Introduction
Le premier séminaire autour de Robert Ryman a permis de dégager un problème celui de la place et de la fonction du sensible dans l’art, terme entendu dans la totalité de sa chaîne signifiante qui va des moyens matériels au peintre, du peintre aux œuvres, des œuvres au spectateur et à ceux qui écrivent ou parlent sur ces œuvres.
Et le sensible s’est révélé dépendant ou plus exactement intriqué dans une autre dimension que l’on a nommé celle du concept. Il faudra par la suite donner du concept un ensemble de traits cohérents. Il faudra en faire de même pour le sensible. C’est à l’élaboration de cela qui ces séances vont servir. Et cela inclura la saison prochaine 2025-26.
En effet, tant le concept que le sensible, ou quelque autre nom dont on affuble ces deux fonctions qui déterminent ce qu’il en est de penser et de créer, doivent être repensés à nouveaux frais d’autant que la situation globale de la pensée comme de la création est en train de muter à une vitesse incroyable et cela sous nos yeux sans que nous n’en tenions véritablement compte. Et cela est normal puisque nous appartenons, par notre âge et notre culture, à cette strate du monde qui est en train de disparaître emportée par une vague planétaire de renouvellement des éléments qui aussi bien sont et font le monde, qu’ils sont et font la pensée et la création.
Nous percevons cependant, même malgré nous, que les choses changent et qu’elles changent à un point tel que tenter de comprendre ce qui nous arrive nous semble une tâche si immense qu’elle est vite classée dans le registre mental des tâches impossibles et donc à peu près oubliées ou mises au rencart.
C’est aussi cela qu’il nous faut prendre en charge, non pas que nous soyons désabusés, mais que nous soyons dans une posture telle que nous « préférons » renoncer à penser et à agir et continuer de vivre dans « notre » monde plutôt que de nous confronter à cette vague scélérate qui nous submerge.
J’emploie plus souvent la métaphore des plaques tectoniques qui se recouvrent ou s’enfoncent l’une sous l’autre. Mais comme nous le savons, ces moments de subduction ne se produisent pas sans qu’un grand nombre d’autres manifestations les accompagnent, les précèdent ou les suivent, manifestations qui vont de l’activation de volcans, anciens ou nouveaux à des tremblements de terre ou des tsunamis, sans parler des autres événements annexes engendrés par ces derniers, comme la disparition d’espèces ou la mutation profonde pour un temps long des conditions d’existence sur la planète.
Évoquer ce qui nous arrive implique aussi de prendre en charge l’évolution technologique et donc humaine pour ce qu’elle est, c’est-à-dire en ce qu’elle est bouleversée par l’irruption dans nos existences d’un monde si puissant qu’il nous semble là aussi impossible de faire autrement que de l’accepter. Ces généralités peuvent sembler loin d’une « conversation » avec et autour des œuvres de Cy Twombly.
Et pourtant, comme on le verra, une approche ouverte de cette œuvre et des discours qu’il l’accompagnent nous permettra de prendre la mesure de la faille qui se creuse tant dans le monde, qu’entre notre époque et celles qui l’ont précédé, même il y a peu de temps. Faille qui se creuse aussi « en » chacun de nous, étant entendu que nous sommes avant toute chose, des sortes d’éponges ou des machines de captures de sensations, de perceptions, bref d’une infinité d’éléments qui à la fois nous fascinent, nous font peur, mais surtout nous traversent et finalement nous transportent sans que l’on sache dans quelle direction ni vers quel but. À moins que nous ne le pressentions, ne le sachions déjà d’une certaine manière, voire de plusieurs, mais que ne parvenant pas à digérer ce qui nous arrive, ce que nous percevons, ce que nous vivons, ce qui nous arrive finalement à travers notre structure sensible et affective, nous ne pouvons « dire que nous le savons ».
Oui, nous savons et ne savons pas en même temps. Notre entendement nous dit que ce que nous percevons de manière confuse ou diffuse ne peut pas être retenu par ce que lui conçoit et pense. Le reste, dit-il, est croyance ! Ah ! Voilà ! Le grand mot est lâché !
Nous constatons simplement que nous ne sortons pas du piège dans lequel nous sommes pris, piège qui peut se formuler ainsi : « tu dois croire ce que tu sais » mais tu ne peux pas « savoir ce en quoi tu crois ».
En fait un glissement s’opère que l’on ne peut pas ne pas prendre en compte. Car savoir, c’est croire en ce que l’on sait. Et ce n’est pas une figure de rhétorique sophistique que de dire cela. Mais « le savoir », que l’on tient en gros comme relevant du champ rationnel, ne peut ni ne doit être mis en cause, sauf par des spécialistes et sur des questions précises et jamais en tant que tel.
Nous avons si bien appris à « croire » en ce que l’on appelle « La Science », avec un L et un S majuscule, que nous ne sommes plus disposés, plus capables mêmes, d’appréhender l’énonciation de notre certitude comme étant l’aveu d’une croyance. C’est donc croire qui est au cœur de cette relation incessante, insistante quoique « niée » ou « déniée », entre raison et entendement d’un côté, et corps sensible porté par et porteur d’affects, sensations et perceptions comprises, de l’autre.
En effet, comme on va le voir à travers les analyses de Robert Musil à propos de la bêtise, il nous faut changer notre approche des choses, c’est-à-dire moins de notre conception de la croyance ou de ce qu’est croire, que de notre manière de concevoir les relations entre vie sensible et vie soumise à l’entendement.
Par exemple, il importe de ne pas considérer ce que nous savons comme absolu, entendons de faire prendre par exemple à « La science » la place d’un dieu, –parce que cela signifie que nous nous défaussons de notre engagement dans la connaissance en laissant ce soin à d’autres– et de ne pas considérer ce qui nous vient du sensible, affections, émotions, sensations, –les mots sont nombreux pour dire le sensible et l’on verra qu’il faudra faire des choix motivés entre ces termes– comme relevant de la seule « subjectivité » selon la formule à consonance psycho-philosophique qui a gagné, grâce aux médias, la planète entière ou presque, c’est-à-dire d’accorder à ce qui nous vient du sensible, par le sensible et comme sensible, le statut de vecteur de connaissance.
Certes ces connaissances peuvent être dites d’un autre genre que celles que manipulent l’entendement et la raison, mais elles existent et nous ne pouvons ignorer qu’elles ont, dans nos vies, une puissance active indéniable et parfois déterminante. Ce qui apparaît ainsi, c’est qu’il est possible, nécessaire et vital de transformer le piège dans lequel nous avons « accepté » de rester enfermés depuis tant de siècles, et de manière douloureuse depuis environ deux siècles. Il suffirait de formuler les choses autrement en disant que l’enjeu serait de « transformer en connaissance ce que l’on sait sans que ces connaissances-là, provenant pour le dire vite du sensible, nous soient apparues comme relevant du savoir ou de la connaissance qui siéent à l’entendement. » Mais c’est déjà trop anticiper sur ce que l’on va voir en détail avec Musil.
Pourquoi évoquer tout cela pour aborder l’œuvre d’un peintre majeur de la seconde moitié du XXe siècle ? Parce qu’il est, ou plutôt son œuvre est et se situe au cœur d’une tension extraordinaire entre deux univers, celui que gouverne la raison et l’entendement et celui qui qu’on le nomme sensible ou affectif, et qu’elle nous met en relation avec le fond impensé de nos existences, de nos corps comme de notre psyché.
Mais il importe si l’on veut parvenir à une compréhension globalement juste d’une telle œuvre de recourir à des termes suffisamment précis et partageables pour qu’ils permettent d’ouvrir pour chacun les portes qui nous conduiront à une « compréhension » la plus directe ou la moins indirecte possible de l’œuvre, la plus sensible et la plus intelligible et, dès lors, la plus juste possible.
Partie I
La bêtise comme paradigme gnoséologique :
une lecture de De la bêtise de Robert Musil [1]
1 Formes de la bêtise
Il ne faut pas s’y tromper, pour écrire sur la bêtise, il importe de ne pas se positionner d’une manière telle que l’énoncé, quelle que puisse être sa qualité, soit finalement celui d’un jugement, mettant en scène à partir d’un positionnement dominant une forme de validation de la différence avec toute autre position qui lui serait de facto inférieure.
Pas de jugement, pas de moi, grand ou petit, mais bien une analyse de la manière dont se met en scène socialement la bêtise, tel est le point de départ de Musil. Il dira d’ailleurs dès les premiers moments de sa conférence : « Je n’ai pas découvert de théorie de la bêtise à l’aide de laquelle je pourrais entreprendre de sauver le monde. » [2]
Et au terme de sa réflexion, la position n’a pas changé. Toujours pas de surplomb ou de jugement, mais un glissement dans l’approche des éléments qui constituent, non la bêtise, car sa définition change au fil du temps ou de la position de celui qui en parle, mais la manière dont la bêtise est mise en scène.
Et cette mise en scène se produit non pas dans un face à face entre elle et l’intelligence, mais dans les zones fines où se tisse, se trame, se fait et se défait, la signification d’un terme, d’un mot, d’un concept, et où les conditions de son efficacité sont prises dans des courants de forces qui la font varier parfois du tout au tout.
Il faudrait, ici, simplement lire à voix haute toute la conférence, pour en saisir à la fois la saveur et la puissance.
Pour ouvrir sur ce qu’elle nous raconte et qui nous concerne peut-être encore plus aujourd’hui qu’en 1937, à une époque pourtant déjà très sombre, en lire un long passage s’impose à la fois parce qu’il est drôle, enfin à la manière de Musil, l’un des grands maîtres de l’ironie, comme il le prouve tout au long de son roman L’homme sans qualités, et parce qu’il met en place les choses essentielles à notre propos qui est de tenter de cerner ce qu’est ou mieux encore comment fonctionne non tant la création chez un artiste, mais sa manière de créer, d’inventer.
On verra aujourd’hui, et plus encore lors de la prochaine séance, que l’enjeu, avec Twombly est de tenter de cerner un « comment », comment il travaille, comment ça travaille en lui comment se mettent en place les éléments de son œuvre, comment se positionnent les forces qui se livrent un combat sur la toile et dont la toile est donc littéralement le champ de bataille.
Venons en à l’écrivain, autre créateur et inventeur, dès lors qu’il ne livre pas des produits de consommation courante pour esprits en mal d’aventures en fauteuil, mais qu’il cherche à éveiller le lecteur aux aventures de l’esprit.
« L’exemple précédent, montre donc simplement que quelque chose peut être bête sans l’être nécessairement, que la signification du mot change avec le contexte, et que la bêtise est étroitement entretissée avec autre chose, sans que dépasse nulle part le fil qui permettrait, si l’on tirait dessus, de défaire d’un coup toute l’étoffe. La génialité même est indissolublement liée à la bêtise ; et l’interdiction sous peine de passer pour bête ; de trop parler de soi, l’humanité a su la tourner de façon originale : en inventant l’écrivain. Lui, a le droit, au nom du sens de l’humain, de raconter qu’il a bien mangé, que le soleil brille dans le ciel, il a le droit de s’extérioriser, de divulguer des secrets, de faire des confidences, de livrer brutalement des bilans personnels du moins nombre d’entre eux y tiennent-ils ! ; tout cela comme si l’humanité s’autorisait là exceptionnellement tout ce qu’elle s’interdit ailleurs. De la sorte elle parle inlassablement d’elle-même et se trouve avoir raconté déjà des millions de fois, grâce aux écrivains, les mêmes histoires et les mêmes aventures, sans en retirer pour elle le moindre progrès ou gain de sens. Ne serait-elle pas là, dans l’usage qu’elle fait de sa littérature et de la docilité de celle-ci à cet usage, suspecte à son tour, après tout, de bêtise ? Quant à moi, je ne tiens nullement la chose pour impossible ! » [3]
C’est une boucle, ce dans quoi l’humanité s’est laissée prendre, ou plus exactement s’est enfermée elle-même, puisque c’est « sur » elle-même qu’elle tourne comme une toupie, déployant, en effet, ici et là, des mouvements semblant dessiner une ligne, un trajet, ligne ou trajet qui finissent toujours pas repartir dans une autre direction, sans « raison » apparente sinon celle, erratique, du mouvement du jouet quelle est, et dont il faut bien convenir après au moins deux millénaires, qu’elle n’est pas parvenue, cette toupie, à prendre le contrôle sur elle-même et donc sur les déploiements de ses propres mouvements.
C’est quelque chose comme cela que vise Musil lorsqu’il remarque qu’il y a dans l’humanité une sorte de faiblesse de l’esprit qui tient en ce que, capable de répéter indéfiniment avec un sens de la variation du décor et des intrigues incroyable, mais sur des trames qui en fait ne changent guère, elle est par contre incapable de s’approprier sa propre existence, que ce soit d’un point de vue individuel ou collectif et d’agir « directement » sur elle pour la transformer. S’approprier son existence serait par exemple de parvenir à transformer non tant certains aspects ou certains éléments de la grande trame imaginale qui la constitue, mais les modalités selon lesquelles fonctionne cette « trame imaginale ».
Par trame imaginale, il faut comprendre cet entrelacement de réalité qui ne devient réalité que parce qu’elle a été tissée par des mots et de mots qui deviennent réalité parce qu’ils ont été enlacés à autre chose qu’eux.
En se révélant ainsi autant composée de mots que de « faits » soi-disant « bruts », cette réalité s’efface comme référent ultime ou socle incontestable et ne tient que par cette boucle infinie de la répétition de certains éléments de la trame, ici, dans le champ du récit, des petites choses qui composent l’existence des humains et bien peu ou si rarement de ce qui met en mouvement les choses de l’esprit.
Tout l’effort fait par Musil pour penser la bêtise tient en ceci qu’il constate à chaque fois qu’il soulève un pan de l’origami dont elle se compose, que ce qui détermine l’humanité et avec elle la pensée et la création, c’est une faiblesse de caractère constitutive de la structure psychique humaine.
Cette faiblesse contredit ou plutôt entre en contradiction avec ce que les hommes pensent d’eux-mêmes, entendons avec l’image qu’ils se font d’eux-mêmes, faiblesse qui se trouve donc comme « refoulée » ou plus exactement occultée ou noyée dans des flux de mots qui évoquent tous la réussite et le génie, le caractère ou la capacité à surmonter les crises. Pourtant, comme les crises de panique le montrent, le contrôle de l’homme sur lui-même est tout à fait relatif tant de tels moments de panique qui le conduisent souvent à commettre des actes insensés et donc potentiellement considérés bêtes. La stratégie consistant à éviter que de tels moments se produisent est en fait un refus volontaire et conscient, mais dans le sens très restreint du mot volonté et du mot conscience, de faire face à cette faille qui se manifeste dans de tels instants de panique.
Au fond, Musil met en scène dans ce texte, cette « schize » dont je fais grand cas, sans avoir besoin de la nommer en tant que telle, mais en la faisant exister à travers ses manifestations majeures ou sa manifestation essentielle, la distance qui sépare en l’homme et dans l’humanité, ce dont elle prétend ou croit être capable et ce dont elle est finalement capable.
La littérature évoquée à travers la figure de l’écrivain, est déjà une manière d’aborder la peinture et la figure du peintre auquel nous consacrerons la suite de nos réflexions.
2 Un problème insurmontable ?
En fait la lecture du texte de Musil nous renvoie avec une singulière puissance à notre situation actuelle, du moins si on la regarde à partir de ce constat, non pas en petit bourgeois désabusé qui dit que rien n’a changé, mais en activiste du questionnement disant que la situation dans laquelle se trouvent les hommes aujourd’hui n’a, sous un certain angle, celui qui engage à la fois la décision et l’action, les affects moteurs et l’accomplissement d’un projet, pas évoluée.
Et si elle ne l’a pas fait, c’est parce que cette situation est prorogée indéfiniment par ce que je nomme « la conscience » dont le mode de fonctionnement, on l’a vu, consiste à interroger indéfiniment les conditions de possibilité d’un acte en repoussant autant que faire se peut les prises de décisions et l’accomplissement des actions et à ainsi se « protéger » de sa propre dissolution en prolongeant indéfiniment son existence.
Ce qui émerge et que Musil montre si bien, c’est une situation existentielle propre à « la conscience » et en particulier aux développements dont cette structure psycho-mentale complète sa « formation » à partir du siècle des lumières en prenant la voie d’un éloignement de plus en plus radical vis à vis des affects et du sensible sans lesquels pourtant elle ne pourrait exister telle qu’elle est.
Elle n’en nie pas l’existence, elle n’en nie pas la puissance mais, plus exactement, elle a appris à les combattre au nom d’une position « idéologique » qui n’est qu’un salmigondis de données provenant de la théologie, du platonisme et d’une conception de la raison et de l’entendement comme étant les seules puissances psycho-mentales capables de penser et construire aussi bien les « sujets » que « le monde ».
Pour Musil, elle n’en est pas capable. Du moins si l’on s’accorde à voir dans cette capacité une dimension susceptible de faire fonctionner ensemble affects et entendement. Mais ce n’est jamais le cas.
La puissance rectrice de la conscience se révèle ne pas parvenir à diriger le monde ni permettre au sujet qui vivent avec et en elle, de se contrôler eux-mêmes. Ou faut-il dire qu’elle croit diriger ?
C’est que les pivots de la décision et de l’action ne relèvent pas de l’entendement et échappent donc à la prétention de la conscience à les orienter, à les diriger, à les contrôler, en particulier à cause des incessantes transformations de formes de vie.
« L’espèce de capacité qui passe au premier plan et prête pour un temps son contenu aux concepts d’intelligence et de bêtise, dépend des formes de vie. Aux époques d’insécurité personnelle, la ruse, la force, l’acuité des sens et l’adresse physique imprègneront le concept d’intelligence ; aux époques plus intellectuelles –et il faut ajouter, avec les réserves hélas nécessairement bourgeoises–, c’est l’activité cérébrale qui s’y substitue. Plus exactement, c’est l’activité supérieure de l’esprit qui le devrait ; mais le cours des choses a entraîné la prépondérance du seul entendement, qui s’inscrit sur le visage vide et sous le front dur de l’homme affairé ; ainsi s’explique que, de nos jours, intelligence et bêtise, comme s’il n’en pouvait aller autrement, concernent uniquement l’entendement et la mesure de ses capacités, bien que ce soit quelque peut partial. » [4]
On ne pourra manquer de penser à la fois à ce que nous avons vécu, disons entre les années des trente glorieuses, très intellectuelles car délivrées, certes toujours relativement, du souci de se battre pour la survie, du moins pour une bonne partie de la population européenne et états-unienne, et celles qui ont suivi marquées par un retour d’une certaine forme d’insécurité individuelle et collective.
Ce qui importe ici, c’est de relever le fait que, dans les périodes « intellectuelles », et ce stigmate perdure encore un peu aujourd’hui, l’intellect qui cependant domine comme centre névralgique du fonctionnement mental depuis au moins Descartes, se voit confronté à une forme de faiblesse insurmontable. C’est celle faiblesse qui est la source et la cause de la forme que prennent la bêtise et sa domination.
On semble se répéter en disant une nouvelle fois que cette domination de l’entendement signe une rupture avec le monde des affects et du sensible, mais les lignes ont bougé. Cette fois, il s’agit de pointer le fait que l’entendement n’est finalement pas maître de lui-même au sens où il ne peut contrôler ce défaut dans sa cuirasse qui est à la fois constitutif de la structure psycho-mentale qu’est la conscience dont il est l’un de deux plus beau fleurons avec la raison, et il ne peut le masquer que par une accumulation sans fin de « mensonges » ou au moins de tricheries, bref de tentatives de faire oublier qu’il n’est au fond pas ce qu’il dit être, prétend être et croit être.
La croyance, ici, est le nom que prend l’activité psychique qui vise à la non prise en compte de cette fêlure originelle et insurmontable qui travaille la conscience et à partir de laquelle se sont mis en place le partage et la séparation ente les éléments que nous appelons affects ou sensible ou avec d’autres noms encore, et entendement et raison dont le seul « petit » dieu est le concept.
3 Les deux bêtises
La thèse de Musil, comme on va le voir, relève à fois de l’évidence et d’une complexité rare puisqu’elle met en scène le cœur même du drame qui se rejoue sans fin au cœur de la pensée, au cœur de la conscience au cours de la vie. Et ce drame est celui de la quasi impossibilité, au-delà des dogmes moraux ou religieux, de reconnaître la prégnance des affects dans le fonctionnement de la pensée et pour la pensée de parvenir à se découvrir tout emmêlées d’affects et plus encore porté par eux, elle qui, du moins dans sa version techno-scientifique, a élevé au rang de dogme justement, l’infaillibilité non pas papale mais de la science et donc la relégation du rôle des affects, des sentiments, du sensible, à une fonction purement décorative mais légèrement encombrante à laquelle il faut simplement ne pas accorder trop d’attention.
« La conception actuelle admet encore, bien entendu, une certaine autonomie de l’activité de l’entendement ; mais il semble probable que, même dans les situations de sérénité maximale, l’attention, la compréhension, la mémoire et presque tout ce qui relève de l’entendement dépendent aussi de caractère affectifs ; à quoi vient s’ajouter, dans les moments de passion ou d’intense réflexion, une seconde forme d’interpénétration où intelligence et affectivité sont absolument indissociables. Or, cette difficulté de dissocier entendement et sentiment dans le concept d’intelligence, va se retrouver naturellement pour celui de la bêtise. » [5]
Quelques lignes plus loin, il parvient à la formulation de sa thèse en évoquant le fait que pour décrire des situations ou des états ou des faits révélant des formes d’anomalies intellectuelles, « le langage ne dispose guère, une fois de plus, que du mot bêtise. Ce terme englobe donc deux espèce au fond très différentes : une bêtise toute honnête, toute simple, et une autre qui, assez paradoxalement, peut même être un signe d’intelligence. La première tient plutôt à une faiblesse générale de l’entendement, la seconde à une faiblesse de celui-ci par rapport à un objet particulier ; c’est de loin la plus dangereuse.../… cette bêtise là est moins un manque d’intelligence qu’une abdication de celle-ci devant les tâches qu’elle prétend accomplir alors qu’elle ne lui conviennent pas.../… La bêtise dont il s’agit là n’est pas une maladie mentale ; ce n’en est pas moins la plus dangereuse des maladies, parce que c’est la vie même qu’elle menace. » [6]
Nous sommes arrivés, nous les terriens d’aujourd’hui, à ce moment où la mise en danger de la vie est devenu claire, voire évidente pour chacun, quoique cette évidence reste enfouie bien au chaud sous les couettes du spectacle et de la fiction politique, autant dire des vagues de mots, de discours et d’images sous lesquels nous sommes noyés et qui nous tiennent loin de la possibilité même de prendre en charge nous-même notre destin.
Ce qui nous importe, ici, c’est cette notion « d’abdication devant les tâches qu’elle prétend accomplir ». Nous comprenons que quelque chose se joue qui ne relève ni de la connaissance, ni de l’entendement, mais bien de notre capacité de décision pour le dire d’un mot qui englobe en fait tout ce qui doit en nous être mobilisé pour que notre intelligence soit mise en œuvre non pas au service de l’entendement mais au service de l’esprit. C’est le mot qu’emploiera Musil un peu plus loin.
Cette abdication ne relève pas du domaine moral, mais bien de celui de la motivation. Les lecteurs de L’homme sans qualités retrouveront là des thèmes centraux de l’œuvre, car l’enjeu en écrivant, pour Musil, n’est pas de produire du texte ou du discours, ou « du » roman, mais de parvenir à tenter d’assumer une tâche telle qu’elle peut se présenter pour un écrivain.
Autant dire pour un artiste. Tout ceci nous sera très utile lorsque nous aborderons avec Twombly la question de la prise en charge de la peinture dans une œuvre ou le support s’apparente plutôt à une force d’appel qui impose sa loi à la main qui va prendre en charge des éléments divers qu’elle doit et qu’elle va rendre picturaux au moment de la rencontre entre la main et la toile à travers le geste. Nous verrons en clôture de ce moment musilien comment Musil définit la littérature dans un passage de ces carnets.
Cette abdication donc signifie simplement que les humains sentant et pensant que nous sommes ne trouvent pas dans l’entendement seul l’instrument adéquat leur permettant d’activer leurs décisions et de les transformer en action. Les affects auxquels Musil donne dans son univers de pensée le nom de sentiments, doivent aussi être à l’œuvre.
Car nous l’avons vu ou aperçu, ce qu’il a constaté dans sa quête d’une définition de la bêtise, c’est bien qu’il y avait une porosité impensée mais permanente et une activité forte entre entendement, raison et affects, là où se produit cette porosité sans laquelle précisément –c’est-à-dire dans l’hypothèse ou l’entendement serait parvenu seul à prendre le pouvoir et à tout contrôler et donc s’imposer comme la force de décision dans le fonctionnement psycho-intellectuel des hommes– rien ne serait possible. « L’entendement relève aussi de l’affectivité et nos sentiments ne sont pas sans attache avec l’intelligence et la bêtise » dira-t-il encore. [7] Plus encore que d’un grand combat contre un ennemi extérieur, ce que Musil va comprendre et dont il va faire la source de son œuvre, c’est qu’il faut non pas en faire un combat intérieur, mais faire de soi-même un être à la fois au plus proche de cette porosité, capable de reconnaître la puissance vitale des affects et donc la nécessité de recourir à eux dans les choses de l’esprit, mais surtout de savoir reconnaître et de chercher à être à la hauteur de cette tâche qui nous est impartie par la situation même de l’humanité dans ses relations avec les puissances affectives et mentales que les hommes ont en partage.
4 Affuter ses armes et mener le combat
Chez Musil, la notion centrale pour mener ce combat est celle de motivation dont on comprend intuitivement ce qu’elle porte de détermination psychique et affective, rapportée à ce qu’elle peut et doit accomplir pour s’imposer et permettre à celui qui a recours à elle d’accomplir sa tâche. Sans motivation, pas d’action. Sans motivation pas de décision et donc pas de passage à l’action.
Le levier pour faire basculer ce qui apparaît donc bien comme un tissu de vérités mêlées de très près à des mensonges, qu’ils s’imposent à nous comme des effets pervers de croyances fragmentaires, ce levier n’est pas celui dont Archimède rêvait, mais bien celui qui permet, au cœur même de la langue, et donc de la pensée, et précisément à l’articulation entre manifestations des effets de l’entendement et manifestations de la puissance des affects, car ni l’un ni les autres ne peuvent se passer de mots, de mettre en place une stratégie nouvelle.
Ce levier est donc un appareil à double fonction de microscope et de révélateur car il faut à la fois voir de très près ce qui advient dans la zone de frottement et d’interpénétration entre entendement et affects, voir où, quand et comment les mélanges se produisent, et surtout parvenir à interpréter ce qui se produit là.
Pour voir, il faut accepter que cela puisse exister, ce mélange entre affects et entendement, et pour révéler, il faut engager une action visant à transformer ce qui est perçu en une forme de connaissance, transférer donc les micro-événements dans le domaine de la langue, trouver le bon agencement de mots pour que cela puisse être communiqué, entendons partagé.
Et l’on comprend qu’il y a un partenaire inévitable dans ce transfert, la langue. Ce pourrait être la parole, mais on le sait, pour nous c’est encore l’écriture qui permet de valider ou d’engendrer un tel passage. Avec Twombly ce sera la peinture. Et comme pour la littérature ou la philosophie, il faudra pour parvenir à approcher ce qui fait la puissance singulière de cette peinture, en passer encore et encore par les mots.
Le choix des mots que l’on emploiera, entendons la manière que l’on aura de les faire fonctionner ensemble en vue de permettre à qui lit d’accéder à une compréhension d’une œuvre picturale, peinture, dessin, sculpture, photographie, cette manière va certes déterminer la possibilité de la transmission aux autres de ce qui est perçu et compris, mais surtout permettre d’approcher le « mystère » même, qui est parallèle à celui que l’on décrit, de l’apparition sur la toile de traits, de lignes, de formes, de couleurs, de mots, et cela dans un apparent désordre.
Et, d’une certaine manière, c’est durant cette opération de transfert, dont la métaphore est sans doute l’une des toute première forme, que quelque chose de « nouveau » se produit : l’émergence d’un champ dans lequel entendement et affects fonctionnent ensemble. Ce qui permet d’accéder à cette « vision » n’est rien de plus qu’un léger décalage dans la manière de penser, d’approcher les phénomènes qui nous constituent et constituent la pensée et déterminent ce que sont l’intelligence et la bêtise dont on a vu qu’elles étaient si proches l’une de l’autre qu’il était parfois difficile de les distinguer.
Et ce décalage ouvrant sur une « vision » se produit dès lors que, d’une part, on ne renonce pas à l’invention et que, d’autre part, on se sent capable de choisir entre plusieurs options. C’est à la rencontre de ces deux courants psychiques, invention et décision, non pas au sens absolu mais bien dans le fonctionnement récurent qui s’impose à qui cherche dans et par la pensée à approcher des réalités qui lui échappent, à travers ces micro-décalages accédant pourtant à la dimension de l’événement, qu’apparaît la notion à laquelle a recours Musil pour échapper au piège que nous tend notre obstination à ne pas renoncer à certains aspects de notre manière de penser, en deux mots de penser en terme rationnels fondés sur la séparation radicale ou supposée telle entre entendement et affects, qu’apparaît donc la notion de significatif, bedeutend, dans le texte allemand.
Bedeutend veut dire « qui signifie », –il faudrait dire « signifiant » dans le sens du gérondif et non de la notion linguistique–, et prend le sens le plus souvent d’éminent ou d’important. Cette notion pour Musil peut permettre d’échapper au piège de la fausse dichotomie entre intelligence et bêtise.
« Il importe encore davantage, aujourd’hui, de privilégier la notion de “significatif”, cela dit évidemment sous forme d’utopie absolue. Le significatif associe la vérité que nous pouvons percevoir en lui aux qualités du sentiment qui ont notre confiance pour en tirer un tout nouveau, qui est à la fois compréhension et décision, une obstination rafraîchie ; quelque chose qui dispose d’un contenu à la fois mental et psychique et qui « exige » de nous ou des autres un certain comportement. » [8]
Il importe ici de rapprocher ce terme de « significatif » de celui de « sens », si couru aujourd’hui et utilisé comme pansement sur toutes les jambes de bois qui s’entassent dans les poubelles de la « pensée » !
Autant le dire brutalement : faire sens ne sert à rien ou plus exactement ne « signifie » rien, alors que montrer en quoi quelque chose est significatif ou réaliser quelque chose de significatif, c’est une autre affaire.
Et ce n’est pas jouer sur les mots pour le plaisir de le faire. L’enjeu est immense autour de ce que l’on pourrait appeler l’usage de la langue ou l’usage des mots. Car il détermine moins le sens que l’efficacité du sens. Et c’est cela qu’il faut viser, non le sens ou la signification, mais le significatif comme manifestation d’une forme d’exactitude qui ne relève pas de l’exactitude « scientifique », de cette exactitude ou de cette vérité qui ne consistent qu’à mettre en parallèle des données et des faits ou l’inverse, et à voir comment les uns et les autres peuvent coïncider, se recouvrir à peu près, évoquant ou rendant manifeste une coïncidence ou un recouvrement plus ou moins total des deux plans, coïncidence ou recouvrement que l’on nomme alors vérité.
Significatif nous entraine sur un nouveau plan de consistance dirait Deleuze, en tout cas nous révèle une possibilité non prise en compte par l’intelligence rationnelle comme par la bêtise, et que l’on pourrait nommer intelligence affective. Elle se manifeste ici, dans le texte même de Musil par la non répétition du mot « sentiment » dans la phrase. Prêtons donc attention à ce morceau de phrase : « Le significatif associe la vérité que nous pouvons percevoir en lui aux qualités du sentiment qui ont notre confiance pour en tirer un tout nouveau, qui est à la fois compréhension et décision, une obstination rafraîchie. » [9]
C’est bien un « nouveau sentiment » qui doit être tirer de l’opération de prise en compte des deux niveaux composant toute activité mentale et psychique et donc aussi les sciences, c’est bien un nouveau sentiment qui peut être capable de coudre dans la langue même ce qui relève et est mis en œuvre dans et par la compréhension et le fait que ce rapprochement rendu « continu », et ainsi efficient, efficace, une décision puisse être « prise ».
On le comprend, la décision ne relève pas d’un sujet, mais bien d’un processus, certes porté par un ou des individus, mais qui se produit d’abord dans la langue, dans le champ des significations et qui prend la forme du significatif que l’on pourrait aussi « traduire » à travers le mot « décisif ». Quelque chose de décisif en français, voilà qui dit bien ce que le bedeutend, le significatif de Musil vise à faire passer : que ce qu’il nomme sentiment, l’affectivité, est la dimension ou si l’on veut la fonction psycho-mentale permettant d’échapper au piège que nous tendent de concert notre croyance en l’infaillibilité de l’entendement et notre jugement dépréciatif sur une bêtise dont nous sommes pourtant tous pétris.
5 Le grand saut
Pour clore cette lecture de la conférence de Musil, il importe de se pencher sur deux ou trois phrases de la fin parce qu’elles vont nous conduire directement à comprendre les enjeux contenus dans la double question qu’il importe de se poser lorsque l’on aborde la question de la tentative de dire quelque chose sur une œuvre picturale ou n’importe quoi d’autre : comment écrire « sur » sans replier ce que l’on dit sur ses propres schémas mentaux et comment parvenir à interpréter une œuvre en échappant au « sens » pour parvenir à atteindre le « significatif » ou plus exactement montrer en quoi telle ou telle œuvre au sens d’une œuvre comme du travail d’une vie est significative ou ce qui dans une œuvre est significatif. Et de comment cela s’inscrit dans des textes « sur » nous le verrons aussitôt après lorsque nous nous plongerons dans les deux textes que Roland Barthes a consacré à Cy Twombly.
Quelques phrases avant la fin de cette conférence Musil écrit : « En effet, comme notre savoir et notre pouvoir sont limités, nous en sommes réduits, dans toutes les sciences à énoncer des jugements prématurés ; mais en veillant, comme on nous l’a enseigné, à maintenir ce défaut dans certaines limites et à corriger le cas échant, ce qui restitue à notre travail une certaine justesse. Rien, en fait, ne s’oppose à ce que nous transférions dans d’autres domaines cette exactitude et cette fière humilité du jugement et de l’action ; et je crois que le précepte : « agis aussi bien que tu le peux et aussi mal que tu le dois, tout en restant conscient des marges d’erreur de ton action ! » représenterait déjà, s’il était suivi, la moitié du chemin en direction d’une réforme vraiment féconde de notre vie. » [10]
Il y a là, se manifestant discrètement ce qui a constitué l’armature de l’œuvre de Musil qui a trouvé dans l’écriture de L’homme sans qualités sont aboutissement. En effet, l’œuvre dans ses deux premières parties, a consisté en une analyse férocement ironique du monde qui quoique déjà là était aussi, à l’époque, encore à venir. Ce travail a permis à Musil d’accéder dans le champ narratif et dans celui des idées majeures que le roman déploie, comme celle de Principe de raison insuffisante, à quelque chose qui visait à ressembler à cette exactitude issue de la science. Rappelons que Musil était ingénieur de formation.
Il a aussi déployé cette tentation de l’exactitude dans le choix du cadre général qui devait être celui du déroulement de l’histoire. En effet, le roman qui commençait début août 1913 devait se clore, s’il avait pu être terminé, début août 1914, le jour de la déclaration de la guerre. Cela conférait, a postériori évidemment, puisque les deux premières parties ont été écrites entre 1930 et 1931, même si le projet et l’élaboration avaient commencé bien avant, à une sorte de « fin de l’histoire », non comme projet politique ou civilisationnel, mais comme image ou symbole de ce vers quoi s’avançait la civilisation européenne, puisqu’il avait cherché selon ses propres termes à dresser « un tableau satirique et utopique de la culture occidentale moderne ».
Mais il est aussi parvenu à transférer dans l’écriture même cette quête ou plus exactement cette pratique de l’exactitude dans le champ des sentiments. À travers l’histoire de la relation amoureuse entre un frère et une sœur, il parvenait à faire exister, tout en les analysant, les enjeux les plus secrets et puissants qui traversent et travaillent nos existences et qui portent le nom de sentiments.
On le verra dans la prochaine séance, mais c’est bien une tentative parallèle ou comparable à celle de Musil, qu’a mis en œuvre Twombly. Même s’il faudra changer de vocabulaire pour en rendre compte, on s’apercevra combien les deux démarches se ressemblent comme peuvent se ressembler des esprits en quête de précision, de justesse, celles-ci devant-elles prendre la forme d’un monde rempli de tentatives, d’essais, comme l’a revendiqué Musil qui a introduit l’essai dans le roman d’une manière inégalée, et de dessins et de toiles faits dans un état de conscience à la fois abolie et élevée à un niveau supérieur, comme l’a pratiqué Twombly, des dessins réalisé dans le noir des débuts aux grandes fresques des époques suivantes.
Il n’est pas nécessaire de développer plus avant ce sujet et de se lancer dans une réflexion sur les parallélismes possibles entre écriture et peinture, mais de conclure avec ce qu’a pu écrire Musil dans son journal, une note, semblable en un sens au dessin que peuvent faire des artistes, en particulier avant de réaliser un tableau, d’une puissance que n’atteignent que des phrases écrites en quelque sorte dans un « autre état », pour évoquer l’autre grande notion qui hante l’œuvre, et qui parviennent à synthétiser de manière implacable ce qui se trame dans l’esprit de deux être et entre deux êtres.
Dans le volume I de ses Journaux, à la date du 14 ou 15 novembre 1910 alors qu’il se trouve à Rome, il note dans un cahier ceci : « J’ai envie de dire : ces littérateurs qui parlent avec dédain de leur travail. Kerr : la littérature n’occupe qu’un petit canton de mon existence.
À l’opposé : la littérature, c’est de la vie combinée avec plus d’audace et de logique. Une production ou mise à jour par l’analyse, de possibilités, etc. C’est une ardeur, capable de vous consumer jusqu’aux os, en vue d’une fin émotionnelle d’ordre intellectuel. Le reste n’est que propagande. Ou c’est une lumière qui naît dans la chambre, un sentiment dans la peau, quand on repense à des événements vécus qui resteraient, sinon, indifférents ou confus. » [11]

II Barthes « sur » Twombly
1 Deux textes
Approcher Twombly par Barthes peut sembler à la fois une bonne et une mauvais idée. Bonne idée au vu de l’importance du grand écrivain comme référence garantissant par sa réputation et la qualité de sa production un supplément d’aura à l’œuvre qu’il bénit de ses mots. Mauvaise idée, parce que passer par une approche inévitablement prégnante, peut occulter ou rendre plus difficile une lecture renouvelée de l’œuvre de Twombly en ceci qu’une telle lecture aura nécessairement ou presque pour effet de pousser qui s’y intéresse aujourd’hui, à faire du sous-Barthes !
Nous verrons que les deux risques ne sont pas si élevés. Mais les bénéfices seront importants. En effet, lire Barthes décryptant Twombly va nous permettre d’aborder une question rarement débattue, celle de la fonction des textes sur les artistes et de leur importance tant aux yeux du public, des gens de métier que de l’artiste lui-même.
Et cela n’empêchera en rien de déplacer son regard pour tenter de révéler des strates de l’œuvre et des possibilités d’interprétation que le grand écrivain aura, sinon ratées, du moins pas vraiment envisagées. On verra aussi que, dès l’époque où ces textes sont parus, deux écoles se sont opposées au sujet en particulier de l’interprétation des grandes toiles faites de lignes d’écriture a-signifiante et celles où des textes viennent s’inscrire sur la toile comme de purs éléments picturaux.
Ce qui est intéressant et va nous permettre de mieux comprendre sinon Twombly et son œuvre, du moins le processus « créateur » chez le « critique d’art » puisque Barthes occupe de facto une telle position avec ces deux textes qui sont de plus des textes de commande. D’autant que Barthes est une figure d’autorité et un écrivain de premier ordre.
Étudier ces textes de près, c’est plonger dans l’antinomie insurmontable qui existe entre voir et écrire, entre mots et images, entre interprétation et œuvre et donc en un sens entre une forme de rationalité « conceptuelle » qui est inévitablement portée par les mots et une forme de « sensibilité » a-conceptuelle qui est rendue manifeste dans des pratiques picturales d’autant plus qu’elles sont de part en part « gestuelles ».
On a vu à travers l’approche de Ryman en décembre 2024 que le concept pouvait envahir le champ sinon de la peinture du moins des arts dits plastiques. Avec Twombly, artiste de la même époque, on se retrouve de l’autre côté du mur du concept, dans un monde où la sensibilité, il n’y a pas d’autre mot qu’on le veuille ou non, se déploie de manière à la fois inventive, unique et renouvelée par rapport à toutes les pratiques existantes, et même si à l’évidence il s’inscrit dans le grand mouvement de la peinture gestuelle et lyrique américaine, en fait il n’y appartient pas vraiment.
Cependant, même si les gestes sont le fondement de son œuvre, ces gestes ne ressemblent en rien à ceux de Pollock ou de de Kooning. Ce dont nous parle Twombly, c’est d’une autre histoire que celle qui ouvre la porte sur le monde fantasmé de « paysages » réels, potentiellement cosmiques, ou mentaux, en tout cas de perceptions et de visions transformées par la puissance d’une réactivité insolente et joyeuse. Cette singularité doit être non seulement prise en compte mais reconnue comme l’élément par lequel il importe de s’engager dans une approche de l’œuvre.
Barthes, donc, a écrit deux textes, mais le second est plus connu que le premier qui semble-t-il n’a été publié que dans le catalogue auquel il était destiné, alors que l’autre a connu un écho plus important, a été republié ailleurs que dans sa publication d’origine et est le plus cité, même si depuis quelques années, outre dans les œuvres complètes de Barthes, ils ont été publiés ensemble dans une petite édition au Seuil sous le titre Cy Twombly.
La différence et de style et de ton entre les deux et le fait que le second reprenne en les utilisant comme supports à des digressions nouvelles des élément clé du premier texte, nous indique que Barthes ne leur a donc pas accordé la même place et la même fonction. Tout laisse à penser même que le premier a du lui paraître justement trop « texte de critique d ‘art » et que lorsque la commande d’Yvon Lambert est venue, il lui a semblé juste de mettre ou remettre en scène de manière sensiblement plus « écrite » et donc plus « barthésienne » ce qu’il avait à dire et au fond déjà dit sur Twombly.
Et à l’évidence dans ce texte intitulé « Cy Twomly ou non multa sed multum », il fait du Barthes au sens où on le dit d’un acteur qui surjoue pour bien faire entendre que c’est lui qui joue. Bien sûr Barthes ne plagie pas Barthes, mais l’écrivain prend souvent la place de l’artiste et le met dans une posture presque de faire-valoir de l’écrivain, alors que dans le premier texte il tentait une analyse plus « honnête » de l’œuvre de Twombly.
C’est cette différence importante, cet écart, qui peut et doit nous mettre sur la piste du problème rarement exposé de la fonction des textes consacrés à des artistes et des inévitables phénomènes d’appropriation dont ils s’accompagnent. Et pourtant il essaye par son recours à l’expression latine faisant titre de nous dire qu’il va nous mettre sur la voie de ce qui constitue l’essence même du travail de Twombly, tenter donc de produire un texte « significatif », « sed multa non multum » signifiant dans une traduction littérale « non pas des choses nombreuses, mais quelque chose d’important ».
2 Quand Barthes fait du Barthes et occulte son « sujet »
Il faut donc commencer à se plonger dans le texte le plus connu des deux que Barthes a consacré à Twombly. Ce Cy Twombly ou « Non multa sed multum » est certes un « beau » texte de Barthes et peut passer pour utile pour qui veut découvrir Twombly, mais plus encore pour qui a déjà pris connaissance du premier, intitulé Sagesse de l’art Cy Twombly, Roland Barthes [12]
Je ne suis pas parvenu à trouver des informations précises sur la date d’écriture du premier texte, mais pour le second, il s’agit, on le sait, d’une commande d’Yvon Lambert, le galeriste de Twombly en 1975. Le récit qu’Yvon Lambert fait de la commande à Roland Barthes « du » texte, récit qui se trouve dans le catalogue de l’exposition du centre Pompidou en 2016, ne mentionne pas deux textes mais un seul et ne précise pas duquel il s’agit. Ce flou artistique m’intrigue, mais jusqu’ici je n’ai rien trouvé sur la question permettant de trancher mais c’est à l’évidence du premier dont il parle, pas du second.
Il semble que Sagesse de l’art ait été publié après Sed multa et pourtant il semble bien qu’il ait été écrit avant. En tout cas, il le précède dans les œuvres complètes et est inscrit en premier dans l’édition du Seuil reprenant les deux textes. Je pars donc du principe qu’il y a non seulement des échos d’un texte à l’autre mais bien un glissement, Sagesse de l’art servant de matrice et de support à Sed multa.
Pour le dire brutalement ce qui caractérise ce texte, Sed multa donc, c’est le fait que Barthes fait du Barthes.
On peut, à la première lecture, croire que Barthes explore et nous propose une lecture de l’œuvre de Twombly, mais en fait il utilise des points qu’il a appréhendés dans l’autre texte et il les transforme en des moments déclencheurs d’analyses portant sur des sujets qui, se rapportant à Twombly, n’ont pas vraiment à voir avec son travail.
Bien sûr, c’est Barthes, et pourtant ce Barthes qui écrit d’un ton plus agressif en quelque sorte que dans Sagesse de l’art, ne s’occupe plus guère de Twombly. Je sais bien ce qu’une telle proposition a de « scandaleuse », mais elle permet de faire passer un petit courant électrique et d’attirer l’attention sur ce que fait et dit un texte « sur ».
L’enjeu ici est finalement de tenter une analyse de ce qui est enjeu dans le fait d’écrire sur l’art, sur un artiste, sur une œuvre.
Plus exactement, Barthes a littéralement « extrait » de son premier texte des notions dont il va faire des « concepts » et c’est à partir de ces concepts qu’il va se mettre, cette fois, à approcher l’œuvre de Twombly.
Nous retrouvons ici l’enjeu de ce séminaire Dans l’atelier des dieux, tenter une nouvelle approche de l’affectivité et de la sensibilité en prenant en charge le dimension du concept, c’est-à-dire la prégnance de l’entendement et de la raison sur nos existences et sur notre sensibilité entendue comme cadre global de notre perception.
Dans Sagesse de l’art, il tente tout simplement de comprendre l’œuvre en inventant un cadre composé de quatre notions, chacune étant un mot grec, poétique, et efficace, ouvrant sur un panorama dans lequel l’œuvre de Twombly va venir s’insérer. Ces quatre mots marquant les quatre parties de Sagesse de l’art visent à rendre compte de ce qui chez Twombly « participe de plusieurs types d’événements, que les grecs distinguaient très bien dans leur vocabulaire :
– il se passe un fait (pragma), un hasard (tyché), une issue (telos), une surprise (apodeston) et une action (drama) » [13]
En prêtant attention à presque chaque première phrase de tous les paragraphes de Sed Multa, on voit autre chose apparaître. Essayons avec quelques uns de voir s’il est possible de faire entendre la petite musique Barthésienne. Mais auparavant faisons un bref rappel des grandes parties du texte. On trouve cette fois : écriture, culture, gauche, support ?, corps, moralité. On comprend, rien qu’a la lecture de ces « titres » de partie, que quelque chose s’est produit. C’est ce qu’il faut tenter de comprendre.
Revenons donc aux débuts des paragraphes de Sed multa.
« L’œuvre de TW –d’autres m’ont dit justement–, c’est de l’écriture ;…. TW dit à sa manière que l’essence de l’écriture, ce n’est ni une forme ni un usage, mais seulement un geste, le geste qui la produit en la laissant traîner : un brouillis, une salissure, presque un négligence. » [14] Et il déroule : « La lettre chez TW –le contraire même d’une lettrine– est faire sans application. » [15] « De l’écriture TW garde le geste non le produit. » [16]
« TW contrairement au pari de tant de peintres actuels, montre le geste. » [17]
« La gaucherie est rarement légère ; le plus souvent, gauchir, c’est appuyer ; la vraie maladresse insiste, s’obstine, elle veut se faire aimer (tout comme l’enfant veut donner à voir ce qu’il fait, l’exhibe triomphalement à sa mère. » [18]
« Il paraît que TW est un coloriste. Mais qu’est-ce que la couleur ? Une jouissance. Cette jouissance est dans TW. » [19]
« Prenons un dessin d’architecture ou d’ingénieur… » [20]
« Le trait de TW est inimitable. » [21]
« Si la distinction du produit et de la production sur laquelle (comme on l’a vu) se fonde toute l’œuvre de TW… » [22]
« Comment faire un trait qui ne soit pas bête ? » [23]
Difficile de faire entendre ce que je perçois dans ce texte, mais ces morceaux choisis donnent une idée précise de la manière dont le texte fonctionne. Il le fait à partir, sinon de clichés, de stéréotypes, du moins de concepts avec lesquels Barthes est à l’aise et qu’il utilise pour tenter d’extraire des idées censées convenir à l’œuvre de Twombly. Les concepts ouvrent des portes sur la compréhension, mais replient rapidement cette compréhension plus sur ce dont les concepts sont porteurs que sur un approfondissement de l’œuvre.
Barthes fait du Barthes en ceci qu’il applique sa méthode qui dépasse et englobe l’usage des concepts et qui vise à aborder les choses avec une certaine forme de « délicatesse ». Je vous renvoie ici à l’ouvrage d’Evelyne Grossman intitulé Éloge de l’hypersensible, qui reparaît aux éditions de Minuit et dans lequel on peut lire un très long essai sur Barthes.
Mais le piège dans lequel il s’enferme tient à son postulat de départ : il revient au cliché ou au concept initial afin de parfaire sa « démonstration », qui n’en est pas une. Et cela nous permet d’aborder une des questions qui vient à nous lorsque l’on aborde la question des écrits sur l’art : que peut-on démontrer quand on parle de peinture ? ET y a-t-il quelque chose à démontrer ?
3 Du graffiti à la boule à facettes !
Voyons la fin du chapitre écriture : « Au terme de cette chaîne, l’écriture perd sa violence ; ce qui s’impose, ce n’est pas telle ou telle écriture, ni même l’être de l’écriture, c’est l’idée d’une texture graphique : à écrire, dit l’oeuvre de TW, comme on dit ailleurs « à prendre », « à manger ». [24]
Je m’aperçoit combien il est difficile, sauf à passer le texte en revue ligne à ligne dans un commentaire continu, de « prouver », de faire entendre et de montrer ce qui m’apparaît à chaque lecture que je fais de ce texte. Et je ne vois pas d’autre formulation que celle-ci : un glissement des concepts barthésiens vers l’œuvre de Twombly qui recouvrent ce qu’ils tentent de définir au moins autant qu’ils en dévoilent des aspects pertinents.
Ce texte de Barthes, Sed multa, fonctionne ainsi : il part d’évidence liées à l’œuvre, évidence que les titres exposent et il s’approche, tel un oiseau en vol plané du moment de saisir sa proie, croyant le faire même, puis il s’en éloigne rendant toute tentative de décrire/saisir sa proie aussi vaine que d’espérer la dévorer. Métaphore que tout cela et peu efficace. Possible. Cependant, les approches de Barthes laissent souvent un goût étrange.
Analysons plus en détail le paragraphe consacré au geste [25]. De la lettre, contraire même d’une lettrine, on passe à « de l’écriture TW garde le geste non le produit ». Puis au signe. « Distinguons le message, qui veut produire une information, le signe qui veut produire une intellection, et le geste qui produit tout le reste (le « supplément ») ». Puis plus loin encore, on trouve ceci que « dans le geste s’abolit la distinction entre la cause et l’effet, la motivation et la cible, l’expression et la persuasion ». Puis l’on glisse à la référence à la tradition japonaise taoïste qui revient ici et là et clora le texte. « Je considère les « graphismes » de TW comme de petits satoris… [26] des sortes d’éclats inutiles qui viennent suspendre l’effet actif de l’écriture.. ». Ce long paragraphe, important en effet, se clôt ainsi : « N’est-ce pas à cette limite extrême que commence vraiment l’art, le texte, tout les pour rien de l’homme, sa perversion, sa dépense ? » [27]
Nous ne pouvons pas avoir oublié la musique que nous chante Barthes, celle des années 70, en effet. Elle était portée et emportée par la question du langage, par la logique des signes, par la question du signifiant, et par la tentative incessante de tenter de relier les deux bords opposés que sont le monde des signes et de la signification et celui du corps. Et l’on voit bien comment le geste est censé jouer le rôle de « passeur », de pont articulé permettant de passer d’un bord à l’autre et de nous permettre de croire qu’ils ont ainsi été réunis.
Mais je dirais volontiers qu’aujourd’hui on n’entend plus que ça, le crincrin d’une rengaine qui, à l’époque de l’écriture du texte, était non le bruit de fond de l’époque mais bien l’un des grands thèmes qui la faisait danser, mais qui aujourd’hui nous revient aux oreilles comme une musique ringarde.
Pourquoi insister sur cet aspect ? C’est que cela conduit et l’auteur et celui qui lit le texte et regarde ou regardera les œuvres, sur de mauvaises pistes, et empêchera une compréhension juste ou du moins acceptable de l’œuvre et du travail de Twombly.
Restons sur l’écriture. On sait que son approche de l’écriture va conduire Barthes à considérer la manière qu’a Twombly de produire des « signes ». Et il va donner à ce qui s’inscrit sur la toile ou le papier, car il s’intéresse plus au dessins qu’aux grands tableaux dans ces deux textes, il est vrai, le nom de « graffiti ».
En un sens pourquoi pas ! Il y a bien de cela dans de nombreux grands dessins. Mais comme toujours relayée et amplifiée par la critique américaine, par Rosalind Krauss en particulier, ce « graffiti » va être considéré comme une évidence, une vérité, bref devenir un « concept » incontournable pour qui veut approcher et comprendre Twombly.
Or, comme je tenterai de le montrer la prochaine fois, il n’en est rien. Non que le terme de graffiti soit à rejeter parce qu’il dévaloriserait le travail de Twombly, mais parce que, micro-dessins, signes a-signifiants, lettres, mots, noms, phrases, bref tout ce qui apparaît sur le support, papier ou toile, ne relève pas d’un geste du type de ceux qui sont des graffiti.
Et la justification qu’en donne Barthes en évoquant le « alla prima », autrement-dit un geste sans repentir, qui gouvernait la pratique de certains peintres, calligraphes et poètes chinois, même s’il lui retire le fait qu’il pourrait « rater » l’analogie de la représentation, puisqu’il n’y a pas d’enjeu de ce type dans son travail, manque sa cible. Pour Barthes, le tracé de Twombly est « sans but, sans modèle, sans instance ; il est sans telos, et par conséquent sans risque : pourquoi « se reprendre », puisqu’il n’y a pas de maître ? De là vient que toute agressivité est en quelque sorte inutile. » [28]
Pas de graffiti dans la peinture chinoise et ce lien chine-graffiti se délite qui voit dans l’absence, au demeurant relative, de « représentation » dans les dessins de Twombly, une confirmation de cette dimension d’intervention non autorisée qui serait liée à sa pratique.
Outre le telos du premier texte qui point son nez, on voit surtout ici une accumulation de truismes barthésiens ? Barthes écrit par glissement ? Evelyne Grossman en parle à merveille, mais cela dépose toujours, dès lors qu’il s’agit de parler « de » ou « sur », une ombre sur l’œuvre ou la personne en question.
Certes, chaque moment d’une analyse, chez Barthes, et plus encore chez le Barthes des dernières années, fonctionne comme un éclairage particulier et ce miroitement de micro-points-de-vue nous ouvre la porte sur une marqueterie dressant pour nous une analyse ou un « portrait » artistique que personne d’autre que lui ne propose. Cette marqueterie est aussi composée d’un grand nombre de morceaux provenant du fond culturel qui est le sien et aussi le nôtre. Mais ces éclats de verroterie du moment années 70 peinent à convaincre, des décennies plus tard et ressemblent plus à une boule à facettes qu’à un miroitement poétique.
Faisons malgré tout un bref tour d’horizon de cette verroterie. Non exhaustif mais couvrant tout le texte, cette petite liste de mots, concepts ou éclats de verre, nous indique bien comment l’époque explose aujourd’hui à nos yeux et nous aveugle quand il s’agit de comprendre Twombly.
Le mot gaucherie ouvre la porte à de nombreux passages faisant un lien insistant entre Twombly et l’enfant, l’enfance, ce qui est gauche, ou encore le lien entre travail de Twombly et jeu [29]. Or quid de cette enfance-là dans l’œuvre de Twombly ? En gros, rien ! On entend bien tout ce qui remonte du fond psychanalytique dont Barthes fait grand cas, mais nous avons, avec la psychanalyse, un élément central qui nous sépare de ces années 70, car notre conception du psychisme a changé de forme et cette forme, devenue ancienne, fut déjà combattue par Deleuze et Guattari à l’époque même. Ce que cette approche infra-psychanalytique empêche, c’est de considérer la question de la psyché chez Twombly distinctement de la psyché supposée de Twombly et que cette psyché est celle d’un sujet doté d’un inconscient.
Nous utiliserons une autre approche qui partira des œuvres mêmes et évidemment de réflexion sur ces œuvres déjà existantes, mais c’est « dans » les œuvres que l’on cherchera la dimension psychique et la forme que prend cette question. Un artiste, disons un vrai ou un grand artiste, n’est-ce pas quelqu’un qui « se » forge une psyché non en tant qu’attribut personnel mais en tant que champ psycho-mental porteur d’enjeux autres que ceux qui mettent en scène une approche repliant les inventions du peintre sur les pages froissées d’une conception étriquée du sujet ?
C’est d’ailleurs cette psychanalyse qui pointe plusieurs fois son nez dans le texte par exemple à travers la distinction entre éros et thanatos. Nous faisons face à cette phrase à la fois énigmatique et vecteurs de stéréotypes.
Mais peut-être nous faut-il nous dire que ce n’était pas le cas à l’époque et que ce n’était pas encore mainstream ! « L’utopie dont l’art peut être le langage, mais à quoi résiste toute la névrose humaine, c’est de produire un seul affect : ni éros, ni thanatos ; mais vie-mort d’une seule pensée, d’un seul geste » [30].
Certes, c’est un texte court et pas le lieu de construire une réflexion mais de déployer celle que l’on a déjà accomplie. Mais quid de cette vie-mort dans l’œuvre de Twombly ? Je ne vois pas jusqu’à maintenant à quoi elle peut s’accrocher.
Le graffiti, lui, est lié au trait, et le trait au support papier plus qu’à la toile, ici, puisque le texte porte sur les dessins.
La litanie inévitable sur les questions autour du papier, de la couleur et du support, permet à Barthes de mobiliser le vocabulaire du sale en opposition au propre, indiquant qu’il inscrit Twombly du côté du sale, en écho au graffiti, notion qui ne semble guère avoir de consistance dans ce que l’on peut appréhender de l’œuvre. En effet les blancs cassés qui font souvent le fond des dessins font l’objet de nombreux recouvrements et ce que Barthes appelle le sale est plus l’effet de superpositions que de salissures.
Il faut terminer ce bref panorama avec la notion terminale, censée être décisive par laquelle Barthes distingue le concept, celui de trace, de l’activité, celle de dessiner ou peindre, sous le nom de « tracing ». Là aussi revient le jeu, l’enfant Winnicott, et l’on se retrouve renvoyé à la case précédente !
Quant à l’usage du mot délicatesse qui certes peut convenir au travail de Twombly, on sait que c’est une notion chère à Barthes, mais elle n’a pas grand-chose à faire ici, sinon à signaler ou indiquer qu’en effet quelque chose de cet ordre peut tramer les œuvres de Twombly. Mais cette délicatesse ne provient sans doute pas de la lecture de Sade effectuée par Barthes et qui ne semble pas prégnante chez Twombly.
Laissons-là ce compendium ! Et ouvrons la porte à une approche plus cohérente et je l’espère plus efficiente de l’œuvre de Twombly.
4 Œuvre, texte, médiation
C’est ainsi que commence le texte intitulé Sagesse de l’art, « c’est toujours la même question : qu’est-ce qui se passe, là ? » [31]
Ce qui importe, ici, c’est de tenter de saisir les petites différences entre des textes, à fortiori d’un même auteur, sur l’œuvre d’un même peintre et de commencer à dessiner un peu la carte des possibilités qui s’offrent à qui écrit sur un travail plastique et pictural en particulier.
Car il ne faut pas oublier que les textes sont des médiateurs essentiels pour ne pas dire indispensables pour permettre d’accéder à l’œuvre d’un peintre et qu’ils déterminent souvent les modalités du fonctionnement de la sensibilité de qui se trouve en position de « spectateur ».
En annonçant la couleur d’entrée, Barthes se situe à l’évidence sur un terrain sensiblement différente que dans Sed Multa. On l’a déjà noté plus haut, Barthes répond d’entrée à la question qu’il a posée comme étant « LA » question à se poser et répond : « il se passe un fait (pragma), un hasard (tyché), une issue (telos), une surprise (apodeston) et une action (drama) » [32]
C’est l’annonce du cadre dans lequel la réflexion va se déployer, c’est un plan si l’on veut, qu’il va suivre avec détermination. C’est surtout l’annonce de ce qui a été perçu et conçu au terme du déploiement de son regard sur les œuvres et le résultat de cette étude que son regard a conduit à travers une partie du corpus des œuvres de Twombly et en particulier des dessins. Et c’est enfin une manière d’entrer dans l’œuvre qui met en scène un peu de ce regard.
C’est ce qui manque à Sed multa, quelques arrêts sur des œuvres, quelques pauses fonctionnant comme des respirations et laissant entendre que les mots qu’on lit « proviennent » si l’on peut dire des œuvres.
On le sait, l’enjeu, sans doute devenu insistant au cours du XXe siècle, relativement à l’art, à la peinture, aux arts plastiques, est celui de la « rencontre », de l’idée et de l’idéal d’une saisie immédiate, directe, d’une œuvre que ce soit un tableau ou un ensemble d’œuvres. Je dis idéal pour ne pas dire fantasme, car ce qui est sous-entendu, c’est toujours qu’il serait possible à la sensibilité non seulement d’accéder à ce que le regard et le corps sentant-pensant appréhendent, sans qu’aucun filtre ne s’interpose entre cette expérience et celui ou celle qui les fait, mais que cette absence d’interférence constituerait la garantie d’une saisie possible de la « vérité » de l’œuvre, entendons de sa « signification ».
Il est vrai que cet argument a été dévoyé et s’est transformé en son envers, c’est-à-dire en la revendication d’une saisie de l’œuvre par chaque « sujet » en tant qu’il serait le réceptacle et de dépositaire de « sa propre » lecture de l’œuvre et donc de « sa » vérité, au prétexte qu’il peut en tant que sujet libre, se passer de toute forme de soumission à quelque forme de vérité sur une œuvre autre que la sienne. On le sait la sensibilité est devenue le refuge de la forme la plus simpliste de la liberté subjective et d’une conception du sujet réduite à sa plus simple expression.
Pas besoin de faire de grands efforts pour comprendre que cela ne fonctionne pas de cette manière et que aussi minimes soient les manifestations de « textes » concernant les œuvres qui interfèrent avec notre regard, la médiation apparaît comme nécessaire et vitale pour combler le vide qui émerge dès lors qu’on a émis les deux phrases censées exprimer à elles seules l’essence de la pensée individuelle, du fameux jugement de goût, au moins sur les question relatives à l’art, à tous les arts, qui sont : j’aime ! et j’aime pas !
Reconnaître la nécessité de médiations à la fois en amont de notre accès à des œuvres, ou à n’importe quelle forme d’objet culturel inconnu de nous par exemple, comme en aval, c’est prendre acte du fait que les mots, entendons surtout les concepts, sont les médiateurs vitaux permettant de ne pas rester devant une œuvre comme poule devant l’œuf. Nous l’avons vu avec Musil, mais cela revient sans cesse et en particulier lorsqu’il s’agit de parler non pas tant d’art en général, que d’œuvres singulières ou de l’œuvre d’un artiste.
5 Creuser l’évidence, faire signifier la surface
Ce que fait Barthes dans Sagesse de l’art relève d’une telle tentative : poser des médiations, des notions dont il pense qu’elles pourront permettre un accès à l’œuvre dessiné de Twombly. Il associe inévitablement sensibilité, affects perception et intellection, c’est-à-dire un réseau de concepts à travers lesquels il pense parvenir à faire passer dans et à travers les mots quelque chose de « significatif » sur l’œuvre concerné.
Les cinq mots empruntés au grec fonctionnent de manière moins stéréotypée que ceux qui forment les six titres des chapitres de Sed multa.
- A) Chacun vaut pour un autre. Pragma dit le fait pictural. Et le fait pictural, Barthes, le voit chez Twombly se déployer à travers trois modalités : la griffure, la tache et la salissure. On n’y échappe pas. Même dans cette simple taxinomie, il ne parvient pas à ne pas nommer ces modalités du fait pictural avec d’autres mots que des termes à connotation quasi morale.
On entend bien dans le premier le geste, dans le second l’absence de préoccupation manifeste pour une certaine forme de beau et dans le troisième la valorisation d’un décrochement par rapport aux « normes » supposées de ce qui constituerait encore le cœur de la peinture, la beauté, et surtout par rapport à ce qui devrait être la préoccupation de l’artiste.
Mais ce décrochement, il vient le faire percuter sur les seuls noms utilisés à foison par Twombly, noms propres assez souvent, dans lesquels Barthes voit ou plutôt entend des manifestations enfantines voire infantiles ou des accès volontairement limités ou plus exactement limitant l’accès à ce qui est censé constituer le socle vital d’où naît la peinture : le désir d’œuvre.
- B) « Tyché, en grec, c’est l’événement en ce qu’il survient par hasard. Les toiles de Twombly semblent toujours comporter une certaine forme de hasard, de bonne chance. » [33] Mais très vite au lieu de tenter une explication de ce hasard en tant que tel à partir des œuvres, il vient, par petites touches légères et cultivées, renvoyer le geste de Twombly à des références culturelles qui se trouvent assez éloignées de lui, même si la chambre du Midi qui clôt le chapitre, renvoie aussi, mais si discrètement à la méditerranée auprès de laquelle Twombly a vécu la plus grande partie de sa vie.
- C) Le telos, la finalité, oblige en effet, comme le fait Barthes, à se poser la question de ce que vise une œuvre, c’est-à-dire de se demander quelle est sa signification. Et une fois encore Barthes vient buter sur les mots, les noms, les signes, signifiants et a-signifiants qui peuplent les toiles et les dessins de Twombly et il y cherche un telos, une finalité, lors même qu’il lui semble qu’il n’y en a pas ou qu’il pourrait ne pas y en avoir.
Et en repliant ce suspens caractéristiques des œuvres de Twombly sur un parallèle avec la théologie négative [34] , il tente de saisir un point vivant de ces œuvres et l’enferme dans une définition qui l’étouffe.
Mais il rate sans doute l’essentiel, comme nous le verrons, parce qu’il n’y a pas de finalité et pas de dieu absent à célébrer, mais une forme radicale de prise en charge de ce qui globalement échappe à la culture normée et normative : l’archaïque.
- D) La surprise, elle, (apodeston), semble le fruit d’une « volonté » de l’artiste. « Dans l’événement, Twombly introduit très souvent une surprise. »(p.25) Mais peu après, il la renvoie à la culture zen et au satori : « vérité vide, déconnectée des formes et des causalités. » [35]
Nous voyons les marges de l’irrationnel pointer leur nez et opérer, comme toujours, leur effet de séduction et percevons l’impertinence du recours en particulier à l’écriture, qu’il analyse en fonction de son élément incontournable qu’est la lettre, ce qui lui évite de s’intéresser à la manière dont les mots fonctionnent et font fonctionner les œuvres.
Qu’on retrouve dans ce passage la relation lettre-lettrine et le geste rapporté au ductus, voilà qui nous confirme dans l’idée que Sagesse de l’art précède Sed Multa. Barthes ira chercher son interprétation de la « secousse » là où le porte son sentiment propre, c’est-à-dire au Japon, un pays qui a peu à voir avec Twombly.
- E) Le drama grec, « à la fois ce qui se fait et ce qui se joue sur la toile : un « drame », oui, pourquoi pas ? » [36] ce drama nous indique que dans ce texte, Barthes tente enfin de comprendre ce qui est en jeu chez Twombly, tentative qui tendra à s’effacer finalement dans Sed multa au profit d’une mise en parallèle entre ses propres idées et l’œuvre, celle-ci devenant alors plutôt un faire valoir.
Il accepte de se confronter à la question du « sujet » d’une œuvre. Et face à la difficulté réelle de dire « de quoi » parlent les œuvres de Twombly, il use d’un stratagème tout à fait en phase avec ces années 70 en faisant passer la signification du mot de ce que peut signifier l’œuvre à celui qui le produit. « Le sujet, c’est Twombly lui-même » [37]
Et Barthes de se lancer dans le récit de son désir de faire, lui aussi, des dessins, d’imiter autant que faire se peut Twombly tout en sachant que cela est vain et comme cela ne se peut pas, de prendre ce désir irréalisable comme étalon de mesure pour appréhender ce qu’est l’art de Twombly, « une incessante victoire sur la bêtise des traits : faire un trait intelligent, c’est l’ultime différence du peintre. » [38]
On sent une fois encore que Barthes a beau aimer le travail de Twombly, ce n’est pas son métier, la peinture n’est pas son monde et si bien sûr il pointe des choses le plus souvent évidentes, il nous conduit sur des pistes souvent vaines ou erronées.
6 Un texte juste sur une œuvre
Répondre à cette question a beau être impossible, il faut tenter de le faire par approximations, pas essais et erreurs, pas tâtonnements, bref tenter de se glisser à la fois au plus près de ce que l’on voit, de ce que l’on peut et le plus souvent doit déjà savoir, car il est sinon impossible, du moins le plus souvent contre productif d’aborder un œuvre sans aucune connaissance préalable sur l’œuvre, sur l’auteur, sur l’époque, etc.
Mais la phrase de Barthes évoquant « le trait intelligent » peut et doit nous faire sourire après ce que nous avons appris grâce à De la bêtise de Musil, et l’on conçoit aisément que ce qui importe, c’est d’approcher ce qu’une œuvre peut avoir de « significatif » au sens vu précédemment, ce qui fait qu’elle est porteuse d’émotions, de sensations, d’éléments mettant en action, œuvrant au sens strict, avec nous et pour nous, des éléments nous permettant non seulement de la comprendre mais de faire effectivement à travers elle « une expérience » ou de percevoir et comprendre qu’on l’a faite.
Barthes, on l’a vu, comprend que l’enjeu est là, dans l’événement de l’œuvre, dans l’événement qu’est l’œuvre, mais il peine à dire ce qu’il en est de cette expérience.
Nous nous emploierons lors de la prochaine séance à tenter de le faire.
Pour clore cette séance, je vais faire quelque chose que je n’ai jamais fait. Mais je crois que vous en saisirez l’enjeu. Je vais lire pas tout à fait l’intégralité mais la quasi intégralité d’un texte sur Twombly (cf la vidéo). Je ne vous dirai qu’à la fin de qui il est.
Pourquoi cette lecture ? Parce que ce texte est pour moi un exemple parfait de texte juste et que je dois dire que je n’aurai fondamentalement pas beaucoup d’autres choses à ajouter à ce qui est dit là, même si je le ferai en déployant ces notions et cette approche, qui est venue percuter la mienne, de manière à la rendre autant que faire se peut, encore plus sensible et intelligible à la fois. Voici donc ce texte. Il se trouve dans le catalogue publié à l’occasion de l’exposition qui a eu lieu au centre Pompidou en 2016. Il a pour titre C.T. S.T. et il est de l’artiste Katharina Grosse.