Regard sur l’image

Accueil > Français > Les mots des images > Faire des dieux > Black Box + Boîte Noire = Black Museum, Seconde Partie

Black Box + Boîte Noire = Black Museum, Seconde PartieFaire des Dieux, séminaire XVIII

,  par Hervé BERNARD dit RVB

Séminaire Jean-Louis Poitevin, image et montage Hervé Bernard
---------------------------

Lien vers la Première Partie

Histoire 2 : Continu et discontinu

Une bicaméralité imposée
Rappelons rapidement la deuxième histoire racontée par Rolo. Un jeune couple avec un enfant vit une vie heureuse jusqu’à ce qu’un accident conduise la mère dans le coma. Encore une fois Rolo est là, dans l’hôpital, à démarcher, à chercher des cobayes en fait, pour un nouveau produit censé permettre à ce père inconsolable devant élever seul son fils, d’entrer en contact avec sa femme « directement », on dirait donc sans médiation. Il faut cependant relever que la médiation est, en fait, un nouveau produit à tester. C’est pourquoi il est encore gratuit. Il s’agit de la possibilité de réaliser une extraction numérique de la conscience celle de Carrie la mère et de la transférer dans le cerveau de Jack, le père.

Jusqu’ici, ils ne communiquaient qu’à travers un appareil simple pour ne pas dire simpliste avec bouton rouge et bouton vert qui permettait à Carrie d’échanger sur un mode de basse intensité avec son mari et son fils.

Or, explique Rolo, il y a assez de place dans un cerveau pour pouvoir y loger une deuxième personne, un deuxième cerveau en quelque sorte. Notons que nous sommes toujours à San Junipero, l’hôpital où Carrie est gardée en vie.

Jack hésite à l’idée d’avoir une petite voix dans sa tête, mais finit par accepter pour permettre à son fils d’être en relation avec sa mère à travers lui et à Carrie de parler avec son enfant. Mais l’enjeu principal est que, bien que soit dans le coma, elle ressente ce que fera et vivra Jack en particulier lorsqu’il sera avec son fils. Cet implant lui permettra de continuer à éprouver les affects liés à la vie de son fils.

Elle a accès aux VRAIES SENSATIONS ! Elle sent ce que sent Jack. Et cela donc sans médiation sauf que si, puisque la boite noire est dans Jack. Mieux, la boîte noire c’est Jack. Elle vit et vibre, ne ressent qu’à travers Jack.

L’absence de médiation est et reste un leurre et un mensonge. Tout est fait pour faire oublier justement l’action et la présence des appareils, mais ils sont là, il est là, derrière l’oreille de Jack et Carrie elle, se trouve alors exister dans le crâne de Jack. Étant installée dans la tête de Jack, Jack est donc devenu un être bicaméral, pas exactement au sens de Jaynes, mais c’est bien une forme stricte de bicaméralité, car il a bien deux cerveaux dans un cerveau. Dans le cerveau de Jack il y a celui de sa femme.

Cependant cette bicaméralité n’a rien à voir avec celle des héros grecs de l’Iliade. Car la voix dans la tête, qui n’est pas celle de celui qui habite ce corps, n’est pas celle d’un dieu qui est là pour l’aider, mais celle d’une autre personne qui est là pour « profiter » de lui.

Elle est une sorte de greffe d’une entité qui se trouve mentalement et psychiquement autonome et cohabite avec Jack non pas en intervenant dans des moments de stress ou de crise, mais à chaque instant de la vie de Jack. L’autre bicaméral devient dans ce système à la fois un espion, un juge, et finalement un ennemi.

Séminaire XVIII, version intégrale

Dehors Dedans
La question, c’est bien de savoir qui est où ? et qui est quoi ? Ce qu’est le Dehors, l’extériorité et ce qu’est le Dedans, l’intériorité. Autrement dit de savoir si l’on a affaire encore à des sujets au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire à des consciences, ou à autre chose ?

Et là encore on voit que les polarités sont inversées. Nous croyons dur comme fer que nous disposons avec notre corps et notre cerveau des éléments qui constituent notre intériorité, le corps faisant fonction d’interface porteur qu’il est de toutes les sensations.

Mais qu’en est-il de cette intimité constitutive du « sujet » et de la « conscience » quand le dedans, le crâne et le corps comme transmetteur des sensations, est habité par un tiers, par une autre personne qui n’a de facto aucune consistance corporelle mais une consistance psychique et émotionnelle complète, intégrale ?

Il n’y a une intériorité occupée par une autre et donc plus d’intériorité au sens concret pour Jack. Il y a une conscience et donc une « intériorité » », mais sans corps propre à cette intériorité pour Carrie.

© Guillaume Bourquin,

Cela donne dans le texte même de l’épisode à travers l’analyse faite par Rolo de leur situation qui va vite venir intenable :
 Jack n’a aucune intimité
 Carrie n’a aucun pouvoir.

Discontinuité abolie et continuité sans fin
Il nous faut traduire ce problème en d’autres termes que l’on a déjà utilisé et que l’on a extrait de la pensée de Jaynes, et retrouvés en action dans les théories sur le cerveau de Lionel Naccache, à savoir ceux de continu et de discontinu.

En effet, ce qui pose problème à Jack qui aime encore sa femme bien qu’elle lui pourrisse littéralement la vie puisqu’elle n’a pas la même vision des choses que lui sur l’éducation de l’enfant, mais aussi sur la vitesse à laquelle lire un livre, et on le sait, ces petites différences d’intensité s’étirent à l’infini, celles qui se glissent entre les goûts de deux individus même et surtout s’ils s’aiment. Et elles ne disparaissent pas, au contraire ! Carrie n’ayant aucune autonomie, aucun corps sinon celui de Jack, ne peut prétendre faire autre chose que dire ce qu’elle sent, sans médiation, sans ces « médiations » que sont les silences, les gestes, bref tout l’attirail des moyens de dire sans dire ou de taire sans le montrer. Elle est TOUJOURS avec Jack parce qu’elle DANS Jack et en même temps elle N’EST PAS Jack !

L’enjeu est celui la continuité de la présence de Carrie dans Jack. Il nous suffit de penser à comment nous réagissons lorsque nous avons affaire à des personnes qui sont trop présentes au sens de trop envahissantes dans nos vies, qu’on les aime ou pas, pour comprendre ce dont il est question ici.

Il faut décaler légèrement la question et dire que ce qui pose problème c’est la continuité de la présence d’un autre qui ne connaît pas de limite. C’est-à-dire d’interruption, de distance, de médiation dans l’un des autres sens de ce mot.

Dans le cerveau bicaméral conçu par Jaynes, les dieux ne sont là que par intermittence et de plus les individus qui ne sont pas encore conscients même s’ils existent comme personnes, comme individus, ne sont pas en fait non plus présents à eux-mêmes de manière continue. La conscience qui va remplacer les dieux dans la psyché humaine après leur « disparition » ne parviendra pas non plus à occuper l’esprit de chacun tout le temps.

Nous avons une conscience continue de notre existence, mais nous ne sommes pas en permanence conscients de ce que nous faisons. Nous sommes troués de moments d’absence et, pour aller vite, les extases possiblement vécues sont, dans ce sens, des moments d’absence dont paradoxalement nous nous souvenons, au moins un peu et dont l’intensité est telle qu’elle peut conduire à concevoir qu’une entité autre, comme un dieu, a pu intervenir lors de cette absence.

Là il n’en est rien. La continuité de la coprésence est insupportable. L’autre en moi, Carrie en Jack se comporte comme l’implant à mémoire intégrale qu’on a vu en évoquant l’épisode Retour sur image (S1E3).
Elle sait, sent, voit, entend, vit avec lui tout ce qu’il vit, tout en n’étant pas lui. Il est de facto schizophrène, il entend une voix qu’il connaît mais qui n’est pas lui et qui à défaut de lui dicter ce qu’il doit faire en le contraignant à le faire, lui dit ce qu’il doit et ne doit pas faire et parasite tout simplement sa puissance de décision

On se souvient aussi que la fonction des dieux était de prendre des décisions dans des moments critiques de la vie des héros. La conscience a installé la décision dans ce vide au cœur de la psyché laissé par le départ des dieux et a fait du doute la fonction intermédiaire permettant d’espérer ne pas se tromper dans la décision mais au prix souvent d’une difficulté à prendre la décision qui est comme repoussée ou « repoussable » infiniment par le doute.

Ici c’est autre chose. C’est pire, c’est invivable. En fait Jack n’a plus de vie propre. S’il regarde une femme dans la rue, Carrie hurle et lui fait des reproches etc.etc.. C’est sans fin !

Retour à un certain discontinu
Rolo qui est devenu le thérapeute du couple comprend la situation et propose à Jack un système dans le système de communication qui permettra à Jack d’interrompre la présence de Carrie en lui. En d’autres termes, de mettre du discontinu dans le continu, de rendre sa vie vivable par cette possibilité que l’autre ne soit pas toujours là.

Mais le problème c’est que cette mise à distance dépend de lui et pas d’elle. Elle est entièrement consciente et conscience mais elle n’a aucun pouvoir. Elle n’est donc pas une conscience au sens plein du terme ou du moins pas une conscience associée à un corps agissant à un être « complet ».

Mais cela ne suffit pas. Carrie ne cesse de se plaindre et finalement ils optent pour un choix tragique qui va consister à transférer Carrie, entendons sa conscience dans une puce installée dans un singe en peluche.

L’ours en peluche, un cas de conscience
C’est bien autour de décisions à prendre que vient buter à chaque fois l’évolution de l’histoire de Jack et Carrie, du récit donc entendu ici comme narration de ce qui arrive à des gens qui sont acteurs et otages du jeu généralisé.

Et ces décisions se rapportent à celles qui sont au cœur des enjeux de la fin de vie. Car on peut dire qu’il n’y a qu’une seule et unique question qui se pose véritablement : qui décide ? Jack va finir par mettre Carrie sur pause pendant plusieurs semaines. Et elle, dans ce cas, ne peut s’apercevoir de rien. Elle est pure présence au présent même si une fois rallumée elle se souvient de ce qu’elle est et de qui elle est et peut prendre connaissance, si on l’en informe du temps écoulé depuis sa dernière connexion.

Et Jack pendant ce temps a rencontré une autre femme qui de plus s’entend bien avec son fils. Carrie ne peut supporter la situation et ne cesse de faire des reproches à son mari.

Rolo a encore une fois une solution de rechange. Tout simplement déconnecter Carrie. Et cela reviendrait à la tuer…. Jack ne peut s’y résoudre. Rolo a encore une fois une autre solution, transférer Carrie dans un implant et déposer l’implant dans une peluche ce qui permettra à son fils de lui parler et en la prenant dans ses bras de communiquer avec sa mère. On voit que le jeu tient compte d’affects primordiaux comme l’attachement mère-enfant. Mais il n’en tient compte qu’en fonction de SES intérêts.

Et ils optent donc pour prolonger la « vie » de Carrie (elle n’est rien d’autre qu’un encodage qui traîne dans ta tête dit un peu avant le nouvelle amie de Jack) pour que le fils ait avec sa mère encore un contact.

Mais ils opèrent ce transfert SANS prévenir Carrie. Elle n’a donc décidé de rien la concernant et, aussitôt, elle proteste et demande à être remise dans la tête de Jack ! Car là elle est réduite à nouveau à deux boutons pour communiquer. La nouvelle femme de Jack insiste et fait du chantage : ça ou rien plus rien, ça ou la mort donc !

On le voit la tension continu-discontinu met en scène la mort comme la grande discontinuité, la discontinuité irréversible que les appareils pourtant promettent d’abolir, du moins en partie. On a vu cela déjà justement dans l’épisode intitulé San Junipero. Et Carrie finit par accepter ça plutôt que de « mourir ».

C’est inévitable, la vie veut vivre si l’on peut dire. Et au nom de la vie, elle accepte de se soumettre à la loi du jeu qui veut que le jeu continue même sur un mode de basse intensité. En fait elle accepte la soumission à cause de la terreur que lui cause l’idée de mourir définitivement.

Le jeu généralisé fonctionne comme un chantage permanent par la peur ou la terreur, de se voir débranché en quelque sorte. Les appareils ajoutent une dimension à la vie qui implique une nouvelle donne psychique celle consistant à faire de la décision un choix lié essentiellement au fait de pouvoir donner la mort, c’est-à-dire effacer des données numériques.

Et les deux personnes sont conscientes, Carrie comme Jack. Mais la nouvelle femme de Carrie n’est pas traversée par la même empathie. Pour elle, Carrie n’existe pas comme personne sensible mais juste comme un encodage.

Où est le crime ?
Nish l’unique visiteuse du musée ce jour là à qui Rolo raconte toutes ces histoires au fil des objets exposés dans le musée, Nish demande alors où est le crime puisque le singe en peluche est LÀ, et que tous les objets présents dans le musée sont censés être liés à des histoires criminelles.

Il n’y a pas de crime à proprement parler mais il y a une situation qui est pire encore, celle du choix impossible. Car entre temps, les Nations Unies ont interdit les transferts dans des implants qui n’offrent que deux possibilités d’émotion. Il faut au moins cinq émotions pour être considéré comme un humain, pour que l’encodage numérique soit considéré comme faisant partie de l’humanité.

Mais en tant qu’exemplaire expérimental, elle ne peut pas non plus être débranchée, tuée donc même si plus personne ne s’occupe d’elle, ne communique avec elle, car son fils a fini par ne plus jouer avec son singe et la nouvelle femme de Jack a fini par abandonner la peluche dans un placard.

En fait, elle est le plus souvent comme morte puisque pas connectée, mais si on allume le singe, alors elle est toujours là. C’est donc ILLÉGAL DE L’EFFACER DE L’IMPLANT bien qu’elle ne soit pas considérée comme humaine.

Au-delà du principe de non contradiction, la désontologisation
La Carrie qui est dans l’implant qui se trouve dans la peluche n’est ni humaine ni non humaine. Et il n’y a aucun critère permettant de décider que faire d’elle. Elle vit dans une zone grise dans laquelle le principe de non contradiction ne s’applique pas puisqu’on peut dire d’elle qu’elle EST et QUELLE N’EST PAS à la fois.

C’est cela la désontologisation, une radicale perte de l’être non seulement due au rôle des appareils, à leur existence même, à leur matérialité, puisque Carrie, par exemple n’existe plus que contenue dans un implant. Mais aussi due aux lois ou aux règles qui gouvernent le jeu à tel ou tel moment, règles ou lois qui interdisent de choisir et de décider, puisque effacer Carrie serait la tuer, ce qui est interdit même si elle n’est qu’un encodage que la loi ne reconnaît pas comme équivalent à « être un humain ».

Elle est donc un être privé d’existence, mais finalement aussi privé d’être selon les critères traditionnels et cependant « vivant » et « conscient » selon les critères qu’impose le jeu généralisé.

On le comprend aisément, l’accumulation des manipulations, des changements de place, du crâne de son mari au singe en peluche, entraîne des mutations dans les relations input output et dans la fonction des médiations. Mais ces changements fonctionnent en fait comme un éloignement de l’être pas tout à fait au sens heideggerien, mais bien en un sens très concret puisqu’il n’est plus possible d’attribuer un statut ontologique précis à Carrie.

Elle est et n’est pas en même temps. Le principe de non contradiction ne s’applique plus à elle, c’est-à-dire finalement à tout ce qui est soumis aux règles du jeu généralisé. Les médiations que constituent et auxquelles donnent lieu les appareils par leur existence même et par leurs actions, sont un processus irréversible d’éloignement des conditions originaires d’existence en vue de conformer ces existences au règles du jeu généralisé et plus vraiment à ce qui a été depuis l’aube des temps la loi générale de l’existence : celle de l’adaptation aux conditions extérieures et donc de la survie.

La vie, la mort
L’enjeu est majeur. Le statut de Carie peut aussi être rapporté au statut de l’âme, du fœtus, du mourant, et il se situe de ce fait au cœur des problématiques théologiques et morales. Mais il n’est pas abordé de cette manière. Même si le jeu généralisé prend en charge les enjeux qui sont ceux de toute existence, c’est bien sûr sur la question de la vie et de la mort qu’il vient buter. Ou plus exactement, ce sont les tenants et les aboutissants de ce que sont la vie et la mort qui se trouvent complètement transformés.

Carrie est à la fois morte et vivante, rappelable dans le grand mouvement continue de la vie et éjectable de ce même mouvement et ainsi plongée dans des moments de discontinuité plus ou moins longs qu’elle ne contrôle, pas ne maîtrise pas. Alors que dans la vie dite « normale », seule la mort, si l’on se situe en-deçà de toute croyance religieuse, instaure une discontinuité radicale, une fin au-delà de laquelle plus rien n’existe de et pour l’individu qui est mort.

Ici, il n’en est rien. C’est pourtant ce qui inscrit la grande promesse du christianisme au cœur même du jeu, à ceci près que la promesse n’est plus celle d’un au-delà désirable et désiré, auquel on croit mais que l’on attend pas à voir se réaliser dès cette vie là. La promesse faite par le jeu fait de la mort un état considéré comme improbable, voire surmontable, dès cette vie là que nous vivons actuellement. Toute discontinuité, tout arrêt d’un processus électronique, toute « petite mort » pourrait-on dire au sujet de la déconnexion d’un implant ou d’une puce, est en quelque sorte un accomplissement différé de l’actualisation de la promesse.

Toute la suite de l’épisode vient comme triturer les fils composant ce noeud gordien, non pas en vue de le défaire mais bien au contraire de le rendre encore plus improbable et complexe qu’il ne semblait être. C’est même une manière de tenter de montrer que les nouvelles règles du jeu, en se débarrassant de la morale et de la religion, s’imposent désormais à tout et à tous. Nous sommes dans un nouveau monde. Le musée en témoigne et il a anticipé l’avenir en recueillant les traces des actes rendues possibles par les appareils et en utilisant de nouveaux programmes pour en quelque sorte prouver que la domination des appareils est irréversible.

Décider mais quoi ?
Ce qui pose problème cependant, c’est le fait que personne n’est plus en mesure de DÉCIDER de la vie et de la mort, ni de ce qu’est la vie et de ce qu’est la mort. Et Si l’échec du « produit » transplantation de conscience dans la peluche cause le renvoi de Rolo, celui-ci rebondit en créant le musée.

Car il a une idée de génie qui consiste à tenter de surfer sur l’acquiescement des gens au programme de réincarnation de leur conscience dans des hologrammes après leur mort. Surtout s’il s’agit de célébrités.
Mais cela posant trop de problèmes de droits, Rolo trouve une idée plus pertinente pour son musée : proposer à des assassins condamnés d’accepter avant leur exécution que soit opéré un transfert de leur conscience. Il précise que cela a lieu au moment même de l’exécution étant entendu que l’enjeu est de garder vivante et transférable et donc transmissible et partageable, l’expérience extatique du mourir.

C’est là que commence le troisième moment de ce film qui va voir Rolo raconter l’histoire du condamné à mort qui est le clou du musée, la jeune femme commencer à dire ce qu’elle fait et qui elle est, et ainsi nous conduit à comprendre ce qu’il en est de ce croisement d’histoires ayant trouvé dans ce Black Museum un lieu d’accueil et de recueil, comme on recueille des souvenirs dans une boite mais aussi des prières ou des pensées dans un livre.

Histoire 3 Pour en finir avec la non mort

Encore un perfectionnement, encore un progrès
Il ne faut pas perdre de vue la narration propre au film, son déploiement, et la manière qu’il a de nous conduire sur la piste non tant d’une vérité que de la compréhension des processus en cours, lorsque la mécanique du jeu généralisé est en marche, et qui, comme on le comprend, ne s’arrête jamais car elle a pour règle et pour loi de fonctionnement, d’intégrer ses propres erreurs et ses propres limites afin de les dépasser. On l’a vu avec Dawson, la loi qui gouverne le jeu généralisé n’EST autre que celle d’un toujours plus, d’une appropriation qui se double comme le montre Mehdi Belhaj Kacem dans Système du pléonectique d’une constante intensification des expropriations.

Et l’on peut dire que Carrie, tout en étant toujours vivante comme conscience, ne l’est que comme encodage numérique, ce qui implique qu’elle a été, à cause de son état originaire, son coma irréversible, privée de l’usage de son corps, mais qu’ensuite elle a pour pouvoir être encodée, été réellement privée de son corps. Elle n’a plus de corps et pourtant une existence qui pour cause de progrès trop lent, l’installe dans cette zone grise que nous avons évoquée.

Ici, derrière le rideau rouge du musée, l’attraction majeure est constitué par un homme qui est en quelque sorte absolument présent dans sa cage de verre, puisqu’on voit son corps et son visage et qu’on peut le reconnaître et que lui d’une certaine manière peut aussi voir et potentiellement reconnaître ceux qui lui font face.

Quel est ce perfectionnement dont le but est de faire en sorte que ce qui est proposé par les appareils soit ou semble être au plus près de ce qui est réellement, de ce qui existe comme entité vivante et pensante ? Rien d’autre que le fait que l’encodage de la personne inclut son corps. Autrement dit que lorsqu’on active la conscience qui est en mémoire elle apparaît dotée d’un corps. C’est TOUTE la personne qui est en quelque sorte présente DEVANT vous. Comme il s’agit d’un spectacle, le personne est aussi présente POUR vous. De plus elle se trouve là à VOTRE DISPOSITION.

L’histoire de Clayton selon Rolo
On commence à deviner qu’un lien particulier existe entre Nish l’unique visiteuse et Clayton. On voit Rolo aller de plus en plus mal, bouffées de chaleur, fatigue soif permanente, etc., et Nish commencer à poser des questions plus précises plus insistantes. Rolo raconte comment Clayton est arrivé dans ce musée. En d’autres termes comment Rolo l’a acheté, comment Clayton a accepté de lui vendre son âme, pourrait-on dire, si l’on croyait au diable !, et comment il lui a en quelque sorte menti ou du moins l’a roulé.

Condamné pour un crime dont il est ou se déclare innocent, et en tout cas pour lequel l’état n’a fait aucun effort pour l’aider à prouver son innocence, Clayton va passer à la chaise électrique. Il croit que Rolo peut l’aider à trouver un moyen lié à l’ADN de l’innocenter. Rolo, lui, veut simplement marcher sur les pas de Dawson et accéder au Graal du transfert de conscience, capter dans un implant celle du condamné au moment de son exécution. D’autant que le programme a encore fait des progrès depuis Carrie et qu’il est possible d’enregistrer en plus de la conscience, le corps lui-même et en particulier les expressions du visage.

Rolo lui dit que s’il accepte ce deal, sa famille sera mise hors du besoin, à savoir que sa femme et sa fille auront de l’argent à profusion et pourront avoir une belle vie ! Et qu’à mourir pour mourir, autant leur faire ce cadeau en acceptant le deal de Rolo.

On comprendra par la suite que tout ce qu’il dit sur la situation de Clayton est erroné, mensonger, faux. Mais en désespoir de cause Clayton accepte et il devient ainsi, puisque le transfert de conscience se fait au moment de l’exécution, le premier homme du couloir de la mort qui va survivre à sa propre exécution.

L’inversion de la promesse et sa réalisation biaisée
On retrouve la même situation que celle vue avec Carrie qui n’est ni vivante ni morte, elle à qui en quelque sorte Rolo avait promis l’éternité du moins l’éternité d’une vie avec les siens, elle qui n’avait plus qu’un corps mort et finalement plus de corps du tout.

Il ne faut donc jamais ignorer la puissance de conviction que porte un tel argument, la vie éternelle, aussi aberrant puisse-t-il paraître. Il est aussi aberrant que la promesse du Christ telle qu’elle a été entérinée par l’église finalement, et chacun est et reste aussi disposé à la faire sienne, à y croire, autant aujourd’hui qu’hier.

On voit que le cadre dans lequel sont positionnés ces personnages ne se modifie guère. Nous suivons par contre l’amplification des effets de l’action des appareils et des programmes, ici l’implant et le transfert perfectionné de conscience avec corps, amplification qui conduit à une précision telle que ce qui est vécu après la mort aboli bien la mort et en même temps, dans la mesure où ce n’est pas toute la vie qui est enregistrée mais seulement quelques moments, que ce qui est vécu donc est voué à être répété indéfiniment.

L’éternité devient l’au-delà de la mort, c’est-à-dire une résurrection à la fois effective et extrêmement limitée et surtout absolument en prise avec ce qui constitue, on l’a vu dès les premières analyses, le coeur battant des appareils, la répétition en boucle.

La boucle psycho-affective
La boucle est le nom de l’éternité et l’appareil est indifférent à ce qu’il répète en boucle du moment que la boucle fonctionne. Il en va de même ici, à ceci près que le moment éternisé est celui de la mort au moment de l’exécution sur la chaise électrique. C’est le moment que tout être redoute, qui fait le plus peur ou soulève la plus grand angoisse. Et c’est un tel moment qui est offert non seulement en spectacle, on va le voir, mais aussi à une « action participative » de la part des spectateurs. Ils se trouvent donc ici élevés jusqu’à un certain point à la hauteur d’acteurs effectifs, entendons de gens qui vont par leurs gestes décider de quelque chose.

La boucle spectaculaire, car la boucle agit dès la mise en place de la structure spectaculaire marchande —analysée par Debord— se referme sur eux cependant sans qu’ils s’en aperçoivent. Ce devenir agissant plutôt qu’acteur, cette possibilité offerte de FAIRE quelque chose, d’intervenir dans le destin de quelqu’un, n’est tout d’abord pas une possibilité d’intervenir sur leur propre destin, sur leur propre vie, et ensuite n’est qu’un geste en soi insignifiant qui ne consiste qu’à répéter un autre geste, celui que l’appareil d’état a programmé : l’exécution d’un condamné. Et ce geste il s’agit de le faire en vue d’obtenir la récompense finale la plus haute possible qui est de conjuguer agir et pâtir. On occulte ainsi que la jouissance procurée par « l’action », qui ne consiste qu’à jouer avec un bouton ou une manette, n’a rien à voir avec une sensation mais tout avec un déclenchement de type réflexe comme cela fonctionne dans les addictions.

Cette boucle est psycho affective et psycho addictive, en ceci qu’elle accomplit la réduction « transcendantale » visée par les appareils créés et programmés par le capitalisme numérique, de l’individu en consommateur et du consommateur en spectateur et du spectateur en drogué et du drogué en exécuteur des basses œuvres, et de l’individu en cobaye, et garantit de la « vérité » des produits proposés par la souffrance et la douleur qui est, comme on l’a vu avec Dawson, la forme à la fois ultime et devenue unique à laquelle l’affectivité est condamnée.

Logique du marché, logique des appareils, logique des affects
Nous sommes au terme de la logique mercantile du capitalisme numérique, qui non seulement voit dans les individus des consommateurs mais aussi fait de chacun, nous le savons, des cobayes, et enfin, de chacun, un être débarrassé de sa conscience, réduit à ses fonctions vitales et à ses affects premiers. Il est devenu ainsi un élément du jeu généralisé. Car ce qui n’a pas changé et ne change pas, c’est le fait que les affects restent l’élément majeur, la clé de voûte de tout système marchand. Ou plus exactement, les affects, réduits donc à la seule peur, à la seule terreur, à la seule angoisse poussée au maximum et au désir comme pulsion sans intention autre que de reconduire la jouissance dans l’instant de l’acte, les affects ne sont donc plus que des intensités « calculables » pouvant être intégrées au jeu généralisé et lui servir de « combustible » éternellement renouvelable.

Comme toujours, deux intentions ou deux attentes différentes voire divergentes, se croisent autour de la question de la résurrection, l’une qui est attente de la résurrection comme corps glorieux, et l’autre qui est attente de retrouver ceux qui sont disparus, les morts donc, de rester en contact avec eux sans confondre un être singulier après qu’il est mort avec sa présence « réelle » même si elle prend la forme d’un hologramme. C’est une sorte de traduction actualisée et dédoublée de la promesse que nous fait le christianisme depuis deux mille ans.

C’est celle que renouvelle à sa manière le jeu généralisé, tout en la transformant radicalement, en la renversant parce que ce que le jeu propose est déconnecté du socle chrétien tout en l’accomplissant dans sa traduction à lui.

Réduction transcendantale donc d’une part et inversion des polarités, ou plus exactement changement de plan de consistance. On passe d’un plan dans lequel les affects sont modulés par l’esprit à un plan dans lequel les affects réduits à des intensités dont l’existence n’est en quelque sorte confirmée que par la répétition sans fin de gestes visant à répéter l’accès à l’intensité maximale possible. Le premier plan est modulable et modulé. Le second plan est « intensifiable » ad libitum.

Cela confirme et accomplit la mutation par réduction à des données calculables de la structure des récits en structure de la commutation généralisée des intensités calculables en vue de leur intensification prolongée.

La résurrection comme répétition de la mort
Clayton grâce à l’inventivité de la recherche fondamentale dans les transferts de conscience va vivre quelque chose d’unique dans les annales et d’insupportable si l’on se place du point de vue d’un être humain relevant de l’ancien monde c’est-à-dire d’une monde dont le plan de consistance inclut une dimension éthique, autrement dit la reconnaissance d’une échelle de valeur modulée autour d’une valeur moyenne et non un plan de consistance dont l’extension infinie est programmée en fonction de l’intensification maximale possible à un moment donné et cela indépendamment de tout recours ou référence à une valeur moyenne.

La seule valeur valide, c’est celle de la jouissance du spectateur devenant acteur, la souffrance ou la terreur vécue par les cobayes n’ayant aucune puissance d’affecter autrement que comme intensité « ludique », aucune puissance qui permettrait au spectateur acteur de percevoir la nécessité de dire stop parce qu’il aurait été affecté par le TROP, puisqu’il a, en tant que joueur du jeu généralisé, de facto accepté que le plus que trop était « l’objet » ou plutôt « le vécu » le plus désirable et qu’il faut donc tenter d’atteindre.

Le jeu généralisé est est une nouvelle version de la relation continu-discontinu qui est le cœur même de la vie, des récits et de la relation de l’individu au monde, le cœur de la machine perceptive et affective, puisqu’elle est, en fait, cette relation continu-discontinu, la forme non pas originaire au sens d’un commencement, mais la forme la plus fondamentale après réduction des voile idéologiques, théologiques etc. qui la recouvrent, de l’existence. Mais elle est aussi le modulateur-démodulateur des affects, de tous les affects, puisque ce balancement continu-discontinu détermine et la perception que l’on a de soi et celle que l’on a du monde et le fait que nous ne sommes pas capables de penser et de vivre autrement qu’en privilégiant le continu lors même que nous ne sommes faits que de moments discontinus.

Le jeu généralisé, gouverné par la logique des appareils, renonce à privilégier la continuité au nom de la reconnaissance et de l’acceptation de la discontinuité comme moteur unique de l’existence, niant de l’homme ce qui fait l’homme d’une part et occultant ainsi l’autre fonctionnement incluant la discontinuité qui est à la fois le fonctionnement « normal » du cerveau et de l’existence et le fonctionnement bicaméral au sens de Jaynes.

Il renonce à privilégier la continuité aussi au nom d’une certaine forme de vérité qui serait à la fois celle des affects ou plutôt au sujet des affects en tant que réductibles à des questions d’intensité et celle des vérifications dites scientifiques qui ne sont que des réductions eidétiques au plus petit dénominateur commun, c’est-à-dire « l’instant discontinu » en tant que ce qui autorise l’accès à l’éternité de la boucle et par la boucle.

Logique et aspects du jeu
Le dernier jeu ou presque avant le final auquel Rolo nous invite à participer est un vrai jeu puisqu’il s’agit de jouer avec le personnage présent derrière le rideau rouge et la vitre de verre.

 Aspect 1
En un clic, Rolo fait que Clayton qui sinon semble un prisonnier dans sa cellule, se retrouve sur la chaise électrique. Le clou, car regarder un prisonnier ne provoque aucune émotion particulière chez les spectateurs, c’est de leur offrir la possibilité de voir la mise à mort comme s’ils y étaient et MIEUX ENCORE, de mettre à mort eux-mêmes le prisonnier en appuyant sur la manette. L’affect, de passif (car être spectateur c’est déjà depuis tant de décennies sinon depuis toujours être pris dans la nasse des affects passifs et partant de tristesse) devient affect actif, mais d’une forme d’action limitée et contrainte, puisque chacun appuie sur le levier et arrête l’exécution au bout du temps imparti.

 Aspect 2
Quinze secondes maximum, voilà ce que doit durer l’exécution sinon cela effacerait les synapses numériques. Et entraînerait à la fois la mort définitive du condamné et la fin de ce jeu.

 Aspect 3
Le corps est présent cette fois, on a droit à une reconstitution parfaite de l’individu et l’on peut voir sur son visage l’angoisse qu’il ressent pendant les secondes sans fin de l’exécution. Devenu accessible, l’ultime instant, celui de la mort, est désacralisé et cela parce qu’on le voit comme si on y était et de plus parce que pour être « vrai » cet instant peut-être effacé comme instant comme discontinuité irréversible et le condamné être renvoyé non pas tant à sa vie ou à la vie qu’à l’instant d’avant l’exécution.

La mort est tout simplement interrompue. La grande discontinuité, la mort est retenue et contenue, piégée en quelque sorte par et dans la répétition en boucle des instants du mourir qui n’est plus celui de la mort puisque le condamnée est rappelé à la vie une fois qu’il a été exécuté.

 Aspect 4
La loi du jeu s’énonce ainsi chaque volt est simulé POUR DE VRAI. On peut s’en tenir à la remarque que réalité et fiction sont interchangeables, mais ce n’est pas vraiment cela qui importe, c’est le fait que la fiction est devenue non seulement une réalité, mais une réalité plus intense, plus remplie d’intensité, intensités qui sont liées à la répétition du seul moment le plus absolument intense qu’est la mort, non pas la mort douce de qui s’éteint, mais la mort violente mais subie de qui est exécuté.

 Aspect 5
La fascination de la mort est de toujours pour les hommes. Mais là on accède à ce à quoi jusque là on pouvait peut être assister une fois ou quelques fois à la guerre, à l’agonie douloureuse due à la mort violente. Là chaque visiteur est transformé en acteur, c’est-à-dire en assassin. Le prix à payer pour accéder à l’affect ultime dans tous les sens du terme, c’est de devenir assassin soi-même. Et pourtant de ne l’être que dans le jeu. Le jeu propose comme jouissance ultime d’accéder à la désinhibition la plus complète possible sans avoir à en payer le prix qu’il faudrait payer si l’on tuait soi-même effectivement quelqu’un.

 Aspect 6
La réduction des affects est-elle totale ?
On a avec Clayton la forme absolue de la passivité et avec les visiteurs, la forme spectaculaire au sens debordien, d’une illusion de devenir soi-même acteur, c’est-à-dire de quitter les affects tristes pour connaître enfin la JOIE, la joie qui vient d’affects d’action, la JOIE ultime.

Ce jeu propose une sorte d’équivalent quantifiable d’une extase mystique. Il montre que la vie est et combien elle est extatique et combien agir dans le jeu et pour le jeu est la seule forme devenue acceptable d’extase. En agissant sur l’image en 3D ou en hologramme qui se trouve dans la cellule, les spectateurs-acteurs se trouvent en fait déconnectés de leurs propres affects. La forme apparemment active de l’affectivité proposée par l’action de tuer le condamné en appuyant sur la manette, est, en fait, une forme absolument passive de soumission à la seule LOI DU JEU.

 Aspect 7
Le porte-clé cadeau.
En effet chaque spectateur qui a appuyé sur la manette et fait revivre à Clayton son exécution obtient, comme une photo dans un photomaton, un porte clé avec un enregistrement de ce qu’il vient de faire c’est-à-dire du visage de Clayton souffrant de l’exécution ce qui lui permet de continuer de croire qu’il est bien acteur et non spectateur, et acteur de l’exécution et non celui qui la subit et meurt, et il peut revoir à la fois cette mort et se remémorer SON ACTE indéfiniment.

Ce souvenir de la souffrance éternelle est semblable si l’on veut à la croix sur laquelle partout dans le mode des christ, de pierre ou de toile et de peinture, souffrent leur mort. On le voit le cadre chrétien n’est pas aboli. Il est comme surmonté, dépassé, aufgehoben dirait Hegel. Rolo croit posséder là une sorte de sésame absolu pour son musée avec cette attraction. Mais le choses vont changer quand Nisch va à la fois dévoiler qui elle est, ce qu’elle a fait et ce qu’elle va faire.

La loi du jeu
Finalement, on l’a déjà vu, mais là on peut la comprendre aisément, la loi du jeu est simple : il s’agit de réduire les affects à deux affects jouir et souffrir qui sont moins des affects que des élaborations affectives « cultuelles » réalisées par les appareils qui n’ont retenu des affects que le fait qu’ils sont porteurs d’intensités qui ne trouvent pas toujours à être formulées par des mots. Cependant, ces intensités peuvent être comprises et interprétées, et transformées en deux affects principaux qui sont la version calculable des deux affects spinoziste que sont la tristesse et la joie, et qui ont ici pour nom la terreur et la jouissance.

Il faut noter que le désir qui est le troisième affect spinoziste a disparu puisque le jeu ne laisse que ces deux possibilités à ceux qui veulent connaître l’équivalent de l’extase sans dieu si l’on peut dire qui est le fait de donner et de recevoir la mort. Cela n’est pas un choix mais une vraie fausse option offerte à une pulsion non nommée. Ce n’est pas la pulsion de mort, mais une pulsion en vue d’action. Cette pulsion fait écho à une privation qui vécue par tous depuis bientôt au moins un siècle. Cette privation, dans sa forme spectaculaire marchande, ne laisse en effet plus d’autres choix aux humains que de consommer et s’amuser quand ils ne travaillent pas comme des malades.

Histoire 3 nouvelle version de l’histoire de Clayton

Comment réécrire l’histoire
Pour pouvoir réécrire l’histoire, une histoire, un récit, pour pouvoir modifier un récit, pour pouvoir revenir sur un type de narration et le transformer, car c’est de cela qu’il s’agit, d’engager une mutation dans le régime des récits qui puisse tenir tête et faire face à l’écrasement des récits et de la structure narrative et psychique qui l’accompagne, il faut disposer d’une version non seulement distincte mais plus juste mais, aussi, disposer d’une compréhension claire des modes de domination dont le jeu généralisé est coutumier. Cela implique donc d’avoir pris conscience comme on le dit si bien si mal de ce qu’est le jeu généralisé. Et, qui serait mieux placé que la fille de Clayton pour accéder à cette connaissance précise et intime, claire et distincte de la manière dont le jeu généralisé à la fois traque et tente d’en finir avec le récit, et tente d’abolir dans le même mouvement, les conditions de l’exercice de la conscience nom générique de la forme sujet héritée de la philosophie occidentale.

Mais il y a plus que cela, il y quelque chose que l’on ne sait plus nommer avec précision et qui pourrait prendre simplement le nom d’éthique et qui fait défaut. Mais une éthique sans connaissance et compréhension de l’existence et des modalités de l’emprise qu’exerce le jeu généralisé sur les psychismes et les strates composant la soit-disant réalité, voilà qui ne mènerait pas à grand-chose ni ben loin.

Nisch, lorsqu’elle commence à se dévoiler devant Rolo dispose absolument de tous les éléments lui permettant de mettre à mal la stratégie du jeu généralisé qui vise, elle le sait à réduire les individus à leurs affects et ces affects aux variations de leurs intensités.

Nish se dévoile
Nisch la visiteuse unique de ce jour de chaleur et qui a offert sa bouteille d’eau à Rolo non sans voir bloqué le système de climatisation, Nisch finit par se présenter pour ce qu’elle est, la fille de ce Clayton dont la mise à mort renouvelée fait le bonheur des visiteurs.

Mais avant tout elle commence par rappeler à Rolo tout ce qu’il a occulté lorsqu’il lui a fait le RÉCIT de l’histoire de Clayton. Il y en a un certain nombre : les manifestations pour faire libérer et innocenter Clayton, la lutte pour faire en sorte que l’état fasse son travail et le constat qu’il ne l’a pas fait au nom évidemment du racisme plus que résiduel de la société américaine, la visite de sa femme qui n’a pas supporté de voir son mari soumis à cette torture sans fin, et finalement le fait que les protestataires ont réussi à blacklisté le musée et lui faire perdre une très grande part de ses visiteurs.

En d’autres termes, il a produit non seulement un récit lacunaire mais un récit mensonger, mensonger parce que lacunaire et lacunaire par qu’il ne peut pas avouer ou s’avouer qu’il commence à sentir et savoir que d’une certaine manière il a perdu, il est perdu, lui et son jeu si violemment raciste et malade dont Clayton est à la fois la vedette et la victime.

Le mensonge relativement au sujet d’un récit correspond à une manière d’introduire des formes de discontinuité là où il n’y en a pas. On le comprend, produire un récit renouvelé, c’est moins boucher les trous que faire émerger de la continuité, des formes de continuité, on pourrait dire celle qu’impose la « logique » des événements, des faits et finalement de ce qui socialement passe pour juste ou en tout cas pour moins injuste. Avec cette attraction dont Clayton est le héros et la victime, Rolo a atteint une limite quoique le jeu généralisé fasse pour prétendre qu’il n’y en a pas ou potentiellement que, quelle que soit la limite, elle peut et DOIT être dépassée.

Au-delà de cette limite…
Rolo est victime à son tour d’un aveuglement auquel répond la claire perception des choses qui anime Nish. S’en tenir au fait qu’il serait un simple menteur ne suffirait pas au contraire à faire apparaître la logique du jeu généralisé. Il faut comprendre comment ça fonctionne et surtout QUE ça existe et que ÇA fonctionne.

Il ment pour ne pas révéler qu’il lui est de plus en plus difficile de gagner sa vie et ignorant encore QUI est la visiteuse, il fait comme si tout allait bien. Non seulement Rolo fatigue et tousse, semble malade, mais il voit son état empirer au cours de la visite et du déploiement de ses récits. À croire que raconter des récits qui mettent en scène le fonctionnement du jeu généralisé est une activité nocive pour la santé, surtout si l’on a face à soi quelqu’un capable de produire un autre récit que le sien.

Ne pouvant contredire Nisch, il avoue ce qu’il est contraint de le faire pour rentrer de l’argent : accepter moyennant un supplément financier conséquent que certains visiteurs fassent durer l’exécution plus longtemps que les 10 secondes au-delà desquelles l’implant se détériore. Et cela attire donc les véritables drogués ou malades qui ne jouissent réellement qu’en activant la jouissance liée à la racine du mal, si l’on peut s’exprimer ainsi, celle qui vient en effet de l’idée que seule la jouissance qui surpasse en intensité la précédente est digne d’exister et rend digne l’existence.

Changement de paradigme
Nisch dévoile qui elle est, la fille de cet homme enfermé derrière cette vitre de verre et qui agonise autant de fois que le désirent les clients. Nisch découvre évidemment ce que Rolo a fait de son père, au-delà de se servir de lui comme cobaye : un légume ! Car l’implant numérique est abîmé et l’homme qui est dans sa cage de verre ne reconnaît même pas sa fille. Il est devenu un légume même pour le jeu généralisé. En fait, il et devenu un super esclave de ceux qu’on fait travailler jusqu’à la mort.

Nous atteignons ici l’état maximal de la décrépitude « ontologique » : n’être pas vraiment mort et pas non plus vraiment en vie. On retrouve l’ambiguïté qui caractérisait le mode d’existence de Carrie, le ni-ni, à ceci près qu’ici la perte du statut ontologique est plus visible et plus lisible.

Carrie était et est encore entière d’une certaine manière, même si elle est condamnée à la nuit des longues phases de pause de discontinuité où elle est plongée lorsque le singe en peluche est débranché. Clayton n’est même plus un homme, mais un légume qui ne sait plus rien et reconnaît pas vraiment sa fille lorsqu’elle s’approche de lui et le regarde dans les yeux. Nish fait aussi savoir à Rolo que ce jour est celui de l’anniversaire de son père. Et l’on commence à anticiper et à se douter quelle est là pour une mission bien précise.

Le final : une perspective éthique
- Pas résister, inventer,
Résister ne sert à rien qu’à se faire croire qu’on fait quelque chose alors qu’on continue à se morfondre dans les passions tristes, dans le pâtir. Or c’est l’action qui permet à l’individu de faire de ses affects le vecteur de l’action. « Si donc nous pouvons être cause adéquate d’une de ces affections, alors par Affect j’entends une action ; autrement, une passion. » [1]

Nish invente. Tou d’abord elle invente la possibilité d’une fin, d’un arrêt définitif, c’est-à-dire une manière à la fois de mettre fin au délire de Rolo, ce commercial des inventions les plus déshumanisantes, ainsi qu’aux souffrances terribles et inutiles de son père. Les inventions dont Rolo est le commercial se révèlent plonger ceux qui les utilisent, c’est-à-dire les subissent, dans des états, certes encore inconnus aussi bien dans la vie sociale que dans la nature et dans la logique, puisque ces êtres deviennent de « pures ambiguïtés », des êtres sans statut ontologique.

La mort de son père apparaît ici comme une chose salutaire, absolument salutaire, c’est-à-dire réinscrivant la mort dans le champ de la vie, faisant de la mort la grande rupture, la grande discontinuité, et surtout la forme radicale d’un SALUT devant une situation plus terrible que la mort et qui a nom la mort revécue indéfiniment en tant qu’elle est devenue un élément essentiel du jeu généralisé, et plus même, sa marque de fabrique.
On le redit ici, ce qu’accomplit Nish est une version actuelle d’un spinozisme puissant. Elle va renverser le jeu généralisé en retournant contre lui ce que précisément il interdit, à savoir le fait de pouvoir redevenir un être capable d’agir. D’agir avec et contre, d’agir pour n’avoir plus à pâtir. Elle invente des affects forts, capables d’échapper aux griffes des passions tristes et elle les installe à nouveau au coeur de sa vie. Elle rétablit le socle d’une éthique, ce qui ici inclut la possibilité de « tuer », pour se libérer et libérer le monde de celui qui en participant activement au jeu généralisé n’a fait que prendre au piège des passions tristes des êtres qui avaient, il est vrai, déjà globalement accepté leur soumission.

Gestes et affects d’action
Elle doit pour cela accomplir un certain nombre de gestes dont certains ne sont pas si évidents que cela, comme celui de réellement « tuer » son père. Mais elle va le faire en compensant une mort qui a déjà eu lieu mais qui n’a pas été complète puisqu’il est devenu, son père, l’objet du jeu généralisé, par une mort qui est une véritable délivrance. Car même s’il ne s’agissait que d’un « être numérique », on sait qu’il ressentait indéfiniment ce qu’on lui faisait subir. Elle compense cette mort par ce qui est moins une vengeance que le rétablissement d’une sorte de « mesure » de « moyenne », d’état intermédiaire, entre maximal et minimal, état qui « interdit » de voir dans le toujours plus des intensités la forme de la vérité des affects.

C’est pour cela qu’elle tue son père. Mais elle ne le fait pas froidement, loin de là. Ekke invente une solution à la fois radicale et « élégante » au sens où on le dit pour la résolution d’une problème mathématique par exemple. Elle va moins tuer son père que le faire disparaître définitivement le délivrer de sa « matérialité post-mortem », de son existence purement numérique en faisant un échange de donnée numériques avec Rolo.
Munie de son ordinateur, elle va réaliser une opération qui est au coeur des récits, puisque Rolo va littéralement et concrètement, PRENDRE LA PLACE de son père dans la cellule du musée.

Elle le fait entrer dans la cage après l’avoir drogué grâce à sa bouteille d’eau dans laquelle elle avait mis un poison - n’accepte jamais à boire que qui tu ne connais pas m’a appris mon père – et va lui faire subir le même sort que son père : le convertir en données numériques. Mais, elle fait encore mieux. En réalisant l’échange des consciences et des places entre Rolo et Clayton au moment de l’exécution, elle contraint Rolo à vivre et revivre à son tour pour toujours l’instant de l’exécution.

Cependant, et là se joue la dimension éthique, une fois le changement de place réussi, elle soumet Rolo à la décharge maximale, à une décharge qui l’annihile définitivement,, mais cela n’a lieu qu’une fois dans le musée et pour aucun spectateur. Cependant, comme elle obtient elle aussi le porte-clés, elle gardera, mais pour elle seule, un Rolo indéfiniment prisonnier de l’instant de sa mort. Car elle connaît la fin de l’histoire, puisque c’est elle qui est en tain d’écrire. Et la fin, l’accomplissement final de son projet, consiste en la destruction du musée par le feu. Mais pas seulement. Il s’agit de faire signe vers une autre stratification, un autre usage des affects.

L’ordre des choses, ou si l’on veut quelque chose qui y ressemble, commence à être restauré. Le reste de l’action va aller dans ce sens : abolir ce qui déréglait la machine psychique, abolir les traces du jeu généralisé qui nous a été présenté dans sa version « ultime » et installé en lieu et place de ce jeu une régulation par une rééquilibrage des forces affectives. C’est une forme de « raison des affects » qui voit ou revoit ici le jour.

L’affect a rejoint l’idée dont il est porteur et s’est transformé en action, en acte salvateur. Ou, si l’on préfère, l’idée qui n’est pas de se venger mais bien d’abolir ce jeu morbide et mortifère a rejoint l’affect d’action par son accomplissement, non sous la forme d’une vengeance encore une fois mais sous celle d’un rééquilibrage généralisé. En effet, Nish emporte avec elle le singe en peluche dans lequel « vit » encore Carrie, et une fois le musée en feu, une fois dans sa voiture, elle accroche le porte-clé signalant sa « victoire » au rétroviseur qui lui sert aussi de plateforme de communication avec sa mère défunte à qui elle annonce la libération de son père de sa punition éternelle. Elle a donc retrouvé une « connexion » effective avec les sources des affects et des affects d’action si l’on peut s’exprimer ainsi, affects qui, ont le sait, sont liés essentiellement à la famille ou du moins passent par elle, s’expriment par une relation avec les morts, une reconnaissance de la possibilité d’une survivance effective et efficace de la « bicamérale » originelle et une inscription de l’agir dans le cadre ou en vue d’instaurer ou de maintenir des équilibres certes toujours fragiles mais toujours possibles entre les polarités + et – qui sont la forme de la déshumanisation engendrée par le jeu généralisé.

Il a fallu mettre à mort Rolo et brûler le musée. Ces gestes sont à la fois réels et symboliques que concrets car portés par des affects puissants et psychiquement acceptables car réalisant, non une pulsion, mais une pensée qui, non seulement, n’est déconnectée des affects de la personne qui accomplit l’acte, mais en fait les moteurs de l’histoire, dans les deux sens du terme, la forme de la raison et la puissance de légitimation qui renvoie le jeu généralisé à son illégitimité affective, ontologique et rationnelle.

Conclusion

Nous avons analysé Black Mirror à partir de trois strates, celle du jeu généralisé à partir des thèse de Flusser sur la Black Box, les programmes et les algorithmes, celle du récit et des récits à partir de Lyotard et de ma propre petite théorie du récit comme je l’avais nommée et une strate bicamérale qui a été peu présente mais que l’on a retrouvée dans cette dernière séance.

Mais ce qui est apparu est en fait quelque chose d’à la fois évident et de peu ou pas analysé, le statut et la fonction des affects. Car ce sont avec, par, pour ou contre eux que ces différents « mondes » existent et peuvent aussi coexister comme on l’a vu même si cette coexistence fait l’objet d’une lutte sans merci pour le pouvoir si l’on peut dire, c’est-à-dire pour le contrôle des esprits des hommes vivant sur cette planète aujourd’hui et pour les temps à venir.

Et l’on voit se dessiner ici les contours d’une telle éthique, certes avec une sorte de faible intensité, mais pas si on l’analyse correctement, étant entendu que le projet de Black Mirror n’est pas d’écrire les pages de cette éthique qui serait adaptée aux conditions d’existence des hommes d’aujourd’hui, mais bien d’attirer notre attention sur la réalité des moyens mis en œuvre par le jeu généralisé pour assurer son emprise sur le monde et les esprits et les corps qui le hantent.

Ce sera donc le sujet du séminaire Faire des dieux de l’an prochain, de tenter de dessiner les grandes lignes d’une telle éthique, car à l’évidence les affects sont d’une certaine manière largement interprétables entre autres choses comme parlant la langue des dieux et constituant en nous des émissions directes dues aux voix des dieux.

À ce cheminement j’associerai des excursions variées et variables, auxquelles je donnerai le nom de LOGICONOCHRONIES, titre de la chronique que j’avais malheureusement moi-même « dévoyée » dans la revue TK-21, autrefois. Il est possible, du moins c’est ce que je prévois aujourd’hui mais ça peut changer que je commence avec une logiconochronie que je consacrerai à une interprétation assez singulière de l’œuvre de Robert Ryman. Et, sans aucun doute, se présenteront des liens avec le sujet général tel que je viens de le définir. Bon été. On se revoit en octobre ou novembre.