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- Faire des dieux III 2/2

,  par Hervé BERNARD dit RVB, Jean-Louis Poitevin, philosophe, critique d’art, romancier

Lien vers la première partie de ce séminaire

Seconde partie du séminaire II de décembre 2021

Partie II Exploration de notre cerveau d’aujourd’hui
À partir d’une lecture du livre de François Ansermet, psychanalyste et Pierre Magistretti, neurobiologiste, intitulé À chacun son cerveau (Ed. Odile Jacob, col sciences poche) nous allons explorer les traces de cette schize dans nos cerveaux contemporains.

Le cerveau de l’homme du XXIe siècle
Introduction

Ce sera donc une partie encore technique qui a pour but de présenter à partir du livre de François Ansermet, psychanalyste et pédopsychiatre à Genève et Pierre Magistretti, neurobiologiste à Lausanne, paru en 2004 aux éditions Odile Jacob et intitulé À chacun son cerveau, les rapprochements possibles entre cerveau bicaméral et cerveau contemporain.

Commençons par la fin et lisons ce passage qui ouvre le chapitre 13, p. 183-184. Que nous revenions en arrière ne sera que plus profitable car le cadre sera ainsi posé.

Car il y a de nombreux points communs malgré les apparentes différences et en particulier celle, essentielle qui fait que le partage qui gouverne la réflexion de Jaynes et qui se fait entre les deux hémisphères, se fait désormais, à la suite de l’invention par Freud de l’inconscient entre inconscient et conscient.

Quoique essentielle cette différence ne parvient pas à occulter ou à abolir tant dans le discours et dans les métaphores que dans les enjeux ce qu’il y a de proche voire de commun.

Tout en effet se joue autour de quelques questions :

 celle relative aux traces c’est-à-dire de la définition de ce qui fait expérience, de ce qui est vécu et de la manière dont cela s’inscrit dans le psychisme et fonctionne ensuite, après-coup, dans le psychisme.

 celle portant sur les relations entre éléments continus et éléments discontinus, tant dans la relation entre corps et monde que dans le fonctionnement cérébral lui-même.

 celle de la détermination de ce qui est en jeu dans les processus décisionnels, et en particulier les processus inhibiteurs et désinhibiteurs qui autorisent ou limitent le déclenchement de l’action, dont le passage à l’acte n’est qu’une des manifestations.

On s’aperçoit donc qu’il y a une très grande proximité dans les questions posées ou plutôt une grande proximité dans les questions qui se posent. En grossissant un peu le trait on pourrait dire que les questions qui se posaient à l’homme bicaméral et celles qui se posent à nous hommes du XXIe siècle sont à peu près les mêmes : à savoir qu’est-ce qui me pousse à agir et détermine mes actions ? que se passe-t-il en moi ? suis-je un ou plusieurs ? ou si l’on veut « combien suis-je ? » et à quelle cohérence ou quelle unité peuvent prétendre mes actes et ma vie mais aussi mes pensées ?

Mais ce qu’il faut cependant noter, car ce qui nous intéresse c’est évidemment de tenter de comprendre comment nous fonctionnons, mais aussi de penser les relations qui existent entre nous et l’homme du néolithique, c’est que Jaynes qui écrit en gros son livre à la fin des années soixante et qui le publie je crois en 1974, a su se préserver de la domination du freudisme dans l’approche du psychisme, conception qui s’était, on le sait en gros généralisée et qui n’avait plus pour contradicteurs que des neuro-biologistes.

C’est important à noter, car un freudien, ou un psychologue élevé au freudisme implicite ou explicite, n’aurait jamais pu parvenir à une théorie comme celle de Jaynes. Il fallait à la fois un intérêt immense pour la psyché et un détachement de la doxa de son époque pour parvenir à penser quelque chose comme la bicaméralité.

Et qu’est-ce qui distingue Jaynes d’un freudien, c’est le fait qu’il a pu, en lisant Homère et les textes des périodes de la fin du néolithique et des civilisations anciennes, Égyptienne, Grecque, Juive, Babylonienne, Assyrienne, etc. accepter l’idée que ce que l’on nomme la conscience, n’existait pas à ces époque là et en raconter la genèse.

L’absence d’intériorité des humains de ces époques est l’élément central qui va les distinguer de l’homme d’aujourd’hui.

Et ce qui va nous apparaître, c’est que les questions, les points d’interrogations n’ont pas disparus, pas du tout, ils sont même grosso modo les mêmes. Simplement, la carte du psychisme ayant évolué, ayant changé, du fait de la plasticité du cerveau, les questions pourrait-on dire ne se poseront pas au même endroit.

En cela est dû ne particulier au fait que l’homme a vu naître en lui, a créé, a inventé un monde, pour répondre à des exigences diverses sur lesquelles nous reviendrons dans d’autres séances, qui n’existait pas chez l’homme bicaméral, un monde intérieur. Le cerveau s’est en quelque sorte doté de dimensions supplémentaires.

L’homme bicaméral ne connaît en fait que deux extériorités, les voix du dehors et les voix des dieux qui bien qu’émises par son cerveau lui apparaissent ou plutôt sont perçues par lui comme habitant elles aussi le monde extérieur, celui des corps, celui où vivent les autres êtres, celui de ce qu’on nomme la « réalité ». Entre les deux, en lui donc, il n’y a rien. Il ne sait pas que ce qu’il nomme les dieux est une émanation de son propre cerveau. Il ne parvient pas à penser qu’il pense. Cela commence un millénaire plus tard, on l’a vu.

Ceci étant dit, il faut donc tenter de comprendre par un jeu subtil de ressemblances et de différences ce qui unit ou du moins rapproche malgré tout très profondément la psyché bicamérale de la psyché contemporaine. Il serait fastidieux de résumer le livre d’Ansermet et Magisrtetti, mais il va nous falloir malgré tout entrer un peu dans le détail si l’on veut parvenir à prendre la mesure de ce qui nous importe.

La trace – les traces
Il faut donc commencer par préciser que l’homme dont il est question ici et un homme post-historique, un homme dont le cerveau est doté de facultés nouvelles ou de dimensions nouvelles par rapport à l’homme bicaméral.

Le premier point qui apparaît dans le discours d’Ansermet et Magistretti, est porté par l’acceptation de la plasticité du cerveau comme donnée de base (p. 24), et la tentative de montrer comment elle vient travailler entre les deux déterminismes que sont le déterminisme génétique et le déterminisme environnemental ou psychique. La plasticité est « ce qui permet de réaliser une exception à l’universel qui la porte. » (p. 24)

Mais rien n’a cependant changé dans le constat de base. L’être humain est doté d’un corps et cerveau sis dans ce corps qui assurent le bon fonctionnement de la perception, mais ce qui est perçu n’étant pas effacé immédiatement, on suppose donc que cela s’inscrit et cela ne peut s’inscrire que dans le cerveau. Le cerveau est devenu le nouveau et quasi unique domaine d’investigation lorsque l’on cherche à comprendre ce qui se passe entre le monde extérieur et le monde intérieur.

Je ne reprendrai pas ici tous les schémas par lesquels les auteurs analysent les mécanismes par lesquels les neurones, les synapses, et l’ensemble des éléments et zones du cerveau à la fois reçoivent analysent et répondent aux stimuli divers. Restons sur le fait que ce qui vient du dehors doit nécessairement être mémorisé et donc venir s’inscrire dans cette machinerie complexe qu’est le cerveau et donc pouvoir être rappelé et réutilisé.

Si on lit les pages 46 et 47, on verra que si l’on s’en tient à ce premier moment, les choses semblent simples mais l’exemple choisi, un exemple banal va nous faire apparaître à nous-mêmes comme des êtres en proie à des tensions psychiques à la fois bien connues et proches, ou du moins en partie comparables à celles que connaissait notre homme bicaméral.

Un second niveau psychique s’est manifesté dans cette description d’une situation banale que chacun de nous a vécu, le fait que des choses pouvaient venir nous troubler qui n’étaient liées à aucun élément provenant de la situation présente. Des choses, des idées, des images, des mots, des situations peuplent notre esprit et peuvent sans raison apparente se manifester à notre esprit et venir nous hanter, nous troubler voire même agir sur notre état général, bref modifier notre relation au monde. Et ces éléments ne viennent absolument pas de ce qui se passe à côté de nous.

Mais ce que nous vivons, les choses que nous faisons, nous ne les vivons et ne les faisons pas, pour un grand nombre d’entre elles, une seule fois. Elles sont prises dans un jeu complexe de répétitions sur des durées plus ou moins longues mais qui finissent par s’inscrire dans une sorte de dimension temporelle bien particulière.

En effet, nous savons par exemple que Noël revient chaque année, nous sommes capables de rappeler à notre esprit des souvenirs et des éléments récurrents, mais certains éléments puisqu’ils peuvent se manifester en dehors soit du retour de la situation dans la réalité, soit de rappels volontaires, ces éléments et tous les autres, qu’ils soient répétés ou uniques, sont stockés et finissent par acquérir une sorte d’autonomie dans le psychisme.

En effet, ils peuvent revenir sans qu’il n’y ait quelque rapport avec la situation concrète, vécue au moment T et donc cela prouve qu’il faut « distinguer réalité et réalité psychique, en s’interrogeant sur le rapport – ou pourquoi pas le non-rapport – entre l’expérience et la trace qu’elle laisse au niveau neuronal et, se surcroit, son effet psychique. » (p. 54)

La réalité psychique autonome
De quoi est constituée cette réalité psychique devenue manifestement autonome quoique constituée à l’évidence de traces qu’ont laissé au moins au départ des choses perçues et vécues, c’est-à-dire provenant de la réalité extérieure ? Elle est constituée d’associations entre des éléments divers sans rapports directs entre eux et ces associations vont au-delà des expériences qui ont causé les traces initiales. Lisons quelques passages des pages 55 et 56.

Ce qu’on voit apparaître c’est d’une part le fait que la constitution d’un monde intérieur s’accompagne de la mise en place d’une faille absolument déterminante puisque l’accumulation des traces en permettant la constitution d’un réservoir d’objets mentaux pouvant être activer ou s’activer de manière plus ou moins autonome, vient produire des effets qui non seulement ressemblent aux traces liées aux choses perçues et vécues mais peuvent prendre leur place dans le fonctionnement psychique de l’individu et se mettre à jouer un rôle de perturbateur de la situation concrète vécue à tel ou tel moment. La faille est celle qui se manifeste dans le contrôle dont on crédite le sujet sur sa propre existence et sur ses propres souvenirs, contrôle qui lui échappe pour une très grande part.

C’est aussi le fait que la base du rappel de ces expériences effacées et conservées opère finalement sur un fond totalement manquant, sur le fait que le souvenir originel doit être considéré comme perdu comme définitivement perdu. La faille devient ici gouffre et le perdu se révèle être le nom originel de tout territoire psychique.

C’est enfin la manière dont se met en place cette nouvelle dimension du psychisme constitué de tous ces souvenirs perdus mais vivaces et vivants dans une sorte d’humus inaccessible dont pourtant de temps en temps émergent des effluves violents venant troubler le cours « normal » de la vie.

C’est ce que Freud nomme fantasme et qui n’a non pas rien à voir avec la version érotique ou sado-masochiste à quoi on a voulu le cantonner, mais qui a tout à voir avec une nouvelle force active dans le psychisme, « une nouvelle source pour la vie psychique » (p. 56)

Voilà les cartes sont posée il n’y a plus qu’à jouer avec !

Il est pour nos deux auteurs possible et nécessaire de montrer que l’existence et le fonctionnement de ces éléments peuvent être démontrés par des analyse de type neurobiologiques. Ce qui nous intéresse, c’est de constater que ce mécanisme, pouvant se reproduire à l’infini est source à la fois de drame et de jouissance.

C’est autour de la notion de fantasme défini par Freud comme « ce qui se produit par une combinaison inconsciente de choses vues et de choses entendues, suivant certaines tendances » (manuscrit Naissance de la psychanalyse) que des choses nouvelles se jouent. Ce qui se joue là entre neurobiologiste et psychanalyste, c’est une question de vocabulaire, car ils sont en gros d’accord sur la description des mécanismes. Chez Lacan cela se transformera autour de la relation signifiant-signifié, le signifié correspondant à la perception et le signifiant à la trace, la reprise du signifié par le signifiant et l’auto développement du signifiant entraînant la genèse de nouveaux signifiants pouvant jouer un rôle équivalent à un signifié.

Lecture de la page 94

Ce qui ressort, c’est qu’aujourd’hui, on part du donné qu’est la conscience. Mais en faisant cela, et donc on s’interdit de prendre acte, même si en effet le cerveau a évolué et s’est transformé, de l’état antérieur du fonctionnement cérébral qui très probablement a laissé lui aussi des « traces » d’un autre ordre sans doute et qu’il faudrait peut-être chercher à penser à comprendre, que les traces telles qu’elles sont définies ici.

Mais on remarque aussi que ces court-circuits générés par le fantasme et donc l’inconscient, puisqu’on n’a presque pas encore prononcé le mot, disons-le, nous rappellent les court-circuits engendrés par le stress et le surgissement des hallucinations comme moyen de répondre de faire face à la situation chez les hommes bicaméraux.

En un sens le psychisme a vu se déplacer les entrées et les sorties de courant d’énergie qui le traversent mais le fonctionnement global reste à peu près le même que pour l’homme bicaméral. Les voix ont été remplacées par la conscience, pour faire court on évoquera simplement ce que l’on a eu coutume d’appeler la voix de la conscience, mais on est confronté au fait que la conscience en tant que champ d’expérimentation et de sélection d’éléments psychiques dignes ne parvient pas véritablement à résoudre le problème de la décision et de l’action.

Ce qui se résolvait de manière « positive » avec l’intervention des dieux donne lieu aujourd’hui à des suspens de résolutions, des attentes interminables ou des angoisses prolongées puisque la conscience fait blocage ou a réduit à presque rien la puissance des voix mais elle comme voix, la conscience, elle ne parvient pas à l’efficacité des dieux. Elle ne contrôle pas en effet la détermination de l’action.

Et là l’inconscient peut devenir un élément légitime pour expliquer ce phénomène mais il ne peut le faire que si on nie l’existence des dieux ou si on la combat quand elle se manifeste, n’y voyant pas un résidu d’un psychisme antérieur mais la manifestation d’un faiblesse de la conscience, d’une maladie due à des dysfonctionnements entre conscient et de inconscient.

L’inconscient n’est donc en rien un substitut des dieux du psychisme bicaméral, il est le phénomène « inventé » par le cerveau pour traiter l’effet du langage devenu écrit, donc de la prise de pouvoir définitive du cerveau gauche sur le droit sur le psychisme.

Les hommes que nous sommes n’ont pas cessé d’être la proie d’assauts d’éléments venant interrompre l’apparente continuité vécue, bref d’être un terrain de jeu entre les forces travaillant à maintenir la tendance forte à la continuité, qui est en fait celle du corps en tant que vivant qui ne connaît qu’une seule véritable interruption de son continuum, la mort, et les forces se manifestant par des brisures des ruptures dans ce continuum infra-perceptif, forces qui ne sont pas contrôlées mais qui ne sont plus des forces venant du dehors, liées à des situations dans la réalité et provoquant angoisse ou stress, mais des forces venant du monde intérieur et dont les mots et les significations dont ils sont porteurs, sont les principaux opérateurs et qui n’agissent que dans ce monde intérieur ou à partir de lui et ne modifient le cours des choses que parce qu’un individu est en proie à ces forces. (p. 101)

Les liens entre ces traces mnésiques et le fonctionnement corporel, physiologique, neuro endocrinien et neuro végétatif, tel qu’il est analysé dans le chapitre conforte le fait que nous sommes sous ces aspects plus proches de l’homme bicaméral que nous ne le pensons. Mais nous en sommes aussi plus loin, suite aux transformations générées par la plasticité cérébrale, suite à l’appropriation par le langage de certains liens entre les choses, les événements, les incidents, bref le monde extérieur, et encore pour part inconnu.

La pulsion

L’autre élément qui nous relie directement à l’homme bicaméral est ce qui du corps continue à se manifester et à traverser les limites et les règles imposées par la conscience au fonctionnement psycho moteur du corps à savoir la pulsion. Mais la pulsion est prise elle aussi dans le champ d’un psychisme divisé entre conscience et inconscient.

Il faut donc noter que la spaltung, la scission, la schize a changé de « sens », elle n’est plus entre les deux hémisphères mais transversale et multipolaire mais pourtant sépare en deux, coupe, tranche entre ce qui est accessible à la mémoire et à la conscience et ce qui est enfoui, occulté, oublié, refoulé, qu’importe le nom, mais qui dans la nuit d’un humus psychique continue de grouiller et d’envoyer de manière imprévisible des sortes d’obus, de missiles, des signes en tout cas venant interrompre le doux flux continu qui baigne la conscience et dans lequel elle espère pouvoir continuer de jouir de sa tranquillité.

Cette distinction est évidemment métaphorique même si l’hypothèse de Jaynes est juste, mais la métaphore prend appui sur la réalité physiologique, et elle est définitivement métaphorique dans le cas de l’inconscient dans la mesure où celui-ci est lié à des zones cérébrales moins définies plus dispersées et à des mécanisme plus intriqués.

La schize donc change de sens, de position, l’espace métaphorique dans lequel elle se manifeste est différent, mais comme on va le voir beaucoup d’éléments persistent qui font pour le moins écho à ce que nous dit Jaynes du psychisme bicaméral. Et en particulier la pulsion qui conduit à des gestes ou des actes ressemble comme deux gouttes d’eau à ceux que pouvaient commettre les héros. Non pas tant tant le type d’acte que dans le fait même de soudain s’autoriser à passer à l’acte.

Les pages 129-130 nous disent cela avec précision.

La distinction entre deux sources de processus décisionnels déterminant le passage à l’action renforce la parallélisme entre homme d’hier et d’aujourd’hui, car ce quelque chose persiste qui d’ailleurs ne pourra jamais être résolu, puisque c’est le cœur battant de l’existence, et qui est d’agir et de savoir pourquoi on agit. La différence entre l’homme bicaméral et l’homme conscient n’est donc pas tant à chercher du côté de la conscience que de la modification des réseaux déterminant la décision et le passage à l’acte.

L’homme bicaméral ne savait pas pourquoi il faisait ce qu’il faisait à certains moments de sa vie, mais quelqu’un le savait pour lui, qui logeait en lui et qu’il percevait comme existant au dehors de lui et qui pour nous du moins était lui.

L’homme actuel est censé savoir ce qu’il fait de sa vie, mais des éléments qu’il ne contrôle pas peuvent venir interférer avec le schéma établi par sa conscience et toujours en vue de maintenir l’équilibre général du corps et de la psyché et ces éléments relèvent de choses qu’il a vécues ou qu’il a conçues ou qui se sont comme auto-engendrées à l’ombre de son cerveau et qui peuvent venir perturber interrompre ou faire dévier le cours « normal » des choses.

L’homme bicaméral vivait de manière discontinue et n’avait pas d’angoisse relative à la continuité de son existence. L’oubli qui reliait deux séquences de sa vie n’était en quelque sorte pas perçu.

Le héros savait sinon qu’il pouvait compter sur le poète, sur l’aède pour chanter ses louanges après sa mort et cela suffisait comme projection dans le temps qui n’était pensé qu’à la seule mesure de la vie courte ou de la vie longue, comme c’est le cas pour Achille. (voir Iliade p. 102 puis 103-104)

Mais la temporalité de l’homme contemporain n’est pas moins complexe et non uniforme que celle de l’homme bicaméral. En fait, il y a aussi plusieurs dimensions temporelles qui nous habitent et nous travaillent. (p. 135-146-137)

La pulsion donc, disent Ansermet et Magistretti, ne nous est connue que par ses buts qui sont toujours de viser à sa satisfaction. En un sens, pour certains types d’actes et peut-être tous, les Héros étaient des êtres purement pulsionnels et le dieu, la force capable de diriger cette pulsion. La pulsion chez l’homme bicaméral n’avait pas de BUT unique, elle se manifestait par un état d’excitation, de trouble et le dieu venait offrir un but à la satisfaction. Sa véritable fonction était même de désigner le bon but ou le moins mauvais, étant entendu que si cela conduisait néanmoins à une issue tragique fatale, c’est le dieu qui serait responsable.

Aujourd’hui, aucun dieu ne nous dit ou ne nous indique quoi faire et nous devons mais dans un rythme et avec un décalage temporel important, nous approprier ce qui se réglait dans le bref espace temps de la manifestation du dieu. Et cela prend du temps. Il ne s’agit pas du temps des horloges mais de la jonction entre rythme de croisière de la conscience adapté à la relation homme monde et a-temporalité des phénomènes psychiques inconscients pouvant donc se manifester sans prévenir sans pouvoir être contrôlés par la conscience et changer le but avéré de l’intention et de l’action.

Voir p. 139 et p. 152 (p. 148)

Mais il n’y a pas que la pulsion, il y a aussi le fantasme, mais finalement ce qu’on voit apparaître, c’est le couple inhibition désinhibition qui était au cœur de la mécanique bicamérale.

Mais c’est surtout une nouvelle situation « spatiale » de la division, et pour nous de la schize que nous découvrons et une nouvelle zone de conflit ou du moins de tension : « Le sujet qui rassemble une réalité interne consciente et une réalité interne inconsciente, se trouve divisé par l’incidence de la perception des actions émanant soit des processus de décision soit de la décharge pulsionnelle. » (p. 154)

La disparition des dieux
Soudain lors de la lecture de ce livre on tombe sur ce passage qui analysé au prisme qui est le nôtre, évoque de manière évidente ce que l’on a appelé la mort « de » dieu mais qui a été précédé par la mort des dieux et ce sont les dieux au sens de Jaynes qui sont ici pris en compte de manière à la fois involontaire et évidente.

Voir p. 160-161

Et l’on, constate que cette situation, la nôtre, n’est pas des plus confortable, elle est même inconfortable puisque nous nous tenons toujours en quelque sorte au bord d’un gouffre celui de nous perdre en perdant le contrôle sur nos états somatiques.

Et si l’on écoute ce que nous disent une fois de plus Ansermet et Magistretti, on voit que le nouveau dieu en nous est notre inconscient en tant qu’il occupe sinon la même fonction que les dieux du moins une fonction équivalent relativement au changement d’organisation du psychisme. (p. 162)

Petit retour sur le fantasme l’inconscient et les traces
Revenons un instant sur le fantasme et ses fonctions dans le fonctionnement psychique. Sa fonction est assez claire finalement pour les freudiens et les neurobiologistes comme l’indique un passage de la page 197.

Le lieu de constitution des fantasmes, c’est donc l’inconscient qui est défini ainsi p. 202 : « l’inconscient n’est donc pas une mémoire, mais un système de traces mnésiques réarrangées qui ne sont pas un reflet de la réalité externe qui les a engendrées. En cela, les surgissements de l’inconscient seraient plutôt un trouble de la mémoire car il s’active comme un réseau d’associations entre traces caractérisées par mes marquages somatiques spécifiques inscrits dans différentes structures cérébrales sans qu’on puisse véritablement les localiser. »

La double fonction de la plasticité est donc de permettre une transcription assez fidèle de la réalité tout en ouvrant la voie pour une réalité nouvellement créée unique proche à chaque sujet elle-même source de stimuli et de nouvelles perceptions.

Diachronie synchronie et l’ombre de chronos !
Un point essentiel est très souvent évoqué dans le dernier tiers du livre celui de la tension interne au psychisme entre continuité et discontinuité.

Voir p. 176 et p. 177-178

Le lien avec la linguistique saussurienne nous amènerait à discuter du travail de relecture de Freud par Lacan. mais ce n’est pas notre propos.

Ce qui importe c’est de montrer que ce qui caractérise le fonctionnement du psychisme bicaméral est une succession de moments discrets, autonomes constituant le vécu des hommes, le tout étant d’une part coordonné par les habitudes qui est la première forme de narratisation implicite et par les dieux pour les situations non ordinaires. Si, certes, on voit que des récits se sont formé oralement, l’Iliade en témoigne, la conscience n’étant pas formée, la raison non plus, ce qui est assemblé ne forme par encore une narration au sens d’un récit orienté vers un but. Ce ne sera le cas qu’avec l’Odyssée, et encore. L’Iliade est faite de moments et l’histoire de la guerre de Troie n’est là finalement qu’en arrière plan.

Jaynes explique que pour lui la naissance de la conscience n’est possible qu’à partir du moment où l’écriture grecque adaptée de l’alphabet phénicien permettant d’inscrire et de visualiser et de prononcer les voyelles à partir du texte, est adoptée. La narratisation au sens de Jaynes est à la fois la condition de possibilité de la formation d’un nouveau psychisme qui n’est plus strictement bicaméral et le moyen par lequel les faiblesses inhérentes à ce nouveau système qui mettra des siècles à s’imposer et toujours partiellement sur le fond du bicaméralisme, ce moyen donc c’est la narration, le récrit.

Mais qu’est donc le récit ? Simplement la tentative de faire exister pour la conscience dont le fonctionnement de base est de s’appuyer sur ce qui fait retour sur la répétition de nouvelles connexions de types diachroniques qui enveloppent plus de parties et d’aspects du monde. Au balancement sur fond de trou noir, de schize sans appel, entre cerveau droit et gauche, qui constitue le monde d’existence du héros de l’Iliade et de l’homme préhistorique au sens strict, qui vit avant l’histoire, leur remplacement par la narration comme possibilité de constituer et maintenir un ordre global permettant au vivant de tenir, de survivre…

De plus la narration permet d’intégrer comme une nouvelle dimension, des éléments permettant d’accéder à la compréhension de ce qui motive l’action. Autrement dit des éléments permettant de comprendre ce qui relevait avant du seul apanage des dieux.

Et la conscience se révèle être un terrain nouveau dans lequel se joue pour le sujet qui est en train d’émerger, ce qui jusqu’alors lui échappait parce qu’il ne pouvait y avoir accès et qui lui arrive comme une source d’angoisse plutôt que d’émerveillement, et qui se présente à lui comme ce qui le constitue ce qui le fait et pourtant lui échappe.

Ce conflit entre ce qui reste persiste et ce qui s’efface, s’oublie, disparaît, entre ce qui arrive une fois et ce qui revient de nombreuses fois constitue la nouvelle dimension du fonctionnement de la psyché post-bicamérale. Mais ce qui reste persiste ou insiste ne relève pas toujours de la même strate. Et ce qui interrompt n’est plus une faille inaccessible mais des moments auxquels ont a un accès certes limité mais effectif.

Voir p. 190 et p. 202 (sur la cure analytique)

et pourtant une nouvelle faille radicale, une nouvelle schize apparaît.

Voir p. 204-205

Et nous nous découvrons des éternels enfants, c’est du moins ce qu’insinue la conclusion de ce livre, non qu’il le dise ainsi, mais pour rassembler les morceaux épars, il revient sur l’histoire individuelle et remet en perspective la vie d’un individu de l’enfance à l’âge adulte.

Voir p. 222-223-224

Pourquoi tout ça ?
Parce qu’il me semble que les moyens connus pour faire des dieux ont atteint leurs limites à la fois parce que leur trucs ont été éventés et parce que la donne perceptive est en train de changer à grande vitesse et de produire un nouveau psychisme dont nous sommes à la fois les acteurs et les cobayes et si l’on veut les victimes mais aussi ceux qui ne peuvent s’opposer à son existence. L’homme historique est en train de se découvrir post-historique, c’est-à-dire peut-être plus proche de l’homme bicaméral que celui du XXe siècle.

C’est ici qu’entre pour moi en jeu une possible fonction heuristique de Jaynes.

L’heuristique ou euristique (de εὑρίσκω, heuriskô, « je trouve ») est « l’art d’inventer, de faire des découvertes » en résolvant des problèmes à partir de connaissances incomplètes.

Quelles découvertes avons nous faites ?
1. Que la schize bicamérale persiste, et que même décalée, même prise dans un nouveau schème spatio-temporel, non seulement elle existe dans le psychisme contemporain mais elle y joue un rôle en importance au moins aussi important que pour l’homme bicaméral rôle qui même s’il est mieux vu n’en est pas moins mal pris en compte pour ne pas dire occulté ou nié.

Nous avons vu que plusieurs sortes de schizes persistent,

a - celle qui sépare conscient et inconscient dans les modalité d’accès aux informations engrammées. On la nommera la schize freudienne.

b - celle qui sépare l’homme de lui-même, de son propre vécu par le fait que les constructions internes fantasmatiques les associations psychiques entre souvenirs vrais devenus faux ou reconstruits bref transformés et ayant perdu finalement pour certains tout lien avec une trace de moment vécu . Cette schize on la nommera existentielle ou stieglerienne, car elle est portée et inscrite par l’existence indépassable mais rarement interrogée des rétentions tertiaires qui sont les productions techniques réalisées par les hommes qui lui permettent à la fois mieux connaître tel ou tel aspect de la réalité et en même temps le mettent toujours un peu plus à distance d’une appréhension « directe » de cette réalité, celle qui plus originelle passe comme on dit par le corps.

Mais toutes passent par le corps. Ce sont les niveaux de complexités et les relations corps instruments techniques qui changent et transforment et il est difficile de prendre la mesure de qui se transforme dans ces si nombreuses boucles de rétroaction.

c - La schize qui sépare non pas l’homme de son vécu mais qui s’inscrit en lui-même dans le geste même de la constitution de la trace parce que devenant trace elle sépare le vécu de ce dont il est porteur, elle expose (au sens mathématique) la puissance d’exister en la rendant inaccessible, en ceci que toute trace même si elle s’inscrit, même si on peut en rappeler certaines, ne contient que des traces et non pas le geste même. On l’appellera la schize du perdu. Elle sépare l’homme du gouffre dont il est porteur mais elle le lui fait voir. Elle est source d’angoisse.

d - On notera que persiste malgré tout, la schize bicamérale, celle provenant de la césure entre les deux hémisphères qui n’est plus prise en compte en tant que telle et qui pourtant fonctionne toujours comme on l’a vu à travers le témoignage de Jill Bolte Taylor. Et celle-ci nous l’appellerons la schize marteau et levier !

2. Que les manifestations de cette schize à travers l’histoire connue de nous, artistique, religieuse, intellectuelle, etc., jusqu’à certaines de ces manifestations parmi les plus actuelles relevant toujours pour part de la bicaméralité, seront plus compréhensibles si l’on inclut ou si l’on part de cette dimension antérieure.

Et en particulier pour ce qui constitue le projet de ce séminaire, dans notre capacité à comprendre comment cette schize est à la source de création de « dieux » au sens que donne Bergson à cette expression que nous travaillerons par la suite, tant dans le christianisme et les autres religions du livre que chez les grecs post-homériques ou les penseurs du Moyen Âge ou d’après. C’est ce que nous ne cesserons de montrer à travers des exemples lors des prochaines séances.

La prochaine sera (sans doute) justement consacrée à une lecture détaillée du texte de F.S. Fitzgerald intitulé the crack up, la fêlure, donc.

3. Qu’il est possible de penser l’histoire, celle de la pensée, des arts etc. moins comme le fruit de la tension conscient-inconscient qu’à partir de la tension continu-discontinu. Car c’est elle qui active dans la bicaméralité, l’écart permettait aux dieux de se manifester et d’aider les hommes, se retrouve active dans le récit ou le poème. Nous reviendrons une autre fois sur cette question de la différence entre poème de type homérique et poème post-homérique. Ce qui va basculer, à partir de Simonide de Céos, c’est le statut du poème qui deviendra un moyen d’inventer des vies à des gens riches qui n’étaient en rien des héros puisque le poème sera écrit moyennant finances ! Le moteur de la narrativité bascule avec ce Simonide de Céos, qui est aussi l’inventeur d’une formule que l’on peut considérer comme l’une des premières sinon la première mettant en jeu une théorie de l’image puisque c’est à lui que l’on doit la formule qui deviendra célèbre dans sa version latine du ut pictura poiésis et qui en grec disait la chose suivant : « la peinture est une poésie silencieuse et la poésie est une peinture qui parle. » (Marcel Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque p. 186)

4. Qu’il est possible donc de tenter de comprendre comment on a inventé ou comment on a fait des dieux à tel ou tel moment de l’histoire à partir d’un triple travail qui est à la fois :
 généalogique
 historique
 analytique
 créateur de dieux
et ainsi d’examiner à travers des exemples comment s’est constitué par un jeu infini d’errances et de retours, un jeu odysséen post iliadique en quelque sorte, l’invention de dieux, jeu qu’il nous faut élever à la hauteur d’une pratique à la fois consciente et exaltée ! Et c’est le couple inhibition-désinhibition qui alors prend le pas sur les autres et permet d’approcher ces mécanismes de plus près.