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Regard sur l’image

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- Faire des dieux, séminaire XV, seconde partie Black Box versus Black Mirror

,  par Hervé BERNARD dit RVB, Jean-Louis Poitevin

Partie II

Sur quelques épisodes de Black Mirror où l’on verra comment les appareils programment magiquement la société et nos comportements.

1 Décombres et remplacement
Il faut encore en passer pour quelques instants par une longue citation de Flusser, car, une fois de plus, il a su comprendre les enjeux liés à l’invention des appareils. Dans l’ultime chapitre de son livre Pour une philosophie de la photographie, intitulé justement Nécessité d’une philosophie de la photographie, et donc dans les toutes dernières pages du livre, il écrit ceci qui non seulement synthétise tout son propos, mais permet de plonger immédiatement dans les éléments qui nous semblent aujourd’hui dystopiques quoique faisant déjà partie intégrante de notre monde et que la série Black Mirror met en scène avec tant de puissance.

« À considérer les concepts fondamentaux que sont l’image, l’appareil, le programme et l’information, on voit qu’ils entretiennent un rapport interne : tous se situent sur le terrain de l’éternel retour du même. Les images sont des surfaces sur lesquelles l’oeil circule, pour sans cesse revenir à son point de départ. Les appareils sont des jouets qui répètent toujours les mêmes mouvements. les programmes sont des jeux qui combinent toujours les mêmes éléments. les informations sont des états improbables qui s’écartent sans cesse de leur tendance à devenir probables, pour sans cesse s’y réimmerger. Bref, avec ces quatre concepts fondamentaux, nous ne nous situons plus dans le contexte de la ligne droite, où rien en se répète et où tout a des causes et engendre des conséquences ; le domaine où nous nous trouvons ne peut plus être ouvert avec des explications causales, mais uniquement des explications fonctionnelles. À la suite de Cassirer, il nous faut prendre congé de la causalité : "rest, rest, dear spirit". toute philosophie de la photographie devra rendre justice au caractère non-historique, post-historique, du phénomène auquel elle réfléchit. » [1]

Ceux qui ont vu quelques épisodes de B/M ne peuvent pas ne pas immédiatement penser à telle ou telle scène à tel ou tel épisode à telle ou telle situation, bref à ce qui est mis en scène dans ces films.

Nous y sommes. Pour plonger dans B/M sans trop risquer de nous y noyer, nous devons extraire des thèses flusseriennes des éléments qui soient à la fois des concepts et des éléments concrets.

Il faut bien comprendre avec cette "fin" de la causalité comme fondement de la rationalité, qu’elle soit abordée du point de vue des lois de la physique que du point de vue des lois gouvernant le psychisme, que c’est à l’effondrement de TOUT ce en quoi nous croyons que nous assistons, que nous vivons.

Dans leur livre Black Mirror et l’aurore numérique (Nos vies après l’humanisme) [2], Claudia Attimonelli et Vincenzo Susca dressent un tableau globalement juste des questions que nous pose B/M. Ils proposent à un moment cette synthèse de l’ensemble de la série : « B/M est la translation des décombres dans un autre monde, un monde qui ne nous appartient plus. C’est le post-scriptum le plus apocalyptique de tous les grands récits occidentaux, l’after sans fête des idéologies, la transmutation du messianisme dans un horizon sans autre messie qu’un système techno-algorithmique glacial détaché de la raison humaine. »

En d’autres termes, avec B/M nous entrons de plain-pied dans un monde qui, s’il ressemble au nôtre n’a en fait quand aux lois qui le régissent plus rien à voir avec lui. Et, par loi il faut donc entendre tous les types de lois, aussi bien celles de la physique qui ne s’appliquent pas dans le monde du jeu, que les lois de morale, que les lois au sens judiciaire, ou encore que les lois au sens de celles qui gouvernent les relations entre les êtres, que l’on se situe au niveau de la morale ou de l’éthique. Mais cela affecte aussi les lois du récit, de la narration, des grands récits évoqués à l’instant terme qui reprendre celui de Jean-François Lyotard, ou comme on va commencer à le voir aujourd’hui, la forme générale du récit en ceci qu’il est porteur d’une conception globale de l’histoire, du temps, de l’être, de l’espace et de l’homme.

C’est cela qui bascule ou s’effondre, mais pas parce que cela ne tiendrait plus, en tant que tel, mais plus exactement parce ces lois sont balayées par celles que les appareils ont permis de mettre en place.

© Anne Brenner, avec l’autorisation de la Galerie Hors-Champ

Chaque épisode de B/M met en scène un aspect de la grande zone de frottement, une sorte de faille tectonique active et que l’on peut voir en activité et non seulement déchiffrer après coup, comme c’est le cas depuis toujours, déchiffrement que l’on nomme d’ailleurs histoire, entre monde répondant aux lois inventées par et pour les appareils et monde répondant aux lois qui ont été inventée par une rationalité à fondement humaniste.

Rien de tout cela, de ce monde d’hier si l’on veut, n’a disparu au sens strict. Tout est encore là, présent, mais sous une forme totalement inédite, celle d’une semblance généralisée, c’est-à-dire d’une manière telle que tout ce qui relève de ce monde d’hier a été remastériser selon les lois des appareils ou pour entrer dans le fonctionnement des appareils.

C’est à cela que nous assistons dans nos vies, c’est cela que nous vivons, et c’est cela que nous ne comprenons pas, non que nous ne puissions accéder rationnellement à certains concepts nouveaux, ou que nous manquions d’intelligence, mais parce que ce qui se produit fait que nous sommes nous-mêmes, dans nos fonctions et dans notre être, embarqués dans ce « grand remplacement » et continuons à penser avec les concepts du monde d’avant.

Il est dommage que cette expression ait été phagocytée par le RN et qu’elle soit utilisée pour évoquer une vraie question mais un faux problème en ce qu’il est pour eux cantonné en gros à un conflit de civilisation en gros moyen-orient / occident, islam / christianisme, parce que d’une part elle permet de rendre compte d’une angoisse légitime et d’autre part parce qu’elle est plutôt parlante et juste si on la positionne là où elle doit l’être, sur la faille tectonique entre monde rationnel et monde du jeu généralisé.

© Anne Brenner, avec l’autorisation de la Galerie Hors-Champ

Ce grand remplacement a quelque chose de singulier, c’est que d’une certaine manière, il ne se voit pas. Il s’expérimente, il est perçu, vécu, il provoque des incompréhensions, des questions qui restent sans réponses, mais on continue à agir à penser comme s’il n’était qu’un déploiement « logique » de l’histoire, un élément entrant dans le grand mouvement de la continuité de l’histoire, même si celle-ci a connu et connaît encore de nombreux soubresauts.

Or précisément, c’est, si l’on veut, l’histoire comprise dans les deux sens du terme, celui de mouvement continu provenant du passé, nous englobant dans notre aujourd’hui et devant se déployer dans un demain inévitable et souhaitable, voire désiré, et celui de récit au sens de la fonction permettant justement de prendre en charge cette situation temporelle et de la faire résonner aussi bien au nouveau général des connaissance sur l’histoire de l’humanité comme du cosmos qu’au niveau des événements qui affectent chaque être et qu’il doit pour les comprendre parvenir à assembler dans un récit ou un ensemble de récits dont la fonction majeure est en fait de permettre à notre vision du monde continuiste d’être confirmée.

Nous reviendrons dans les prochains séminaires sur cette question du récit et des étincelles qui se produisent dans la zone de frottement entre image et texte pour le dire vite. Pour aujourd’hui, c’est à relever un certain nombre de points douloureux et particulièrement actifs, et donc de concepts ou se jouent des relations de haute intensité pourrait-on dire, que l’on va se tenir.

Et ces points sont des zones dans lequel le remplacement est particulièrement actif et manifeste. C’est à leur repérage et leur analyse qu’il importe de s’atteler dès aujourd’hui et jusqu’à la fin du séminaire en juin.

On peut croire qu’on est loin des dieux, mais on va voir que s’ils sont en effet en quelque sorte en retrait, leur place ou les différentes zones qui sont celles où ils ont l’habitude d’être actifs sont particulièrement convoitées.

2 Éternel retour du même et mémoire intégrale
Il n’est aucunement question de faire ici quelque remarque que ce soit sur ce concept nietzschéen qui d’ailleurs n’est pas ce qui est mobilisé par Flusser. Il utilise ce terme pour marquer, avec humour et ironie à la fois, ce qui peut séparer sa thèse de celle de Nietzsche sauf à la prendre au pied de la lettre, ce que font ou activent ou permettent de faire les images mais surtout les appareils à savoir, pour les images, embarquer le regard dans un voyage sans fin, et en ce qui concerne les appareils faire revenir à l’infini une même séquence mais non pas en vue du OUI absolu à la vie, oui qui serait celui de l’aristocrate de l’esprit ou du surhomme, mais bien un retour éternel au même, au sens le plus exact d’identique, ce que les appareils en effet permettent, eux dont la mémoire est principiellement sans faille. Cette absence de faille dans les séquences d’images mémorisées, thème qui hante un grand nombre d’épisodes, est ce qui constitue le piège ou plus exactement le fait qu’une fois effectué, l’enregistrement ne peut plus être effacé ou alors à des conditions extrêmement difficiles, douloureuses voire mortelles.

Dans l’épisode Retour sur image (The entire history of you, S1E3), c’est en particulier de cela dont il est question. Et ce sont bien des images qui sont ici mobilisées comme support de l’histoire dans les épisodes de B/M mais des images techniques qui assurent à ce retour de se doubler ou se tripler ou se quadrupler de se multiplier à l’infini grâce au programmes des appareils qui répètent toujours les mêmes mouvement comme le dit Flusser.

Les informations sont le support générique avec lequel travaillent et sur lequel travaillent les appareils. Quand aux programmes, ils sont communs à tous les personnages qui ont accepté l’implant de cette puce à fonction mnésique intégrale, mémoire qui seule rend possible l’éternel retour de l’identique.

L’appareil et ses programmes, ici, fonctionnent comme le dieu omnipotent à qui rien n’échappe des théologies du dieu unique. À ceci près, que désormais il est impossible de mentir. Il suffit de revoir, de repasser la séquence. Et cette possibilité entre en contradiction ABSOLUE ou en opposition ABSOLUE avec ce qui constitue jusqu’à aujourd’hui l’être de l’homme, ou l’humain comme on aurait tendance à le dire aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que l’être humain est un réseau d’intentions et d’attentes qui demande à la fois à être accomplies, réalisées et à la fois à être déjouées afin que l’histoire puisse continuer. L’histoire ? La vie tout simplement en tant que rêverie infinie, que projection infinie du non advenu pour permettre qu’il advienne.

Parce que l’être humain, en tant qu’« addict » au langage, est composé ou formaté non pas par la raison, base de toutes les fictions qui pensent pouvoir s’emparer du monde en contrôlant et en limitant les formes, les modalités et les enjeux de la connaissance, mais par les affects qui eux sont producteurs d’une infinité de raisons, c’est-à-dire de motifs, mot à entendre à tous les sens du terme, du visage au paysage et de l’apparition d’une forme au hasard à la motivation la plus déterminée.

Parce que l’être humain, les affects donc pour nous ici, ne sont pas des informations, ou du moins n’y sont pas réductibles même s’ils peuvent comme tout le reste être encodés et ainsi être travaillés comme tout autre élément par un programme.

La zone principale de frottement est celle où viennent se croiser, intentions bonnes ou mauvaises, possibilités des appareils, possibilités non vues des appareils et capacité de l’être humain à supporter la situation dans laquelle les appareils alliés à certains intentions les implique et les piège.

Pas de porte de sortie tel est encore une fois le résultat comme le montre l’épisode Tais-toi et danse (Shut Up and Dance, S3E6)

© Anne Brenner, avec l’autorisation de la Galerie Hors-Champ

3 Éternel retour du même : la boucle
Il y a une autre forme d’éternel retour du même rendue possible par les appareil : la boucle.

La boucle soit la reprise sans fin et sans faille d’une ou plusieurs séquences sans qu’il y ait arrêt, respiration ou possibilité de changer le cours des choses est même l’une des opérations les plus faciles à mettre en oeuvre avec la vidéo et finalement avec tous les appareils, car un tel programme est en fait facile à installer : il se base sur la répétition la plus simple d’une séquence et l’absence, donc, d’autre option.

On peut cependant la lire comme la plus importante des possibilités offerte par les programmes, car elle contient en quelque sorte si l’on peut s’exprimer ainsi, "l’essence même du programme", cette capacité à passer outre les dimensions classiques constitutives de la perception que sont ce que l’on nomme temps et espace.

C’est le temps qui est ici en quelque sorte pris pour cible, puisqu’il est déployé sous la forme d’une séquence unique même si cette séquence en comporte plusieurs, et qu’en elle-même, repliée sur elle même tel un anneau, voire un anneau de Moebius, le temps est aboli comme dimension ouverte et tendue entre un passé et un avenir. Passé et avenir son abolis, et il n’existe plus qu’une sorte de présent perpétuel qui, échappant à la dimension "extatique" du temps composé des trois extases temporelles, s’abolit comme présent pour s’imposer comme dimension a-dimensionnelle d’une existence sans bords.

Il est important ici de rappeler l’un des première occurence de la question de la boucle dans un texte d’un philosophe, qui prend la forme d’une note de bas de page mais si longue qu’elle constitue un texte en soi simplement écarté du texte même à cause de sa teneur potentiellement non conforme à ce qu’était déjà la vulgate imposée autour du 11/09.

Vous me pardonnerez de me citer, mais les réflexions que l’on tisse finissent souvent par se recroiser, les années ne faisant que tisser plus avant le même drap qui deviendra linceul.

Quelque chose qui était tenu pour impensable étant devenu réalité, l’impossible ayant basculé dans le réel, le possible a rejoint son sens le plus absolu. Dire aujourd’hui que tout est possible, signifie que l’on a compris que le pire est non advenu et reste donc à venir. « Il y a traumatisme sans travail de deuil possible quand le mal vient de la possibilité à venir du pire, de la répétition à venir mais en pire. » remarque Jacques Derrida. Cela renforce le fait que la réalité du monde puisse être vécue comme un mirage, une sorte de rêve se déployant en boucle, comme s’il voulait s’enrouler sans fin sur lui-même, un rêve en train de se rêver, un rêve autosuffisant, un rêve en train d’inventer un totalitarisme de plus, un rêve pour ne pas savoir.

Et c’est cela que l’on nous a donné à voir à travers le spectaculaire du trauma que constitue l’écroulement des tours, c’est cette boucle-là qui est devenue visible, la boucle des images montées en boucle, une compulsion de répétition dont on voudrait croire qu’elle pourrait ne jamais connaître d’arrêt.

Pour Jacques Derrida trois raisons imposent la figure de la boucle comme décisive dans l’interprétation possible des attaques du 11 septembre, « l a compulsion de répétition du passage en boucle des mêmes images [...], la spécularité circulaire et narcissique de cette douloureuse jouissance [...], le cercle vicieux d’un suicide qui s’avoue dans la dénégation. » Ce dont témoigne ce montage en boucle, c’est donc que nous sommes tous prisonniers d’un rêve qui n’est rêvé par personne, ou d’une machine à engendrer un rêve duplicable susceptible de se glisser, petit virus immortel, dans n’importe quel autre rêve. Et ce rêve-là, il suffit, croit-on, de le passer à d’autres pour s’en débarrasser. C’est aussi ce à quoi tentent de faire croire les noms de Ben Laden, d’Al Qaida et de terrorisme international islamique.

La forme que prend ce rêve en nous est celle d’une accumulation de reflets se renvoyant leurs brisures à l’infini dans une accumulation de miroirs, en une orgie sans fin. Cette multiplication infinie des reflets, sorte de moment joyeux d’un narcissisme confiant, engendre une peur qui naît de ce qu’ils peuvent devenir, ces reflets, incontrôlables. C’est, si l’on veut, le moment triste du narcissisme. Il a lieu lorsqu’un sujet se découvre imparfait, entendons vulnérable parce qu’accessible aux forces du dehors. Ce sujet, individu ou groupe, restreint ou étendu, se trouve comme contraint par une force impérieuse de se lancer alors dans la chasse éperdue et sans fin de cette image qu’il croyait posséder intacte quelque part en lui-même et dont il s’aperçoit qu’elle n’existe pas, du moins pas sous cette forme, ni en ce lieu. Cette image, il le sait, il s’efforce de le croire, lui permettra, s’il la retrouve, s’il réussit en fait à l’actualiser, de retrouver une légitimité face à lui- même, comprenons de se sauver. Mais le propre de cette image-là, c’est en quelque sorte de rester à jamais hors l’image. « En montant et montrant en boucle les images d’un trauma, on tente d’accréditer la thèse de la visibilité de ce qui échappe à l’image. Or ce qui reste hors l’image ponctue le fait même de voir en donnant vie et réalité aux images. Tenter d’en faire un objet, c’est tenter de faire croire qu’il serait possible de détenir le secret même du visible. C’est tenter de faire croire que l’on incarnerait soi-même l’invisible. [3] »

Avec La chasse (White Bear, (S2E2), on voit comment B/M prolonge une telle réflexion mais surtout révèle combien ce qui n’était encore que le début d’une pratique de la politique au moyen du jeu est, mis en scène au niveau à la fois d’une personne et d’un groupe de gens représentant la société dans son ensemble, en train de s’imposer comme la trame même non plus du récit, mais de l’existence même dès lors qu’elle est prise dans le jeu portée par le jeu et finalement définie uniquement par le jeu.

4 Effet cherche Cause ou l’empire du jeu comme forme absolue de l’emprise
Dire que la causalité a été "abolie" peut paraître non seulement faux ou pour le moins inexact mais aussi impossible ou si l’on veut impensable. Quel que soit l’état de nos connaissances, scientifiques ou autres, nous sommes tous conditionnés par le cadre social planétaire qui est le nôtre et qui nous indique que nous existons dans un espace tridimensionnel et que le temps passe irréversiblement, nous-mêmes (et notre existence) étant comme sertis dans ce flux entre une nuit pré-utérale et une nuit posthume et étant à la fois conscients de cette position mouvante mais irréversible et non modifiable en tant que telle, et incapables de la changer, c’est-à-dire de faire qu’elle soit autre ou qu’elle ne soit pas.

Et pourtant, c’est bien ce à quoi nous habituent les appareils et les programmes qui le gouvernent. Ou plutôt ce qu’ils parviennent à faire exister. Et si c’est possible, c’est parce qu’en effet, abolir la causalité a toujours été possible mais en tant que proposition relevant de l’imaginaire, du rêve, voire de récits prenant en charge cet imaginaire ou ces rêves, récits qui cependant restaient des récits et étaient lus par des individus qui pouvaient croire à la "réalité" de ce qu’ils lisaient mais n’ignoraient point l’existence d’une frontière parfois poreuse mais effective ente ces deux "mondes".

En d’autres termes, on pouvait modifier la manière dont les choses se passent "normalement", mais on le faisait sur le fond d’une conscience de la non congruence de ces propositions imaginaires avec la réalité. Leur mise en scène dans des contes par exemple, servaient essentiellement à éveiller l’attention et à révéler l’existence d’un double du monde mais en tant que double. À minuit le carrosse redevenait citrouille.

Dans le monde du jeu généralisé que les programmes nous imposent, il n’en va plus de même. Si l’on s’en tient à une définition simple de la causalité, le fait qu’il y ait des causes produisant des effets et cela d’une manière telle qu’ils soient irréversibles, bref si l’on conçoit la causalité comme le cadre général de notre perception et de notre conception de la manière dont les choses se passent dans la vie, dans le monde, dans nos vies, alors, celle-ci en effet peut-être transformée, abolie en tant que telle ou modifiée de telle manière que des effets précèdent des causes ou que la linéarité temporelle soit abolie ou effacée, ou encore que des choses ou des situations qui sont advenues dans la vie de telle ou telle personne puissent, par un effet de feed back brisant les lois générales du cours des choses, modifier les situations de départ, les situations qui furent la cause et ainsi modifier en retour par un second feed back la situation actuelle à partir de laquelle on se positionne au départ ou dans laquelle on se trouve lorsque l’histoire commence.

La brisure de la causalité ou l’affirmation de la non causalité comme dimension de l’existence, n’est possible et "pensable" que si l’on parvient à faire en sorte que le passé devienne modifiable.

Modifier le passé, on le sait est, le rêve de chaque tyran qui voudrait être le premier et s’imposer comme l’unique et dernier. Il est devenu aujourd’hui le rêve dans lequel chacun de nous est embarqué, impliqué, sans pour autant savoir qui est le tyran et si l’on n’est pas devenus tous, ses complices.

Et ce que le jeu généralisé en tant que dimension devenue unique de l’existence rend possible et non seulement possible mais "réel", de faire qu’une vie puisse être transformée au point de se voir amputée de son commencement ou de sa fin, suspendue à des moments qui passant en boucle assurent la continuité qui fait la base de la vie mais une continuité shuntée, brisée et recomposée.

Les programmes ont cette puissance de s’inclure dans le cours des choses et de les transformer "de l’intérieur" comme on aurait pu le dire autrefois, à ceci près que c’est justement ce qui constituait l’intériorité d’un individu qui se voit ici radicalement aboli. Le jeu en prenant la place du Je permet d’extérioriser le vécu, les souvenirs, la mémoire même comme faculté et donc tous les types de liens possible aussi bien avec les autres qu’avec soi-même.

On voit donc que le monde inventé par les programmes est constitué de facto comme un ensemble d’opérations visant, ou aboutissant, même si l’on parvenait à montrer qu’il n’y a aucune "intention" présidant à leur invention et à leur mise en place, et donc "existant sous la forme" d’ un ensemble d’opérations ciblées, permanentes mais non continues, éclatées dans le temps et dans l’espace, d’opérations pouvant être comparées à des opérations militaires du type de celles que mènent des armées secrètes ou des forces spéciales et qui ont pour but de contenir les tensions créées par les pouvoir en place, ici le jeu, ou d’éliminer des gens qui refusent de se soumettre à la grande règle du jeu. Bref rien ne tient pour le jeu que la logique de la disruption qui fonctionne en particulier en rendant impossible ou incertaine la stabilité de la perception fondée sur la causalité et les formes classiques du récit, c’est-à-dire de la conscience, et instaure un nouvel état du "sujet", de la "perception", du "récit" et donc de "la pensée".

C’est à comprendre comment ça marche que nous aident les épisodes de B/M et c’est ce que nous continuerons à faire dans les prochaines séances en vue de parvenir à une vision synthétique des enjeu, si cela est possible bien entendu !