La boite noire du récit
Introduction
Si la question des grands récits a été celle de Lyotard, il me semble qu’il est nécessaire aussi de s’intéresser aux « petits récits », autant dire aussi bien aux contes qu’aux romans, à ces textes qui en effet racontent des histoires et de ce fait se présentent toujours, même quand ils ne le veulent pas, comme mises en oeuvre et en scène de cette « forme » que s’est inventé le psychisme humain et qui a pris le nom de « conscience » à partir des 7e et 6e siècles avant notre ère, sur les ruines de l’esprit bicaméral.
Il y a bien longtemps je me suis intéressé à la question et dans le livre que j’ai consacré à l’œuvre de Musil, j’ai développé une « petite théorie du récit » sur laquelle je voudrais revenir aujourd’hui, car elle me semble permettre, en mettant, face à celui constitué par les grands récits, un autre plan de consistance dans lequel ce qui constitue la « matière » même de toute « narration » sera plus manifeste. C’est l’approche de ce qui se joue au cœur des récits qui permettra de mieux comprendre comment travaillent appareils programmes algorithmes et finalement le jeu généralisé et surtout « sur quoi » ils travaillent, c’est-à-dire quelle part du psychisme humain est mobilisée par eux et comment.
Le jeu, on l’a vu, ne considère plus rien de ce qui nous apparaît comme constitutif de notre « humanité », comme « sacré » entendons comme échappant ou pouvant échapper à plus ou moins long terme à son emprise.
Dans un texte paru récemment, dans la revue en ligne AOC, Yannick Haenel publie un chapitre inédit d’un livre en cours, Les étincelles, dans lequel il évoque une phrase de Duras. Voici le tout début et la toute fin de ce texte.
« Je cherche une phrase de Marguerite Duras, une phrase lue il y a longtemps, une phrase que j’ai connue par cœur, aimée passionnément, et que j’ai oubliée. Si je ferme les yeux, je peux retrouver ses contours, sa silhouette tremblée, son affirmation hypnotique : c’est une phrase qui, comme toutes les phrases de Duras, parle de ce qu’il y a de plus reculé en chacun de nous — de plus secret : ce point scintillant et neutre, absolument irrécupérable, qui échappe à l’emprise de la société.
Je lis les livres de Marguerite Duras pour retrouver cette phrase, mais je ne la retrouve pas : j’en trouve d’autres qui semblent parler d’elle, des phrases qui ont peut-être croisé celle que je cherche et qui brillent de ce même éclat noir ; plus je lis Duras, plongeant à la fois dans Le Vice-consul et La Vie matérielle, passant des Yeux verts à L’homme assis dans le couloir, et de L’Amant à Écrire, plus il me semble que ses phrases affluent vers celle que j’ai perdue : elles viennent de la solitude, de cet éblouissement intraitable qui ouvre les yeux de chacun et nous accorde à une clarté désespérée.../…
Et puis, quelques jours après avoir fini d’écrire mon roman, j’étais dans un café, il était dix heures du matin, je savourais la fin de l’écriture ; et en relisant Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger, je suis tombé sur la phrase de Duras, celle que je cherche depuis si longtemps, cette phrase en laquelle j’ai vu tout Duras, et grâce à laquelle j’ai lu et relu ses livres pour écrire ce texte. Nathalie Léger la citait, comme je l’avais souvent citée avant de l’oublier, avant de me jeter dans l’écriture de mon roman et, en un sens, d’accomplir cette phrase. »
Elle disait ceci : « Je crois qu’il reste toujours quelque chose en soi, en vous, que la société n’a pas atteint, d’inviolable, d’impénétrable et de décisif. »
C’est vers ce quelque chose d’inviolable, enfin du moins peut-on encore tenter de continuer de le croire, qu’il nous faut voyager. Il faudra tenter de nommer ce quelque chose et dans le même mouvement de comprendre comment ce quelque chose est, comme nous le montrent les épisodes de B/M, l’objectif ultime du travail de "déréalisation" et de "destruction" de la forme sujet (conscience, attention, capacité de décision, liberté, etc...) entrepris par les appareils, ceux qui les conçoivent et ceux qui les vendent.
Pour parvenir à la fois à situer et nommer ce point inviolable ou comprendre comment il peut-être appréhendé et perçu, une voie est possible, celle qui consiste à s’intéresser au statut des récits. Car à l’évidence cette part incompressible est de l’ordre des affects, de ce qui en effet ne se soumet pas au-delà de tout critère raisonnable.
Musil le définit autrement ce quelque chose, mais on parvient là aussi à une sorte de réserve absolue, de boule incompressible de puissance sans partage.
Dans une de ses lettres, Musil écrit en effet ceci : « Au fond, de nos jours encore, il n’en va peut-être guère autrement qu’il n’en est toujours allé : celui qui a un but spirituel a toujours dû savoir s’isoler et s’accommoder d’une société restreinte. il est vrai que la force vitale de la masse est de nos jours énorme. C’est là une épreuve presque entièrement nouvelle pour l’esprit, dont il sait qu’il a la dignité du lion, mais la armes de la colombe. Je pense vraiment que l’on ne peut rien faire que le maximum de ce que nous impose pour devoir la voix spirituelle que nous avons encore en nous.../... ce qui est sûr, c’est que l’avenir de l’esprit dépendra de ceux qui ne peuvent se renoncer. » [1]
Cette zone psychique, ces affects, qui s’opposent à une soumission à la raison, celle du Principe de raison, sont le plus souvent au coeur même de ce qu’un récit tente d’explorer. Pas systématiquement et de manière trop évidente, mais même si l’on semble parler d’autre chose, une histoire, un récit, sont inévitablement portés par des forces qui toutes proviennent des affects. Et, souvent ce qui relève des affects est relié aux formes du secret et à ce que j’appelle comme on va le voir la boite noire des récits.
Dans ce livre maintenant ancien, écrit il y a presque trente ans, et publié début 1996, La cuisson de l’homme, un essai sur l’œuvre de Robert Musil, j’avais inventé une petite théorie du récit. Je vais en dire deux mots car parmi les quatre éléments qui m’ont semblé alors constituer la trame globale des tous les récits, il avait été possible de repérer ce que j’ai appelé une boîte noire.
Je vais donc me permettre de citer le passage de ce livre dans lequel je présente cette petite théorie du récit dans laquelle on trouve une boîte noire.
« Les étapes obligées que le récit instaure comme preuve de son existence, possibilité de sa reconnaissance et moyen de sa légitimation, sont les suivantes :
– une place à prendre. elle est occupée, pour quelque instant encore par un cadavre. Sa prochaine disparition offre, à celui ou ceux qui peuvent ou doivent ou veulent se constituer comme ses héritiers légitimes, un but, prendre cette place. Outre l’infinie variation des rivalités ou des échanges symboliques, la place à rivalités ou des échanges symboliques, la place à prendre répercute sur l’horizon du devenir la question de la filiation, de l’apprentissage et de la mort.
– une boîte noire. Objet ou lieu, concret ou abstrait, en lui est protégé, mis à l’abri des regards indiscrets, un secret qui, de ce fait, se trouve être l’inévitable objet de toutes les convoitises et de toutes les tentations. Autour de lui s’articulent les liens que la littérature entretiendrai, de toue éternité, avec le mal.
– une différence de potentiel. c’est là le moteur de l’histoire, qu’elle s’écrive avec une majuscule ou une minuscule. Le couple d’opposition bien-mal en est le paradigme global. Au coeur et au cour d’un récit, un partage doit être instauré, déplacé ou confirmé, une ligne de partage inscrite entre ces deux pôles.
– une histoire d’amour. Elle est en effet soit facteur de désordre ou expression de celui-ci, soit image de l’ordre retrouvé. Elle représente l’émotion dont elle est la transcription généralement considérée comme acceptable qui, comme telle, doit cependant être pacifiée. Elle inscrit dans le récit les bornes du trajet qu’il doit accomplir puisque l’enjeu est de recouvrer l’ordre perdu. » [2]
C’est l’articulation des quatre éléments qui permet d’approcher les stratégies que les auteurs mettent en place pour constituer leur récit. La boîte noire à ceci de singulier qu’elle concentre en elle la part d’obscurité qui gît au coeur de la conscience, qu’elle est active dans la zone qui relie au monde bicaméral et dans celle qui nous connecte au monde d’après qui a déjà commencé d’exister.
On pourrait prolonger le jeu des métaphores en disant que la boîte noire est la forme prise par le point nous connectant à la zone bicamérale dans son voyage spatio-temporel à travers la conscience et son histoire jusqu’à prendre la forme d’une nouvelle black box bien concrète celle qui existe au cœur des appareils selon la thèse de Flusser.
Ce qui se produit dans le monde dans lequel nous vivons et que Black Mirror met en scène de manière non pas pré-monitoire mais déjà "post-monitoire", c’est le déplacement de la boite noire du coeur des appareil dans le corps des hommes. Si ce n’est pas l’unique forme que prend la boîte noire dans les épisodes de Black Mirror - car si l’on prend en compte l’ensemble, on voit se profiler les deux statuts de cette black box/boite noire comme étant intriqués l’un dans l’autre, celui de l’appareil comme entité externe et celui de la puce comme entité interne - elle est celle qui joue le rôle le plus central dans la tentative d’éclaircissement de la mutation en cours, même si les autres éléments qui structurent les récits relevant de l’orbe de la conscience continuent d’être utilisés et de jouer un rôle majeur. On ne quitte pas si facilement une plaque tectonique millénaire.
Les récits et la conscience face au Jeu généralisé
Une brève présentation des enjeux de la théorie de récit que j’ai formulée il y a 30 ans permettra de parvenir à prendre la mesure, par un jeu de glissements que nous allons opérer à la fois au coeur de la mécanique des récits et du fonctionnement de la conscience, de ce qui se produit avec l’invention et l’usage des appareils.
Reprenons donc les 4 point ou 4 figures qui agissent au coeur des narrations, des récits et leur confèrent leur efficience pour des esprits dont le mode de fonctionnement est celui de la conscience au sens que nous donnons ici à ce terme et tentons de marquer ce double glissement de la conscience vers de nouvelles dimensions psychiques, à travers des brefs rappels de l’expérience littéraire de Musil dans L’homme sans qualités et de la conscience, vers les appareils, au sens où il s’agit de comprendre comment les algorithmes et les programmes vont assumer les fonctions du récit et les intégrer dans le grand JEU qui enveloppe et déterminent toutes nos existences.
1 Une place à prendre
– a L’enjeu est peut-être le plus ancien qui soit dans la structure psychique des hommes, puisque le conflits, les luttes pour la domination d’un groupe, d’une famille, d’un clan, d’une ville, d’un état, sont constitutifs de l’existence des communautés humaines, étant entendu que l’homme seul s’il peut exister et survivre ne constitue qu’un cas à part et rarissime de la loi générale qui implique que les hommes vivent en groupes fussent-ils restreints.
Cet enjeu est central et en fait détermine les relations puisqu’un groupe tient tant que l’équilibre même précaire est maintenu entre deux ou plusieurs prétendants et que tout se délite lorsque l’un meurt ou qu’un autre se décide à passer à l’acte et à chercher à renverser son rival.
La place à prendre c’est le motif de tant de textes qu’il serait vain de tenter de les nommer, et ce « motif » implique aussi bien les relations entre dominants et dominés que les relations homme femme. L’enjeu est en effet la domination.
– b Chez Musil, cet enjeu est réduit au strict minimum et le conflit père-fils prototype et porteur finalement de l’enjeu qui est au coeur de cette place à prendre , va se voir propulsé dans une nouvelle dimension, puisque le personnage principal va tenter d’échapper à toute pression sociale et QUITTER de facto sa PLACE de secrétaire de l’Action parallèle, société fondée par la grande noblesse et les milieux proches de l’empereur François-Joseph, en vue de préparer le jubilé pour les 70 ans de son règne, qui, comme on le sait, n’aura pas lieu d’une part à cause de la guerre et d’autre part à cause de sa mort deux ans avant la date anniversaire qui se situait en 1918.
Et c’est un sujet sans objectif au sens social qui va glisser dans un « délire » amoureux, philosophique et mystique une fois enfermé chez lui avec sa soeur qui est venue le rejoindre à Vienne pour l’enterrement de leur père. Ce qui nous importe ici, en mentionnant cet écart hors des sentiers battus de la narration, c’est qu’un certain nombre d’auteurs ont vu dans la structure narrative sinon un piège du moins une limitation, au sens où ce qui est en jeu dans le récit, dont la structure est activée au moins depuis le début de notre ère et en fait commence quelques siècles avant, avec l’épopée de Gilgamesh en un sens, est de maintenir vivante en quelque sorte la conscience, c’est-à-dire la structure générale du psychisme.
Et ces auteurs ont tenté d’inventer de faire exister à travers leurs textes, de faire émerger du discours narratif, des figures existentielles capables de penser l’existence d’une manière inédite ou relativement inédite, et cela à la fois pour échapper au piège du déterminisme narratif, aux limites connues qui freinent l’homme dans sa capacité à se transformer, les limites de sa psyché comme de ses actes donc, et pour montrer qu’il était possible de penser autrement et donc en ce sens d’indiquer des voies qui si on acceptait de les suivre pourraient conduire à transformer et les hommes et le monde.
Bien sûr, tel n’est pas le but avoué de Musil et de tant d’autres écrivains, mais c’est bien ce qu’ils permettent de penser néanmoins lorsqu’ils s’attellent à mettre en mots des aspects crédibles d’une mutation psychique. Et ce qui apparaît chez Musil par exemple, c’est que ce que l’on appréhende ici comme des figures ou des motifs fonctionnent en fait aussi comme des pôles d’attraction. Ingénieur, Musil s’y connaît en forces, attractives et répulsives, et ce simple changement de point de vue est à la fois ce qui lui permet de faire quelques pas hors de l’emprise des schèmes narratifs et ce qui lui permet aussi d’appréhender ces pôles d’attraction comme pouvant obéir à de nouvelles règles ou lois.
Simplement, lui, cherche à explorer ce qui, considéré comme relevant du non-ratioïde, conduit néanmoins la psyché à faire des expériences nouvelles en s’approchant de ses limites extatiques et à tenter d’en rendre compte.
– c Mais ces tentatives littéraires et artistiques au sens le plus large qui auront traversé le XXe siècle vont se voir comme surpassées, à la fois en puissance d’évocation et d’invention et en importance ou en puissance de séduction auprès du plus grand nombre comme on dit et être peu à peu remplacées par ces productions expérimentales mêlant adroitement images, son et textes.
Le Jeu généralisé est la forme globale qui va prendre en charge des pôles d’attraction qui constituaient la trame internes des récits mais il va les considérer comme des éléments produisant des effets calculables et donc pouvant tout à fait être convertis en données gouvernables par les algorithmes.
On aperçoit ici comment sur cette frontière, finalement très ténue entre expérience limites dans laquelle la conscience s’appréhende comme pouvant se dissoudre et la multiplication des « expériences » ludiques proposées par LE JEU, s’opère un glissement entre figures et forces, une sorte de conversion au sens monétaire ou au sens d’un calcul de valeur entre des éléments non comparables au moyen d’un système dans lequel l’un et l’autre sont néanmoins convertibles.
Prenons un exemple dans B/M pour tenter de mieux comprendre comment s’opère la conversion entre deux mondes, le monde dit réel qui obéit aux lois communes de l’existence et donc à celle des récits, celui de l’épisode USS Callister (S4 E1) dans lequel on a la mise en parallèle entre monde réel et monde du jeu.
L’enjeu est bien une place à prendre puisque la question centrale est celle du pouvoir d’un homme sur les autres, qui est inversement proportionnel selon que l’on se trouve dans la vie dite réelle ou Daly est le créateur d’un jeu vidéo, mais que ses employés considèrent avec Mépris en comparaison avec le chef James Walton qui lui a pris le commande de l’entreprise pour la développer.
Dans le jeu qu’il a inventé et qui se nomme Infinity, on ne peut mieux dire, il est le véritable chef et tous ses partenaires dans la mission du jeu en ligne sont en fait les employés de la boite Callister inc, qu’il contraint à participer en ayant récupéré leur ADN et qui participent en sachant qu’ils existent dans les deux plans. Non directement poreux, ces deux pkans, la réalité de l’entreprise et celle du jeu sont néanmoins plus que connectés. Cela installe les individus dans un double bind ou une forme de schize assez difficile à vivre.
Inutile, ici de rentrer dans les détails qui sont comme toujours complexes et peu parlant même en lisant le synopsis, sauf pour relever deux choses :
– le jeu généralisé dont on a ici le modèle à travers UN jeu en ligne va être le champ de manipulation des individus au moyen de chantages divers rendus efficace par la possession de l’ADN de chacun nécessaire pour qu’ils soient en quelque sortes « réels » DANS le jeu, c’est-à-dire réellement affectés par le jeu et dans le jeu comme par le jeu et dans leur vie réelle.
– la réalité va être le champ dans lequel il faut intervenir pour sauver ce qui se passe dans le jeu et permettre d’échapper au piège que tend le jeu, celui de l’impossibilité de retourner dans la réalité une fois le moment de la partie écoulé.
La place à prendre est comme toujours celle du chef, là est le lien fort avec la structure narrative. On doit aussi prendre acte que les autres figures ou motifs sont présents et actifs dans cette histoire en ce qu’ils sont évidemment des éléments structurant le récit, mais qu’ils sont poussés vers des limites qui tendent toutes à modifier la fonction du récit. On ne s’adresse plus à des conscience qu’il faut en quelque sorte forme (bildung) mais à des êtres, des individus dont la vie est potentiellement ou concrètement en danger.
Le glissement se produit de manière plus globale, car ce que montre l’épisode, c’est que finalement une fois le problème de la relation Réalité / Jeu réglé et le méchant en quelque mort, au moment donc où il n’y plus de place à prendre, et que la boite noire de l’ADN est comme vidée de sa puissance de nuisance, que les relations amoureuses sont mises à plat et que le mal a été vaincu qui contaminait le jeu de sa violence réelle, alors les participants, au lieu de choisis de revenir dans la réalité et de rependre en quelque sorte leur personnalité « réelle », choisissent une fois débarrassés du méchant, dans le jeu comme dans la réalité, de continuer enfin une vraie partie en ligne du jeu Infinity avec des "vrais joueurs.
Le jeu l’emporte comme élément de motivation irrésistible, capable d’assurer la coordination et le « dépassement » des quatre figures structurant la narration et leur intégration-dissolution dans le jeu au sens global du terme. C’est la source même des désirs qui est en quelque sorte prise d’assaut par le JEU et c’est ainsi que s’ouvre la porte sur la captation des affects qui on va le voir est le cœur même du projet qui préside à la transformation des données de l’existence en infirmations susceptibles d’alimenter à l’infini les possibilité infinie du JEU.
2 Une boite noire
La boite noire est partout. Dans l’épisode qu’on vient d’évoquer, c’était à la fois le programme du jeu, le frigo dans lequel étaient conservés les ADN des participants et dans d’autres, c’est souvent la puce qui a été implantée dans le cerveau de tel ou tel personnage, voire de tous.
– a Dans les récits au sens classique, elle est prend la forme souvent d’un objet recelant un secret, mais peu aussi bien être immatérielle en tant que secret détenu par un personnage sans qu’il n’y ait d’objet quelconque pour le contenir.
La boîte noire est liée au secret et au mal au sens où le mal est non seulement théologique mais aussi le nom générique de tout ce qui échappe ou semble s’opposer ou résister à « la forme dominante de la raison » à un moment donné de l’histoire.
C’est à la fois le coeur inexploré qui hante toute forme de raison comme son envers ou sa négation et ce dont il faut prendre possession pour s’approprier le pouvoir, quelle que soit la forme de ce pouvoir.
Dans la nouvelle de Jules Verne L’éternel Adam, lors de fouilles archéologiques réalisée après des milliers d’années par les habitant de la terre retrouvent une boite de métal contenant un document partiellement conservé mais pas le second dont l’existence est pourtant mentionnée dans ce document.
La boite perdue contenait une sorte de résumé des connaissances scientifiques dont disposaient les personnes qui avaient survécu à la disparition des zones connues de la terre et à leur installation sur un nouveau continent ayant émergé lors de ces mois tragiques qui avaient vus la disparition complète de l’humanité à l’exception de ce petit groupe de savant et des occupants d’un navire.
On remarquera donc que la "boite noire" qui a survécu est celle contenant le récit de la période allant de la catastrophe à la mort de ceux qui étaient encore capables d’écrire. La boite noire, contient la part non racontable qui irradie du fond de chaque récit et dont Jules Verne donne ici une interprétation tout à fait puissante et juste en en révélant en quelque sorte la signification, à savoir que le secret qui s’y trouve est l’impensable même qui est à la source de chaque récit.
– b Ce n’est pas ce qui est raconté qui constitue le mal, ni le fait que la boite recèle un secret, mais le fait que ce qui est porté par les récits, et donc pour le dire d’un mot un ensemble d’équations mathématiques pouvant permettre de connaître les étoiles comme la matière ne peuvent pas parler, ce sont les affects humains, c’est-à-dire l’ensemble des facteurs physiques ou psychiques qui déterminent, c’est-à-dire motivent les êtres humains à accomplir telle ou telle chose, à commettre tel ou tel acte, bref à choisir et décider et qui constituent donc les "RAISONS" qui les poussent à agir, ou d’ailleurs à ne pas agir.
Dans mon livre de 1996, je formulais déjà précisément l’enjeu qui est comme contenu dans la question dite du mal.
« Le mal n’existe comme cause inaccessible et ne s’inscrit dans la pensée comme figure de l’irrémédiable, que si on le situe dans le temps linéaire de la succession des instants. Si on le rapporte à son mécanisme, à son avoir lieu et à sa figure, le mal n’est plus cet ineffaçable péché, dans la nuit duquel nombreux sont ceux qui continuent de plonger leur plume pour continuer d’écrire. Il n’est que ce qui vient troubler tous les tenanciers d’un ordre quelconque, moral comme épistémologique, dans l’exercice de leurs fonctions, à savoir le fait même d’être affecté. L’affect est ce qui persiste, insiste, et troue le temps linéaire, ce qui fait venir à la conscience, non la voix faussement troublante d’un temps plus originaire mais l’expérience d’un avoir lieu à la fois réel, vécu et à jamais incertain dans ses conséquences, qui n’est pourtant pas rien et qui, comme une sorte de singulière faiblesse, revient parfois, tel un vol de colombes, frôler la forteresse du moi et faire vibrer l’air de telle manière que le verre dont cette forteresse est faite, se fendille ici où là et dessine ainsi la figure de destins à chaque fois différents et encore inexplorés. » [3]
– c Ce qui importe ici, c’est de tenter de comprendre ce qui se produit comme glissement qui rende le boite noire si efficace comme motif central dans les épisodes de Black Mirror et en quoi ce monde du secret constitue non plus tant un ressort narratif que le creuset même présidant à l’œuvre du JEU, dont l’objectif est de travailler à l’amélioration de sa performativité et qui donc consiste à tenter de réduire les affects à des éléments purement mécaniques, c’est-à-dire quantifiables et contrôlable. C’est pourquoi se les réactions les plus "immédiates" ou les moins médiates et les moins contrôlées sont en fait les seules intéressent le jeu.
En effet, par l’excitation liée au jeu, les affects sont mobilisés en vue des réactions et des comportements qu’ils vont produire. Ce sont ces réactions qui constituent la véritable énergie dont a besoin une situation, une partie, un jeu, qui sont les noms des pratiques humaines orientées performativité prenant la place des récits, pour être jouée. Le récit ne détermine pas le parcours, ne prédétermine pas les situations, il est ce qui résulte des diverses interactions entre éléments, hétérogènes ou non et il devient le jeu même en tant qu’il se déploie, en tant qu’il avance dans l’inconnu en tant que partie non plus jouée, ce qui signifie sur un texte écrit donc connu auparavant, mais vécue, c’est-à-dire expérimentée sans aucune forme de pré-connaissance de ce qui va advenir.
Le jeu est vécu apparemment sans médiation sinon celle des appareils, nous y reviendrons, et en ce sens le jeu s’approprie la dimension ontologique de l’existence en ce qu’il fait glisser le récit de cadre général permettant ou assurant une pré-compréhension de l’existence comme expérience et extase, au statut de résultante du jeu.
Le jeu est en effet composé de moments discrets, discontinus donc, tant dans le temps que dans l’espace, moments ou situations dont la mise en relation aléatoire ou concertée, se présente comme une forme de récit et s’impose dans l’esprit des joueurs comme RÉCIT, formant ainsi une sorte de voile interdisant de se questionner sur la mutation psychique en cours mise en place par la domination du JEU dont l’effet majeur est de ruiner la puissance décisionnaire des affects en tant que leur approche et leur compréhension ne peut l’être (ou du moins ne l’a été jusqu’ici) que par des récits, que par le récit.
Voyons maintenant un peu en détail comment cela fonctionne dans un épisode de B/M.
"Présentation de Tais-toi et danse"
L’épisode S3E3, "Tais-toi et danse" comme exemple de la domination des comportements par la terreur d’un système invisible et sans nom
Shut Up and Dance (trad. litt. : « Tais-toi et danse »)
Réalisation James Watkins Scénario Will Bridges et Charlie Brooker
Invités Alex Lawther (VF : Sébastien Mortamet) : Kenny Jerome Flynn (VF : Frank Adrien Serrafini) : Hector Susannah Doyle : la femme victime de chantage Frankie Wilson : Tom Jimmy Roye-Dunne : Red Hannah Steele (VF : Angélique Heller) : Melissa Sarah Beck Mather : la mère au restaurant Beatrice Robertson-Jones : la fille au restaurant Maya Gerber : Lindsay Camilla Power (VF : Hélène Pierre) : Sandra Ivanno Jeremiah : l’homme en scooter Mariam Haque : la caissière de la station service Natasha Little (VF : Dany Benedito) : Karen Nicola Sloane : employée à la banque Paul Bazely : l’homme dans les bois Leanne Best : Penny
Plusieurs personnes se font pirater et sous la menace de voir leurs vies ruinées par la mise en ligne d’informations compromettantes les concernant, se retrouvent à suivre les instructions absurdes et risquées des pirates.
Résumé détaillé :
Une femme reçoit plusieurs SMS lui intimant de laisser sa voiture dans un parking souterrain. Terrorisée, elle obéit aux ordres et quitte les lieux.
Kenny, un adolescent de 19 ans, vit avec sa mère et sa sœur Lindsay. Serviable et aimable, il travaille comme plongeur dans un fast-food. Un jour, en rentrant chez lui, il surprend sa sœur avec son ordinateur portable sur lequel elle a téléchargé un programme contenant un malware qui fait planter la machine. Il pense supprimer le programme malveillant puis s’enferme dans sa chambre pour se masturber devant de la pornographie sur Internet. Peu après, il reçoit un courriel anonyme : des pirates l’ont filmé pendant l’acte via sa webcam et menacent de mettre en ligne la vidéo s’il ne leur obéit pas.
Le lendemain, Kenny reçoit son premier ordre : rejoindre le sommet d’un parking. Il s’y rend à vélo et est rejoint par un homme en scooter - également sous le joug des hackers - qui lui tend un colis qu’il dit fragile. Kenny reçoit alors l’ordre d’amener le colis à une chambre d’hôtel. Il fait le trajet en bus et ne résiste pas à l’idée d’ouvrir le colis, qui ne contient qu’un simple gâteau. Une fois arrivé à l’hôtel, Kenny se voit refuser l’entrée dans la chambre jusqu’à ce que l’occupant entende le prénom de Mindy, suggéré par les pirates. À l’intérieur, Kenny trouve Hector, un homme marié qui attendait une prostituée. Il est lui aussi sous les ordres des pirates et ensemble, les deux hommes partent avec le gâteau récupérer une voiture (celle de la femme du début) et se rendent au lieu indiqué par SMS. En route, Hector révèle que les pirates menacent de révéler ses coucheries à sa femme et comprend que Kenny obéisse, une réputation sur Internet étant quasiment impossible à effacer. Leur trajet est perturbé par la rencontre d’une connaissance d’Hector, Karen, qu’ils se retrouvent à devoir prendre à bord et déposer chez elle pour éviter les soupçons, malgré les injonctions des pirates à reprendre le chemin indiqué.
Une fois rendus au lieu demandé, Kenny et Hector découvrent le but des pirates : le gâteau cache un déguisement sommaire et une arme, nécessaires pour braquer la petite agence bancaire à proximité. Ils ont cinq minutes pour décider qui braque et qui conduit ; Kenny n’ayant pas le permis de conduire, c’est lui qui se rend, terrorisé et en pleurs, dans la banque. Il récupère autant d’argent qu’il peut sans tirer et plonge dans la voiture d’Hector, qui parvient à déjouer l’arrivée de la police.
Le lieu de rendez-vous suivant est un champ où Hector et Kenny doivent se séparer, Hector devant détruire la voiture et Kenny amener l’argent dans un bois proche. Ils se quittent bons amis et Kenny commence sa marche. Au milieu des arbres, Kenny trouve un homme qui, à son arrivée, active un drone qui va les filmer pendant qu’ils doivent se battre à mort, le survivant pouvant partir avec l’argent. L’homme explique qu’il est prêt à tout, les hackers ayant la preuve de ses tendances pédophiles. Kenny pense alors à retourner l’arme du braquage contre lui, mais elle n’est pas chargée. Les deux hommes commencent à se battre.
La nuit tombe et toutes les personnes menacées reçoivent le même message, l’image du Trollface. Les hackers ont finalement mis en ligne tout ce qu’ils avaient : la femme du début était une PDG coupable de discrimination raciale, Hector voit sa femme qui découvre tout sur sa liaison avec Mindy, on aperçoit brièvement la famille de l’homme en scooter se disputer sans en connaître la raison, et Kenny, blessé dans la bagarre et après avoir été appelé par sa mère en pleurs et horrifiée, est retrouvé par la police, le visage en sang et muni du butin du braquage, accusé de détention de contenu pédopornographique."
Analyse de Tais-toi et danse (E3S3)
On le comprend immédiatement, ce qui est ici mis en scène c’est le fait que l’existence, celle de chacun, celle de n’importe qui, la nôtre donc, est devenue boite noire. Car c’est bien l’existence, au sens de ce qui en quelque sorte nous "appartient", c’est-à-dire relève de notre prérogative, de notre conscience, de notre liberté, bref de chacun de nous comme SUJET qui nous retirée. Le SUJET n’est plus maître de lui-même. On le sait, jamais le SUJET ne l’a été totalement, mais c’était lui en dernier ressort qui pouvait décider de sa vie, de la suite à lui donner et cela malgré les impératifs imposés par le cours des choses, la société ou quelqu’autre instance.
Or, ici, ce qui est retourné comme un GANT, c’est bien la structure du SUJET comme fondée sur une INTÉRIORITÉ. Ce qui se produit c’est un double mouvement apparemment contradictoire :
– l’intériorité n’est plus le centre névralgique et décisionnel mais ce avec quoi le JEU va jouer. Exit le SUJET qui DÉCIDE... Exit le SUJET égal DU DIEU.
– l’extériorité, ce qui a lieu dans la réalité donc devient en fait ce qui prend la place du théâtre intérieur et le rempli entièrement de ses figures propres. Et cette extériorité qui est en fait, du moins de vue du SUJET le champ dans lequel se déploie l’incertitude coextensive à chaque existence, cette extériorité est tout entière contrôlée par le JEU.
Ainsi le SUJET est à la fois l’objet du JEU la marionnette avec laquelle joue le JEU, et le sujet de l’expérience pour le JEU entendu comme structure globale gouvernant le fonctionnement de la société qui est réduite à n’exister que comme l’ensemble des parties susceptibles d’être inventées pour que le JEU puisse se poursuivre indéfiniment.
LE JEU, on le sait consiste en la régulation des informations qui traversent la black box entre input et output. Et on comprend ici que le SUJET, le bon vieux SUJET si solide et si fragile mais si fier de sa consistance capable de traverser les siècles, les millénaires, que ce SUJET est donc absolument effacé en tant que TEL et que tout ce qui le constituait est remplacé par tel ou tel aspect du JEU.
Son intériorité est constituée de la parie en cours à laquelle le JEU le soumet.
Son extériorité est constitué par l’ensemble des partenaires impliqués par la partie en cours et qui eux-mêmes ne sont que des éléments "possédés" par le JEU.
Oui, nous sommes devenus des êtres possédés par le DÉMON. Ce démon n’est pas le démon DU jeu, comme un joueur de poker addict à son activité. Ce que nous sommes, ce sont des êtres absolument hantés, habités, PAR le JEU.
Nous sommes dévitalisés, notre intériorité est remplacée SANS RESTE par le JEU. Le monde extérieur est toujours là où l’on vit sa vie, où on l’expérimente, MAIS ce que l’on expérimente, ce n’est plus un destin choisi à la croisée du hasard des rencontres et de ses propres choix, ce sont des rencontres organisées PAR LE JEU ET POUR LE JEU.
Il n’y a plus de mise en perspective de type narratif. La narration est devenue la force qui conduit au point suivant de rencontre et de frottement en vue d’intensifier les relations entre les joueurs, mais sans qu’il leur soit possible d’attendre aucun secours du hasard ou du destin.
Il ne leur reste plus qu’à faire avec les règles qui ne sont pas des règles, avec un sujet qui n’est plus qu’un joueur-joué ou un jouet qui s’agite au gré des variations imposées par les programmes et les algorithmes et dont la finalité, comme on le découvre ici dans un des moments de "l’histoire", n’est rien d’autre que le combat à mort auquel doivent se livrer deux participants qui furent partenaires et qui par la décision envoyée par le jeu doivent se comporter comme ennemis mortels.
Il n’y a plus aucun accès à un sens quelconque de l’existence, étant entendu que le SENS est la projection constamment réactualisée que fait le SUJET, sur l’écran noir de ses nuits blanches, en vue de concevoir une cohérence à ses propres errements.
3 Une différence de potentiel
– a La différence de potentiel moteur des récits
La différence de potentiel est en quelque sorte le moteur concret des récits puisqu’il détermine un écart dont l’existence implique de facto qu’il faille le combler. On peut le voir, cet écart, comme celui qui existent entre les pôles positifs et négatifs d’une pile électrique, entre les pôles que constituent le bien et le mal, etc... Mais finalement, s’il est en effet à travers le temps, inévitablement lié à l’histoire des hommes et aux transformations de leurs croyances, et en ce sens inévitablement pris dans des détermination qui relèvent de croyances, et qui se fondent sur des jugements implicites ou explicites, cet écart est comme constitutif de la relation des hommes à la fois au monde et aux autres êtres qu’ils soient animaux ou humains, en ceci que tout ce qui vient à "moi" est susceptible d’être un danger et DOIT donc être perçu en fonction de la règle sur laquelle reposent tous les jugements qui est la règle permettant dans un temps le plus bref possible de "juger" c’est-à-dire d’apprécier le danger potentiel de chaque rencontre sur une échelle allant de danger immédiat à danger absolu ou de danger possible à absence de danger, bref d’un pôle positif à un pôle négatif avec une immense gradation d’intensités possibles.
La différence de potentiel, dans la culture occidentale mais pas seulement, se positionne essentiellement entre les deux pôles que sont Dieu ou le dieu d’une part et l’homme ou les hommes d’autre part, et les hommes en tant qu’ils sont susceptibles d’être affectés par le mal et de chercher ainsi à affronter la puissance irradiante du pôle positif qu’est le dieu ou si l’on préfère le bien.
Mais, comme on l’a vu avec E1S1, l’une des formes et l’un des noms de cette différence de potentiel qui affecte l’homme lui-même, c’est la Honte. Il faut entendre par honte cette auto-affectation qui vient souvent de l’intériorisation des différences de potentiel sociales ou du moins du fait que, comme il est impossible d’exister hors d’une forme ou d’une autre de société, la marque de l’appartenance se fait par l’intégration ou si l’on veut la soumission même non volontaire aux critères et à l’échelle de valeur de cette société.
Mais finalement cela importe peu si l’on déplace légèrement le curseur et si l’on voit dans cette différence de potentiel la manifestation de quelque chose de plus "originaire", d’une angoisse encore plus originaire, de l’angoisse la plus originaire, si l’on se croit apte à penser et à dire une chose de ce genre, l’angoisse que l’on éprouve lorsque l’on considère le fait même d’exister, son absence de raison, de fondement de légitimité, et cela pas seulement du point de l’individu que l’on est mais plus globalement du point de vue de l’humanité à laquelle on appartient.
Cette angoisse est à la fois la source de la différence de potentiel et ce qui échappe à la différence de potentiel en tant qu’appareil de mesure, car ne peut être mesuré par la différence de potentiel que l’écho d’elle qui prend forme dans telle ou telle situation concrète comme historique.
Si l’on a vu déjà ce qu’il en est de la honte avec S1E1, revenons un instant à Tais-toi et danse. La différence de potentiel est évidente, elle est même le fondement des histoires. LA différence se joue entre comportement normal et comportement déviant, et c’est là que l’angoisse prend sa source. Ce qui change par rapport à la structure habituelle du récit, c’est précisément que l’appareil qu’est le JEU se saisit directement de l’angoisse et en fait le moteur de l’action. en effet Nous ne savons ni par qui ni pourquoi ces personnes là sont convoquées devant un tribunal aussi invisible qu’efficace et qui au lieu de prononcer un jugement lance une de lus les dés en relance ainsi l’évolution de l’histoire, du point de vue du spectateur narrateur, mais surtout embraque chacun des individus en cause dans un nouveau chapitre sans qu’il sache à quoi il doit s’attendre. Et cela même en tant que spectateurs, nous le savons et nous sommes ainsi impliqués comme les personnages dans leur saut dans l’inconnu à chaque bifurcation.
– b Un principe d’autorisation
Mais est-ce bien cela qui importe ? Oui en un sens, cela fonctionne comme une sorte d’autorisation que se donne le jeu à lui-même pour embarquer les individus dans des situations "réelles" dans lesquelles ils vont devoir commettre des actes délictueux pour échapper du moins c’est ce qu’ils pensent à LA HONTE de voir leurs pratiques individuelles révélée à qui de droit famille, femme trompée, ou groupe sociale ou tout le monde à travers les réseaux sociaux !
On le comprend, la honte relève du cadre qui était celui de la conscience. Et la conscience s’est constituée pour l’essentiel pour l’occident européen à partir du modèle qui a été inventé dans les quelques siècles qui ont suivi la mort du christ et l’invention de la religion chrétienne.
La honte est au cœur de la position de l’homme face à dieu. Elle est même ce qui le définit, à travers le très problématique mais très efficace péché originel qui inscrit chaque homme dans une histoire immémoriale et le rend dépendant d’actes qu’il n’a pas commis.
On comprend que ce qui se produit avec le jeu incarné ici par des hackers anonymes qu’on ne voit jamais sinon à travers les messages qu’ils envoient à tel ou tel des participants du jeu, de cette séquence qui est évidemment une séquence parmi des millions d’autres dans un jeu qui est de facto infini, c’est un glissement qui nous fait passer de la figure du Dieu à la figure du Jeu comme entité dominante et déterminant les possibilités d’agir accessibles au individus qui se trouvent pris dans son orbe, c’est-à-dire chacun de nous.
La situation ressemble fort à celle dans laquelle comme chacun de nous était pris dans l’orbe chrétienne ou judéo-chrétienne, pendant des siècles et jusqu’à aujourd’hui, indépendamment du fait qu’il ait été croyant ou pas.
À l’époque des pères apostoliques de l’église primitive, par exemple, c’est-à-dire aux époques où le clergé était véritablement engagé dans la formation des âmes à devenir chrétiennes, où l’enjeu était fort pour des communautés qui comme toute communauté avaient besoin de gens capables de les aider à s’orienter dans le monde, capables de leur délivrer des règles pour la direction de l’esprit comme le dira plus tard Descartes, on pouvait donc produire des énoncés de ce types, énoncés qui ont été, longtemps après, toujours aussi importants pour permettre à des groupes ou des individus de s’orienter dans l’existence, qu’on pense à l’imitation de Jésus Christ de Thomas a Kempis, auteur présumé de ce livre, qui fut un succès de librairie majeur pendant plusieurs siècles de sa rédaction au XVe à la fin du XIXe.
Mais on aurait tendance à oublier qu’il y avait en quelque sorte, comme c’est le cas dans chaque groupe spirituel, une sorte de condition ou d’obligation qui était faite au chrétien ou du moins qui leur était demandée, de prendre en compte le fait que suivant les préceptes chrétiens ils entraient alors dans une seconde dimension qui n’était plus celle que l’on croit connaître en la nommant la réalité mais la dimension dans laquelle l’esprit prenait en quelque sorte le contrôle intégral de l’existence de chacun.
C’était évidemment un acte individuel, mais, et c’est que l’on oublie ou occulte le plus souvent par méprise et par méconnaissance, grands individualistes que nous sommes aveugles à tout ce qui nous lie à une ou à des communautés diverses et variées, c’était aussi avant tout un acte liant l’individu à la communauté, ou plus exactement un acte dont les préceptes provenant de la communauté par le truchement des pères de l’église, lui permettait de l’intégrer en les suivant, en leur obéissant.
Ce changement d’ordre était à la fois souhaité et désiré et finalement proposé et imposé mais en tant que cette imposition était censée recueillir le consentement de chacun. Mais là n’est pas notre propos.
Ce qui importe ici, c’et par une brève citation de faire entendre ce qui se passe avec l’emprise du JEU sur nos existences.
« En vous soumettant à l’évêque comme à Jésus-Christ, vous me prouvez que vous ne vivez plus selon l’ordre humain, mais selon Jésus-Christ. » écrit Ignace aux Tralliens. [4]
– c La loi et le jeu
Pourquoi une telle citation ? Parce qu’elle nous donne une indication sur la fonction même que prend le JEU dans nos vies à travers des exemples qui peuvent nous paraître exagérés et qui sont, il suffit de penser à tel ou tel exemple de ce qui se produit avec les réseaux sociaux, bien en-deça de la réalité, fonction qui est absolument du même ordre que celle que l’on faisait jouer au Christ dans les discours des pères, à savoir d’être une entité capable de tout. à ceci près que le christ était là pour sauver les hommes là où le jeu, qui prend la place de dieu dans le réseau relationnel des hommes et donc dans leur psychés, et que le jeu, lui est là pour continuer d’exister et qu’il n’existe aucune forme d’empathie entre appareils programme et algorithmes avec les humains que sont les joueurs !
Les hommes sont devenus les pions d’un JEU anonyme composé d’une infinité de jeux minuscules qui sont fabriqués par des hommes et produits par des hommes et exploités par des hommes. Aucune illusion n’est possible sur ce point.
Et pour ce qui nous concerne, la différence de potentiel n’a plus aucun fondement "spirituel". Elle n’est que la multiplication infinie des micro-différences qui existent entre les capacités physico-psychiques des hommes et les capacités des appareils. On le sait, la vitesse est la différence majeure, la vitesse de réaction face à une question par exemple, et dans ce cas nous le savons déjà, l’homme a toujours déjà perdu d’avance.
La différence de potentiel est devenue une différence physico-chimique de vitesse de réaction face à des questions qui ne sont en rien essentielles pour s’orienter dans la vie mais qui toutes sont prises dans le flux qu’il s’agit de maintenir actif.
Et ce qui est dans cet épisode, le plus terrible, c’est bien sûr l’anonymat des hackers qui interviennent dans la vie des gens et les poussent à commettre des actes délictueux au nom d’une morale qui n’a, pour ces hackers, aucune importance. Ces gens ne sont pas des criminels, ils sont poussés à agir pour sauver leur peau face à un danger dont ils ne connaissent pas le visage, sinon qu’il est capable de mettre leur vie sans dessus dessous.
Et même une fois leurs actes commis en quelque sorte parce qu’ils ont eu PEUR de vivre une dégradation sociale, c’est la loi qui devrait les juger. Or, ce n’est pas le cas. Le jeu prend aussi la place de LA LOI, et transforme chacun en un cas particulier qui doit se soumettre à la loi du JEU en vue d’échapper à la loi des hommes qui jugent sans référence à la loi.
C’est une vox populi qui les condamne, ou des proches, qu’importe, ce sont des gens motivés par leurs affects et leur désir, à eux aussi de ne pas vivre une telle dégradation. Mais de ce fait ils entrent dans la logique du jeu et deviennent des acteurs DU JEU, des être soumis à la loi du jeu au même titre que ceux qu’ils condamnent.
La loi du jeu n’a rien à voir avec la justice et tout avec la poursuite du jeu en général et avec "l’essence" du jeu qui est d’être une accumulation de parties.
Vivre ou mourrir, que les participants vivent ou meurent, souffrent ou rient, cela n’a pas d’importance pour le jeu. Il ne dit pas la loi il fait la loi. Nous retrouvons ce que Lyotard visait déjà lorsqu’il parlait de TERREUR en évoquant la performativité du SYSTÈME.
On peut renvoyer aux pages 102-103 de La condition post-moderne et à la conséquence qui est tirée de l’analyse que nous avons vue précédemment : " La redéfinition des normes de vie consiste dans l’amélioration de la compétence du système en matière de puissance." [5]
4 Une histoire d’amour
– a Récit, affects et conscience
Faut-il insister sur cette figure ou cet élément constitutif de la conscience, cette tension de l’âme vers ce qu’elle perçoit à la fois en elle et hors d’elle et dont elle ignore jusqu’au moment de le rencontrer, ce perdu, ce dieu, cet autre que soi dont elle s’éprend sans même s’en apercevoir, sinon lorsqu’il est en quelque sorte déjà trop tard ?
Ce qu’il faut saisir immédiatement avec cette figure, c’est le fait que tout ce qui concerne la forme narrative, les récits, le récit a à voir avec les affects. Nous le pressentions, nous le devinions, nous le savions, il importe maintenant d’en prendre toute la mesure.
Rien de plus facile que d’écrire une histoire dans laquelle l’amour joue le jeu central. On pourrait même dire qu’il n’y a pas d’histoire qui ne soit pas d’amour comme je me suis amusé à l’écrire en ouverture d’un texte ancien maintenant, 1984 me semble-t-il, un texte consacré à la présentation du travail d’une artiste peintre.
C’est en effet LE SUJET central de toute existence et il ne concerne par seulement les hommes et les femmes, mais les humains et leurs divinités, étant entendu que toutes les divinités n’imposent pas de vivre la relation comme une histoire d’amour, mais le plus souvent l’amour constitue à la fois la preuve de l’existence de la relation et le moteur de cette relation.
Il n’est pas besoin de déployer ici mille et une histoires autour de cette question, ni de citer tel ou tel roman dans lequel l’amour serait LE MOTEUR principal de la narration.
On l’a compris ces quatre motifs ne cessent de s’enrouler les uns autour des autres de se délier et de se relier encore et encore et ainsi de forme la grande tresse de la narration.
Plus rare sont les romans qui ont tenté de révéler les liens entre ces figures et de les faire travailler à des formes de discours que l’on pourrait qualifier d’anti-narrative, au sens où l’enjeu pour ces auteurs a été de tenter d’échapper à ce qu’ils ressentait et comprenait comme étant un piège. Le récit nous enferme dans le schéma général de la conscience que nous connaissons bien. Certains auteurs en particulier, mais pas seulement, portés par des expériences qui échappent en quelque sorte à ce carde et à cette emprise de s règles explicites et implicites liées à notre soumission à la conscience comme forme et manière permettant de penser le monde et de lui conférer sa cohérence, son sens, si l’on préfère, certains auteurs donc ont tenté de produire des textes dans lesquels les schèmes de pensées se délivraient peu ou prou des chaines que la conscience impose à qui pense.
– b Échapper au récit comme soumission à l’ordre de la conscience
Avec L’homme sans qualité, Musil va consacrer les dernière années de sa vie à une telle tentative. Les relations Ulrich-Agathe vont conduire le romancier à déployer l’amour dans des zones échappant à la narration ce qui ne veut pas dire au discours ni à la langue évidemment, mais bien à la forme convenue autour de laquelle s’enroulent indéfiniment les histoires d’amour.
Il nous faut pour pouvoir avancer proposer une "définition" de l’amour non pas comme sentiment partagé mais comme force permettant de faire exister une raison affective et lui conférant sa puissance propre à la fois extatique et décisive.
Certains épisodes de B/M on l’a déjà vu sont construits autour d’histoires d’amour. Ce qu’il faut tenter de comprendre là encore, c’est comment le jeu s’empare de cette figure, et de tout ce qui la hante et hante ceux qui la vivent, et la transforme ou l’absorbe en lui enlevant à la fois sa puissance propre qui est celle du refus absolu de tout ce qui n’est pas elle et qui la rend impossible à suborner, à intégrer à quelque système que ce soit, et sa capacité d’intervention renvoyant ce qui existe à une temporalité qui n’est ni celle de l’histoire, ni celle des horloges.
Le jeu va s’approprier ces puissances inhérentes à l’amour en les piégeant dans les figures qui sont les siennes.
On a déjà vu la dernière fois avec San Junipiro (S3E4) la capture de l’amour par sa réduction à des moments qui, passant en boucle dans une mémoire numérique, valent pour l’éternité qui est au coeur de l’amour ce qu’il dit désirer parce qu’il se vit comme a-temporel, mais qui ici n’est plus une promesse mais son effectuation, sa réalisation. Or une telle réalisation rend dès lors toute bifurcation impossible, que ce soit dans l’amour même pour le prolonger ou le défaire.
Dans Pendez le DJ (S4 E4 ), on assiste au découpage, au séquençage si l’on préfère de ce qui fait l’incomparable fore de l’amour du coup de foudre, le fait que comme le disait si bien Roland Barthes, quelque part dans son livre Fragments d’un discours amoureux, "tout se joue, tout se jouit dans la première vue" et surtout que c’est bien le "hasard" qui est l’opérateur de la rencontre et de l’immédiateté imprévisible incalculable qu’elle incarne.
Là, c’est précisément cet insaisissable de la décision qui en quelque précède la rencontre et la porte qu’il s’agit, par les possibilités des programmes et des algorithmes, de tenter non pas tant de maitriser que d’investir, afin non tant de prouver que cela n’existe pas mais de montrer que le calcul, le JEU, est susceptible de contrôler tout et y compris l’incalculable et l’imprévisible dont l’amour est porteur puisque c’est ce qui le "constitue" et lui confère son existence.
Beaucoup d’autres épisodes sont centrés sur des histoires d’amour, Retour sur image dont on a déjà parlé (S1E3) et bientôt de retour, épisode qui voit un amour fauché par un accident de voiture et la femme à la fois finir par excepter de faire l’expérience de vivre avec un robot humanoïde qui est le double de son mari mort, est fait comme lui parle comme lui mais finalement malgré la quantité d’informations dont il est en quelque sorte gavé, ne parvient pas à être affecté par quoique ce soit.
L’affect est en fait devenu dans le jeu et pour le jeu la forme stéréotypée reproduite à l’infini d’un sentiment reconstitué à partir de ses manifestations les plus aisément connues, reconnues et acceptées parce qu’acceptables. Mais il n’a plus rien d’un affect. Il n’est qu’une pâle copie de ce qui, dans l’existence des hommes constitue en fait le lien le plus évident avec tout ce qui les dépasse, les emporte au-delà du possible et du pensable, bref constitue le lien sans doute le plus indestructible à ce qui a pu être à telle ou telle époque porter le nom de dieu.
– c Quand la black Box absorbe la boîte noire
C’est donc bien à une guerre que nous assistons, à un conflit durable dont la perspective et l’enjeu sont bien de parvenir à "un grand remplacement" comme le disent les idéologues d’extrême droite mais pas du tout au sens où ils l’entendent mais au sens où ce sont toutes les cultures de la planète qui doivent faire face à la puissance double des black box et du JEU généralisé, celle de découper en micro éléments, en informations et finalement en BITS tout ce qui existe, textes et images pour le dire vite, comme déjà a été découpé en séquences l’ADN humain et des autres êtres vivants, et celle de reconfigurer tous ces éléments en éléments du jeu.
Mais ce qui se produit dans cette double opération, découpage en unité discrètes et reconfiguration en éléments susceptibles d’être intégrés des parties dans le jeu, c’est la transformation de ce qui constitue le coeur même de l’humain en éléments devenus contrôlables ou intégrables au jeu, à savoir les affects.
On vient d’en prendre la mesure à travers ces quelques exemple reliés directement à une certaine approche des récits.
Avant d’en venir dans les prochaines séances à des analyses plus détaillées encore des composantes des affects et de leur relation d’une part au récit et d’autre part au jeu, il importe, ici, de relever comment procèdent les algorithmes pour transformer les affects en éléments du jeu.
Nous avons repéré dans le séminaire précédent deux éléments relatifs à l’éternel retour, c’est-à-dire à une temporalité censée échapper à l’emprise du temps humain, disons celui de l’histoire et de la vie incluant la mort, la répétition infinie et la boucle.
En fait ces figures relevant de la temporalité "humaine" ne sont pas abolies, elles sont en quelque sorte retraitées, comme on le ferait d’un matériaux radioactif ou de l’eau de mer qu’on veut dessaler. Et elles le sont de manière tout à fait pertinente ou percutant en ce qu’elles sont comme extraites du flux temporel et présentées précisément comme pouvant lui échapper définitivement.
Une promesse d’éternité est là au cœur du JEU, comme son âme même si l’on veut, qui se monnaye d’une façon singulière et efficace puisque chaque partie du jeu est une tentative de parvenir à cette éternité. Et pour y parvenir, le jeu utilise la meilleure méthode qui consiste à montrer que cette promesse peut se réaliser parce qu’il parvient à abolir le temps.
Même si ce n’est pas un "pour toujours" toujours effectif, car il y a encore des ratés dans la grande mécanique du JEU, c’est bien cela que le JEU met au cœur de ses propositions existentielles, une suspension de tout ce qui constitue le "sol de référence" des expériences humaines, des affects donc en particulier et évidemment de la plupart des règles morales, et pour le dire brutalement de toute forme d’éthique, et même des lois de la raison.
Conclusion
C’est sur ces points afin de mieux comprendre comment se met en place cette domination que nous reviendrons dans les deux prochains séminaires.
Pour cette fois si l’on s’en tient aux deux affects fondamentaux que sont l’angoisse et la honte, il s’est bien agit là, comme on l’a vu, de les retraiter et pour cela le jeu les utilise comme ressorts non plus narratifs mais performatifs.
C’est pourquoi, s’il est si difficile aujourd’hui de rencontrer un artiste, c’est que nous sommes tous devenus des performeurs ! C’est-à-dire des acteurs soumis à la loi du jeu qui pour exister a pris la place en nous des règles qui étaient jusqu’ici celles de notre vie de sujet historiques !