Séance XIV
Quand la caverne et la black box se reflètent dans le Black Mirror
Une lecture renouvelée du Mythe de la caverne de Platon croisée avec une interprétation radicale de la black box qui réside au cœur des appareils selon Vilèm Flusser nous permettra d’aborder quelques épisodes de la série Black Mirror, en particulier S1E2 (15 millions de mérites), S1 E3 (Retour sur image), S3 E4 (San Junipiro), S5 E3 Rachel, Jack et Ashley too.
Introduction
Nous allons commencer à partir de cette séance une nouvelle étape dans la recherche sur les conditions et les enjeux de ce que peut signifier et impliquer de « faire des dieux ».
Je vous rappelle que cette expression vient clore le grand livre de Bergson Les deux sources de la morale et de la religion. Voici ces lignes : « L’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits. Elle ne sais pas assez que son avenir dépend d’elle. À elle de voir d’abord si elle veut continuer à vivre. À elle de se demander si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur note planète réfractaire, la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine à faire des dieux. »
Si donc la fonction essentielle de l’univers est de s’activer comme « une machine à faire des dieux », il importe cette année de tenter de comprendre comment dans le monde dans lequel nous vison on s’y prend pour cela.
Après 13 séances, soit en gros deux années d’un travail continu qui a permis de poser une arche entre les grecs et les évangiles en passant pas de nombreuses étapes intermédiaires variées, il va être question de tenter de comprendre ce qui se passe au plus près de nous et d’articuler cela avec les acquis de la réflexion sur ce qu’il en est du dieu et de nos capacités à inventer comme à l’inventer ou les inventer si on garde l’idée de faire DES dieux.
Je suis allé un peu vite et suis resté loin de mes notes lors de la dernière séance, ce qui me permets de saisir au vol l’opportunité commencer aujourd’hui par revenir sur l’émergence de la formule que j’avais gardée en effet un peu pour conclure et qui est mieux encore à une introduction. La question qu’il fallait bien se poser finalement était de savoir ce que j’avais fait, en quoi l’approche de ce qu’est dieu, le dieu ou les dieux, différait de celles qui sont en vigueur.
Un schéma
Voici donc une tentative de description à travers une sorte de schéma de ce que je pense être parvenu à faire.
Il y a un point que l’on dira noir à la jonction entre deux courbes, ou deux pointes de triangle si l’on veut. Ce point où elles entrent en contact, peut être aussi vu comme une entité majeure puisque s’y produisent ou peuvent s’y produire des échanges d’intensités et d’informations.
On, peut alors imaginer que l’autre courbe (ou l’autre triangle) est celle d’un cercle qu’on dira être le cercle de la conscience. Ainsi par ce point aveugle comme en témoigne par exemple le texte de Kierkegaard, quelque chose est « pensable » ou du moins repérable, et cela vient ou relève ou persiste du monde bicaméral. Et cela continue d’agir même de manière infime à travers le point noir de connexion dans le cercle d’après, dans le champ de la conscience. Ainsi des éléments et des forces provenant du monde bicaméral ont pu continuer de se faufiler et de se manifester par cette micro-zone de contact pourtant effective et active.
Imaginons enfin, touchant à l’opposé du point bicaméral, –ou du triangle devenu losange et ayant une point du côté opposé au point de jonction avec le monde bicaméral donc – une autre courbe touchant en un point la courbe de la conscience. Cette courbe est celle qui délimite l’espace du monde qui, s’il n’est déjà complètement le nôtre, est pourtant le nouveau monde qui a commencé d’exister.
Il est en fait le monde de la post-conscience mais on le nommera plutôt le monde post-bicaméral, même s’il s’agit en fait du monde d’après la conscience. Pour nous, il prendra la forme de celui que décrit et met en scène la série Black Mirror. Comme pour le monde bicaméral, le monde post-bicaméral touche en un point le cercle de la conscience, mais là où ce point qui nous relie au monde bicaméral s’est comme concentré dans le temps, nous habitons ce nouveau point, nous vivons ce moment où se produit la rencontre entre deux monde et dans ce moment, qui n’est un point que métaphoriquement évidemment mais qui ne touche pour l’instant au monde de la conscience que par une zone infime. Du moins est-ce ce que l’on peut admettre.
Il est clair qu’il s’agit là de la tentative de description d’un schéma simple qui a la vertu de rendre parfaitement visible et lisible ce dont il sera question cette année. De plus, il permet de mieux appréhender ce qui est en jeu lorsque l’on parle de « faire des dieux ». Le grand remplacement des dieux de type grec ou autre ayant une existence à la fois entre eux et avec les hommes, par des dieux uniques est en train de se répéter et de prendre la forme du remplacement de ces dieux majoritairement uniques, par des appareils. Mais dire cela montre que quelque chose reste occulté dans ces deux proposition : la reconnaissance de l’affectivité comme élément central au coeur de ce que nous nommons dieux ou dieu, ou si l’on veut le fait que le dieu puisse être appréhendé avant toute autre considération comme une donnée psychique.
Certes, on a écrit des millions de pages sur le dieu à l’intérieur de l’homme et les gnostiques en particulier l’ont repéré très tôt, mais on n’a jamais pu identifier le dieu comme une fonction psychique effective et affective et surtout partir de ce constat qui transpire ici ou là pour produire une « définition » de dieu.
Le dieu a été piégé à la fois par le fantasme de l’un ou de l’unité qui est la projection mentale inévitable lorsque l’on ne parvient pas à identifier la « fonction dieu » comme étant une phénomène psychique, relayé par les instances religieuses, les clergés de toutes sortes, et cela dans toutes les religions ou ce qui y est apparenté, car ils tiennent, on le sait, à conserver le dieu à bonne distance des hommes pour pouvoir se glisser au milieu et ainsi continuer à exercer leur mandat et contrôler les âmes.
Ce qu’il importe de faire, aujourd’hui, pour mener à bien cette tentative de « faire des dieux », c’est de comprendre ce que produit aujourd’hui encore le fantasme de l’unité et de prendre acte de la dimension vivante du dieu comme ce mouvement qui articule en nous et hors de nous l’espérance du continu face à l’insistance insurmontable du discontinu.
Paradoxalement, ce qui ne cesse de rendre difficile voire impossible une rencontre avec le dieu, n’est pas évidemment le moment où elle a lieu qui vient lui interompre a longue chaîne perceptive que l’on croit être continue. Que ce soit illumination ou extase ou autre, ces moments ou instants ne durent pas ou si peu. S’ils correspondent à des « rencontres » avec le dieu, ils font généralement l’objet d’un rejet ou d’un cadrage si contrôlé que la rencontre directe et sans médiation avec le dieu est comme renvoyée dans les limbes d’un rêve mal compris et comme considérée par les autres comme un exception qui ne doit en aucun cas devenir règle.
Au-delà donc de la métaphore des points de jonction entre mondes psychiques différents, il importe de se plonger « en eux », je veux dire au coeur de ces « points noirs » pour appréhender ce qui s’y passe. Car ils ne sont pas neutres. Ce sont des zones actives comme on va le voir bientôt et il importe de tenter de saisir ce qui s’y passe et car vus de très près on s’aperçoit qu’ils sont des zones d’engendrement de mondes, de dieux !
Gardons pour l’instant à l’esprit le fait qu’il nous faut accepter l’hypothèse bicamérale non comme une vérité absolue mais bien comme une possibilité au sujet de laquelle on a découvert un grand nombres d’éléments, et surtout comme un facteur qui permet de reconsidérer la question de la croyance de la foi et surtout la réait et la fonction de ce qu’on appelle dieu ou le dieu.
Une erreur sur la conception de dieu
C’est là le moment de formuler ce qui m’est venu à l’esprit récemment, une formulation simple mais efficace relativement à l’erreur faite sur notre conception de dieu ou du dieu, erreur qui rend quasiment impossible toute approche nouvelle de la question qui comme on le voit actuellement fait cruellement défaut.
Pour faire court, Dieu est considéré par tous ou à peu près dans le monde occidental et moyen-oriental comme une entité extérieure invisible, insituable, incernable, et dotée de toutes les qualités et de toutes les puissances imaginables et même plus. La formulation de Saint Anselme dans son Proslogion : "Et, certes, l’Être qui est tel que rien de plus grand ne puisse être pensé ne peut être dans la seule intelligence ; même, en effet, s’il est dans la seule intelligence, on peut imaginer un être comme lui qui existe aussi dans la réalité et qui est donc plus grand que lui. Si, donc, il était dans la seule intelligence, l’être qui est tel que rien de plus grand ne puisse être pensé serait tel que quelque chose de plus grand pût être pensé. »
Unique, un, il est à la fois créateur, observateur et censément régulateur du monde, du cosmos comme de la nature, et surtout l’entité la plus parfaite qui puisse exister.
Apparu sous la théologie juive, d’un dieu biface de type bicaméral, devant souvent violent et colérique, il est devenu dieu-homme avec Jésus, le futur christ, qui est encore un dieu dans lequel la puissance bicamérale est suractive, comme on l’a vu. Mais dès après sa mort, les théologiens et ce dès Tertullien, vont se donner pour tache d’intégrer la raison dans le champ de la théologie et de renvoyer voire de soumettre ce dieu-homme à l’être unique et tout oissant devenu entre temps super rationnel qu’est dieu, le père.
« si le sommeil est vital, salutaire, secourable, il n’est rien de ce genre qui ne soit rationnel, rien qui ne soit naturel, parce que tout ce qui est rationnel est naturel », écrit-il dans son "de anima".
Et c’est de ce dieu absolument rationnel, capable de faire des miracles et de scruter dans le cœur des hommes, dont nous héritons. De Tertullien à Mehdi Belhadj Kacem en passant par tous les grands théologiens du moyen-âge et après, jusqu’à Hegel, et Hans Kühn, ou Sloterdijk, c’est à un tel dieu que, croyant ou pas, chacun chacun se réfère.
Et du paradis perdu à la résurrection, on passe allègrement à la raison omnipotente et on revient au premier tissant ainsi un voile de plus en plus épais recouvrant la possibilité d’un accès à une autre figure du dieu, à une autre manière de l’approcher, de le penser, de le vivre même. Malgré les mystiques qui ont été les meilleurs passeurs, cette approche n’a cependant jamais pu s’imposer.
Il semble que si l’on veut parvenir à comprendre ce en quoi peut consister le fait de "faire des dieux", il faut changer notre approche de dieu et donc prendre acte de ce que Jaynes nous a apporté, c’est-à-dire le fait que le dieu n’est pas une entité "objectale", mais, si l’on veut, se donne à l’homme à travers des formes certes variées mais ayant bien des points communs, d’expériences psychiques, d’expériences vécues. Ces expériences sont si inconcevables qu’elles ne peuvent être approchées, conçues, exprimées par les mots, par la langue, que par des approximations qui à la fois semblent nous les faire toucher du doigt et finalement ne cessent de nous en éloigner et ce d’autant que toute tentative de comprendre ce qu’est ce dieu, passant par le langage, est vouée à l’obscurcissement, obscurcissement ne pouvant être, paradoxalement, "éclairé" que par les métaphores.
Nous sommes déjà ici au plus près dela problématique du mythe de la Caverne.
Ainsi à une approche de dieu ressassant ce qui est devenu un amas de clichés n’ayant plus guère de puissance opérative, d’un dieu rationnel, omniscient et tout puissant, il faut accepter de prendre acte du fait que dieu trouve sa source dans le dieu dont le modèle le plus abordable par les sources nous est donné par les dieux grecs et les témoignages des mystiques.
À un dieu entité externe avec lequel il est nécessaire de penser une relation sous la forme d’une unité impossible à atteindre, au dieu hérité des juifs, des chrétiens et des musulmans, de la bible, du nouveau testament et du coran, il faut substituer un dieu qui se manifeste à la fois par des illuminations, des révélations, des hallucinations, des extases comme on voudra nommer ces manifestations, et par des soins, une capacité irremplaçable d’aider ceux auprès desquels il se manifeste. Ce dieu est conçu ainsi parce que vécu à travers des expériences que d’autres, qui ont tenté de s’en approcher, nomment événement.
Accepter de concevoir que dieu est une forme sinon dégradée du moins largement contournée du dieu dont nous parle l’univers bicaméral et en tout cas que là est la forme la plus originaire du dieu que l’on puisse connaître aujourd’hui, permettrait de positionner les enjeux autour de la religion de manière différente, renouvelée.
On le sait, les religions et les pratiques religieuses admettent, acceptent et promeuvent même parfois l’extase qui est soit le résultat d’une technique psycho-physique, soit un don de dieu. Les religions du livre n’acceptent finalement que la seconde version même si elles recyclent des élément de l’autre approche, on le sait, et la cohorte des saints est là pour en témoigner. D’autres religions et pratiques spirituelles ont tendance à promouvoir et pratiquer la première. Dans tous les cas, sa reconnaissance, son acceptation, ne vont pas plus loin que le fait d’y voir la confirmation d’une possible relation directe entre le dieu et l’homme, l’individu, relation qui ne permet jamais de sauter le pas.
Si l’on s’en tient à l’extase comme moyen privilégié de manifestation du dieu auprès des individus dans la période de gouvernance de la conscience et si l’on s’accorde à voir dans l’extase la forme reconnaissable par nous du type de relation qui était celle du dieu avec les hommes bicaméraux, si enfin on accepte la proposition selon laquelle le dieu est tout entier contenu dans l’expérience même, le reste étant élaboration verbale et imaginale, alors on peut parvenir à proposer une sorte d’équation nouvelle au sujet de notre manière d’aborder la question de dieu ou du dieu.
Il ne faut pas penser l’extase par rapport à l’existence de dieu et comme un don d’un dieu extérieur à l’individu, mais penser le dieu ou dieu à partir de l’extase.
Raison et angoisse : changer de paradigme
Tout change à partir de ce moment-là et c’est cela que nous avons essayé de faire les années passées et qu’il importe de prolonger encore : repenser ce qu’on appelle dieu et qu’on nommera plutôt le dieu à l’aune de ce qui du psychisme de l’homme le porte et l’aide plutôt qu’à partir de la soumission des expériences de type extatique et autre à un dieu à la fois omnipotent et rationnel dont l’existence ne semble alors confirmée affectivement que dans et par cette fêlure insurmontable.
Mais désormais, il faut tenter de le faire en prenant en compte le fait que le dieu, il est vrai bien avant le christianisme, dès la philosophie grecque, a été pensé, après la fin du monde bicaméral historique, comme étant, pour le dire dans un langage d’aujourd’hui, un être « rationnel ». En fait, il a d’abord été lié au logos puis à la raison telle que les théologiens chrétiens l’ont inventée en tentant de l’accorder à l’impossible projet que la venue et la mort du rabbi Jésus leur imposait, celui de penser l’éternité à travers la promesse d’une résurrection des corps.
Désormais, il nous faut tenter de penser le dieu non pas à partir de la raison et comme l’entité qui prend sur elle la contradiction entre rationnel et irrationnel, mais à partir de « l’envers de la raison », c’est-à-dire du psychisme et des affects, autant dire de ce que l’on a appelé dès Platon l’âme ! Et prendre en charge avec l’âme ce qui la constitue comme telle : l’angoisse non pas face à la vie face au monde mais face au gouffre dont elle découvre être l’hôte et qui est son héritage de la fin de l’esprit bicaméral.
Pour être plus précis, c’est la raison, c’est-à-dire les forme de notre ou de nos croyances en la raison comme manifestation la plus efficace du dieu tout puissant, qu’il faut tenter de repenser et pour ce faire il n’y a d’autre chemin que de prendre acte de la puissance active et gnoséologique des affects à la fois en tant que tels et en ce qu’ils ont montré qu’ils ne pouvaient être abolis ou effacés par la raison et ses adjuvants qui ont pris une telle place dans nos vie les appareils et leur fondement technologique.
Tous sont en effet pensés et construits paradoxalement à la fois sur, avec et contre les affects dans le même mouvement. L’angoisse originaire qui affecte l’âme ; la raison en hérite et se construit pour endiguer cette angoisse, pour la nier, pour la recouvrir par les strates de la connaissance, sans jamais pouvoir empêcher le surgissement et l’activité des affects et même le fait qu’ils constituent le moteur secret de toutes les inventions.
Ce changement de paradigme vital et nécessaire peut être formulé ainsi :
Il ne faut pas plus penser dieu comme incarnation suprême de la raison, ni la raison comme toute puissante et pouvant faire l’économie des affects, mais, ainsi qu’on a tenté de le faire jusqu’ici avec la question du statut du dieu bicaméral et post-bicaméral, partir des affects comme étant la forme de la manifestation originelle, ou ce qui qui nous en reste, et du contact avec le dieu. Ce sont eux qui permettent aux décisions d’être prises.
On précisera les formes qu’ils pourront prendre par la suite, mais on a déjà une idée de comment ils fonctionnent aujourd’hui avec ce que l’on a lu de Kluge. Ils constituent un facteur incontournable voire un fondement ou le fondement incontournable de la connaissance et donc en un sens de la « raison ».
Mais cette raison affective ou basée sur la reconnaissance des affects n’est pas rationnelle au sens que prend ce terme appliqué à la raison mathématique telle qu’elle s’invente ou se formalise avec Descartes. Elle est bien plutôt ratioïde, au sens que donne Musil à ce mot.
Il ne faut donc pas penser Dieu par rapport à la raison, ni la raison par rapport à dieu ou en fonction de dieu, mais l’un et l’autre par rapport et dans leurs rapports aux affects et à la connaissance ou aux connaissances qu’ils permettent de constituer.
Il s’agit surtout de repenser et d’inventer de nouveaux dieux qui sont en effet le fruit de l’invention humaine en tant qu’elle n’est pas réduite à la fonction et à la fiction de la construction de l’objet comme artéfact produit par la rencontre de l’esprit humain avec une matière considérée comme inerte, le célèbre hylémorphisme auquel Simondon a définitivement réglé son compte, mais en ce qu’elle engage la fonction créative même comme fonction vitale et fait dépendre la raison même de cette fonction vitale !
Partie I
La caverne et les fonctions du mythe
Introduction
Un élément, une figure, une métaphore plutôt, semble s’imposer à travers quelques mutations et persister à travers les millénaires, lorsqu’il est question d’aborder les zones d’inconnaissance auxquelles les hommes font face, celle de l’ombre, de la nuit de la caverne qui deviendront par la suite boite noire, black box et finalement aujourd’hui miroir noir, black mirror.
Ce noir nous servira de fil conducteur pour les séances à venir, étant entendu que chaque fois seront mis en relation des textes anciens ou récent avec des épisodes de la série black mirror.
Avant d’en venir au récit célèbre du mythe de la caverne au début du livre 7 de la république de Platon, il faut tenter de repositionner ce que l’on a découvert au fil des mois. On ne reviendra pas sur l’effondrement du monde bicaméral et sur la persistance des schèmes bicaméraux dans le monde de la conscience, car on va voir, avec cette allégorie, comment se met en place précisément le recours à de tels schèmes pour instaurer le monde de la raison en tant qu’elle ne serait pas réduite à sa version technique, mais entée, reliée, insérée dans une problématique différente, prenant en compte les affects comme vecteur permettant d’accéder à un certain type de connaissance dans laquelle l’élément central actif porte un nom devenu désuet ou rejeté par beaucoup à cause de son usage immodéré dans la religion chrétienne, et qui pourtant a un nom qui nous est tout à fait familier si l’on se réfère à son origine grecque. Il faut parler de l’âme qui se nomme en effet, à partir de Platon voire même avant, psyché.
Parler de psychisme donc c’est parler de l’âme et parler de l’âme c’est donc mettre en scène le psychisme celui des grecs mais aussi le nôtre, évidemment, avec et malgré tout ce qui peut les différentier.
I Sophistique et philosophie
a) place du mythe
S’il n’est pas question de consacrer une séance à tenter de comprendre comment fonctionne et à quoi servent les mythes qui peuplent littéralement de leur floraison d’images inventives et de leurs métaphores débordantes, les dialogues de Platon, il importe d’en prendre la mesure de manière synthétique et de tenter de comprendre les enjeux dont ils sont porteurs à travers l’exemple du plus célèbre peut-être d’entre eux le mythe de la caverne.
Karl Reinhardt [1] dans son livre Les mythes de Platon donne ce qui est sans doute à ce jour la plus important contribution à l’élucidation de cette fonction des mythes.
Pour la comprendre, il faut dresser en quelques mots brefs la situation de Platon à l’aube de la naissance du monde gouverné par la conscience et la raison, raison qui d’entrée de jeu dans la grèce rayonnante a pris la forme d’une accumulation ludique de techniques.
Deux « figures » entourent la pensée Platonicienne, l’une qu’il repousse, critique et combat, celle des sophistes, l’autre qu’il adoube, absorbe et finalement transporte et transforme en l’incluant dans son monde, celle de Socrate. Pourquoi rappeler cela ? Parce que c’est le cadre même dans lequel se déploie et se débat la pensée de Platon, combat au cœur duquel le mythe vient prendre place.
b) L’entendement, le nouveau patron
L’enjeu est avant tout de distinguer enter sophistique et philosophie. La philosophie s’invente chez Platon avec le personnage de Socrate, mais en quelque sorte contre la figure socratique. Platon va tenter de restaurer, de panser/penser au sens de Stiegler, ce qu’il a, à sa manière, non pas détruit mais dont son activité témoigne en l’activant, la destruction de la realtion supposée directe dieux hommes, en d’autres termes l’unité de la société que nous nommons bicamérale et qui est celle qu monde d’Homère.
Il importe peu de savoir si elle était telle qu’on la présente, au sens d’avoir été en quelque sorte parfaite, ce qui importe, c’est de prendre acte de l’effondrement du monde bicaméral, du mode de pensée « ancien » et de comprendre à la fois ce qui est en train d’advenir et les problèmes qui se posent avec l’avènement d’un nouveau monde, celui qui est à la fois celui de la domination de l’entendement et de l’esprit, des premières formes de rationalité, sur le monde de l’âme, son pathos et son mode de connaissance particulier.
Revenons un instant aux sophistes. Protagoras dira que « l’homme est la mesure de toute chose ». Il faut donc entendre que dans ce monde qui est en train de naître et où la philosophie s’invente et s’installe, ce ne sont plus les dieux qui gouvernent le monde et les hommes. Ce sont les hommes eux-mêmes qui se trouvent en charge du monde et d’eux-mêmes et des hommes donc.
Et ce qui caractérise les hommes nouveaux, c’est qu’ils utilisent pour agir dans le monde et pour le comprendre leur entendement, autant dire la part strictement rationnelle de leur cerveau, leur cerveau gauche si l’on veut faire court.
Parler, converser, échanger, bref l’usage du logos est déjà élevé à la hauteur d’une techné d’une technique, pour les sophistes en tout cas. Et la techné dit Karl Reinhardt est un système d’artifices de l’entendement qui est alors considéré comme l’essence de tous les humains, de tous les hommes. L’artifice est conscient ou conscientisé et il marque une inversion radicale entre forces régulatrices et forces créatrices.
Et Socrate, le personnage historique est, lui aussi, en tant qu’individu élevant l’entendement à la hauteur d’un absolu et en en faisant le moyen par lequel il travaille à retourner les arguments qu’on lui oppose, met en jeu une attitude parallèle semblable à celle des sophistes.
Simplement, en effet, du moins dans la version de Socrate qu’invente Platon, il va devenir le porte-flambeau d’une conception qui va tenter de s’échapper du piège de l’entendement en mettant en scène et en jeu le fait que la connaissance n’est pas seulement un jeu avec des symboles avec les mots avec leur signification avec des règles, bref un jeu qui consiste à voir dans chaque « chose » question, problème, etc... Et pas seulement non plus la possibilité de tenir un double discours bref de contenir « l’invention » entre les pôles du POUR ou du CONTRE. L’enjeu est de faire exister la nouvelle donne dans laquelle comme le remarque Socrate lui-même, l’homme a le droit d’être gouverné que par le savoir et la raison, car la vertu est raison (Karl Reinhardt p27) Mais pour Platon sans oublier ou occulter ce qui gouvernait le monde avant la prise de pouvoir de l’entendement sur et dans le psychisme, à savoir l’âme, la psyché même.
c) L’indifférence éthique ou l’indifférence à l’éthique
Mais il y a plus, on le sait. Cette position technique ou qui prend acte de la pensée et de la connaissance comme instrument technique permettent aux hommes de se gouverner, s’appuie sur une « position existentielle » peu ou pas interrogée qui est que la pensée technique, celle de la la sophistique, est indifférente d’un point de vue éthique [2] Elle ne produit ni ne réprouve quelque chose comme des idéaux ou un idéal.
Il faut le relever de suite, nous somme ici déjà à la fois au coeur de la question de la Black Box, au coeur des appareils tels que les appréhende Flusser et donc au coeur de ce qui constitue le fond des questions que nous adressent les épisodes de Black Mirror. C’est bien la question de la technique, de la techné, qui, dès lors que les outils et les machines sont devenus des appareils à qui l’on a fait adopter en leur coeur la forme et le langage de la programmation comme principe de leur être-même, qui constitue leur socle commun. c’est cela que nous interrogerons donc dans cette nouvelle série de conférences.
Par programmation, il faut entendre une prédiction généralisée des comportements des hommes en tant qu’ils sont susceptibles de se soumettre aux indications, entendons aux ordres qui leurs sont envoyés par les machines programmées. Le programme apparait alors pour ce qu’il est un ensemble codé d’ordres qui sont autant d’indications de comportements à adopter par les hommes pour qu’ils deviennent compatibles avec le fonctionnement de l’appareil. Les hommes doivent s’adapter à ces ordres sous peine de se voir démis de leur fonction. Tout ce qui se situe hors de ce cadre n’a pas de valeur ou si peu qu’elle peut être considérée comme marginale.
d) Conversation versus conversion
L’enjeu est donc là, dès l’opposition entre sophistique et philosophie.
La sophistique situe l’homme dans le seul cadre de la conversation, de l’échange de ces signes que sont les mots mais réduits à l’état de signaux, le meilleur étant celui qui dans chaque moment peut l’emporter par sa maîtrise technique de la parole et des connaissances dont il dispose.
La philosophie met par contre en avant comme enjeu des échanges dialogiques, une conversion, c’est-à-dire le fait que la conversation est orientée vers un but potentiel pouvant ou devant consister en une transmutation de ou des individus qui échangent, dans leur rapport à la connaissance d’eux-mêmes et des autres. Parvenir à cette conversion suppose et implique de percevoir même de manière diffuse voire confuse l’existence de quelque chose qui dépasse et englobe, qui vaut donc « plus » que tout ce qui est échangé comme signe ou signal, mot, concept ou code.
Les partenaires du dialogue philosophique acceptent de se soumettre à quelque chose, mais ce n’est plus à des ordres ou à des programmes mais à quelque chose qui est « perçu » à la fois comme existant en lui-même, même s’il est presque imperceptible, c’est-à-dire le bien comme existant à la fois au dehors de tout mais comme enveloppe même de ce qui est, et au plus près de l’homme. L’impulsion première, entendons donc l’émotion, est une force qui lance cet homme sur un chemin qu’il va accepter d’emprunter et il comprend ou comprendra que le bien est ce se trouve qui à la fois au commencement du chemin dans la « décision » de l’emprunter et au terme de celui-ci comme vérité révélée.
Il est alors ému, attiré et comme aimanté par ce bien qui, tel un rayon incident dans la caverne, montre qu’une autre attitude est possible qu’une autre voie s’ouvre à lui dans le champ de la connaissance et du monde et de soi. La possibilité d’un autre type de connaissance que celle des ombres qui se déplacent sur le mur de la caverne, voilà ce qui « apparaît » et qui telle une vision, une sorte d’équivalent d’hallucination, va le saisir et l’emporter.
C’est l’enthousiasme qui ici s’impose à la fois comme preuve de l’émotion et comme manifestation de la connexion avec ce monde du bien qui est le grand remplaçant des dieux. Cette vision, cette hallucination, se manifeste comme image au sens où les mots qui la portent, les mots du mythe, ne sont plus directement ceux de la dialectique, qui sont des sortes de concepts, mais des métaphores puissantes dont la vertu est précisément de raccourcir le long chemin que nous sommes obligés d’emprunter pour accéder à la connaissance.
Celui qui entend les mots que raconte le mythe, comprend non plus en fonction de son entendement, mais de sa psyché, de son âme, qui est, comme réceptacle de l’enthousiasme, l’élément qui en l’homme relève du monde divin. Cet homme voit s’ouvrir en lui et pour lui, un accès direct à la vision du bien, de l’essence des choses nous dirions aujourd’hui à la vérité, vision qu’il reçoit comme une émotion c’est-à-dire perçoit comme un mouvement de son âme même et donc en quelque sorte de la part de divin qui vit en lui.
e) La connaissance par la vision
La philosophie platonicienne a pour ambition paradoxale de surmonter les limites de la prise du pouvoir de l’entendement en ouvrant sur une autre conception de la connaissance non plus comme jeu avec des symboles mais comme vision directe, comme une expérience la plus directe possible de ce qui surpasse et englobe l’homme, même si cette expérience, inévitablement, est médiatisée par les mots et lorsqu’on se trouve au plus près du royaume du bien, ou du monde divin, par des images.
La connaissance par la vision n’est pas celle des idées, qui existent dans une sorte d’intermonde ou d’interface entre connaissance « divine » et connaissance par l’entendement, c’est celle qui conduit à l’appréhension des principes même, et du principe au-dessus de tout principe, qu’est le bien. Il y a là un écho plus qu’évident et une forme de nostalgie si l’on veut de ce temps où les dieux gouvernaient le monde. La réminiscence est le nom de l’opération par laquelle un individu accède en quelque sorte à la puissance révélante de son âme, et ainsi à l’appréhension de l’existence de la forme suprême de la connaissance qu’est la connaissance par vision. La conversion a lieu là, lorsque l’âme apprend à se connaître comme existant en chaque homme et que chaque homme comprend qu’il dispose pour accéder à la connaissance d’une âme qui n’est pas son entendement mais une force supérieure qui l’englobe et le fonde.
II Mythe et allégorie
a) le mythe comme acte de langage
Chacun se souvient de l’allégorie de la caverne. Nous allons y revenir plus en détail d’ici peu. Ouvrons ce moment par une citation du Phédon (109,c) qui se situe dans le mythe de la destinée des âmes qui apparaît à la fin de ce texte juste avant la conclusion qui raconte les derniers instant ed Socrate quand il boit la cigüe, dans la traduction qu’en donne Karl Reinhardt : « Nous habitions au fond d’un creux dans la terre, et nous nous figurons habiter à la surface. »
Voilà qui synthétise le message porté par le mythe de la caverne et qui nous resservira bientôt pour une sorte de mythe que j’ai inventé (mais on en parlera la séance prochaine sans doute), qui permettra de situer métaphoriquement l’opération à laquelle nous sommes soumis de nous y soumettre et par laquelle nous sommes en train de changer de monde de passer du monde de la conscience au monde que je nomme post-bicaméral.
Il importe tout d’abord de dire deux mots sur une différence qu’il importe de faire entre allégorie et métaphore. Mais cette différence on va le voir nous concerne plus directement aujourd’hui.
Il est entendu que le mythe est un acte de langage une manière d’écrire si l’on veut qui apparaît dans les dialogues de Platon tout entiers consacrés à la joute verbale de type rationnel, un acte de langage qui pour le dire vite a recours à des « images » et donc à des métaphores. Si le mythe de la caverne peut-être présenté comme une allégorie, c’est qu’il a une fonction plus particulière qui est de mettre en scène entre deux moment d’analyse des relations entre les hommes et l’état et de le faire à travers il est vrai un texte métaphorique puissant. Mais la dimension allégorique tient à ce que les clés de lecture sont en quelque sorte données avant la mise en jeu du mythe.
Sans appliquer à la lettre la distinction entre allégorie et métaphore au mythe de la caverne, il importe un instant de revenir et de citer ce qu’en dit Hannah Arendt dans le petit texte qu’elle a consacré à Walter Benjamin. En effet, cette distinction me semble depuis longtemps essentielle pour mieux comprendre ce dont il est question dans l’art du XXe siècle et constitue un levier heuristique majeur si l’on tente de comprendre les relations image/texte telles qu’elles ont essaimé dans des variations infinies mais au fond sur un thème quais unique au cours de ce siècle et aujourd’hui encore. [3]
« Si, par exemple - et celui -ci ne serait certainement pas infidèle à l’esprit de Benjamin - le concept abstrait de Vernunft (raison) est reconduit à son origine dans le verbe vernehmen (percevoir / entendre), on peut penser qu’un mot de la sphère de la super-structure a été restituée à son infrastructure sensible, ou, à l’inverse, q’un concept a été transformé en une métaphore - à supposer que »métaphore" soit entendue au sens originelle, non allégorique de metapherein (transporter). Car une métaphore établit un lien qui est perçu de manière sensible dans son immédiateté et n’appelle aucune interprétation, tandis qu’une allégorie procède toujours d’une notion abstraite et invente ensuite quelque chose de tangible qui permet de se la représenter en quelque sorte à volonté. L’allégorie doit être préalablement expliquée pour pouvoir prendre un sens, il faut trouver une solution à l’énigme qu’elle présente, de sorte que l’interprétation souvent laborieuse des figures allégoriques fait malheureusement toujours songer à la solution d’une devinette, même si cela ne demande pas plus d’ingéniosité que dans le cas de la représentation allégorique de la Mort par un squelette.
Depuis Homère, la métaphore est, dans le poétique, l’élément proprement transmetteur de connaissances ; par son emploi s’établissent les correspondances entre les choses physiquement les plus lointaine s- ainsi, ce passage de L’Iliade où aux déchaînement de peur et de douleur dans le coeur des Achéens répond le déchaînement conjugué des vents du nord et de l’ouest sur les eaux sombre (Iliade, IX, 1-8) ; ou cet autre où à l’ébranlement de l’armée vers le combat, en vagues pressées, répond le mouvement des lames de la mer qui, poussées par le vent, se soulèvent d’abord au large, roulent vers le rivage en vagues pressées, puis s’en viennent brisées sur la terre dans un fracas de tonnerre (Iliade, IV, 422-428).
Les métaphores en ce sens mettent poétiquement en oeuvre l’unité du monde. Ce qui est si difficile à comprendre au sujet de Benjamin est que, sans être poète, il pensait poétiquement et, par conséquent, était tenu de considérer la métaphore comme le plus grand don du langage le « transfert » dans la langue nous permet de rendre sensible l’invisible -« une puissante forteresse est notre dieu » - et ainsi d’en rendre possible une expérience." [4].
Et c’est aussi un nouvel exemple de l’enjeu qui est au coeur de nos réflexions qui vise à voir dans certaines « médiations », ici des mots, là des images, des vecteurs de rapprochement et non d’éloignement de ce qui est en jeu dans toute expérience, une tentative de vivre au plus près des dieux de dieu ou du dieu, c’est-à-dire de faire une expérience la plus directe possible de la manifestation en nous ou à travers nous notre corps, notre esprit, notre âme, qu’importe d’une entité plus puissante que nous, qui nous, habite et nous emporte et en même nous rapproche de nous même, en nous rapprochant d’elle.
Et on l’a entendu, c’est ce que reprochait Adorno à Benjamin de viser cela plutôt que d’établir la dialectique sur ses rails théoriques.
b) Fonction de la métaphore
Ce que nous cherchons ici à comprendre, comme toujours, ou approcher, c’est la fonction majeure de la métaphore.
Il faut encore une fois rappeler ce que Jaynes a dit sur ce sujet. D’abord que « la langue est bien un organe de perception et pas seulement un moyen de communication »(p.65). ensuite que la conscience est « un modèle du monde créé par la métaphore »(p.83) ou encore qu’elle est « la travail de la métaphore lexicale »(p.75) et enfin que « les dieux sont ce qu’on appelle maintenant des hallucinations » (p.93).
Munis de ces quelques brèves remarques, il importe de préciser donc que le mythe de la caverne se situe à l’articulation entre allégorie et métaphore, au sens où il s’agit d’articuler un élément direct de démonstration de quelque chose qui est en cours de démonstration mais que cela ne peut se faire qu’en recourant à des images puissantes qui emportent le raisonnement au-delà de lui-même dans un mouvement qui redouble ou accomplit plus exactement celui que fait l’âme quand elle part à la recherche de la vérité. Avec le mythe « la connaissance s’accomplit en vision » écrit Karl Reinhardt (p.132). Ici l’allégorie qui a part encore ou a les pieds dans le raisonnement dialectique au sens le plus strict, celui de la logique dialogique à l’oeuvre dans les conversations entre égaux, s’en libère et devient mythe en ce qu’elle s’élève par la métaphore, c’est-à-dire par des images puissantes évoquant sur un autre plan ce qui est en jeu dans le raisonnement, jusqu’à la connaissance. le jeu de métaphore, le mythe est donc non pas explication du monde mais mise en scène d’une vision dans laquelle l’âme elle-même s’éveille et par laquelle elle est littéralement emportée jusqu’à la connaissance.
« Seule l’image anime, vit et produit le monde de part en part, seule elle montre l’être dans son rapport au dieu » note encore Karl Reinhardt(p.135)
Il est donc temps de pénétrer dans la caverne et de tenter de faire nous-même l’expérience de ce qui se joue dans ce mythe.
c) Dans la caverne
Le texte se trouve au tout début du livre 7 de La république de Platon. Il vient relancer un débat qui traverse le livre 6 et qui concerne la place du philosophe dans la société ou plutôt du rôle possible et acceptable du philosophe dans l’état.
On peut lire par exemple ceci en 501 e : « S’effaroucheront-ils encore quand ils nous entendrons dire que, jusqu’au jour où la race des philosophes sera maîtresse du gouvernement, ni l’état ni les citoyens ne verront la fin de leurs maux et que la constitution que nous avons imaginée ne esprit, ne se réalisera pas en fait ? » Mais au-delà de la fonction du philosophe, la question posée est celle des modes de connaissances possibles permettant d’accéder au bien.
En 508 c du livre 6 on peut en effet lire ceci : « Or ce qui communique la Vérité aux objets connaissables et à l’esprit la faculté de connaître tiens pour assuré que c’est l’idée du bien ; dis toi qu’elle est la cause de la science et de la Vérité en tant qu’elles sont connues ; mais quelque belles qu’elles soient toutes deux cette science et cette Vérité, crois que l’idée du bien en est distincte et les surpasse en beauté, et tu ne te tromperas pas. Et comme dans le monde visible, on a raison de penser que la lumière et la vue ont de l’analogie avec le soleil, mais qu’on aurait tort de les prendre pour le soleil, de même dans le monde intelligible, on a raison de croire que la science et la Vérité sont l’une et l’autre semblables au Bien, mais on aurait tort de croire que l’une ou l’autre soit le Bien ; car il faut porter plus haut encore la nature du Bien. » [5].
Nous sommes face à une sorte de glissement de sens qui assimile ou associe de manière directe vision à intellection, intellection à connaissance et connaissance à révélation. En fait deux plans se superposent et c’est de dégager l’un de l’autre puis de montrer la relation d’analogie entre les deux qui permet à la fois de légitimer ce qui relève de la connaissance par l’entendement pour le dire vite et ce qui permet de montrer que parallèlement la connaissance par révélation fonctionne à la fois de manière identique et sur un plan si différencié que ce dernier englobe le premier.
L’allégorie de la caverne arrive à ce moment où la limite de la démonstration se fait sentir ou plutôt le besoin d’asseoir par le mythe, le récit et donc le travail de la métaphore, la puissance révélante du récit par rapport à la puissance dialectique de la démonstration.
Voilà, nous y sommes.
Nous connaissons tous ce récit dans lequel des hommes attaché au cou et aux jambes assis donc regardent défiler sur un mur devant eux des ombres d’objets divers projetées par d’autres hommes déplaçant des objets découpé cachés derrière un mur. Un feu encor derrière eux projette les ombres sur le mur que regardent contraints les hommes enchaînés.
Ces hommes ne peuvent communiquer entre eux. Le narrateur se demande cependant ce qui se passerait SI les hommes pouvaient s’entretenir entre eux ? Ainsi entre-t-on dans le second moment de ce mythe dans lequel il est question de savoir commet réagiraient les hommes SI on leur demandait ce qu’ils perçoivent. Ainsi apparaît qu’ils tiendraient pour vrai et réel ce qu’ils perçoivent incapables qu’ils sont de percevoir autre chose que ce que leur position leur autorise à percevoir. Mais alors, poursuit le texte que se passerait-il SI on les délivrait de leurs chaînes ? Si on les forçait à découvrir la situation dans laquelle ils se trouvent Si on les contraignait à DIRE ce qu’ils découvrent alors ?
d) Sortir de la caverne
Non ! En fait le mythe réduit la voilure et concentre la vérification de ses hypothèses sur un seul homme qui devient alors à la fois le représentant de tous les hommes, l’exemple type, l’individu porteur d’espoir et finalement après la description de toutes les difficultés qu’il aurait dû surmonter pour parvenir à voir non plus les ombres mais le soleil qui est au dehors de la caverne et ainsi accéder à la vérité au sujet de sa situation comme de celles de tous les hommes.
C’est là le moment héroïque du texte celui de l’ascension hors de la caverne de la perte des habitudes de la découverte du nouveau monde qui s’offre à lui de la vérité donc relative à ce qui est et à la possibilité de connaître et de comprendre. Parvenir à voir le soleil devient parvenir à comprendre.
e) Revenir dans la caverne ou le partage de l’expérience
Mais se pose alors la question du retour du partage de cette connaissance de cette révélation de cette vision devenue réelle, vraie. et avec elle la question de la réaction de celui qui sait par rapport à ses semblables qui eux sont toujours dans les chaines. Revenir et profiter le la gloire que sa puissance gnoséologique lui offre ?Ou plutôt selon la formule qui est dans Homère "vivre valet de bœufs chez un pauvre fermier" et supporter tous les maux possibles plutôt que de revenir à ses anciennes illusions ?
Enfin, parvenant à revenir malgré tout dans la caverne en se réhabituant à l’ombre parviendrait-il à convaincre ses semblables de ce qu’il a vu ? Platon n’est pas dupe. Il sait que ce qui se passerait alors serait bien plutôt une mise à mort du "prophète" de celui qui voudrait changer les habitudes de tous les autres au nom d’une vérité qu’serait seul à avoir vue par ceux-là même qu’il aurait délivré de leurs chaînes.
La véritable conclusion se trouve en fait juste après la fin du mythe quand Socrate propose pour poursuivre le dialogue "d’appliquer exactement cette image à ce qui a été dit par lui et Glaucon auparavant"...(516 b) démontrant ainsi la fonction et la vertu, la puissance de cette "image" qu’est le mythe comme instrument de connaissance qui par la synthèse puissante dont il est porteur va devoir être analysé en détail et reporté pas à pas mot à mot, image après image, au champ des notions, des idées et des enjeux concrets qui se posent aux dialoguistes dialecticiens.
III Enjeux du mythe
a) Le conditionnel, le discours dialogique et la vision
Ce qui nous importe ici, ce n’est pas de déployer les significations possibles du mythe et de parcourir avec Socrate le transfert au sens pictural du terme des révélations de l’image et dans l’image ou comme image sur le plans des notions, des idées, des enjeux et donc des mots et par les mots, mais de tenter de comprendre les enjeux de ce transfert comme modalité particulière de la connaissance.
Ce texte est en fait globalement écrit dans les traductions au conditionnel. Il s’agit ainsi de tenter de voir ce qui se passerait SI et de recourir à un jeu déductif de type Si... ALORS..., là où la dialectique admet des règles de jeu plus complexes obligeant à analyser en détail les propositions.
Le mythe comme "IMAGE" est donc un discours qui se situe sur un plan différent de celui du discours dialogique. L’image concentre et révèle non plus des informations ou des données logiques ni n’analyse des "faits" mais s’appuie sur des positions et des enjeux existentiels et ontologiques pour mettre ne scènes des "visions".
Le mythe, ici, se situe à l’articulation entre allégorie et mythe, au sens plein comme c’est le cas pour les mythes sur les voyages des âmes par exemple. Nous sommes à la frontière entre images décrivant de manière presque "vraie" une situation "réelle", celle des hommes enchaînés à leurs croyances en particulier, et images décrivant un possible improbable, une situation visionnaire qui en tant que vision d’un improbable ou d’un impossible s’insère par ses images puissantes quoique non "réalistes" dans le flux des discours et oblige à l’interprétation.
L’herméneutique s’impose comme la zone de contact entre "image et texte", entre vision et possibilités ou réalité et conduit à l’invention des conditions de possibilité d’une conversion du regard et de la pensée.
Ce qu’il faut donc prendre en compte c’est le statut même du mythe comme image ou si l’on préfère comme vision (hallucination).
Rappelons ce que dit Karl Reinhardt à ce sujet : "l’image anime et produit le monde de part en part, seule elle montre l’être dans son rapport au dieu." (p.135)
Ici le mythe de la caverne est à comprendre comme la mise en scène d’une "vision de la vision". Ce texte raconte ce qu’il en est d’une vision qui a pour "objet" la vision, le fait de voir non pas au sens concret mais bien métaphorique, de découvrir ce qu’il est en est de la vérité d’une situation de la vérité en soi et au-delà de la vérité de ce qui la rend possible, à savoir le soleil et à travers le soleil de ce qui rend possible la saisie par l’âme même, par la psyché, de l’existence et de la puissance du BIEN.
Il s’agit donc d’une "vision sur la vision" qui permet de plus d’articuler à la fois le champ allégorique et le champ mythique, le champ ou est en jeu la démonstration dialogique et intelligible et le champ où est en jeu la vision passant pour "irrationnelle", du dieu.
b) La double vue
On peut ainsi voir dans ce mythe une des manifestations de l’enjeu majeur du recours au mythes par Platon : la double vue.
Si un oeil voit les choses telles qu’elles apparaissent dans leur pesanteur, un oeil lumineux (un oeil solaire pourrait-on dire) perçoit les contours idéaux de la lumière et ainsi accède au contenu à la parousie (à la présence à la manifestation) de l’idée dans la chose.
Les choses se révèlent être porteuses de l’essence que seul un regard ayant muté s’étant converti à la lumière par la lumière (l’enjeu du troisième moment du mythe de la caverne) parvient à percevoir, par le don de double vision auquel il a accédé en ayant parcouru le chemin qui de la caverne conduit à la lumière et qui au moyen de l’illumination révélant permet de regarder et de voir dans ce qui est, dans le monde des ombres et des corps alourdis par la pesanteur, la présence ou la manifestation du principe universel qu’est le bien.
Comme le dit encore Karl Reinhardt La conversion du regard qui est présentée dans le Phédon dans toute son ampleur n’agit pas une démonstration dialectique mais comme une puissance de l’âme. (et préfigure le schéma général qi sera celui de la conscience comme instance régulatrice inventée par la psyché pour faire exister l’individu dans le nouveau monde).
IV Angoisse et déni
a) Monde du mythe monde bicaméral et duplicité
Une lecture "bicamérale" du mythe de la caverne et des mythes platoniciens en général s’impose cependant car il nous faut dire les choses un peu autrement si l’on veut parvenir à opérer une jonction, à faire un saut, entre le mythe platonicien et notre monde, entre la caverne et la black box de Flusser entre l’éblouissement face au soleil et les éclats de lumières que nous renvoie le miroir noir des films de Black Mirror.
Karl Reinhardt remarque au début de son livre que le monde mythique au sens historique du terme, le monde bicaméral donc au sens de Jaynes est en train d’être détruit à l’époque de la jeunesse de Platon. ce à quoi Platon fait face, c’est à la fois, on l’a vu à l’instauration du schéma général qui deviendra celui de la conscience et qui a pour fondement la découverte de la duplicité comme étant devenue, une fois abolie l’action du dieu comme régulateur des comportement et des moments discontinus dans les comportements de hommes.
La duplicité, c’est le fait de pouvoir tenir deux discours en même temps, un par sa bouche un dans son coeur comme on l’a vu à maintes reprise en évoquant en détail souvent le dialogue de Platon intitulé Hippias Mineur. « Le mensonge ou la tromperie, voilà le sujet affiché de cet Hippias mineur. Le nœud central de la dispute entre Hippias et Socrate est un vers célèbre du chant IX de l’Iliade dans lequel Achille répond à Ulysse : « divin fils de Laërte, Ulysse aux mille ruses, je dois de mon propos carrément te faire part ainsi que je vais l’accomplir et qu’il aboutira, je crois. Car m’est odieux, autant que les portes d’Hadès, celui-là qui cache un mot dans son cœur et en dit un autre. Pour moi je parlerai dans le sens même où tout va se trouver réalisé. » [6]
Il faut donc redire ici que cette duplicité est une sorte de constat de l’impossibilité où est l’homme de décider par lui-même sinon au terme d’un processus long et douloureux et cela quelque soit l’enjeu ou la décision à prendre. Il s’agit du fait même de décider, de trancher entre des options entre des possibilités.
b) Schize et angoisse
Ce que les hommes découvrent une fois les dieux mis au repos, c’est à la fois au coeur de la langue et au coeur de leur être même, l’existence d’une faille qu’on a appelé la schize. Il y a là la source la plus probable de l’angoisse autour de laquelle se constitue la pensée consciente et la philosophie en particulier.
L’angoisse tient en ceci que rien ne vient désormais assurer ou rassurer cette blessure qui va s’imposer comme initiale originelle laissant planer au dessus d’elle le souvenir d’un monde perdu dans lequel les dieux étaient présents et actifs et surtout dans lequel la prise de décision ne posait pas problème. Il y en avait avant ou après mais comme les dieux constituaient à la fois le fond commun et le ciel commun à tous les hommes, ils étaient dispensés de la gestion de ce qui deviendra le gouffre, et donc coupables de rien.
L’état d’innocence, le paradis, c’était ou c’est cela, le fait de n’avoir pas à faire face au gouffre qui s’ouvre sous nos pieds en chacun de nous quand il faut décider.
c) Répondre à l’angoise
La sophistique est l’une des réponses à cette angoisse qui consiste à la nier comme telle en jouant à l’infini sur et avec la binarité des choix sans plus se référer aux dieux. C’est ce qui nous arrive aujourd’hui dans le monde de la binarité électronique même si, on va le voir, les choses ne se résument pas à cela.
La philosophie est l’autre qui consiste à tenter de la surmonter en réactivant les fonctionnalités psychiques existant dans le monde bicaméral.
Les religions du livre, on l’a vu avec les évangiles, sont la troisième forme de réponse à l’angoisse qui a aboutit pour l’essentiel à une dilution dans l’écart entre promesse et accomplissement qui rend toute décision "vaine" aux yeux de dieu. Cette vangoisse est sans doute ce qui occupe la pensée depuis près de trois millénaires et ce qu’elle ne parvient pas à "maîtriser" à contrôler. C’est la faille tectonique d’où régulièrement jaillissent des flots de lave et de fumée qui viennent brouiller les repères et contraindre à reprendre les choses sans avoir pu jamais faire un point définitif sur la question, sans avoir jamais pu l’identifier comme TELLE.
Elle est partout et avec elle son double, le déni qui est la manifestation psychique de l’âme et en l’âme de son impuissance à régler la question puisqu’elle est en effet impossible à "régler". Ni la raison, entendons le logos, ni le mythe entendons l’image, ne le peuvent. C’est toujours dans les zones d’activités intenses et de frottements entre ces deux "entités" à la fois matérielles et psychiques, ou psychiques et matérielles, que se produisent les tensions les plus vives et que se rejoue, sans fin, le grand combat entre les forces qui tendent à l’invention et celles qui tendent à la prise de bénéfices, c’est-à-dire à la gestion de l’acquis sans s’apercevoir que ces acquis sont devenus des obstacles à la pensée et à la vie même.
C’est ainsi que sans difficulté nous pouvons sauter près de trois millénaires et, sortis de la caverne munis de certaines "informations", nous retrouver dans le monde des XIXe, XXe et XXIe siècle, face à, jouant avec, et nous trouvant inclus en elle, la nouvelle version de la caverne qu’est la black box que Flusser identifie comme le cœur vibrant des appareils.
Partie II
Penser avec Flusser et Black Mirror
Introduction
Quittons donc la caverne platonicienne et faisons un saut brusque de 2500 ans afin de nous retrouver dans une caverne des plus contemporaines puisqu’il s’agit d’un épisode de la première série de B.M., 15 millions de mérites (S1E2). Caverne en effet, en ceci que durant tout le film nous ne sortirons jamais au dehors. Nous resterons dans de ce monde qui n’a aucun accès au monde extérieur, sinon sous la forme d’images ou de films ou de publicités montrant ce monde extérieur, entendons, si l’on veut, la nature puisque, d’une manière tout à fait proche sinon du mythe du moins de l’allégorie, le reste, les personnes, leurs relations et les enjeux qui polarisent ces relations ressemblent en concentré en effet (et c’est là une des forces des épisodes de la série concentrer synthétiser, bref faire une opération qui ressemble ou se rapproche par bien des points du point de vue adopté dans le récit du mythe de la caverne) à celles qui gouvernent les hommes en général, travail, passion, désir de reconnaissance, lutte pour obtenir une place dans le gotha et cadre social dans lequel cette vie se déroule.
Avec en prime une histoire dont l’objectif est de permettre à quelques personnages, ici les deux personnages principaux de chercher des solutions pour sortir de l’ombre quitter le monde dans lequel il évolue et parvenir au sens presque strict à la lumière, nous allons voir très vite de quelle lumière il s’agit.
I La querelle image/texte
a) 15 millions de mérites
Comme tout le monde n’a pas vu ce film le mieux est de raconter en détail l’histoire telle qu’elle narrée dans le wiki qui recense l’intégralité des scénarios des différentes saisons. Voici donc l’histoire de S1 E2
15 millions de mérites Titre original 15 Million Merits Première diffusion
• Royaume-Uni : 11 décembre 2011 sur Channel 4
• France : 8 mai 2014 sur France 4
Réalisation Euros Lyn Scénario Charlie Brooker et Kanak Huq
Invités Daniel Kaluuya (VF : Frantz Confiac) : Bingham Madsen, dit Bing Jessica Brown Findlay (VF : Magali Rosenzweig) : Abi Carner Rupert Everett (VF : Bernard Allouf) : juge Hope Julia Davis (VF : Susan Sindberg) : juge Charity Ashley Thomas (VF : Julien Châtelet) : juge Wraith
b) Synopsis
Bingham Madsen (surnommé Bing, nom du moteur de recherche de Microoft) vit dans un monde où les écrans sont omniprésents. Comme tous ses congénères, il passe ses journées à pédaler sur un vélo d’appartement pour accumuler de l’argent (des Merits en version originale). Un jour, il rencontre Abi Carner, une jeune chanteuse au talent bien réel. Mais tous deux sont confrontés aux règles implacables de cet univers confiné lorsqu’ils tentent de concrétiser leurs rêves en participant à Hot Shot, une émission censée dénicher les talents de demain (à l’instar de The X Factor ou de la Nouvelle Star).
c) Résumé détaillé
L’action se déroule dans un monde futuriste où les gens productifs dorment seuls dans de petites cellules aux murs constitués d’écrans de télévision, qui se connectent dès le réveil pour diffuser des émissions de divertissement et de la publicité. Tout le monde passe sa journée à pédaler sur des vélos d’appartement disposés en batterie devant des écrans géants, qui diffusent surtout des productions abrutissantes et beaucoup de publicités. Pédaler permet de gagner l’argent (Merits en version originale) qui sert à subvenir aux besoins quotidiens, à acheter ou à zapper les émissions proposées, et à passer la publicité. Enfin, chaque personne possède un avatar informatique servant de truchement entre le monde physique et le monde virtuel.
Bing Madsen fait partie des reclus de cet univers peu stimulant. Un jour, il rencontre Abi Carner, une jeune fille agréable qui chante très bien. Séduit par la jeune femme et persuadé que sa voix lui donne une chance de devenir célèbre, Bing offre à Abi un ticket d’entrée pour l’émission Hot Shot, où un jury composé de trois personnes évalue les candidats qui se présentent. Abi se retrouve donc devant les juges et devant le public de l’émission, et sa prestation impressionne tout le monde. Le jury la félicite chaudement, mais prétend qu’il y a déjà trop de chanteuses actuellement. Les espoirs d’Abi semblent s’écrouler en direct, quand l’un des juges lui propose de participer aux émissions pornographiques qu’il produit. Abi hésite longuement ; et puis, cédant à l’impitoyable pression des juges, qui lui disent que « c’est soit ça, soit le vélo » et sous l‘effet d‘une drogue qui rend passive, elle se résigne et accepte.
Bing est désespéré : ses espoirs d’aider Abi se sont envolés ; et comme il n’a presque plus d’économies, il doit subir toutes les émissions et toutes les publicités qui déferlent sur les écrans ( s‘il se cache les yeux, la pub se met en pause et une alarme l‘oblige à continuer de regarder et il la porte de sa chambre se bloque pendant les pubs ) . Un jour, il craque devant une scène érotique de Wraith Babes, où Abi apparait, méconnaissable : dans un élan de rage et de désespoir, il fracasse les écrans de sa cellule, puis s’effondre sur le sol. Il remarque alors un grand éclat de verre effilé, qu’il décide de garder. À partir de ce moment, il pédale comme un forcené pour accumuler le plus de Merits possibles, il économise tout ce qu’il peut économiser, et il répète des pas de danse hip-hop dans sa cellule. Après plusieurs mois, de nouveau doté des 15 millions nécessaires à l’inscription, il s’achète un autre billet de participation à Hot Shot.
Une fois devant le jury et le public, Bing exécute la danse énergique qu’il a patiemment mise au point. Tout le monde l’observe et l’écoute, quand soudain Bing place l’éclat de verre qu’il a emporté avec lui sur son cou et menace de s’ouvrir la gorge en direct si on ne le laisse pas parler. Après un instant de flottement, les membres du jury l’autorisent à dire ce qu’il a à dire. Bing se lance dans une critique virulente de ce monde aliéné par le mensonge, la douleur, et le vice. Ses paroles sont dures, dérangeantes. Les spectateurs sont sous le choc... Après un flottement, l’un des juges commence à complimenter Bing pour son sens du spectacle et la puissance de ses paroles, et il lui propose d’animer deux fois par semaine une émission d’une demi-heure dédiée à ses coups de gueule. Bing, désorienté, finit par accepter.
Tout le monde peut désormais regarder Bing protester contre les perversions du système, son écharde pointée sur le cou. Une fois son show fini, Bing peut, quant à lui, profiter d’un luxueux appartement, certes toujours composé d’écrans mais beaucoup plus grand, beaucoup plus lumineux, beaucoup plus calme donnant sur une magnifique forêt verte. Elle semble réelle car un effet de parallaxe se produit lorsque la caméra recule.
d) Images et textes, un conflit "éternel" !
Une histoire, ou un récit, n’existe, on le sait, qu’en tant qu’il s’offre à l’interprétation et par ce qu’il offre comme possibilités d’interprétation. L’herméneutique, pour employer le terme savant, la nécessité où l’on se trouve d’interpréter est consubstantielle et coextensive à l’existence même des récits et en particulier des récit à partir du moment où ils ont pu être écrits.
C’est ici le moment de se tourner vers Flusser et son livre Pour une philosophie de la photographie dans lequel il cherche à comprendre ce qu’est l’image ou ce que sont les images et inévitablement on se trouve confronté à la question des relations que celles-ci entretiennent avec les textes.
Ce que l’on cherche en effet, c’est à avoir la possibilité de comprendre ce que nous raconte le monde d’aujourd’hui qui lui aussi n’est fait, comme les mondes qui l’ont précédé, que de mots et d’images. Simplement leur statut a, non seulement évolué, mais changé, et cela de manière radicale. Une première fois avec l’invention de l’écriture et une seconde fois avec l’invention des appareils et des programmes qui les gouvernent.
Ce n’est pas réduire abusivement l’histoire que de dire cela, mais au contraire, tenter par une synthèse efficace, de faire apparaître ce qui importe dans ce qui a lieu aujourd’hui.
C’est en quelque sorte, pour moi, un retour au commencement de l’aventure des 20 dernières années. En effet "tout" a commencé par la découverte de ce livre et la première série de séminaires sur les images, séminaire qui a quand même duré 7 ans, avant que la revue ne prenne le relais, revue qui, dans sa nouvelle version, renie quasi intégralement ce qui a constitué les raisons de sa création.
Il est vrai que le propos de Flusser est globalement inaudible pour des photographes qui en effet, mais que peuvent-ils faire d’autre, continuent à produire des images en croyant qu’ils photographient "le réel" !!! Ah ce réel, comme il bon dos ! Le réel est aujourd’hui le nom même par lequel ceux qui se refusent de penser le monde engendrés par les images techniques et l’économie planétaire qui les porte. Le réel est le nom du déni !
e) Images et textes chez Flusser
Pour Flusser les images, qui pour lui sont "des surfaces signifiantes"(p.9) que "les hommes ont inventées pour s’orienter dans le monde",(p.11) "qui sont médiatrices entre l’homme et le monde"(p.10) sont antérieures au texte au sens de ce qui est écrit une fois l’écriture inventée.
Que les images aient un caractère magique, cela on le voit déjà chez Platon, Karl Reinhardt relevant lui que "l’image est démonique" (p.75), est le point de départ incontournable pour qui veut penser les images et non quelque version que ce soit de la question de la ressemblance qui n’est que seconde sinon secondaire !
Ce pseudo-enjeu de la ressemblance, quoique basé sur les théories platoniciennes et chrétiennes de l’image, qui n’en doit pas moins être considéré aujourd’hui comme second ou secondaire par rapport à la question de l’image comme démonique, est le voile, le masque, le mur qui nous interdit un accès à une pensée renouvelée des images.
Cette "magie" tient en particulier en ce que la surface impose au regard d’errer et de la parcourir en tous sens en revenant sans fin sur tel ou tel détail, bref en incluant celui qui regarde dans une relation a-temporelle à ce qu’il voit et donc à lui-même, relation qui inclut aussi bien celui qui fait l’image que ceux qui la produisent.
Quant aux textes, "ils ne signifient pas le monde mais les images qu’il déchirent. Dès lors déchiffrer des textes revient à découvrir les images qu’ils signifient. la visée des textes est d’expliquer les images ; celles des concepts est de rendre compréhensibles les représentations. Par conséquent, les textes sont un métacode des images."(p.12) Restons-en là pour l’instant.
II Un monde sans dehors !
a) une maison faite d’écrans
Revenons à 15 millions de mérites. Nous sommes dans un monde dans lequel n’existent que des images et des individus qui ne vivent que par et pour elles. Il faut même dire "en" elles, puisque les chambres n’ont pour mur que des écrans et que, de plus, chacun ne contrôle que partiellement son accès aux images ce qui signifie non pas qu’il peut ne pas les regarder mais qu’il doit payer pour suspendre les publicités et ne pas regarder ce que sinon il est contraint de voir. Dans ce monde, –qui est le nôtre il ne faut jamais l’oublier quand on voit un épisode de black mirror. car ces apparentes dystopies sont des intensification fictionnelles de ce que nous vivons et de la situation dans laquelle nous nous trouvons–, les textes ont en quelque sorte disparus.
Mais les être humains sont encore là qui alimentent la machine à image ici au sens le plus trivial en pédalant en vue de gagner des points qui permettront à ceux qui les ont obtenu de postuler pour une sorte de concours permanent qui ressemble aux émission star academy ou nouvelle star etc..., et s’ils gagnent, donc, de passer sur les écrans que ceux-là mêmes qui pédalent regardent. Le reste du monde n’existe pas. Il n’y a pas de monde du dehors, de monde extérieur d’extériorité ! Et là est le point majeur de ce film, il n’y pas de dehors à ce monde que nous voyons fait de chambres et de salles de gym de réfectoires et de salles d’attentes et de scènes pour y venir présenter son show !
S’il y a une différence avec la caverne platonicienne c’est qu’il y existe encore, même dans le mythe, un monde supposé réel et vrai, avec un vrai soleil etc..
Ici, rien de tout cela ! Alors, voilà la différence avec ce que nous sommes certains de vivre, direz-vous, vous rassurant en pensant que c’est juste de la fiction, puisque pour nous, le monde extérieur existe même si nos appartements et nos poches désormais sont remplis d’écrans.
C’est là que ce que nous avons pu voir avec la fonction du mythe doit nous servir de repère. Les films de Black Mirror fonctionnent un peu comme les mythes platoniciens. Ils nous mettent en relation avec une forme de vérité qui est en quelque sorte inaccessible par le raisonnement logique habituel, et qui aussi contredit notre perception, mais qui pourtant nous concerne directement. Ces films sont très proches de ce que nous vivons et la différence avec la supposée réalité tient tout entier dans la relation indirecte que ce qui est montré entretient avec elle. Voilà la fonction du Black Mirror, renvoyer une image plus puissante et plus émotionnellement forte de ce que nous vivons et qui reste englué dans les habitudes et les perceptions déjà répertoriées. Cela permet de montrer ce qu’il en est des relations entre ce que nous croyons être et ce que nous sommes en train de devenir, et permet aussi de nous inciter à penser au moyen des images (du mythe chez Platon) pour tenter de comprendre comment elles fonctionnent et à quel infra texte elles se réfèrent si l’on sen tient à l’analyse flusserienne.
b) Quelle réalité ?
Ces films fonctionnent comme des allégories ou des mythes platoniciens et nous devons donc tenter de les interpréter comme on l’a fait pour le mythe de la caverne par exemple. Mais là le critère majeur de notre herméneutique sera la relation image texte concept telle que Flusser la déploie.
Un monde fait d’images donc et en quelque sorte sans texte ! Ou du moins dans lequel le texte écrit est absent. Voici comment Flusser caractérise ce monde celui dans lequel nous sommes depuis quelques décennies maintenant : "Pour déchiffrer les images, il faut prendre en compte leur caractère magique ... La force magique des images se fonde sur leur qualité de surface ; et c’est à la lumière de cette magie qu’il convient de considérer la dialectique qui est la leur, la contradiction qui leur est propre.
Les images sont médiatrices entre l’homme et le monde. L’homme "ek-siste" : il n’a pas directement accès au monde de sorte que les images doivent le lui rendre représentable. Mais à peine l’ont elles fait qu’elles s’interposent entre l’homme et le monde. Censées être des cartes destinées à s’orienter, elles deviennent écrans ; au lieu de représenter le monde, elles le rendent méconnaissable, jusqu’à ce que l’homme finisse par vivre en fonction des images qu’il a lui-même crées. Il cesse de déchiffrer les images pour les projeter, non déchiffrées, dans le monde "du dehors" ; Par là, ce monde lui-même devient à ses yeux une image - un contexte de scènes, d’états de choses. Appelons "idolâtrie" ce renversement de la fonction de l’image. Aujourd’hui, nous pouvons observer comment il a lieu. Les images techniques omniprésentes autour de nous sont sur le point de restructurer magiquement notre "réalité" et de la transformer en un scénario planétaire d’images. Ici, il s’agit essentiellement d’un "oubli". L’homme oublie que c’est lui a créé les images afin de s’orienter grâce à elles dans le monde. Il n’est plus en mesure de les déchiffrer, il vit désormais en fonction de ses propres images : l’imagination s’est changée en hallucination." [7]
Et c’est bien ce que vivent sans pouvoir le formuler ainsi les personnages de 15 millions de mérites, ou plutôt ce dans quoi ils vivent, un monde rempli d’hallucinations qui constituent pour eux cependant la "réalité" dans laquelle effectivement ils vivent.
Un tel épisode met parfaitement en scène la thèse de Flusser sur l’hallucination et sur le fait que la "réalité" n’est composée que de phénomènes. Or est phénomène ce qui apparaît et là ce qui apparaît ce sont des images et des gens et des actes des vies qui ne sont gouvernés que par tel ou tel aspect de la relation globale à la "réalité" comme ensemble d’images.
On rappellera ici l’approche debordienne du spectacle. En effet, dans La société du spectacle, il fallait lire et cela dès la thèse 4 : "Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images." Ils nous faut aussi prendre acte du fait que ces médiations que sont textes et images nous éloignent du monde qu’elles sont censées expliquer et donc nous permettre de mieux comprendre. Cet "écart" qui est en fait une "écartement voire un écartèlement" toujours croissant, voilà l’enjeu implicite de ce qui est montré. Mais par rapport à quoi cet écartèlement ?
Il est simple de répondre par rapport à la réalité au mieux encore au si fameux réel ! Mais non ! Qui lit Flusser, par exemple, mais Debord aussi et quelques autres pas si nombreux que ça, comprend que ça n’existe pas, ça, le réel, qu’il n’y a toujours déjà que des entrelacements de mots et d’images, de concepts et d’idées, de visions et d’intentions, de projections et de fantasmes, que des phénomènes, des apparitions, aussi instables que prégnantes et finalement appelées à s’effacer, bref que tout est pris dans ce que j’appelle des trames imaginales, ces tissages verbaux, imagés et mentaux par lesquels on pense saisir la réalité alors qu’ils ne sont composés que de mots et d’images, de notions et d’intentions, et que c’est la torsion de tous ces éléments qui constitue à tel ou tel moment les conditions de l’apparition de la phénoménalité de telle ou telle chose.
"Ainsi, en inventant l’écriture, c’est d’un pas de plus que l’homme s’est éloigné du monde. Les textes ne signifient pas le monde mais les images qu’ils déchirent. Dès lors, déchiffrer des textes revient à découvrir les images qu’ils signifient. La visée des textes est d’expliquer les images ; celle des concepts est de rendre compréhensibles les représentations. Par conséquent, les textes sont un métacode d’images." [8]
c) Les images techniques
Oui, tout cela est bien beau, mais il nous faut prendre en compte le second moment de l’analyse de Flusser qui met en scène non plus les images dessinées ou peintes pour le dire vite mais les images techniques dont la photographie est à la fois le modèle et l’origine.
Le changement est majeur. Les images techniques ne sont pas des images au sens premier du terme et donc ne sont pas des fenêtres qui ouvrent sur le monde et auxquels en tant que regardeurs-voyeurs nous accordons autant de confiance qu’à nos propres yeux ! (p.16)
"L’objectivité" des images techniques est illusoire... elles sont des métacodes de textes qui ne signifient pas le monde du dehors mais d’autres textes... L’imagination qui les produit est la faculté d’encoder des concepts provenant de textes dans des images et lorsque nous les considérons, nous voyons les concepts du monde du dehors dotés d’un nouveau code " p.16
Toute la question est de tenter de comprendre ce que peuvent signifier ces images techniques. Car, et c’est que l’on oublie toujours de faire, prendre cela en compte, et plus encore aujourd’hui que l’appareil photo a fait entrer les appareils dans la vie de chacun. Il est aujourd’hui sous la forme d’un appareil plus complexe, l’ordinateur devenu portable au point de tenir dans la poche, et d’accompagner notre existence ou plus encore de la guider, la diriger.
Quand aux images qu’il capte et mémorise en tant qu’interface entre nous et les autres et qu’il envoie voyager à travers les flux des réseaux sociaux, nous persistons à croire qu’elles montrent ce que nous avons vu, qu’elles ont une valeur à la fois de témoignage de la réalité et de symbole au sens classique à savoir que rien n’est venu s’interposer entre notre intention en prenant l’image et sa "matérialité", comme sa signification.
Or un appareil est là ENTRE l’œil et l’image entre l’intention et le résultat.
"Toutefois, ce complexe "appareil –opérateur" ne semble pas rompre la chaîne entre images et signification. Bien au contraire : le flux de la signification paraît entrer das le complexe par un côté (input) pour en ressortir de l’autre (output)– l’écoulement lui-même, ce qui se passe à l’intérieur du complexe, demeurant caché. On a donc affaire ici à une "black box". Le codage des images techniques a lieu l’intérieur de cette black box ; par conséquent, toute critique des images techniques doit s’attacher à élucider leur intérieur. Tant que nous ne disposerons pas d’une critique de ce genre, nous demeurerons, pour ce qui touche aux images techniques, des analphabètes." [9].
Mais tout cela n’enlève rien à la dimension magique des images au fait "qu’elles agissent de façon magique qu’elles chargent la vie de magie. ce qu’il faut souligner c’est que "le nouvel enchantement ne vise pas à changer le monde du dehors mais nos concepts sur le monde. C’est une magie de second degré, un tour de passe-passe abstrait."(p.18)
d) 15 millions de mérites comme forme contemporaine de la caverne
Faisons une pause ici dans la démonstration de Flusser et revenons aux 15 millions de mérites. On pourrait dire que ce film est comme une mise en scène des thèses de Flusser près de 40 ans après, ce qui n’enlève rien, ni aux thèses, ni au film, tant celui-ci permet de saisir de manière non directement conceptuelle ce qui est en jeu : le fait que les appareils modifient notre accès à l’existence même et à sa signification.
Si ce film met en scène une caverne platonicienne, il le fait en prenant en compte l’omniprésence des images techniques dans nos vies. Elles sont, ici, devenues non seulement le décor mais la seule "réalité" la seule phénoménalité avec laquelle nous soyons en relation. Et elle détermine de facto notre manière d’être au monde, notre propre phénoménalité.
Elles ne sont plus une fenêtre sur une réalité extérieure mais la manifestation que toute relation avec cette "réalité" extérieure est comme effacée. Il faut rappeler les derniers instant du film : "Une fois son show fini, Bing peut, quant à lui, profiter d’un luxueux appartement, certes toujours composé d’écrans mais beaucoup plus grand, beaucoup plus lumineux, beaucoup plus calme donnant sur une magnifique forêt verte. Elle semble réelle car un effet de parallaxe se produit lorsque la caméra recule."
La réalité est donc simplement ce qui est promis par des images et qui sera offert aux plus méritant sous la forme d’une SUPER IMAGE technique. Voilà pour la caverne.
e) L’authenticité
Il y a plus important encore dans ce film. Avec la réalité, tout espoir de sortir un jour de la caverne quelque chose d’autre semble s’être perdu ou être devenu impossible. Ce qui a été perdu porte un nom générique : l’authenticité. En d’autres termes, il s’agit de ce qui en deçà des textes et des images constitue le fondement, le socle et le sol de toute existence, au sens d’existence humaine, à savoir les affects, ou si l’on veut les sentiments, les sensations, etc.., tout ce qui nait entre les deux personnages principaux et qui les conduit, l’une à aller au bout de son rêve, et l’autre à aller aussi au bout de sa révolte.
Cette authenticité que chacun aujourd’hui souvent semble continuer à chercher pensant qu’elle existe et se trouve là tout près juste cachée sous la couche des images accumulées, entendons des médiations, images, textes, codes, cette authenticité semble de plus en plus non pas inaccessible mais devenue un "concept" inexistant pour la plupart des individus.
Certes, pour les besoins du film, seuls deux personnages semblent encore faire l’expérience de son absence, de son manque et commencer à éprouver quelque chose qui les fait s’en approcher ou considérer que le fait de la "vivre" pourrait être ou même constitue un but pour eux. Cela, ce manque, leur permet d’éprouver qu’elle existe bien, ou du moins le pourrait et le devrait, et avec elle la puissance des affects, des sentiments. Cela ressemble de plus en plus à ce que nous visons aujourd’hui, n’est-ce pas ?
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que cette authenticité est dans et pour le monde de la caverne des images, un concept et rien d’autre, c’est-à-dire une projection provenant de l’humus noétique, quelque chose dont les images comme métacodes savent qu’elle a existé et tentent de la "représenter". En prétendant travailler à sa recherche, en fait elles nous en éloignent chaque jour un peu plus, puisqu’elle est en tant que TELLE, ce qui se vit dans l’absence de médiation ou dans un cadre dans lequel il y a le moins de médiations actives possibles.
Et c’est là tout l’enjeu du film. Car l’enchantement que l’amour naissant procure à ceux qui le vivent va en fait être absorbé et dévoyé par le système qui gouverne la caverne des images et dont le concours en vue de présenter son propre show, de mettre en valeur ses propres compétences et ainsi de s’approcher d’une vie meilleure ; constitue la manifestation la plus incontournable et englobante.
L’un, Bing, donne ses points à l’autre pour qu’elle puisse réaliser son/leur rêve. D’une certaine manière, il attend que Abi, la femme, réalise ses désirs pour lui et pour elle, un désir de changer de vie, voir de changer la vie comme, on le dit si bien si mal.
Mais les choses ne se passent pas comme prévu. Il semble qu’en fait chacun ignore ce qui se passe si l’on gagne si l’on est retenu et reconnu par le jury. Pour le dire vite, nous sommes au plus près de ce que vise Flusser lorsqu’il évoque la magie de second degré du nouvel enchantement qui ne vise pas à changer le monde du dehors mais nos concepts sur le monde. Et ce sont leurs concepts qui vont changer et pas le monde, le fameux réel, la célèbre "réalité" !
"Le jury félicite chaudement Abi, mais prétend qu’il y a déjà trop de chanteuses actuellement. Les espoirs d’Abi semblent s’écrouler en direct, quand l’un des juges lui propose de participer aux émissions pornographiques qu’il produit. Abi hésite longuement ; et puis, cédant à l’impitoyable pression des juges, qui lui disent que « c’est soit ça, soit le vélo » et sous l‘effet d‘une drogue qui rend passive, elle se résigne et accepte. "
En fait elle ne dispose pas de sa vie et elle doit simplement accepter de se faire ce qu’on lui dit de faire dans la nouvelle strate du jeu sauf à retourner à la première strate, celle qui consiste à pédaler en rêvant de gagner des points pour se produire das le show en regardant des images de pub.
En découvrant qu’Abi a "accepté" de se vendre, Bing veut en quelque sorte se venger et la venger. Il pense qu’à défaut de changer le monde du dehors, car pour lui c’est à un dehors que le monde auquel le show est censé permettre d’accéder, il va pouvoir jeter au visage de ce système l’authenticité –dont il a entre aperçu mais aussi bien "vécu" l’existence–, celle, tant de ses propres désirs que de ceux qu’il partageait avec Abi. Il pédale et gagne les points nécessaires pour se présenter à son tour au show.
"Une fois devant le jury et le public, Bing exécute la danse énergique qu’il a patiemment mise au point. Tout le monde l’observe et l’écoute, quand soudain Bing place l’éclat de verre qu’il a emporté avec lui sur son cou et menace de s’ouvrir la gorge en direct si on ne le laisse pas parler. Après un instant de flottement, les membres du jury l’autorisent à dire ce qu’il a à dire. Bing se lance dans une critique virulente de ce monde aliéné par le mensonge, la douleur, et le vice. Ses paroles sont dures, dérangeantes. Les spectateurs sont sous le choc... Après un flottement, l’un des juges commence à complimenter Bing pour son sens du spectacle et la puissance de ses paroles, et il lui propose d’animer deux fois par semaine une émission d’une demi-heure dédiée à ses coups de gueule. Bing, désorienté, finit par accepter."
Pas besoin d’en dire plus. Il a dû changer "ses concepts sur le monde", car il lui est impossible dans cette caverne gouvernée par les images techniques (notre monde !!!) de changer le monde. Car LE MONDE cela n’existe pas "en soi", il n’y a pas de monde originaire, seulement, ici ou là, des traces, des survivances, mais pas de réalité en soi existant malgré tout malgré nous en-deçà ou au-delà de nous et qui envelopperait d’un voile léger mais indéchirables nos rêves les plus fous.
En termes du XXe siècle, on dirait qu’il s’est simplement fait récupérer par le système. Mais dire cela, c’est manquer ce qui fait la puissance des images techniques et des appareils et persister dans l’aveuglément ou le déni relatif à ce qu’est devenue notre situation existentielle.
Les images ne nous proposent pas de vue sur un monde réel, désirable et existant. Elles ne proposent qu’une magie programmée. "Mais en fait, les images techniques fonctionnent d’une toute autre manière. Loin de ramener les images traditionnelles dans la vie quotidienne, elles les remplacent par des reproductions et prennent leur place. Contrairement à ce qui était envisagé, elles ne rendent pas non plus représentables les textes hermétiques, mais les falsifient en traduisant les énoncés et les équations scientifiques en états de choses - en images, précisément... Bien plus tôt lui substituent-elles une nouvelle sorte de magie - la magie programmée. Dès lors, elles ne peuvent pas, contrairement à ce qui était envisagé, ramener la culture à un dénominateur commun ; au contraire, elles la moulent en masses amorphes. La conséquence en est la culture de masse." [10].
Et la puissance de cette magie programmée, qui fait système, est en effet de NE PAS considérer ce qui relève du socle supposé le plus réel, à savoir les affects, les sensations etc.., comme étant ce à quoi se réfère, en dernière instance, toute vie et toute pensée. Cette magie programmée ne prend en compte que ce qui relève de SA "réalité", c’est-à-dire des concepts tirés de textes et transformés en codes qui sont présentés sous la forme d’images techniques. Celles-ci sont absolument indifférentes comme le système qui les produit et les diffuse, à la croyance à laquelle les utilisateurs sont arrimés comme à une bouée de sauvetage. cette croyance VEUT qu’elles ne soient pas d’abord techniques mais encore et toujours des fenêtres ouvrant sur des états de choses. Et dire que ce n’est pas VRAI ne sert à rien. Simplement, ça ne fonctionne PLUS comme ça !
Or, ce sont elles qui sont devenues l’état des choses. Ainsi, il est donc possible d’imposer à Bing, puisqu’il n’y a pas d’autre OPTION, qu’il accepte de voir son authentique révolte devenir un produit marketing. Il n’a pas changé le monde il a du comprendre que le concept du monde avait changé et que ce nouveau monde était fondé sur le jeu avec les mages qui sont des concepts codés pour devenir images. Or les concepts sont aussi des mots et en ce sens n’importe quel mot peut servir de base pour une transformation en image technique, entendons en logo, en image de marque etc...
Il y a déjà bien longtemps que nous savons que des noms commun, celui d’un fruit par exemple, comme des noms propres, celui d’un grand peintre par exemple, sont devenus non pas des manifestations variées du sens de ces mots, mais des significations dérivées proposées par des images qui les encodent et permettent ainsi de les déplacer, de leur faire changer de MONDE.
C’est pourquoi nous vivons dans un monde d’ombres errantes pour reprendre la belle expression de Quignard, un monde qui fait de nous finalement, où que nous soyons et pas seulement où que nous allions, des déplacés.
Nous verrons par la suite, quel nom donner à cette survivance des affects dans le monde gouverné par les programmes ou plutôt quelle forme cela prend en dernière instance. Le premier épisode, intitulé L’hymne national, nous met sur la voie mais on en parlera une autre fois... cela laissera du temps à ceux qui ne l’ont pas vu, pour le faire.
Flusser remarque enfin dans ce chapitre sur l’image technique, que "tout aspire à rester éternellement en mémoire et à devenir éternellement répétable."(p 21)
Nous ne commenterons pas cela aujourd’hui, mais notez que c’est le cœur de nombreux épisodes de Black Mirror. et que nous reviendrons donc en détail sur la question de la mémoire et des formes qu’elle prend ou qu’elles prennent, tant il y a des types différents de mémoire dans et pour le monde programmé.
f) La nouvelle intériorité
Nous avons l’habitude légitime d’associer l’intériorité à chacun des sujets que nous sommes et à entendre par là cette "dimension" si incernable mais si puissamment documentée et vécue qui hante la vie de chaque être vivant conscient. Nous avons vu que cette intériorité n’était pas l’apanage de l’homme en tant qu’homme, et que l’homme tel qu’il est appréhendé désormais par la paléontologie, n’était pas doté de cette conscience qui nous rend si fiers. Lucy n’était pas consciente. Il faut ici renvoyer pour faire vite à un passage du livre que lui a consacré Yves Coppens.
Avant que de revenir plus loin sur des moments importants de ce « combat éternel », il importe de relever à travers une longue citation de ce livre de Coppens que la thèse de Jaynes a probablement des « racines » plus anciennes encore, autrement dit que la schize et la bicaméralité sont constitutives de l’être humain.
Cette « affirmation » vient de la plume d’un lecteur d’Yves Coppens, lui-même professeur de psychologie clinique. Il n’en reste pas moins que le « père » de Lucy a publié ce courrier à la fin de son ouvrage Le genou de Lucy et qu’à défaut de faire absolument sienne la thèse indiquée, il la considère suffisamment acceptable pour la présenter dans ce chapitre dans lequel il recense à travers quels exemples choisis, certains des « effets » produits dans la culture ou dans la pensée par la découverte de Lucy.
« Le "complexe de Lucy", baptisé et décrit par Claude Lorin, professeur de psychologie clinique et pathologique à l’université de Reims, s’apparente à une schizophrénie. "j’ai été sidéré, m’écrit-t-il dans une lettre du 19 novembre 1992, par votre reconstruction mythique du monde (interne et externe) de Lucy : elle me semble formidablement juste ou, en tout cas, plausible et elle correspond de façon frappante à ce que vivent certains schizophrènes ou hallucinés, désorientés dans l’espace et dans le temps, ou n’ayant, comme l’enfant de 3 ans, d’ailleurs, aucune notion d’hier et demain. MA question est simple : comment peut-on expliquer une telle coïncidence selon vous ? Pourquoi le monde symbiotique des premiers hominidés est-il si proche du délire psychotique et de la poésie ? Ou l’inverse : pourquoi le monde des fous est-il si proche de celui des premiers Hommes ? J’ai l’impression que mes malades sont les témoins d’un monde disparu." Et dans une lettre du 18 décembre 1992 : " je compte, dans mon livre, vous remercier de m’avoir fait comprendre qu’il existe un transfert phylogénique qui nous renvoie à chaque naissance au monde originaire des tous premiers hominidés (...). Je crois (...) que nous passons tous dans les premiers mois, par le "complexe de Lucy". »
Mais l’homme du monde programmé, l’homme qui vit sous la domination des appareils n’a, lui non plus pas ou plus d’intériorité. Il l’a perdue assez rapidement quand les appareils se sont en quelque sorte emparés de LUI, et si, rares sont ceux qui parviennent à en prendre "conscience", disons à prendre en compte cette nouvelle donne qui reste, il est vrai difficile à PERCEVOIR, il n’en reste pas moins qu’à l’analyse, l’existence d’un sujet comme disposant d’une intériorité pensée, conçue et vécue comme la dimension constitutive de son être propre et le socle de sa liberté, ne tient pas ou plus.
Il suffit pour le comprendre de prendre au pied de la lettre l’idée si puissante de Flusser qui attribue l’intériorité non plus aux individus, aux sujets humains, mais à l’appareil, aux appareils. Une fois cela posé tout bascule. C’est ce basculement, ce changement de paradigme comme on le disait en XXe siècle, qu’accompagnent et incarnent magistralement les films de Black Mirror.
L’individu, le sujet se trouve expulsé de lui-même, et son intériorité se révèle de plus non seulement être globalement vide, mais avoir été vide, non pas qu’il n’y ait rien en chaque homme, mais que cette intériorité n’a été finalement remplie que par des éléments extérieurs, venus du monde du dehors, même si les informations qui lui arrivent "du dehors" sont pour l’essentiel produite par d’autres hommes. C’est d’ailleurs inévitable.
Le sujet est plein des strates d’humus noétique composé de mémoires diverses qu’il a absorbées à travers son milieu social, familial, relationnel, et par lui-même, mais ce "moi" ne prend une consistance véritablement individuelle au sens de singulière que dans une faible mesure, faible rapportée à la quantité des informations ingurgitées, et immense en intensité rapportée à ce qui fait la singularité de chacun, à savoir ses affects.
Ici les affects prennent la forme de l’ensemble des "choix" opérés par l’individu, et ils ne se font pas en fonction de critères raisonnables au sens de rationnels, c’est-à-dire du point de vue de la raison ou de la morale mais de critères relevant de ce qui touche ou a touché chacun, et donc de ses LIMITES. Le paradoxe, c’est que les possibilités créatrices ou d’invention qui relèvent de chacun dépendent plus de facteurs de limitations quantitatives mais parce qu’ils sont associés à des explosions qualitatives puissantes limitant mais emportant tou jusqu’aux décisions les plus complexes.
La raison n’est que la part servant de fondant à des critères supposés partageables et partagés, ce qui n’est en fait jamais ou si peu le cas, ces critères relevant soit d’activités scientifiques précises soit d’une conception "mathématique" de la raison héritée de Descartes qui comme on le sait a eu pour effet de rendre les affects suspects, ce qu’ils ne sont pas chez Spinoza en particulier.
Il ne s’agit pas, là encore, de dire que chacun est unique et que donc aucune communauté de pensée n’est possible à cause de cette version simplifiée et médiatique et publicitaire de l’individu. Il s’agit de tenter de comprendre quels sont les éléments actifs permettant à un sujet de se constituer comme singularité et comment c’et à partir de ces pans de singularité que les "communautés" se construisent et s’inventent et non pas l’inverse. Nous ferons cela en détail une prochaine fois. Ce qui est commun ne pré-exsite pas mais doit s’inventer à chaque "instant" en commun pour que cette "raison" partagée ou quelque chose qui y ressemble puisse exister.
Ici il nous suffit de repérer et de relever le fait que ce sont affects et sentiments, ainsi que l’ensemble des fonctions qui leurs sont associées, qui agissent et permettent à un sujet de devenir ce qu’il est comme individu ou être singulier. Et cela se produit non parce qu’il saurait tout sur tout, comme c’est le cas d’un appareil à mémoire quasi infinie, mais précisément à cause du contraire, parce que s’opère en lui des choix, que des décisions sont prises, décisions ou choix qui "informent" au sens de Simondon son existence et lui confère ses traits uniques ou au moins singuliers parce qu’en tant qu’ils se fondent sur une connaissance de LIMITES contraignent chacun à inventer avec ce qu’il découvre être en lui ou venir de lui. Et cela se fait donc par sélection et oubli à partir de ce qui dans le vécu ou l’appris aura "touché" l’individu, c’est-à-dire aura fait bifurquer son approche des normes raisonnables (au double sens morale et rationnel) pour le conduire vers des actes à forte teneur en motivation.
C’est cela qui en fait un être singulier et différent absolument ds programmes et de tout ce que nous appelons I.A. le fait qu’il ait une mémoire défaillante mais dispose d’éléments d’orientation puissants à partir et avec lesquels il va inventer construire faire sa vie.
Expulsion hors de l’intériorité signifie de facto guerre ouverte aux affects et à tout ce qui ne répond pas aux ordres implicites ou explicites émis par le monde des appareils. L’enjeu consiste en une tentative sans fin de remplacement de l’intériorité humaine et de la soumissions des individus à la puissance de calcul qui habite au coeur des appareil et constitue leur intériorité.
Au-delà de l’expulsion des affects du champ des décisions, la découverte de l’intériorité comme vide, proposition née de la vision de l’intériorité dans le monde dominé par des appareils, et de l’existence de la forme nouvelle qui permet de la remplir par des informations qui sont des éléments codés, signent la soumission de fait des humains aux programmes.
On ne devient singulier qu’en triant parmi les ordres donnés et reçus, et non plus en fonction d’éléments affectifs vécus et s’étant imposés à soi comme incontournables. Mais en quoi consiste cette nouvelle intériorité qui est celle des appareils ? Ce sera la sujet de la prochaine séance. Donnons cependant une piste :
– Elle est, dit Flusser, une black box. [11]
Ainsi les hommes ne peuvent-ils désormais plus élucider ce qu’ils sont et donc ce en quoi consiste leur intériorité qu’en prenant pour modèle et en se conformant à la forme dominante de l’intériorité, qui est celle des appareil, ou, ce qui revient au même en se confrontant sans fin à elle et en s’usant à tenter de se l’approprier. L’épisode15 millions de mérites montre cela très bien.
Voilà donc l’un des enjeux des prochaines séances. On peut constater que l’on reviendra à Stiegler en étant passés par Flusser.
Conclusion
Nous n’avons finalement évoqué en détail qu’un seul épisode de Black Mirror Il est aisé de comprendre que la matière étant très riche il faudrait en gros consacrer une séance par épisode ou à peu près pour déployer l’éventail des aspects de notre monde qui se trouvent mis en scène dans ces fictions. Il est clair que ce qui se passe se joue au niveau des formes actuelles que prend la relation texte images.
Nous reviendrons sur ces points par la suite plus en détail encore, en particulier à travers la mise en relation entre deux notions, l’une qui relève du monde de la technique et des appareils la black box et l’autre qui relève de la structure générale des récits, la boite noire. Nous verrons comment ces deux niveaux ne cessent malgré tout de s’interpénétrer et comment à partir des concepts flusseriens, il est possible de mieux les voir au travail dans le monde qui est le nôtre et en quelque sorte qui travaille en chacun de nous.
La black box n’est pas seulement ce qui constitue le coeur des appareils mais ce qui constitue le projet qu’ils nous imposent lorsqu’on les utilise : découvrir et comprendre ce qu’est LEUR intériorité, ce qu’il y a DANS la black box. et cela ne se peut qu’en utilisant les appareils.
On n’ouvrira donc la prochaine séance par l’analyse de cette phrase de Flusser dans le troisième chapitre de son ouvrage sur la photographie intitulé l’appareil photo dans lequel on peut lire ceci :
– "Aucun appareil photo correctement programmé ne peut être percé à jour par un photographe ni même par la totalité des photographes. C’est une black Box. et pour le photographe, c’est justement le noir de la boite qui constitue le motif à photographier." (p29)
Et nous mettrons cette analyse en regard de ce que j’ai développé dans un livre ancien sous le nom de "petite théorie du récit", théorie dans laquelle j’avais posé quatre éléments constitutifs de la structure narrative que je faisais courir depuis les pères de l’église jusqu’aux grands romans du XXe siècle. Ces quatre éléments sont les suivants : une histoire d’amour, une boite noire, une différence de potentiel et une place à pendre.
On verra comment cette structure continue d’influer sur les types de narrations utilisés encore dans black mirror et comment il est possible de comprendre qu’une nouvelle structure "narrative" se met en place mais dans laquelle ce qu’on nomme récit se transforme.
On convoquera les épisodes... et aussi pour bien comprendre ce qui se passe dans la structure des récits ce qu’Alice découvre de l’autre côté du miroir.
Voilà de quoi lire d’ici le 6 février 2024, bonnes fêtes à tous, à l’année prochaine.
à propos de l’Exposition "Eclipse", peinture de Catherine Ludeau
jusqu’au dimanche 14 janvier 2024
Principale peintre française spécialisée dans la résine. Pour l’exposition de cette année à la Galerie Hors-Champs, la sélection des œuvres s’est orchestrée sur le thème de l’éclipse, c’est-à-dire par le passage d’une forme sur une autre, occultant sa lumière, consommant sa couleur, troublant sa texture. De quelle mélodie cet orchestre se fait-il l’interprète ? Là où plusieurs des précédentes expositions affirmaient l’immobilité, nous assistons cette fois-ci à une composition en mouvement –mais que nous identifierons à des tonalités spectrales, sans âge, d’une profondeur sans nom, flottant après la note, nébuleuses avant le figuratif –ou à l’ambiant musique dont le nom est tiré du mot latin « ambire », tourner autour ; nous sommes bien là dans l’invasion, l’éclipse.
Musique spectrale : des notes, des peintures fantomatiques vrombissant le lointain. Une éclipse peut aussi être une manière de se protéger de vos regards.
Les peintures de Catherine Ludeau sont abstraites et généralement monochromes, de formes sphériques et rectangulaires. On émerge dans la couleur par ses dégradés formés par le poids de la résine sur la toile. De nombreuses images peuvent s’évoquer à leur vision, de l’océan lovecraftien aux doux lagons pour les œuvres bleues, du ronronnement d’un volcan endormi à l’éclipse de sang pour les œuvres ambrées ; elles se refusent pourtant à ces suggestions. Ces peintures sont des blasons, un étendard de ce qui en nous – en nos « mots entravés » – n’existe plus. Des vestiges d’une éternité perdue et pourtant toujours là, endormie en un magma intérieur, berçant nos nuits avec la distance de l’étranger, d’un horizon inaccessible et autosuffisant. Ils ne disent rien, et nous soupçonnons en ce rien nos souvenirs impossibles de l’accueil pur du monde, celui de la naissance, quand rien n’est encore défini. Ainsi les peintures de Catherine Ludeau porteraient en elles la répétition de cette naissance, encore et encore, tournoyant dans la laque éthérée des sphères de résine. A défaut de pouvoir dialoguer avec leur absence de langage, nous en apprécierons la poésie, et peut-être la dynamique de cette dernière, la « force qui rend le monde neuf ».