qui devient ici à la fois le vecteur et si l’on veut « l’objet » de la connaissance. Les affects sont à la fois ce qui de l’être humain traverse, de manière globalement inchangée, ce que l’on tient pour évident et qui n’est qu’un effet de la boucle rétroaction de nos croyances rationnelles sur l’être que nous sommes, et ce qui de nous jaillit et se tend à la rencontre de ce qui vient à nous. Cette connaissance par les affects est une puissance, comme l’imagination technique de Bacon, s’opposant à notre connaissance rationnelle. Celle-ci se nourrit de nos affects mais ne parvient pas à prendre acte de ce que cette connaissance par les affects nous dit, une vérité irrecevable sur le temps puisque comme la fourmi de 18 mètres, « il n’existe pas » !
- Les 9 discours sur Commode
Il faut se confronter directement à quelque oeuvres si l’on veut parvenir à bien percevoir ce qui est en jeu dans le travail de CT. Il est impossible de tout dire, évidemment, mais il est possible de faire émerger certains points majeurs, relatifs à l’histoire en particulier et cela dès les premières années de travail de CT.
Venons en à une œuvre absolument marquante dans le parcours de CT, « Nine discours on Commodus », un ensemble de neuf toiles, présenté en 1964 et qui a en quelque sorte acté la « rupture » de l’artiste avec sa patrie, même s’il y exposera tout au long de sa vie et reviendra presque chaque année travailler dans sa ville natale. Mais jamais plus il ne sera perçu et accepté comme un artiste vraiment américain. Il sera présenté ou perçu beaucoup plus un artiste européen, c’est-à-dire un artiste ayant développé des tropismes ne relevant pas d’une « américanité » moderne et respectable.
Un bref rappel s’impose. Cet ensemble de 9 toiles a été en principe terminé le 31 décembre 1963, jour anniversaire de la mort de de Commode(31 août 161-31 décembre 192) qui était le fils de Marc Aurèle, même si l’on pense qu’il aurait pu être le fils d’un gladiateur, sa mère étant friande de ce genre d’hommes et d’autant plus qu’il sera d’une force herculéenne et qu’il prendra part lui-même en tant qu’empereur, à des combats dans les arènes du Colisée. Son règne sera court à cause d’une mort précoce. Il est assassiné par son esclave Narcisse alors qu’il venait d’échapper à une des nombreuses autres tentatives d’assassinat ayant émaillé son règne.
« Arrivé sur le trône en 177, il gouverne durant trois ans aux côtés de Marc Aurèle. À la mort de ce dernier en 180, Commode commence à régner de manière plus hostile au Sénat. Il est rapidement surnommé Hercule en raison de combats de gladiateurs auxquels il participe.
Le règne de Commode est parfois considéré comme marquant la fin de la Pax romana. Son assassinat en 192 provoque une guerre civile et la fin de la dynastie des Antonins. Soumis à la damnatio memoriae par le Sénat, il est réhabilité par Septime Sévère.
À l’instar de Caligula ou Néron, son image reste celle d’un empereur cruel et sanguinaire, propagée par des auteurs latins qui, pour des raisons idéologiques et politiques, ont joué un rôle considérable dans le développement de sa légende noire. Cette image est cependant réévaluée par la recherche contemporaine. » [30]
À la différence de son père, Marc- Aurèle, il n’a rien d’un empereur philosophe et a plus jouit de la vie que médité sur elle, même s’il a pris quelques mesures politiques libérales comme de cesser les persécutions contre les chrétiens qui reprendront aussitôt après sa mort. C’est malgré tout un destin de comète se consumant rapidement en traversant le ciel romain, destin voué à être bref et rendu tragique par sa mort et ses excès. C’est sans doute ce qui intéresse le jeune CT qui n’a que 35 ans lorsqu’il réalise ce chef œuvre.
On sait qu’il a lu les mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar et qu’il traverse une période où il peint des sujets graves et violents, ce qui semble aussi correspondre à une ambiance liée à cette époque puisque Warhol par exemple se lancera lui dans sa série Death in America, peintures évoquant les 129 morts dans un accident d’avion à l’été 62.
Il faut en venir aux 9 grandes toiles à fond gris, toutes à peu de choses près de la même taille, (200cmx134cm), qui sont cette fois à l’évidence une sorte de portrait psychique de ce Commode.
Il dira avoir choisi le fond gris pour que ce fond soit comme un espace négatif permettant de compenser l’esthétique baroque des éléments présents sur la toile, et il revendiquera l’influence de Bacon à ce moment-là. Mais c’est le déploiement de cet ensemble et les éléments qui le composent qu’il importe de regarder en détail.
Tout d’abord la première toile met en scène un quadrillage fait à la mine de plomb comme accrochés à une ligne droite flanquée des chiffres 1 et 2 à chaque extrémité . Ces carrés accueillent deux masses évoquant comme des hémisphères cérébraux agités par des forces provenant des gestes qui les engendrent, connectées l’un à l’autre, mais malgré tout distincts, masses plutôt blanches faites avec des crayons à la cire. Le mouvement qui les anime semble encore assez contraint et fait qu’on ne perçoit pas de tendance forte indiquant que ces deux masses chercheraient à échapper à ce cadre à l’aspect très « rationnel ».
On pourra cependant y voir, comme le suggère N. Cullinan, un quadrillage ressemblant à celui des villes romaines, et donc le lire comme une forme de « paysage » qui explose sous les mouvement encore contenus des deux masses blanches.
Ce deux masses seront le motif central de toutes les autres toiles, mais de blanches elles seront devenues essentiellement rougeoyantes pour ne pas dire sanguinolentes et quoique non plus prises dans le quadrillage mais reliées à des lignes droites formant comme une survivance active de ce cadre disparu. Deux éléments majeurs apparaissent ici qui ouvrent sur un champ d’interprétations convergentes permettant de commencer à comprendre ce qui est en jeu dans l’œuvre de CT.
Le premier relève de ce que je nomme « concept » et le second de ce que je nomme « affect » ou « sensible ».
Il est assez évident de voir dans le quadrillage et toute forme de ligne « droite » manifestement tracée à la règle et souvent accompagnée de chiffres, un élément manifestant la présence active dans le champ psychique de ce qui relève de la rationalité et par elle de ce qui tend à nous faire appréhender l’existence, la vie donc, comme ce qui est soumis, et doit se soumettre, aux règles issues de cette rationalité ou du moins ce qui doit s’y soumettre sous peine de ne pas pouvoir être considéré comme digne d’être considéré comme « la vie ».
Or chacun sait que la vie, si elle a part à cette rationalité à travers les inventions de l’esprit humains, ne dépend en rien de cette rationalité pour exister et se déployer dans le monde.
Cette tension est en quelque sorte devenue « le propre de l’homme ». Elle lui est à la fois tout à fait « intérieure » et tout à fait « extérieure », mais elle ne s’impose que dans un rapport différentiel ne laissant qu’à un seul pôle le soin de donner la mesure de toutes choses. L’homme se croit être non seulement un être raisonnable et rationnel, mais un être qui ne peut et ne doit qu’à cette rationalité sa puissance d’exister.
La reconnaissance des affects, du monde affectif ou du monde du sentiment pour ne donner que deux ou trois des noms si variés que l’on a donné à ce « monde psychique » qui à la fois hante l’homme et lui permet d’envelopper la terre des visions incessantes qu’il produit, est aussi ancienne que le sont les humains. Mais, depuis quelques siècles et surtout depuis environ deux siècles, il ne lui est plus réservé d’autre part dans l’approche que les humains on du monde et d’eux-mêmes, que celle réservée aux cas limite ou de moindre importance, les fous et les gens bêtes pour le dire en souriant. Or ces « états » frôlant ou relevant apparemment de l’irrationnel ne méritent pas, dit la raison, d’accéder au rang de facteurs offrants des perspectives gnoséologiques effectives et efficaces. La peinture de CT par exemple, en offre un démenti saisissant.
Il faut au moins repréciser ce cadre à grands traits, car il apparaît chez CT d’une manière récurrente et précise faisant de ses œuvres non seulement ce qu’elles sont, des compte rendus de voyages psychiques ou d’états divers, des tentatives d’accéder ou de rendre compte du numineux et des manières de faire exister l’éternité sur une toile, mais des comptes rendus de luttes plus ou moins directes entre affectivité ou sensibilité, et concept, si l’on entend donc ce terme comme la version radicalisée et synthétique d’une rationalité devenue et folle et tyrannique.
Revenons donc aux 9 tableaux. On y voit donc deux éléments qui ne semblent pas séparables même s’ils sont distincts et que je n’ai pas de mal à présenter, voire même ici à identifier comme mettant en scène nos deux hémisphères cérébraux. On pourra trouver cela absolument exagéré, mais à la fois figuralement et psychiquement, tout nous conduit vers cette affirmation que ce qui est mis en scène – on ne dira pas de manière « inconsciente » mais plutôt expressive étant entendu que l’expression peut être considérée le plus souvent comme la manifestation d’affects échappant au contrôle de la raison – constitue un portrait psychique d’un personnage pour le moins bi-face pour ne pas dire schizé.
Il semble bien que ce qui est venu à l’esprit de CT pour en rendre compte, ce sont donc ces deux formes semblant à la fois développer leur propre singularité et ne pouvant pas parvenir à se séparer. Il apparaît donc aussi qu’elles ne cessent de se livrer un combat sans fin, peut-être pour que l’une parvienne à dominer l’autre mais aussi pour que, l’une comme l’autre, tente d’échapper aux limites que la ligne droite toujours présente dans chacun des tableaux fait peser sur leur « liberté », en ceci qu’elle rappelle par sa présence même le socle de départ de cette folle aventure qui se déploie sous nos yeux.
On suivra donc à la fois la métamorphose de deux formes blanches en des formes colorées bruissantes de violence, le retour inattendu des ces formes presque à leur état natif de masses blanches, mais cette fois accompagnées de projections légères laissant percevoir une possibilité de « libération » psychique échappant au piège de la violence dans le 6e tableau, la violence dégoulinante de ce que l’on associe inévitablement au sang du tableau 8, les deux masses semblant ici être au summum de leur lutte intestine, et la forme plus énigmatique du 9e dans lequel l’une des deux formes a rapetissé de manière évidente, l’autre devenant non plus agitée de traces rouge mais jaune, sans que pour autant, mis à part de changement notable de taille, rien ne semble avoir apaisé les lutteurs.
D’un point de vue plus général en prenant en compte l’ensemble de l’oeuvre, il semble que cette œuvre qui est encore de jeunesse et peut-être la première de la maturité montre à la fois que CT dispose déjà de l’ensemble de son vocabulaire pictural, mais surtout qu’il a en quelque sorte identifié, avec cette œuvre majeure, les grandes « lois » qui vont gouverner son parcours.
Ces 9 discours sur Commode sont à la fois une oeuvre programmatique et une œuvre unique qui tout en mettant en scène les principaux motifs qui traverseront l’oeuvre, nous dispense un véritable enseignement sur sa position existentielle et picturale.
CT est un homme de l’affectivité mais qui a compris dès cette époque et sans doute dès ses premières oeuvres que non seulement l’être humain est en proie à la schize mais que cette schize n’est pas nécessairement réductible à une forme ou une autre de « folie », de schizophrénie pour le dire vite.
Par contre, cette schize est la forme même dans laquelle la psyché « ek-siste » et que plonger ses pinceaux dans le monde de l’affectivité pour, à la fois le découvrir, le connaître et comprendre ce dont il est capable ou ce qu’il est capable de nous apporter, fait de la peinture un champ non seulement d’expérimentation mais un champ de connaissances nouvelles tant sur le psychisme que sur ses capacités à prendre en charge ce dont la raison veut ou voudrait qu’il se débarrasse, la sensibilité et les affects.
Et ce que la peinture va faire remonter au grand jour à travers l’œuvre de CT, c’est quelque chose qui aura à voir moins avec les états psychiques qu’il faut atteindre pour se mettre au travail et faire exister en soi le plus longtemps possible lors du travail, qu’avec ce que de tels états, oscillants entre absence de contrôle et perte de contrôle, peuvent nous apprendre.
Ce sont de tels état qui permettent de transmettre de ce qu’il en est de ce mode de fonctionnent psychique qui advient lorsque la raison, l’entendement, le concept ne gouvernent pas les gestes mais que ces gestes sont en quelque sorte dictés par l’impact que produit sur un homme la « manifestation » du numineux, manifestation vécue par lui, à la fois dans de nombreux moments de sa vie, mais aussi, nécessairement, lors des moments de travail.
Avec CT, en fait, on se situe au plus près pour ne pas dire directement dans ce que je nomme « l’atelier des dieux ». Il faut cependant clore cette séquence en rappelant que ces œuvres auront été montrées en 1964 chez Castelli et auront reçu un accueil globalement négatif. Rien n’aura été vendu et mis à part Richard Serra et Brice Marden, les jugements, à l’aune de celui de Donald Judd, auront été tous négatifs. Déjà les trois premières expositions de CT chez Castelli n’avaient guère marché, mais celle-ci fut donc accompagnée de déclarations hostiles. Il faut se rappeler que c’était l’âge d’or du minimalisme et que l’art à New York se développait dans une opposition radicale à tout ce qui était européen. Et CT va être perçu comme un peintre ayant fait allégeance à la vieille Europe. « L’art européen ne m’intéresse absolument pas et je pense qu’il est fini » déclare Judd à ce moment-là. [31]. La messe était dite. Quelque lignes plus loin, l’auteur note que la peinture de CT « incarnait tout ce que Judd méprisait : l’historicité, la composition et une dette envers a tradition européenne. » [32]
CT n’est d’ailleurs pas venu pour le vernissage et cela renforcera son désir de rester en Europe et d’y faire carrière même s’il continuera, on l’a dit, à venir travailler chaque année dans sa ville natale et à exposer à New York.
3 Dans l’atelier des dieux
Il y a, on le sait, assez de matière à réflexion à extraire de l’œuvre de CT pour un séminaire d’une année. Nous nous en tiendrons, ici, à l’analyse de quelques autres œuvres qui nous permettront d’aborder les derniers aspects majeurs de ce travail, aspects tant techniques ou thématiques que philosophiques.
Nous reviendrons donc au texte de Katharina Grosse en particulier puisqu’elle ouvre deux piste importantes relatives à la question de la temporalité en peinture, mais c’est sur la fonction des noms, des mots, de la poésie et sur la présence des dieux antiques dans les œuvres de CT qu’il faut maintenant revenir car ils sont parmi les éléments les plus marquants parmi ceux peuplant les œuvres jalonnant sa longue carrière. C’est donc par les mots que nous allons donc pénétrer dans l’atelier des dieux.
On a dit les voyages incessant et à travers eux, la quête de mondes disparus, les lectures d’auteurs grecs ou latins en particulier, son intérêt pour l’architecture, mais aussi et surtout pour les paysages, les ambiances liées aux éléments, soleil, vent pluie, atmosphère de la méditerranée qu’il voyait essentiellement « blanche », et évidemment pour certains peintres et en particulier pour Poussin. CT aurait en effet aimé non pas tant connaître Poussin lui-même que pouvoir découvrir Rome à l’époque de Poussin.
Dans des œuvres comme Apollon, Vénus (1975) ou Pan (1980), œuvre composée, elle, de sept tableaux distincts de tailles différentes, [33] CT met en scène des noms de dieux grecs, noms nettement présents sur les toiles et, pour Pan, prenant tout l’espace du premier tableau. On aura inévitablement tendance à regarder ces œuvres comme liées donc au nom de ces dieux et comme de tentatives bien peu picturales de les « représenter ».
Apollon et Vénus sont des toiles composées uniquement mots, sauf un petit amas de trait rouge en boule pour Vénus. Outre les noms écrits en bleu pour l’un et en rouge pour l’autre dans des lettres majuscules de grande taille, le reste du tableau est composé d’une liste d’épiclèses de chacune de ces divinités en écriture cursive et d’autres mots pouvant faire référence de près ou de loin à des éléments associés à leur nom.
On peut se demander où se trouve la dimension plastique de ces tableaux et se demander à quoi « joue » CT en les réalisant. Mais on peut aussi y voir une tentative de saisir les éléments « numineux » qui révèlent la puissance agissante de la divinité à travers des demandes qu’on lui adresse et donc une accumulation d’épiclèses, qui sont les noms que l’on associe au dieu en fonction de la situation géographique du temple ou surtout de l’aspect particulier de l’une ou l’autre de ses fonctions sur laquelle on veut insister ou que l’on invoque donc plus particulièrement.
On se souvient, ici, que le numineux est un mot utilisé et installé dans le champ des références culturelles par Rudolph Otto, un théologien protestant qui a su mieux que d’autres rendre compte de cette dimension à la fois évidente et mystérieuse de ce que l’on nommait encore alors l’irrationnel et qui se manifestait évidemment dans le champ global du sacré.
« Numen est un mot latin neutre (numen, numinis) qui devient numina au pluriel. Il dérive du verbe intransitif nuo, nuere qui signifie faire un signe de la tête. Ce signe peut manifester un consentement ou une répudiation. Littéralement, ce mot signifie une injonction, une volonté1. Les significations de ce terme varient selon le contexte de son emploi : culture latine, étude des religions, psychologie, sociologie ou économie politique. Cicéron utilise ce terme pour signifier la « puissance agissante » d’un dieu romain.
L’étude générale des religions utilise aussi le mot numen, et parfois son pluriel numina, dans un sens assez proche de celui des latins. Un adjectif français dérive de ce mot : numineux. Le théologien luthérien allemand Rudolf Otto (1869 – 1937) utilise le terme « numineux » pour qualifier le niveau atteint par la pensée sis au-delà de l’éthique et du rationnel, niveau qui se présente à la conscience sous l’aspect d’un mystère perçu simultanément comme effrayant et fascinant. »
Mieux encore, il est bon d’entendre ce qu’a pu écrire Rudoph Otto dans son livre Le sacré (Ed Payot).
Ce numineux donc relève du sentiment, autant dire des affects. « C’est le sentiment du mysterium tremendum, du mystère qui fait frissonner. Le sentiment qu’il provoque peut se répandre dans l’âme comme une onde paisible ; c’est alors la vague paisible d’un profond e recueillement.../… Il peut aussi surgir brusquement de l’âme avec ses chocs et des convulsions. Il peut conduire à d’étranges excitations, à l’ivresse, aux transports, à l’extase…./… Il peut devenir le silencieux et humble tremblement de la créature qui demeure interdite...en présence de ce qui est, dans un mystère ineffable, au-dessus de toute créature. » [34]
Kant, on le sait, nommera « le sublime » une version sensiblement plus synthétique et moins « violente » du numineux, mais tout à fait équivalente rapportée à l’époque à laquelle cette notion apparaît.
Et c’est bien dans ces strates-là du psychisme qu’il faut aller chercher ce qui est en jeu dans la peinture de CT. C’est en tout cas cela qu’il tente à la fois de faire exister dans ses toiles et d’offrir à qui les regarde, « ce frisson d’horreur qui reparaît sous la forme infiniment plus noble du saisissement qui rend l’âme muette et la fait trembler jusque dans ses dernières profondeurs. » [35]
Si l’on repense un instant aux 9 discours sur Commode, on comprend que ce n’est pas seulement le côté monstrueux du personnage qui a intéressé CT mais bien ce qu’à travers lui il percevait déjà assez nettement, ce frisson d’horreur qui n’avait pas à voir qu’avec une figure du mal mais bien avec la « présence » des dieux encore aujourd’hui dans notre monde.
Par présence des dieux, il faut entendre d’une part leur capacité à nous affecter encore aujourd’hui et d’autre part la capacité des humains à percevoir cette présence et à la faire exister en eux et pour eux. Et la manière la plus directe que les dieux ont encore aujourd’hui pour se manifester à nous, au-delà et en-deçà e ce que l’on peut apprendre et savoir d’eux, c’est tout simplement leur nom.
Et c’est ce nom, sa sonorité, sa musicalité, qui est susceptible d’éveiller chez CT, comme en chacun de nous, des sensations, des affects qui en quelque sorte le soulèvent, on pourrait dire le mettent « hors de lui », affects à partir desquels il se sent soudain capable de répondre, les transformant en affects actifs, en faisant une toile. C’est sa manière à lui de faire exister quelque chose de cet ordre en tout cas.
Ici, dans la toile Apollon, la liste des épiclèses est bien une manière de faire sonner et résonner à partir du nom des vibrations potentiellement infinies capables de conduire à un sentiment d’ivresse constituant une source d’accès possible au numineux, entendons au dieu même, tel qu’il peut être approché aujourd’hui.
On peut aussi mentionner d’autres oeuvres dans lesquelles les mots et les noms jouent un rôle majeur. Il suffira de parler de celle qui s’intitule sans titre (Say goodbye Catullus to the shore of Asia Minor) de 1994, œuvre immense puisqu’elle fait 15 mètres de large sur 4 mètres de haut. Ces mots sont tirés d’un poème de Catulle [36]
Les éléments sur ce seul tableau pourraient offrir le cadre d’un séance complète. Retenons seulement que la musicalité de ce fragment de poème a suffit à elle seule à transporter littéralement CT dans des « transes » particulières, au sens où l’accomplissement de cette œuvre à Lexington qu’il avait commencée à Rome en 1971, puis reprise en 1980, va donc être terminée à Lexington et ouvrir une période d’une très grande créativité qui commencera à cette époque et ne se terminera qu’avec sa mort en 2011.
On comprend à travers cet exemple que CT ne peint pas uniquement dans l’urgence, même si cela lui arrive, et qu’il peut « méditer » une toile aussi longtemps que nécessaire jusqu’à trouver les forces et l’état qui permettront de l’accomplir et comme il le déclare aussi, qu’il aime à travailler sur plusieurs toiles en parallèle. Mais l’important ici, c’est la puissance déterminante des mots de leur sonorité comme facteur déterminant dans l’éveil psychique permettant d’accomplir une œuvre.
Mais évoquons malgré tout rapidement ce qu’il en dit et ce que l’on peut en lire sur le site de la galerie Gagossian. [37].
« According to Twombly, the painting should be read, contrary to Western convention, from right to left—from east to west, that is, like Catullus’s solitary return from Asia Minor to Rome, or like Twombly’s own journey with his monumental painting from Rome to Lexington.
“I think of the painting’s movement as falling. . . . It cascades and it exits on the left. The painting is about life’s fleetingness. It’s a passage.” Cy Twombly
Read in this way, the painting, a work of three abutting panels, opens at top right with fragments of lines from Rainer Maria Rilke’s “Tenth Duino Elegy” (1922), in blood red, and set there like a motto : “How you gaze / beyond / on bitter duration / the bitter duration / to See an end / ( . . . ) our winter / our dark evergreen / Our dear / duration / Our time.” The fragment from the second of George Seferis’s Three Secret Poems (1966) at the bottom-right edge also evokes death : “and yet there on / the other Shore / under the dark gaze / Sun in your eyes / You were there / the other side / the other dawn / the other birth / & yet there you were / in the vast / time / drop by drop.” To the left, below the painting’s center, we read Rilke’s verse “His Mortal heart / presses out / an inexhaustible / wine / wine / wine” [38] ; and to the left of that lies a fragment by Archilochus, from the seventh century BC : “In the hospitality of War / we left them their dead / as a gift to remember / us by.” The central canvas shows remnants of phrases that Twombly once considered possible titles for the work : “Idleness,” from the line “On mists in idleness,” by the Romantic poet John Keats, as well as “The Anatomy of Melancholy” and “The Aatomia of melancholia,” references to Robert Burton’s Anatomy of Melancholy (1621). [39]
To the right we find the concluding lines from Rilke’s “Tenth Duino Elegy” : “and you who have / always thought of / happiness rising / would feel the / emotion / that almost over / whlmes / whenever happines falls,” as well as the fragment “( . . . ) of AiR,” from Rilke’s “An die Musik” [40]. Next to an aimlessly spinning circle of lines, symbolizing the passage from life to death, the word “[me]mory” forms the transition from the eruptive cascades of color at the right to the grisaillelike, Cimmerian, left-hand part of the painting.
For Twombly, the pictorial space of his Catullus canvas was “a loose gravitation comparable to mythology itself which also has no center of gravity.” At the transition to the work’s left-hand panel, floating vertically down through this a perspectival, centerless space, unknown to Western pictorial aesthetics, are verses from Rilke’s “Ninth Duino Elegy” (1922) : “this fleeting world / Which in Someway / Keeps calling to us / Us the most / fleeting of all / Once for each thing / Just once no more / And we too, Just / once / and never again / But to have / Been / this once / completely / even if only / once.”
Below come lines from Seferis’s “Automobile” [41] : “high & light / how the dizzininess / slipped away / like a fish / in the sea.” Partly interwoven with these wander erratic inscriptions : the name of the Greek musician “orpheus” and the names of three Egyptian deities, “Khonsu,” “Amun,” and “Maat.” On the left panel itself, verses from Richard Howard’s “1889 Alassio” (1969) flicker as if stammering : “Shining white / AiR / ShiNiNg White AiR trembling in / TReMbling in White / in white light light / reflected in the white / flat sea / flat Sea / La Bella noia.”
Between shrill eruptions of color and boats that disappear into a gray nothingness, Twombly’s inscriptions span a panorama in some ways similar to a parable, encompassing farewell, affirmation, mourning, and crossing over.
The prevalent themes, elevated to the status of myth, are Catullus’s “saying goodbye to something and coming back on a boat,” Orpheus’s descent to the underworld, Twombly’s own journey on the Nile, and his homecoming to Lexington in 1993. The canvas, fifty-two feet long, which he worked on for over twenty years, for Twombly symbolized a journey through life and toward drifting into death. “I think of the painting’s movement as falling. . . . It cascades and it exits on the left.
The painting is about life’s fleetingness. It’s a passage. It starts on the right and as you move to the left it just goes out.” Untitled (Say Goodbye, Catullus, to the Shores of Asia Minor) is a painted and written trace of life, of our being here, and of our bidding farewell—for Twombly, “a passage through everything.” »
Sans s’attarder plus avant sur ce tableau, on retiendra cependant d’une part ce que CT indique en disant qu’il faut la « lire » de droite à gauche et non sans le sens inverse, et d’autre part qu’il considère que cette toile parle de la fugacité de la vie et d’une forme de chute non pas comme celle liée au péché mais comme un mouvement de passage vers autre chose. Nous y reviendrons d’ici eu lorsque nous évoquerons un autre ensemble de toiles liées au pharaon Sésotris Ier.
4- Méditation sur la ligne
Il n’est pas possible ici de développer absolument tous les enjeux et tous le « thèmes » ou éléments essentiels jouant un rôle dans les œuvres de CT. Il y a en a un que l’on a déjà évoqué et sur lequel il faut impérativement revenir qui est la ligne.
On voit immédiatement qu’il y a un grand nombre de types de lignes dans ces œuvres. On peut essayer d’en faire une liste sans doute pas exhaustive mais suffisante pour faire apparaître la richesse de ce qui est à la fois un motif absolument propre à CT, et un élément actif dont la fonction est d’incarner, si l’on peut le dire ainsi, la peinture en tant que telle ou plus exactement de montrer à la fois ce qu’il en est de la peinture et ce qu’il en est de ses limites.
Car, on l’a bien compris, à l’évidence CT n’est pas un peintre comme les autres même s’il s’empare des enjeux de la peinture pour les faire exister une fois encore, une fois de plus dans un monde qui semble ne plus vouloir avoir affaire à elle ou alors sous des modalités qui en nient la singularité et la puissance, et ainsi montrer que la peinture peut encore dire quelque chose d’essentiel et ne pas être cantonnée à la fonction d’élément de décoration insignifiant pour le dire vite qui lui est désormais réservée. À l’exception, il est vrai de quelques grands peintres qui parviennent à faire exister la peinture dans une relation tendue, incisive et de non conciliation avec les exigences implicites et explicites qu’il y a aujourd’hui à produire des « images ».
Il faut donc à la fois constater et partir du principe que les œuvres de CT ne sont pas des images et qu’elles font plus que d’échapper au piège de l’image, elles retournent contre les images, disons les images techniques, et tout ce qui dans la production d’images apparemment non techniques est néanmoins sous la coupe de la conception technique des images, la puissance qui de toujours les a portées. Et pour y parvenir ces œuvres picturales doivent impérativement inventer de nouvelles manières de peindre. L’enjeu n’a plus rien à voir avec abstraction ou figuration, mais avec « modalité de la soumission au concept » et « possibilité d’invention à partir du sensible ».
Les œuvres de CT viennent travailler le corps de la peinture au sens transhistorique du terme, ou, si l’on préfère travailler au corps la peinture pour lui permettre de trouver une existence et de l’imposer dans un monde qui ne semble plus avoir pour elle aucune considération. On pourrait prolonger ce discours au sujet de la littérature, évidemment.
Certes les « logiciels de plagiat » imbéciles n’existaient pas encore mais déjà les images techniques avaient quitté le champ de la seule photographie et de la reproduction sur papier pour envahir les écrans et l’on pouvait parfaitement savoir à quoi s’en tenir.
Et comme on l’a déjà aperçu, il utilise certes le geste pour parvenir à ses fins, mais ces gestes sont pour l’essentiel actifs à travers des lignes. On peut donc repérer différents types de lignes :
– la ligne droite tracée la règle et tout ses avatars le quadrillage et toutes les formes géométriques, rectangulaires le plus souvent dont on voit alors qu’elle sont soumise à des forces efficaces puisqu’elles peuvent se mettre à se multiplier et à trembler soit dans leurs lignes même soit comme ensemble de formes composée de lignes qui commencent lentement à ne plus être vraiment géométriques [42]
– des lignes qui se déploient comme des lignes tronquées mais reprises sans fin et qui transforment la toile en une vue de près d’une mer démontée [43]
– la ligne qui revient sur elle-même avec une faible amplitude et qui forme un sorte de rature [44]
– la ligne qui s’envole et revient sur elle-même mais avec une certaine amplitude et qui peut soit donner naissance à une forme au sens où au centre de ce mouvement globalement rotatif reste un vide, soit finir par donner naissance à une forme pleine au sens où les lignes se son mêlées au point de remplir le vide qui pouvait encore être présent lors du commencement du geste [45]
– des lignes qui sont plutôt des traits et qui servent à former les mots ou à dessiner des formes reconnaissables [46] 1969, p.141, Apollo et Venus, 1975, p.146-147, Apollo and the artist, 1975, p.144]]
– des lignes enfin qui semblent pouvoir être des lignes d’écriture et qui en fait se déploient comme des torsades de plus ou moins grande amplitude traversant toute la largeur de la toile ou de la feuille de papier [47]
Ces dernières lignes sont les plus énigmatiques puisqu’elles relèvent à la fois de la ligne, une ligne potentiellement droite mais qui échappe à l’emprise de la rectitude immédiatement pour s’enrouler sur elle-même. Elle relève aussi de l’écriture, et en effet parfois on peut lire ou deviner des mots dans ces lignes enroulées, mais c’est une une écriture qui ne parvient pas à former des phrases à intégrer le sens dans son tracé, c’est-à-dire à entrer là encore dans la dimension du « concept » si l’on s’accorde sur le fait que chaque mot est « un concept » comme le dit Nietzsche. Une telle ligne semble en proie à une sorte de folie à peine contrôlée qui résonne comme un cri ou qui met en scène une forme d’ivresse.
On le comprend, la ligne est au cœur de l’enjeu qui traverse l’être tout entier du peintre CT, si l’on s’accorde à comprendre l’enjeu qui anime l’acte de peindre comme une lutte sans fin des affects contre les règles et les lois du concept.
Il n’est pas exagéré de voir dans la ligne droite et les formes géométriques, les modalités de l’activité de la rationalité comme tentative d’étendre son emprise sur le monde. Et il n’est pas plus exagéré de voir dans les autres lignes, différentes modalités de manifestation des affects, toutes cependant tendues vers ce but à la fois vital inaccessible et néanmoins partageable ou transmissible fut-ce de manière indirecte, de permettre à l’artiste de peindre en relation la plus directe possible avec ce qui ne répond pas aux injonctions de la rationalité et de permettre à qui verra ses toiles d’accéder aussi à une certaine émotion liée à ces manifestations du numineux.
Il faut donc s’arrêter un instant sur ces dernières, non que les autres ne soient pas intéressantes et importants, mais on va les revoir encore un peu plus tard.
Tenons-nous en à l’œuvre intitulée Sans titre, (Bacchus) 2005, une toile de plus de 3 m sur plus de 4 m. La taille de la toile est importante car elle permet de prendre la mesure de la démesure du geste que l’on voit à l’oeuvre. On comprend ce que CT voulait dire quand il racontait que rester sur l’échelle était fatiguant. Et l’on comprend aisément que ces lignes n’ont définitivement rien à voir avec des dessins d’enfant !
Ce qui importe, ici, c’est que l’on est plongé au cœur du conflit entre les forces agissant en vue de l’ordre et celles agissant au nom des affects. Il y a outre la couleur rouge et le fond orange pale, éléments qui mettent en scène une forme de violence, l’enroulement de chaque ligne sur elle-même et le fait qu’elles sont portées et emportées par une véritable ivresse. Cette ivresse, le titre entre parenthèse vient la renforcer puisqu’il s’agit ici d’évoquer sous son nom latin le grand dieu Dionysos.
Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que ces lignes emportées par la violence radieuse de l’ivresse contiennent encore des « traces » de présence des forces travaillant du côté du concept, même si ces traces sont réduites au minimum. En effet, le mot et donc le nom de Bacchus quoique prézent est à peine déchiffrable dans la toile même, ce qui laisse entendre que ce sont bien les affects qui l’emportent, ici, dans ce combat.
On le comprend donc, ces lignes, même tracées par une main qui serait celle d’un Bacchus ivre lui-même, peuvent à chaque instant devenir ou redevenir, basculer en tout cas, du côté des lignes d’écriture.
Ce n’est pas qu’il faudrait faire attention pour que cela n’arrive pas, car on se demande bien à quoi faire attention, mais il faut être attentif à ce qui traverse le corps pensant et sentant. Car c’est là le travail ou la fonction du peintre lorsqu’il s’appelle CT, veiller à ne pas laisser se refermer sur l’intensité des affects, qui se déploient, la violence du concept.
Le peintre, ici, est celui qui sait que telle est sa tache. Et nous avons pris acte de ce que les affects sont ces éléments dont on perçoit qu’ils sont en nous la manifestation du numineux ou plus exactement ce qui peut avenir lorsque un être, un individu, se retrouve dans la position d’être l’intermédiaire, l’interface, le passeur entre monde des dieux et monde des hommes.
Car à l’évidence, les dieux, les anciens dieux évidemment, ne sont pas morts. Ils sont simplement réduits à une silence forcé qui, cependant, peut à chaque instant être défait par l’activité d’un homme ayant à la fois compris et accepté qu’ils existaient, et trouvé les moyens de leur redonner en quelque sorte la « parole ».
Pour clore ce moment, laissons quant à nous la parole à un autre Otto, Walter Friedrich Otto, philologue allemand et helléniste important de la première moitié du XXe siècle qui écrit en des termes quasi deleuzien et proches de la pensée de CT, ceci : « Ce qui anime l’homme au plus intime, c’est d’être saisi par des puissances éternelles, qui en tant que divines, sont partout à l’œuvre. » [48]
5- l’abolition simultanée des limites du temps
Il était à peu près inévitable que l’esprit curieux et tourné vers le passé des civilisations et des dieux d’avant le Christ et même de Yahvé, ou ayant existé en parallèle de ce dernier, se soit intéressé de près à l’Égypte antique et à certains de ces mythes et de ces dieux. On sait qu’il a voyagé en Égypte et qu’il s’est rendu en particulier à Abydos, un temple à quelques 90km au nord-ouest de Louxor, là où se trouve un ensemble funéraire tout à fait intéressant puisque d’une part Osiris était le dieu officiel de ce lieu et que c’est aussi là où des pharaon ont été inhumés comme Sésostris I auquel CT a consacré un grande cycle de 10 toiles commencé dans sa demeure de Bassanno in Teverina mais qu’il ne parvient à terminer, comme cela a été souvent le cas dans sa vie, qu’une fois transférées à Lexington.
Mais ce qui importe ici comme dans d’autres ensembles comme Fifty days at Iliam [49], c’est la manière de traiter l’histoire et les mythes.
Il faut ici se référer au texte de Thierry Greub [50] qui relève avec une grande pertinence ce qui fait le coeur de la démarche de CT, le fait de considérer la recherche du passé ou dans le passé, fut-il lointain, comme une manière d’éveiller l’imagination et de permettre de ne pas devenir l’otage, en tant qu’artiste s’entend, et dans son œuvre, de tous les discours et de toutes les prises de positions qui travaillent finalement à interdire l’accès à la puissance d’affect dont ces mondes sont porteurs.
« Dans Pan de 1980 [51] Twombly se confronte avec passion à la poésie bucolique. Dans les sept scènes peintes en différents formats, la peur panique provoquée par le dieu arcadien protecteur des bergers et des troupeaux, est évoquée, dans une sorte de décor paysager par l’alternance de bribes de textes et d’« événements » gestuels dans une palette d’un rouge éclatant. Un point scriptural surdimensionné met un terme aux prodigieuses outrances de couleur : rapportée par Plutarque, la mort du grand pan à l’époque de l’empereur Tibère éteint tout ce qui peut être dit -ce qui reste c’est le geste ponctuel de la disparition de la douleur. » [52]
On le comprend, la disparition des dieux, actée par l’ultime oracle de Delphes annonçant sa son propre silence et sa propre disparition (« Dites au roi : le vestibule orné s’est effondré ; Apollon n’a plus d’abri, ni laurier prophétique, ni source qui parle, et l’eau bavarde est tarie ») n’est pas acceptée par ceux qui par leur « sensibilité » parviennent non à la conviction mais à l’expérimentation que cette « mort » supposée n’est qu’un subterfuge et de la raison et de notre entendement qui « complotent » pour nous tenir éloignés des accès possibles à ces mondes soi-disant disparus.
Comme on va le voir dans un instant CT est lui parfaitement en phase avec ces dieux dont l’existence lui est familière et même si aucun accès ne semble exister, il sait et c’est sans doute cela le cœur de sa pratique de peintre, qu’il est possible de les « joindre » de faire en sorte qu’ils se manifestent et viennent poursuivre leurs conversations avec les hommes et les hommes avec eux. CT est l’un des rares intercesseurs qui peuplent la terre, époque après époque.
Mais ce qui importe le plus, c’est de faire émerger de cette approche quelque chose qui nous permette de nous confronter à la question centrale du sensible, qui est de savoir : à quoi on est sensible quand on se dit sensible, ou plus philosophiquement, de savoir si le sensible peut nous relier à des phénomènes qui ne relèvent pas uniquement des aspects matériels de l’existence.
C’est encore de tenter de savoir si le sensible inclut, et si oui comment, les phénomènes qui de l’imagination à la perception de manifestations non liées à des objets ou des choses matériels, relèvent d’activités psychiques connectées à des dimensions ou des aspects non rationnels de l’existence.
On peut considérer que c’est allez bien au-delà de ce que CT a pu penser et réaliser. Mais ne pas poser et se poser ces question, c’est rater la chance qui nous est offerte de repenser le sensible et notre relation à ce que nous appelons le sensible et le concept, ou si l’on veut le non ratioïde et le ratioïde pour parler avec Musil.
Ce vers quoi nous conduit CT, c’est comme le relève avec justesse Katharina Grosse, à aborder ce que peut signifier ce constat qu’elle pose après avoir décrit comment elle percevait certaines œuvres de CT : « Quel grondement ! Survient alors l’expérience abrupte que l’existence ne connaît pas l’histoire, parce que l’on ne saurait éprouver sa propre existence que dans l’événement qui ne se répète pas. » [53]
Quelques lignes auparavant elle avait rappelé quelque chose que les flusseriens connaissent bien mais qui n’est que trop rarement pris en considération tant on se plait à continuer à gloser sur ce que l’on sait plutôt que de chercher à comprendre ce que l’on ne sait pas encore, une idée qui dit que « contrairement au langage et à la musique, l’image peinte ne connaît pas la succession chronologique et elle n’a donc ni début ni fin. » [54]
Nous avons une nouvelle fois toutes les cartes en main pour tenter de dresser un « portrait » de l’artiste peintre en visionnaire expérimental. Car c’est bien ce que CT a été, un homme capable non d’avoir des visions et de les retranscrire comme on copierait une image vue dans son imagination, mais de créer des « images » qui participent directement de la saisie de cette réalité seconde dans laquelle le temps, ce que nous nommons le temps, n’a pas d’existence et dans laquelle des phénomènes paradoxaux deviennent perceptibles.
Il joue le rôle d’une interface entre deux mondes qui, contrairement à ce que l’on prétend et donc croit, ne sont ni distincts ni séparés. Entrelacés l’un avec l’autre, seule la faiblesse de notre sensibilité alliée à la faiblesse de notre capacité à décider, nous empêche de percevoir à la fois l’existence du deuxième monde, celui des dieux, et de reconnaître que le premier, si certain d’être le seul, l’occulte par ses affirmations supposément rationnelles.
En allant chercher du côté du passé qui ne passe pas, - c’est parce qu’il est peintre qu’il le « sait » et qui peint sans « savoir » cela n’est pas encore tout à fait assez peintre - CT parvient à traverser les strates qui recouvrent ce passé et à atteindre des zones où les dieux sont encore vivants et à faire des expériences aussi infimes qu’essentielles qui leur donnent une fois encore la « parole ».
Pas mieux pour aborder la fin de cet exposé que de laisser la parole à Thierry Greub en citant quelques lignes de son texte du catalogue du centre Pompidou, intitulé Les antiques de Twombly, « Coronation of Seostris de 2000 [55] conjugue pour finir la célébration de la course du char solaire du pharaon de l’Égypte ancienne, avec des citations de Sappho, d’Alcman, et (dans la sixième partie) du poème « now is the drinking », composé en 1996 par la poétesse américaines Patricia Waters qui parle de la disparition silencieuse des dieux antiques. Il es significatif que chez Twombly le « the gods » de Waters soit transformé en un « they » impersonnel. Les dieux antiques sont devenus des êtres anonymes, dont la disparition advient sans que personne ne s’en aperçoive : « You neither see them going nor hear their silence », « vous ne voyez ni leur départ/ ni n’entendez leur /silence.
La recherche des traces du passé menées par Cy Twombly, à laide du geste, du signe et de l’écrit fait naître, sous la forme d’un feuilletage s’apparentant à un palimpseste, des antiquités aux multiples facettes, dont le réveil demeure obscurci par une faillite de la mémoire et l’impossibilité de s’en approcher. Comme sur un site de fouilles archéologiques, les fragments livrés par ces « sondages des profondeurs » éveillent des références concrètes, créent une réalité dotée d’une formidable puissance d’« vocation et d’un large spectre d’associations, mais cette réalité reste toujours d’ordre imaginaire, fantasmagorique et fragile. Et c’est certainement à ce fossé que Twombly entendait faire allusion, lorsqu’il déclarait : « Vous connaissez le vers « Dis adieu, Catulle, aux rivages d’Asie mineure. » C’est tellement splendide ; Justement tout cette partie du monde que j’aime. Le son d’« Asie mineure » est vraiment comme un surgissement pour moi, comme un fantastique idéal. » [56].
Il serait là encore possible de développer de nombreuses idées et en particulier de remarquer que Thierry Greub ne parvient pas, malgré l’aveu de CT que ces mots sont pour lui comme un surgissement, à « croire » ou à se faire à l’idée que les dieux sont encore « vivants » ou peuvent se révéler tels par exemple sous les doigts d’un être comme CT. Mais l’on comprend bien ici comment fonctionnement ensemble un humus noétique, ici les couches archéologiques et une révélation, le surgissement du numineux à travers quelques chose d’aussi ténu qu’un fragment de vers.
Nous laisserons donc la parole à Bernd Klüser qui dans son texte Cy Twombly en vedette, [57] présente avec une infinie délicatesse l’œuvre intitulée sans titre (Gaète) 1992, et évoque bien cette fois à ravters la barque des siècles qui servait aux esprits de morts en Égypte antique à faire le grand voyage le conduisant vers l’éternité.
« Le tableau est dominé par plusieurs barques de couleur violet foncé, aux rames tout juste suggérées. Dans la zone supérieure laiteuse de la surface d’eau, on devine des lettres, et des chiffres recouverts de peinture blanche. Deux inscriptions en lettre minuscules de couleur rouge dans la zone aquatique au bas du panneau de gauche, se laissent déchiffrer quand on y regarde de plus près : « Abydos » et « Saïs ». ces noms renvoient de façon cryptée au couple de divinités égyptiennes, Isis et Osiris.
Sous la 26e dynastie, Saïs est devenue la capitale de l’Égypte, célèbre pour son temple d’Isis, avec la statue voilée de la déesse. Selon Plutarque, cette effigie portait l’inscription ; « je suis tout ce qui fut,ce qui est, ce qui sera et aucun mortel n’a encore osé soulever mon voile ; » Une allusion parmi d’autres connotations, à son immortalité. La légende de son dévoilement par un disciple du temple est un thème littéraire que l’on retrouve chez Kant, Schiller, et Novalis.
Abydos était non seulement l’une des importantes nécropoles de l’Égypte ancienne pour les rois et les hauts fonctionnaires, mais aussi un lieu majeur du culte d’Osiris, l’époux d’Isis. Son destin – victime d’un fratricide, il ressuscite – était célébré par des mystères. En tant que souverain du royaume des morts, Osiris symbolisait le cycle éternel du devenir, de l’être, de la disparition et de la résurrection. Sur une stèle de prière provenant d’Abydos, figure une invocation à Osiris pour un prince défunt : « Puisse-t-on lui tendre les mains dans la barque solaire d’Osiris voguant vers l’occident. Puisse-t-il manier le gouvernail de la barque de la nuit et les rames de la barque du jour. Puisse-t-il revenir sain et sauf de cette traversée avec le grand Dieu. » Voilà comment les barques de la nuit et deux petits mots en rouge sur le tableau de Twombly deviennent le point de départ d’un voyage qui mène après la mort, sous l’égide des dieux, à une nouvelle vie. » [58]