Faire des dieux VII, Habiter le monde from BERNARD Hervé (rvb) on Vimeo.
Introduction
Pourquoi tout ça ? Ou sur quelques difficultés incompressibles dans l’approche d’une telle œuvre...
Chaque séance se révèle être plus difficile que la précédente. Celle-ci l’est particulièrement puisqu’il s’agit de parler sur une œuvre poétique parmi les plus puissantes et sans concession de l’histoire de la littérature, action qui va consister à remplacer des mots irremplaçables par des mots qui n’atteindront en rien la puissance d’évocation de ceux qui sont commentés.
Ainsi le commentaire vient-il buter sur l’un des éléments qui constitue le cœur de la réflexion dont ces élégies sont porteuses, pas tant sur le langage ou sur la langue que sur la capacité de l’homme de parvenir à plonger les mots dans l’envers de la vie, dans l’envers du monde, dans la nuit cosmique, pour qu’ils puissent en ressortir comme plus vivants que jamais ils ne le furent.
Ensuite, l’enjeu est bien de tenter de décrypter ce qui est comme concentré à un point maximal dans ces quelques dizaines de pages et ainsi de référer les mystères qu’elles contiennent aux évidences du dicible alors qu’il faudrait pouvoir parvenir à les faire rayonner des rayons sombres qui vibrent de l’autre côté du monde.
Enfin, il s’agit de porter la compréhension au plus près de l’incompréhensible sans y sombrer et donc de « dépasser » la faille qui hante toute tentative de compréhension car cela signifierait parvenir à faire exister ce qui ne peut « exister » en tant que tel, c’est-à-dire l’unité même du monde, dans l’acte qui consiste à le dire sans que cette unité ne soit par cet acte condamnée à s’effacer.
Il y a encore d’autres difficultés.
Il s’agit de mettre en perspective le texte dans son ensemble sans pour autant se cantonner à l’exercice du commentaire ligne à ligne.
Il s’agit ensuite de tenter d’aborder ce texte en relation avec les éléments conceptuels que nous avons avancés ces dernières séances.
Il s’agit enfin de tenter de produire une synthèse de ces concepts afin de rendre mieux perceptible le dessin qui s’est peut-être formé au cours de ces sept séances.
Ce n’est pas parce que c’est à la fois absurde et impossible qu’il ne faut pas tenter le faire et ce, d’autant qu’à travers la figure de l’ange, mais pas seulement, comme on va le voir, c’est bien à l’activité que nous énonçons à travers l’expression « faire des dieux » que se livre à l’évidence Rilke ici, comme d’ailleurs dans l’ensemble de ses textes.
Quelques indications sur la composition du texte
- Rilke et l’écriture
Il s’agit ici, de montrer comment « abandonner » l’intériorité sans consistance du je pour s’ouvrir au monde et agir le monde en le métamorphosant par les mots, en lui conférant ainsi sa véritable dimension et en montrant ce qu’est la véritable maison de l’homme. Il s’agit d’identifier les pièges inhérents à la pensée et à la sensibilité, d’extraire les possibilités contenues dans cette situation et qui restent comme occultées par nos croyances héritées, et enfin d’accomplir la « promesse » qui est annoncée et portée vers nous par la figure de l’ange, promesse qui n’a rien à voir avec la promesse chrétienne et tout avec une promesse aussi intenable que grandiose dans sa terrible simplicité.
Écrire pour Rilke est une opération impliquant à la fois une maîtrise sans faille et une capacité à s’en défaire pour permettre de laisser les phrases monter en lui et se déposer sur la page au-delà de tout contrôle.
Écrire est le résultat d’un processus long et complexe, d’un processus psychique impliquant l’existence entière de Rilke car mobilisant tout ce qu’il a perçu, senti, reçu, vécu, lu, et pensé et le faisant d’une manière telle que ce qui advient soit comme un élixir, un concentré et en même temps une expression neuve de ce qui est appréhendé et dont il est question dans le texte.
Écrire, c’est synthétiser ce qui est vécu, vivre la synthèse comme il a vécu le reste, et le faire en écrivant, ou plutôt comme écriture.
L’écriture chez Rilke est une opération psychique d’une intensité rarement atteinte et rarement maintenue à ce niveau de concentration toute une vie durant. Ou pour être précis, la lutte incessante de Rilke a été de ne pas perdre le fil qui le relie à ses perceptions, à ses pensées, et à la possibilité de voir son vécu pouvoir exister à nouveau dans des mots aussi beaux qu’implacables.
Dans l’écriture, Rilke est à l’évidence en connexion avec « son dieu », celui qui loge en chacun et le hante comme une ombre oubliée et pourtant vivante et vivace, aidante, du moins pour qui sait l’écouter, l’entendre et le faire exister. L’ange est jusqu’à un certain point la forme que prend ce dieu dans les Élégies, ou plutôt il est son représentant, sachant que le dieu à l’œuvre se repère comme la puissance qui rend possible l’ensemble du processus créateur.
Car Rilke est en connexion avec lui à la fois en permanence et par intermittence. C’est pour « sauver » cette permanence malgré les intermittences dues aux aléas de l’existence qu’il se bat contre sa tendance forte à aimer et à se perdre dans des relations mondaines. C’est en particulier dans les moments où, dans sa solitude, il parvient à se concentrer sur ce qu’il reçoit du monde et lui renvoie sous forme de pensée qu’il confirme ce qu’il sait et vit mais ne peut jamais tenir pour acquis. Si « dieu » il y a pour Rilke, il se manifeste à lui très tôt à travers le fait créateur même, quand les mots semblent sourdre en lui et rendent possible la présentation métamorphosée des choses et des êtres à travers les mots, comme mots !
- L’histoire des Élégies ou quand l’impossible se réalise
Dans le livre qu’il lui consacre dans la collection écrivains de toujours au seuil, Philippe Jacottet nous présente ce qui s’est produit en Rilke au moment de la double création concomitante des dernières élégies et des sonnets à Orphée.
Rappelons cependant brièvement les dates de rédaction des premières élégies afin de prendre la mesure de l’ampleur du travail et de son déploiement à travers les années.
C’est entre octobre 1911 et mai 1912 qu’il réside pour la première fois au château de Duino en Italie chez la Princesse de Tour et Taxis rencontrée en 1909 à Paris et qu’il écrit les premières élégies qui pour cette raison on pris le nom d’élégies de Duino même si les suivantes ont été écrites ailleurs et bien plus tard.
Déjà c’est par des accès d’écriture et au dieu qui le hantent dans les deux sens du mot donc, qu’il produit ces premiers textes. Le début de la troisième sera aussi écrit à cette période.
La première est achevée 21 janvier 1912, la seconde fin janvier début février et la troisième commencée en février sera achevée à l’automne 1913.
Il écrit la quatrième en 1915 en deux jours, les 22 et 23 novembre au milieu de sa relation avec la peintre Lou Albert-Lasard alors qu’il sont à Munich et dans les environs.
C’est dans sa dernière demeure à Muzot, en Suisse et en quelques jours qu’il écrira toutes les autres.
- Écoutons ce qu’en dit Jaccottet :
« Entre le 2 et le 5 février, Rilke compose vingt-six sonnets qu’il annonce le 7 à Madame Knoop : « en quelques jours de saisissement immédiat, alors que je pensais m’atteler à tout autre chose, ces sonnets m’ont été donnés. Vous comprendrez au premier coup d’œil pourquoi vous devez être la première à les posséder. (Il est question de Vera sa fille décédée peu de temps auparavant à 19 ans et qui avait fortement impressionné Rilke par ses talents divers…)
Alors se produit, plus généreux, plus soudain, plus violent qu’il ne l’eût jamais imaginé, après dix ans d’attente, l’afflux poétique dont nous-même ne pouvons cesser d’être surpris. Ce même jour, le 7 février, il écrit la septième élégie, la huitième entre le 7 et le 8. Le 9, les derniers vers de la sixième (commencée en 1913) et la neuvième. Le 11, il achève la dixième. » [1]
Il y a là quelque chose qui en effet dépasse l’entendement et qui pourtant a eu lieu et a eu lieu à de nombreuses reprises auparavant même si jamais avec une telle intensité. C’est aussi de phénomènes de ce genre dont il est question lorsque l’on évoque ce que peut signifier l’expression « faire des dieux » : la survenue (qui ne doit rien au hasard puisqu’elle est le fruit d’une vie de travail) d’une tempête psychique et créatrice qui emporte tout mais pas à la manière d’un cyclone dévastateur mais à la manière d’une tempête mentale créatrice, d’un surgissement de mots, de phrases, d’idées, qui comme si cela venait des mots eux-mêmes, parviennent à un degré de justesse d’expression, de vérité, de grandeur, littéralement extraordinaire.
On se souviendra ici de la première séance et de l’évocation par Jean-Claude Bologne dans son livre Mystiques sans dieu, d’état hors du commun, d’expérience de type mystique, vécus par des écrivains athées et qui ont à la fois déterminé leur vie et leur œuvre. Nous avons affaire à un événement de ce type qui survient lui au terme d’une vie créatrice mais qui a été précédée à la fois par des moments du même type même si ils furent de moindre intensité et par une concentration maximale de tout l’être du poète en vue… de quelque chose, ce quelque chose s’étant produit, incarné dans des mots à la rencontre d’une émotion liée à la mort de la jeune femme, à l’installation dans un nouveau lieu propice à la création, une relation amoureuse intense avec Baladine Klossowka, et surtout le fond intouché de vie et de vécu accumulé en Rilke qui trouve alors sa juste expression au cœur d’un projet entamé et suspendu par la guerre mais qui n’avait jamais été enterré, qui continuait à vivre, graine en sommeil, dans le cœur du poète.
C’est cela qu’il importe non pas d’expliquer mais de prendre en compte si l’on veut comprendre un peu de ce qu’est « le dieu » qui existe potentiellement en chacun et qui en effet, pour Rilke, il ne cesse de le répéter, n’a rien mais absolument rien à voir avec le dieu des chrétiens ou des juifs ou des musulmans, bref avec cette entité transcendante et pourtant capable de son lointain retrait, d’agir sur le petit monde des hommes. Le dieu dont parle Rilke, celui qui vit en lui est en effet plus proche de celui qu’a mis au jour Jaynes. C’est à cela qu’il importe aujourd’hui de s’intéresser.
Afin de préciser un peu plus comment ces phénomènes ont été vécus et transformés depuis toujours par Rilke, quelques passages d’une lettre à Lou Andréas-Salomé suffiront à le préciser, même si des dizaines d’autres exemples pourraient être trouvés dans son immense correspondance. Le 25 Juillet 1903, alors qu’il est près de Brême et de Worpswede, où il a rencontré trois ans plutôt Clara Westhoff qu’il épouse en 1901, il écrit : « xxx » [2]
Là encore, les exemples sont très nombreux dans ses lettres où il confesse la manière qu’il a de ressentir et vivre les choses. Retenons ici, le fait essentiel qui le constitue en tant qu’homme et en tant que poète : le fait que son intériorité n’est en rien une subjectivité au sens étroit du terme, mais bien une sorte de chambre d’écho du monde, qu’il appellera le « Weltinnenraum » et que donc son monde intérieur est le fruit de cette macération et de ces filtres qui ne cessent d’interagir pour faire exister ce qui finalement devient, poème après poème, la manifestation de sa singularité.
C’est presque un paradoxe qu’il ne faut jamais oublier lorsque l’on a affaire à Rilke que le monde intérieur qui est le sien est en fait rempli d’éléments du monde extérieur qui sont venus exciter en lui et souvent de façon douloureuse les cordes de ses nerfs, les feuilles de son âme, la chair de son cœur, comme on veut les nommer. Lui n’est QUE cela, un jeu infini de vibration qui cherche à comprendre comment il est possible d’être homme et si c’est possible ce que cela peut bien être que de se trouver là sur cette terre, de s’y tenir, de faire face à ce qui s’y passe, de vivre donc.
Être un homme, c’est tenter de comprendre ce que fait un homme sur terre et rendre compte de ce faire aussi particulier soit-il lorsque celui à qui cela arrive est poète.
Ou pour le dire autrement, et c’est l’enjeu de toute son œuvre mais des élégies tout particulièrement, Rilke ne cesse de dire ce que c’est qu’HABITER LE MONDE, et donc de se demander d’une part comment et pourquoi cela prend la forme d’une sorte de déni et de refus de la situation intra-mondaine partagée par tous les hommes et d’autre part, comment il est possible de parvenir à établir une relation au monde qui soit à la hauteur de cette situation à la fois éternellement la même et toujours changeante.
- Habiter le monde ou l’exigence paradoxale
Il faut pour cela et pour répondre aux deux questions déplacer l’angle sous lequel on appréhende la réalité et la vie et non pas choisir pour fondement de sa réflexion le moi et les enjeux de survie intra-mondaine, mais tout au contraire, reconnaître et accepter la situation « impossible » qui est celle des humains.
Ainsi, penser l’homme, c’est d’abord reconnaître cette situation, et donc ne pas se voiler la face. C’est aussi reconnaître que la vie est sans espoir d’être autre chose que ce moment transitoire, non tant à cause de la mort qu’à cause de l’incapacité où l’on est de penser cette situation et de penser la mort.
C’est aussi tenter de comprendre que le monde est pris dans un réseau de relations ouvert et que pour le comprendre il est nécessaire de ne pas se cantonner à lui mais de situer l’expérience humaine dans un cadre plus vaste celui de la nature et plus encore celui du cosmos.
C’est alors prendre acte de cette nouvelle situation et la rétro-projeter sur nos propres pensées comme une réalité nouvelle et tenter de percevoir en quoi cela modifie notre perception du monde.
C’est enfin tenter de dessiner les contours de cette nouvelle situation de l’homme dans un monde à la fois plus vaste et différent de ce que l’on entend généralement sous ce mot. C’est enfin pouvoir peut-être dessiner non pas le visage d’un homme nouveau, mais décrire en quoi consiste et à quoi conduit cette nouvelle et véritable situation de l’homme dans le monde telle que Rilke l’a vécue, pensée, accomplie dans le poème.
Voilà en fait, dessiné à grands traits, le parcours que les élégies nous proposent d’accomplir et si nous y parvenons nous proposent d’inscrire en nous comme vade-mecum nous permettant à notre tour de nous penser et de nous accomplir de manière renouvelée dans le monde.
- Comment lire les Élégies ?
Un texte de cette ampleur est composé de strates qui parfois affleurent et sont directement lisibles, parfois sont enfouies ou comme incluses dans d’autres et ainsi moins évidentes à appréhender. Le repérage de certaines de ces strates est un aspect de ce que la lecture doit permettre de comprendre.
On peut considérer que Paris, la ville, les gens qui y vivent, la Grèce antique, l’Égypte antique, la nature, celle des fleurs en particulier, le paysage ou ce qui fait paysage, les hommes et les femmes en tant que tels constituent de telles strates.
On peut aussi pointer des thèmes, des personnages « conceptuels » ou « figures » qui ne cessent d’aller et venir, tissant le texte de leur obsédante présence. L’ange, premier nommé, l’amour à travers la figure des amants, la mort et le mystère dont elle enveloppe l’existence, la figure du héros et la question que nous pose sa vie brève, dont le modèle est le héros grec tel qu’il apparaît chez Homère, le beau, l’angoisse, voilà les principaux thèmes et les principales figures dont ces textes sont tissés.
On peut enfin repérer des questions qui relèvent de cette zone dans laquelle philosophie et poésie se mêlent et qui traversent et les époques et l’épaisseur du présent. Elles concernent les liens et les tensions qui ne cessent de traverser les êtres ainsi que les relations entre individu et monde. Le statut de l’intériorité est un enjeu essentiel de ces textes, la puissance de surrection de la vie comme force capable de lier mais surtout de déchirer ce qui en l’homme l’inscrit dans son univers. Mais ce sont surtout certaines notions rilkéennes qui sont essentielles ici, comme l’ouvert, le lieu, l’appel et la plainte, le dire et finalement le « une fois », la nuit et la mort.
C’est à rendre plus manifestes ces points majeurs que nous allons nous employer aujourd’hui.
- Très brève présentation des dix élégies
Afin de permettre aussi bien à ceux qui ont lu qu’à ceux qui ne connaissent pas ou peu ces textes, il peut convenir de proposer une approche extrêmement condensée de ce dont parle chaque élégie, et ceci afin de donner à voir le mouvement général qui à la fois les constitue, les enveloppe, les porte l’une vers l’autre et confère à ce texte une unité incontestable.
Le mieux sera de proposer une suite de mots qui relèvent à la fois de chacune des strates évoquées, et de choisir une ou deux brèves citations. Se dessinera ainsi une sorte de schéma général du texte permettant à chacun de mieux se repérer pour accomplir le voyage qui va suivre.
– Élégie 1 : L’ange, le beau, la terreur ou l’angoisse et la présentation des principales figures qui vont hanter le texte : la nuit, les amants, le héros, les plaintes, le ciel étoilé, et finalement le chant celui de Linos figure de la mythologie grecque, grand musicien tué par Apollon jaloux qui avait composé des ballades pour Dionysos et une épopée de la création sage d’un savoir universel maître de Thamyris et surtout d’Orphée lui-même.
– Élégie 2 : la dualité insurmontable au-delà même de l’ange, de l’angoisse et du doute entre être et passer, entre tenir et fuir, entre les choses et nous, entre se trouver et se perdre. L’évocation des stèles attiques vient évoquer un temps où les hommes et les dieux vivaient dans une plus grande proximité.
Rilke est sensible à cette question qui fait écho à nos préoccupations jaynesiennes.
– Élégie 3 : Généalogie de l’accès impossible toujours différé à l’horrible constitution du mensonge inévitable entre les vivants, comme entre soi et soi ! La puissance de la vie, la surrection de la sève, le face à face des amants, les mères protectrices rien ne permet de constituer une intériorité « vraie » et l’on se découvre un minuscule point dans le gouffre des aïeux. L’histoire est hantée par le temps long qui précède tous les vivants actuels.
– Élégie 4 : Le théâtre de l’intériorité s’invente dans le défaut de la puissance conférée aux oiseaux migrateurs d’être informés. Nous sommes les jouets du langage l’intériorité est à inventer mais elle est prise dans l’opposition entre le danseur et la marionnette (référence à Kleist) et conduit à cette découverte que rien n’est soi-même. Il faut pour accéder à une intériorité vraie penser la mort avant la vie.
– Élégie 5 : Où est le lieu, le lieu de l’homme ? C’est l’élégie dite des saltimbanques dans laquelle l’errance joueuse et joyeuse des hommes ne peut se défaire du règne de madame la mort. Comment parvenir à penser le sol, le lieu, la demeure ?
– Élégie 6 : Nous faisons face ici à la tension inhérente à la nature et au fait qu’elle est en fait un réservoir d’injonctions contradictoires qu’elle émet des ordre qui relèvent d’un double bind permanent. Il faut tenter de comprendre la figure du héros traversé par le désir d’en finir vite avec la vie lancé qu’il est vers la gloire destinale et donc marqué qu’il est par la mort qui l’appelle et contre laquelle les mères ne peuvent pas le protéger, elles qui l’ont fait naître.
– Élégie 7 : Un appel devient possible, le cri peut devenir voix, l’appel résonne partout chez la jeune fille dans l’oiseau mais l’intériorité une fois encore s’effondre car le dehors n’apparaît pas durable. Un point de basculement est atteint : il faut tenter de vivre d’accepter de vivre le UNE FOIS. Car une fois suffit pour que la vie soit légitimée justifiée. L’ange ne viendra pas, car ce n’est pas comme ça que ça marche, mais on peut l’inventer en s’adressant lui. L’intériorité vraie est ce qui en chacun s’ouvre et accepte de faire face à l’ouvert.
– Élégie 8 : L’ouvert comme pur espace ce à quoi s’ouvrent les fleurs… l’homme doit parvenir à le faire aussi. Le destin de l’homme se dessine ici : faire face à l’ouvert. Mais la conscience fait obstacle, comme toujours, la faille, la schize… c’est cela qu’il faut appréhender la fêlure la schize le retournement sur soi de la conscience qui est cause du « malheur » de l’impossibilité d’être comme l’oiseau !
– Élégie 9 : Être ici-bas est une grande chose… mais comment parvenir à le vivre, à vivre cela, à vivre comme cela en portant cela en soi ? En acceptant le UNE FOIS, et en trouvant à qui confier cette expérience de l’acceptation du UNE FOIS. Le temps du dire et sa patrie est l’enjeu ici. Le poète nomme ce qu’il en est de l’injonction que l’homme peut se donner à lui-même : célébrer le monde pur l’ange, le monde simple des choses. Et par ce chant emporter la terre englober la terre jusqu’à ce qu’elle s’éveille elle aussi à ce désir.
– Élégie 10 : Le geste de l’homme et la plainte comme possibilité de prendre en charge la mort. Ne pas en dire plus pour l’instant et garder le mystère un peu jusqu’au moment du dénouement de ces textes écrits pour la grande majorité en quelques jours en février 1922, il y a tout juste un siècle donc !
Il faut maintenant s’avancer dans une lecture détaillée des élégies avant de tenter une synthèse qui nous permettra de comprendre en quoi nous avons là un exemple rare de ce que l’on peut entendre lorsque l’on a recours à l’expression faire des dieux.
Première élégie : le beau, l’ange, l’angoisse ou la terreur
- Il faut citer d’entrée l’incipit de ces élégies : « Qui si je criais... »
Le schéma global est donné : l’homme est seul, l’ange est un intermédiaire entre lui et l’univers, mais il ne peut rien pour l’homme. L’univers est indifférent à l’homme, joie et douleurs confondus. Le cri de l’homme se perd inévitablement définitivement. L’ange nous met face à cette indifférence de l’univers de la terre à la présence des hommes.
Le beau, la beauté est le nom donné à cette situation de fascination et d’angoisse ou de terreur à laquelle l’homme ne peut échapper face à cet univers si indifférent et pourtant si « présent ».
Les autres thèmes sont aussi évoqués : l’appel de l’univers, l’attente, le une fois de la vie des héros. N’échappe à la prégnance de cette impossibilité d’habiter le monde que la voix, le chant, la vibration de l’air ou mieux encore du vide à travers la figure du personnage de l’antiquité grecque Linos.
Tous ces thèmes et toutes ces figures sont ici comme rassemblés avant d’être déployés dans les autres textes. L’attente non comme tension mais comme distraction apparaît comme un obstacle et non comme une porte ouverte sur une venue. L’amour et le fait de chanter l’amour sont d’entrée renvoyés à la séparation et à au fait que la séparation est peut-être ce qui permet de produire les plus beaux chants, comme l’indique en tout cas la présence du nom de Gaspara Stampa, poétesse italienne du début du XVIe qui chantera un amour impossible.
La voix se présente comme une dimension même de l’approche du monde. Elle est à la fois indifférenciée ou plutôt indéfinie et située du côté des saints. L’appel fait écho à l’attente, un appel qui était pour les saints celui de dieu et qui pour Rilke est celui multiple et diversifié de l’univers étant entendu que l’univers englobe la fleur comme l’oiseau, la terre comme les étoiles et évidemment les humains.
Le héros n’est pas nommé, ce sont les morts trop jeunes qui sont évoqués ici, et avec eux un ensemble de question relatives à la mort, à l’éternité, à l’indifférenciation entre vivants et morts, qui n’est pas un thème de science fiction mais un problème majeur puisque pour Rilke il est loin d’être évident que les hommes soient à la hauteur de ce que la vie attend d’eux.
L’enjeu de ce texte est donc finalement clair d’entrée : déployer les diverses strates qui composent l’univers, déployer les mystères qui composent l’existence de chaque être et tenter de les faire fleurir dans un chant et « comme » chant.
Finalement le projet ou si l’on veut le programme est là d’entrée. Il suffit dès lors de l’accomplir. Et cela ne va pas de soi !
On peut résumer cette première élégie en six moments :
– 1 l’ange et l’angoisse ou la terreur.
– 2 L’absence de secours face au monde que ne sauve aucune interprétation. Il reste les habitudes.
– 3 la situation concrète de l’homme c’est l’appel de l’univers, l’attente comme puissance de distraction et l’instabilité des choses vécues comme indépassable.
– 4 La répétition porte le monde du côté des amants, des héros et de l’ange et « il n’est de demeure nulle part ».
– 5 En quoi se tenir ? Telle est l’ultime question, s’il est « étrange de ne plus habiter la terre. »
– 6 Il faut comprendre ce que cela fait de ne plus habiter la terre.
– 7 Il faut tenter de comprendre pourquoi les héros n’ont plus besoin de nous.
Deuxième élégie : l’indépassable dualité homme dieu
Cette élégie est de part en part « jaynesienne » puisque le constat est sans appel de l’impossibilité de dépasser le deux, deux mains, deux amants, la séparation entre l’homme et l’ange, entre deux époques du monde.
Le cadre se précise au sujet de la situation de l’homme. Il y a eu un temps où l’homme et le ou les dieux étaient liés, la voix de l’un accédant à l’oreille de l’autre et ce temps n’est plus, il n’y a plus que deux « univers » face à face, s’ignorant le plus souvent, et chacun pris dans la boucle de ses propres pensées. Aujourd’hui la situation de l’homme est prise dans cette coupure entre homme et dieu. C’est pour cela que l’ange est terrible comme l’indique le 1er vers : Jeder engel ist schrecklich, en écho au début de la première élégie.
Mesure et démesure s’opposent, et même les amants ne parviennent pas à se défaire de cette fatalité de la séparation et du retour hypnotique au « soi . Mais les stèles attiques témoignent de cet accord qui a pu exister entre hommes et dieux et accord qui s’est aussi manifesté dans la relation des hommes à la mort, dans leur compréhension de la mort.
L’enjeu du texte est posé : trouver le modèle de relation dans et malgré la solitude absolue de l’homme aujourd’hui, relation à l’ange, à la terre, à la mort, au cosmos. On verra que ces termes sont non pas équivalents mais appartiennent tous à l’autre côté du monde.
Sept moments donc :
– 1 Un rappel au sujet de l’ange comme terrible, et un doute sur la capacité où l’homme serait de l’accueillir.
– 2 Un constat de la faiblesse du cœur des hommes.
– 3 Un constat sur la faiblesse de la jeunesse, auto-centrée et donc oublieuse de l’univers et de ce genre de questions que pose le poète.
– 4 L’impossibilité où l’on est de dire ce qu’il en est du propre, car tout s’enfuit. Il y a de l’être c’est tout ce que l’on peut dire.
– 5 Les anges font pareil que les hommes, il s’approprient leur essence pour exister.
– 6 Les amants vivent sans pouvoir y échapper la tension entre être, rester, tenir et glisser, passer, fuir. La logique éternelle dut se trouver, se perdre gouverner les vies. La promesse d’éternité est difficile à entendre. Quelque chose se délite toujours et met l’autre à distance.
– 7 Le modèle du « toucher » propre aux stèles attiques témoigne d’un chemin qui a existé pour les hommes, d’une relation avec les dieux. Mais aujourd’hui cela n’est plus possible. L’homme est désespérément seul.
Troisième élégie : Le mensonge (la faille) inévitable au coeur de l’intériorité
Il faut tenter de trouver la cause de l’attitude de l’homme basée sur l’excès, le plus, le trop. Cette force de surrection, inhérente à la vie même, il faut tenter de la comprendre et surtout de mettre en perspective tout ce que son existence implique. Elle se manifeste dans le désir, à travers les amants, mais elle est aussi et surtout ce qui interdit toute forme d’arrêt et qui donc constitue le danger même de foncer droit devant et de se perdre dans la mort dont le prototype est celle du héros.
Les mères et les amantes tentent de ralentir cette course folle de la vie surgissante et rugissante. Elles ne parviennent qu’à « inventer » pour lui l’intériorité dans laquelle il va se prendre comme dans un filet. Dans ce monde intérieur, c’est le monde qui se reflète, pas lui. Il se découvre être presque rien et surtout hanté par l’histoire incommensurable des hommes qui l’ont précédé, « les pères qui telles des ruines de montagne gisent au fond de nous » et emporte dans cette découverte l’amante dont il est dit : « tu as fait naître dans l’amant des temps antérieur ».
Les étapes franchies dans cette troisième élégie sont donc les suivantes :
– 1 la puissance de surrection de la vie qui atteint le jeune homme comme la jeune fille conduit à un face-à-face sans solution.
– 2 Ce face-à-face est déplié selon plusieurs strates : le cosmos (désir-étoiles) la question relative la cause de cette « force » de la nature, qu’est la nature l’apparition de l’obscur d’un temps immémorial
– 3 La figure de la mère ou des mères comme source de protection mais aussi origine du mensonge (elles détournent par amour le jeune homme de son destin de « héros » pour l’en protéger et ainsi lui mentent sur la chose principale : chaque vie est UNE FOIS)
– 4 Le jeune homme se découvre cependant une intériorité mais il la voit comme liée au monde sauvage et découvre aussi le chemin de ses origines. Il se découvre non pas grand, immense, infini mais un grain de sable dans le gouffre des aïeux ! Il fait face à un nouvel effroi.
– 5 Constat final : l’homme est habité, hanté par le temps long par l’innombrable par les pères, par les mères et tout cela précède et le jeune homme et la jeune fille. Rilke notera : « tu as fait naître dans l’amant des temps antérieurs ».
Quatrième élégie : le théâtre de l’intériorité
Au fond la schize c’est ça : l’existence d’un décalage entre cerveau droit et cerveau gauche, entre ce qui est et ce qui est connu ou su, décalage rendu manifeste par l’arrivée d’informations inévitablement contradictoires puisque toutes traversées par cet écart, parce que traversant cet écart. « Nous ne sommes pas avertis, accordés comme les oiseaux migrateurs » (sind nicht wie die Zugvögel verständig). C’est-à-dire nous sommes conscients et ne sommes pas en relation directe avec « le dieu » en nous, comme le sont les oiseaux migrateurs qui disposent d’un tel contact permanent.
Autrement dit le modèle antérieur (ou en quelque sorte équivalent...) au Héros grec vu par Jaynes, c’est l’animal qui n’est pas traversé par le doute, par la faille, la schize, la conscience. Pour lui vivre n’est pas dissociable du fait de savoir ce qu’il doit faire et de le faire !
L’homme ne peut pas s’auto-réguler. Il est traversé et « brisé » par la faille qu’il découvre entre flétrir et fleurir. Il ne peut pas échapper à l’angoisse qui naît de cela.
« Qui n’était assis plein d’anxiété devant le rideau de son cœur ? » ainsi commence le second moment de cette élégie et s’ouvre devant nos yeux le rideau de notre cœur sur le théâtre marionnettes. C’est ainsi que nous accédons à note intériorité mais celle-ci n’est pas tout à fait ce à quoi on pourrait s’attendre. On y découvre ceci : du dedans, de notre intériorité, en fait on ignore tout, et, de plus, c’est le dehors, le monde les habitudes, le passé qui modèle le monde que l’on dit ou croit être intérieur, celui que l’on abrite en chacun de nous.
L’enjeu des élégies, car il y a un enjeu, quelque chose à « conquérir » est là : une intériorité ! Et elle est à inventer en la vivant, à construire mais SANS référent, SANS appui. Car le passé est appui qui détourne de l’accord intérieur supposé, celui du héros ou de l’animal.
Le danseur est refusé comme modèle car il est traversé par le doute (comme chez Kleist). Il faut lui préférer la marionnette, la poupée chez Rilke qui est porteuse paradoxalement d’une forme d’unité permettant d’échapper au piège de la faille de la schize. (« le visage qui est tout entier dans son apparence »). Mais comment faire UN quand on est divisé ? Et qu’est cette « solitude » c’est-à-dire d’être là sans les ancêtres, seul ? Qu’est ce « soi » ? Une destinée ? Possiblement mais elle est « rien » et se trouve faire face à l’indifférence du cosmos.
Quelle est la valeur des regards, des liens humains quand on se trouve confronté au cosmos ? La figure du père ne peut répondre. Il constate lui aussi que tout fuit vers les étoiles.
Alors que faire ? Attendre ! L’ange qui doit paraître à son tour, même si c’est sur la scène vide du théâtre. « ange et poupée, tel est finalement le spectacle .../… Rien n’est soi-même ». Le constat est violent, le monde intérieur est une sorte de refuge inexistant, et on devine le projet qui se dessine ici peu à peu : surmonter cette angoisse face à ce vide et inventer une autre relation à soi et au monde.
Car rien n’y fait, tout est toujours déjà divisé, entre monde et jouet, même l’enfant. Cette division se retrouve à chaque niveau, à chaque moment. Elle est partout. La mort n’est pas la moindre de ces « divisions ». Mais quelque chose se fait jour qui finira par devenir essentiel : l’écart, le entre, qui existe entre tout ce qui est divisé ou séparé, d’une certaine manière on en a comme une pré-connaissance, une « intuition », comme si une joie nous précédait : « nous goûtions la joie que donne ce qui demeure et nous nous tenions dans l’interstice entre l’univers et le jouet , dans un lieu qui de tout temps, a été crée pour un événement pur ».
Reste une autre chose encore qui relève de l’impensable : ce n’est pas la mort, ni même la mort de l’enfant, « mais comment saisir ceci, contenir cette mort, la porter si doucement avant même qu’on soit en vie et n’en pas prendre ombrage ? Cela reste indescriptible. » (« cela reste sans nom » « cela n’est pas dicible » (unbeschreiblich))
L’enjeu est donc essentiel dans la démarche et la pensée de Rilke puisqu’il s’agit de rendre non seulement perceptible mais active l’idée centrale qu’il porte de prendre en compte et en charge la mort avant même la vie comme la véritable autre face de la vie, comme son double plus que son autre, car la mort est ce sans quoi la vie est impensable et donc invivable au plus près de ce qu’elle a d’essentiel.
Cinquième élégie : les saltimbanques, le saut et l’espérance d’un sol
C’est la première de celles qui sont écrites lors de la tempête psychique de février 1922 à Muzot qui emporte Rilke vers ce sommet de poésie que sont les élégies.
La question que pose cette élégie est simple : où donc est le lieu ? Ou si l’on veut en quoi consiste le lieu ? Le lieu car c’est du lieu de l’homme qu’il s’agit. On se souviendra ici d’un quatrain dans les paragraphes XXXVI et XXXVII du testament de Villon :
« De pouvreté me guermentant,
Souventesfoys me dit le cueur :
Homme, ne te doulouse tant
Et ne demaine tel douleur,
Se tu n’as tant qu’eust Jacques Cueur.
Myeulx vault vivre soubz gros bureaux
Pauvre, qu’avoir esté seigneur
Et pourrir soubz riches tumbeaux ! »
XXXVII.
« Qu’avoir esté seigneur !… Que dys ?
Seigneur, lasse ! ne l’est-il mais !
Selon ce que d’aulcun en dict,
Son lieu ne congnoistra jamais.
Quant du surplus, je m’en desmectz.
Il n’appartient à moy, pecheur ;
Aux theologiens le remectz,
Car c’est office de prescheur. »
Car cette élégie porte la question de l’espace de type théâtral hors du théâtre et donc dans la rue, dans la vie même. Peut-être que l’exercice de la volonté de vivre, de jouer suffit à justifier l’existence ?
Cette élégie est connue comme celle des saltimbanques, selon les dires même de Rilke, étant entendu qu’elle lui a été inspirée par la présence d’un tableau de Picasso dans un des châteaux où il a séjourné. À travers les errants, les saltimbanques, il questionne l’activité de l’homme. Est-elle un pur jeu ? Une chose est sûr elle consiste à sauter et qui dit sauter dit tomber, se relever et encore tomber. Et dans un tel scénario qu’est donc le lieu de l’homme ? Car il n’est pas possible de suspendre ce mouvement perpétuel, de l’arrêter, de se poser, d’être donc quelque part et encore moins de pouvoir le prétendre, l’affirmer.
Mais l’existence des saltimbanques est aussi traversée par une schize insurmontable puisque le vieil homme révèle avoir contenu toujours deux hommes l’un déjà mort et l’autre jeune encore. Est-ce que ce jeu pur des saltimbanques peut néanmoins conduire une sorte de conscience supérieure ? Car ce jeu est celui du tomber et tomber encore du se lever et tomber et tomber encore. (on retrouvera cette dimensions à la toute fin des élégies)
L’amour est un jeu du même type, et le corps de la femme n’échappe pas à ce destin d’être pris dans le va-et-vient monter / descendre. On passe des saltimbanques aux amants, toujours la figure de référence lorsqu’il s’agit de tenter de cerner ce qu’est la vie même de l’homme ou ce qu’elle peut être, puisque l’amour est promesse et don, même s’il est aussi impuissance à dépasser la promesse et à transformer le don en quelque chose de durable.
Rilke en appelle à l’ange comme l’être qui pourrait recueillir cette expérience vitale. Mais rien n’y fait. Quelque chose fait défaut à l’homme à partir de quoi il pourrait se penser : le lieu, un lieu, son lieu. « Où, où donc est le lieu ? - je le porte dans mon cœur -... »
Cette élégie est peut-être la plus directement « questionnante ». Comment parvenir à surmonter l’impossible qui se montre au cœur même de l’existence comme indépassable ? « Et soudain dans ce lieu, qui est de nulle part, voici l’endroit inexprimable, où la pure insuffisance se change incompréhensiblement et saute dans ce vide trop plein. »
Car la ville où se produisent les saltimbanques est gouvernée par Madame la Mort !
Le dernier moment évoque à travers l’interrogation posée cette fois à l’ange la possibilité d’une conversion du manque en connaissance, en savoir. Simplement ce savoir peut-t-il permettre au poète de concevoir une existence qui ne serait pas vouée à l’insignifiance ?
Sixième élégie : la tension inhérente à la nature et l’ambiguïté du héros
La plus courte des élégies commencé en 1912 mais terminée aussi à Muzot le 9 février 1922, c’est la nature comme modèle ou comme référent permettant de décrire la puissance de la nature comme élan, croissance, acte pur, sans intentionnalité en quelque sorte et conversion de la fleur en fruit sans que ne vienne s’intercaler quelque réflexion entre ces états. La nature, c’est la continuité des états sans que l’ombre d’un doute vienne alourdir le processus ; face à elle, vue du point de vue de l’homme, « C’est fleurir qu’est notre gloire, et c’est trahis que nous entrons dans l’intérieur trop longtemps attendu de notre fruit. »
Et c’est là que se manifeste pour Rilke le double bind qui est inhérent même à la vie, à la nature puisque qu’il y a toujours un décalage dû à la force de surrection de la vie entre exister et ce que cela « promet » et ce qu’est la vie une fois posée, une fois la croissance terminée. Ce n’est pas le même homme. Il apparaît à lui-même divisé.
Seuls les héros « qui se jettent en avant précédant leur propre sourire » ont peut-être vécu quelque chose qui s’approche de ce qui constitue la nature d’un arbre comme le figuier ou plutôt son être. Et là on retrouve un peu ce que Jaynes évoque, au-delà de la différence entre les hémisphères cérébraux, à savoir le fait qu’il y a, inhérent à la vie même, la faille dans laquelle tout s’engouffre et disparaît.
En ce qui concerne l’homme la durée est cause de ce que la pensée fait retour sur la vie, anticipe ou attend, et inscrit la fêlure consciente comme obstacle à toutes les conciliations, à tous les vécus sans possibles, sans douleur. Le héros est celui qui traverse ce trouble et aussi l’enfant.
La vie est donc cette transformation, cette transmutation d’un infini des possibles – chacun est tous les possible dans le ventre de sa mère comme dans l’esprit de cette mère – en un choix inévitable nécessaire. Le devenir est cause de l’impossible maintien de ce que la nature offre et fait vibrer dans l’homme qui ne peut échapper à la conscience qu’il a de ne pas coller à son être. Le devenir autre et l’inévitable loi de la vie et elle s’oppose en tout à ce que qui pour le poète pourrait permettre de transformer cette douleur en beauté, cette évanescence en chose belle et durable.
Septième élégie : L’appel devenu possible
Écrite le 7 février, juste avant la sixième, cette élégie entame le grand mouvement qui va conduire Rilke à transformer l’infinité du doute et des questions en la possibilité d’une connaissance vécue s’accomplissant poétiquement de manière irréfutable.
Il faut pour cela rassembler les éléments glanés au cours du parcours poétique réflexif qu’a constitué sa vie et les élégies déjà écrites et déterminer ceux sur lesquels prendre appui si l’on peut dire afin que devienne possible une résolution des tensions, non pas de manière « hégélienne » mais bien plutôt poétique, c’est-à-dire absolue, incontestable.
Il s’agit non pas d’avoir raison au sens de preuve dans une joute philosophique ou autre, mais de parvenir à la conjonction de l’appel de l’attente et l’absence de réponse comme étant ce sur quoi se fonde l’expérience de la vie élevée à la hauteur d’une expérience poétique « pure », c’est-à-dire portée par des mots exprimant au plus près le vécu face à et de ce qui ne peut être réfuté !
L’enjeu est de « plonger au fond du gouffre » selon la formule de Baudelaire, gouffre qu’est finalement pour Rilke l’impossibilité pour l’homme d’échapper aux éléments qui déterminent sa condition d’être terrestre et en acceptant de se situer « dans » ce gouffre, de faire l’analyse de ces éléments et de tenter de comprendre s’il est ou non possible de faire naître un élan qui ne serait pas voué de manière indépassable à voir retomber en cendre sur le terrain de l’existence l’espoir que fait pousser en chaque être la puissance même de la nature.
Ici le cri devient voix, le comme si du printemps devient un pur appel, la réponse à l’appel par la jeune fille devient la convocation de toutes les jeunes filles à participer à la fête, au bonheur entrevu. Quand l’infini du passé et des morts répond, on est sur la voie.
Il y a deux bonheurs, celui qu’on veut étaler aux yeux de tous (jeu déjà connu des miroirs et de l’exaltation égotique) et celui qui se métamorphose EN NOUS.
Ici s’invente l’intériorité vraie, celle qui ne craint ni l’attente ni l’appel parce qu’elle est l’opération (elle n’est ni un lieu, ni un espace, ni une fonction, mais un « faire ») qui permet d’accomplir ce qui sans elle n’est pas possible : faire passer ce qui est du côté de l’invisible de la mort, des étoiles. Cette opération n’est possible que par un double geste psychique : lâcher la force inhérente à la nature et la reconstruire « en soi-même ».
On voit ici émerger un temple intérieur qui ne ressemble en rien au monde dans lequel évolue un petit moi, mais au temple baudelairien des « Correspondances ». Ce faire est l’élévation, la construction de cette intériorité comme temple et pas comme reflet ou double du monde.
Alors tout commence à s’inverser et les blocages à être levés.
Il devient possible de se trouver un destinataire du dire et donc un interlocuteur en la figure de l’ange et donc cela légitime absolument le faire qui consiste à dire, à raconter. Mais que dire ? C’est simple : il faut parvenir à dire ce qui persiste malgré tous les doutes, toutes les destructions, tous les effondrements : le UNE FOIS. (Non pas le il était une fois des contes et des récits, mais le une fois de chaque existence, de chaque être, mais aussi, potentiellement le une fois de la terre et du cosmos.)
Toute la vie pour l’homme se concentre dans cette fois unique qu’est sa vie, une vie. Et cette vie est portée par l’instant de grâce qui a fait apparaître une fois le lien avec l’autre face du monde, celle des morts et des étoiles, l’infini en acte que l’on découvre à la fois au plus profond de soi et au plus lointain de soi, le passé immémorial et le ciel étoilé.
Et quelque chose se produit qui à la fois pourrait sembler défaire ce bel ordonnancement et qui en fait le rend possible : le fait que l’ange ne puisse être appelé ou qu’il ne réponde pas à un tel appel. Pourquoi ? Parce que l’ange comme le temple s’invente, est inventé dans et par le geste qui résume rassemble tous les gestes : l’offrande paume levée de la vie à l’infini, mort et étoiles ensemble avec l’ange pour intermédiaire. On parvient, ici, à un nouveau seuil que va développer la prochaine élégie, en reconnaissant que la véritable intériorité établie par le poète est égale en tout à l’ouvert.
Il faut un instant revenir ici sur l’ange qui prend une fonction de plus en plus précise. Il est la figure centrale des trois derniers paragraphes et il apparaît comme celui recueille les « espaces ouverts » et celui qui est susceptible de se poser comme le narrateur de l’avoir lieu de l’avoir eu lieu. Et s’il ne raconte pas, lui raconter ce que sont les hommes, c’est finalement le geste même par lequel l’homme le fait exister (et « se » fait exister). Car l’ange est la puissance et le lieu de l’accueil de la plainte qui transparaît à travers les œuvres immenses des hommes comme la cathédrale de Chartres.
S’il n’est donc pas question de lui demander de venir, car il ne viendrait pas, il devient possible de le joindre, par le geste même de lui offrir ce que l’on a de plus précieux et qui est en même temps le plus banal et le plus tragique, ce une fois de chaque vie ce une fois de la vie.
Le geste de l’offrande, qui a pour nom LA LOUANGE, et qui n’attend rien est en quelque sorte le moment où l’homme accepte l’ouvert comme sa dimension propre et si ce n’était pas un oxymore il faudrait dire que l’homme entrevoit que c’est là, dans cet espace non matériel son seul « sol ».
Huitième élégie : l’ouvert
L’enjeu de cette élégie est de réaliser une assomption du vivre par l’invention d’une voie inédite dans et par la langue.
On fait un retour au schéma de la première élégie et qui traverse tout le texte il est vrai, on repasse par une distinction entre l’animal et l’homme appréhendée cette fois à partir de la fonction du regard et de ce qui en constitue l’objet absolu : l’ouvert.
Si « l’animal libre a toujours sa fin derrière lui et devant lui dieu » l’homme par contre est englué enfermé dans la boucle de rétroaction que constitue sa conscience, boucle qui l’enferme « en lui-même », dans un lui-même qui en fait est caractérisé par un ratage de l’essentiel : l’appréhension par le regard et plus globalement par tout son être, de l’ouvert.
L’animal est l’être qui permet à Rilke de définir ce qu’il en est du destin de toute créature et donc de l’homme : « C’est bien cela le destin : se tenir en face, et rien d’autre et toujours en face ».
Rilke développe sa position jusqu’à faire du moucheron le modèle de l’être qui reste dans le « sein », c’est-à-dire qui en quelque sorte serait resté comme « non né ». Plus poétiquement, il voit néanmoins déjà dans le vol de l’oiseau ou ici de la chauve-souris un geste qui s’inscrit en silence dans le mouvement général de la brisure de cet enchantement. On y retrouve la figure de la schize même si elle est comme adoucie par la beauté de la métaphore : « c’est ainsi que la trace de la chauve-souris déchire la porcelaine du soir ».
Il n’en reste pas moins difficile de comprendre ce qui a pu faire de l’homme ce qu’il est.
La question résonne de toute la violence qui se recueille dans le chagrin, quand on sait qu’il n’est plus possible de revenir en arrière.
« Qui donc nous a retournés de la sorte pour que, quoi que nous fassions, nous ayons toujours l’attitude de celui qui s’en va ? »
Dans cette élégie, très courte elle aussi, comme la sixième, et qui a été écrite du 7 au 8 février à Muzot, l’enjeu est de tenter, dans un ultime effort de tout l’être d’accéder à une sorte d’espérance folle. Celle-ci consiste en ceci qu’il est possible de parvenir à cette compréhension des limites et des obstacles dans lesquels l’homme est pris et qui l’empêchent d’habiter le monde de manière à la fois vivante et poétique.
C’est aussi de pouvoir, qui sait, la dépasser, non pas au sens d’un mouvement d’échappatoire mais à travers un geste poétique d’intégration de ces limites et d’accouchement du possible dont elles sont encore néanmoins porteuses.
L’homme est l’être vivant sur terre qui ne cesse de se comporter de manière paradoxale si l’on s’en réfère aux animaux. « Il se retourne, s’arrête et s’attarde – c’est ainsi que nous vivons et ne cessons jamais de faire nos adieux. »
Ces mots par lesquels Rilke clôt cette huitième élégie nous installent dans le nouvel « espace-temps » dans lequel il va rendre possible, pour l’homme, de se faire un destin à la hauteur de son être, ou plutôt des potentialités en sommeil en lui. Et cet espace-temps n’a rien à voir avec ce que nous appelons « espace et temps ». Nous allons être comme projetés et dans le même mouvement inclus de manière radicale, dans ce monde qui est à la fois le nôtre et dans lequel nous ne parvenons pas habiter, et que, appréhendé du point de vue de la vie prise dans l’écheveau des habitudes, nous parvenons pas à faire nôtre.
Il importe ici comme en deux ou trois autres endroits de ces textes de relever la proximité avec certaines des thèses développées par Walter Benjamin. Ici nous sommes au plus près de la célèbre 9e thèse sur le concept d’histoire, celle dans laquelle Benjamin décrit le tableau de Paul Klee intitulé Angelus Novus. Cela nous conduirait trop loin de développer ces points, mais il importe aussi de rappeler le lien entre le « une fois » et la manifestation d’un esprit du temps dans la 7e élégie, thèmes proches de l’aura, ce si célèbre et si mal compris concept benjaminien.
Neuvième élégie : le dire patrie de l’humaine condition
La neuvième élégie a été commencée en mars 1912 à Duino, et elle est reprise et achevée à Muzot le 9 février 1922. On comprend que la « vision » de ce qui allait être la fin des élégies était présente dès les commencements puisque la 10e a aussi été commencée en 1912 à Duino, et aussi achevée à Muzot, deux jours plus tard le 11 février.
Nous entrons dans ce moment où un voyage qui est celui d’une vie parvient à trouver ce que l’on pourrai appeler sa légitimation, à découvrir en même temps qu’il est dit et écrit la forme de son destin. Rien n’a lieu qui ne soit pas porté et présent dans l’écriture. C’est elle qui permet à ce cheminement méditatif d’une vie entière de se voir « justifiée » comme on le dit chez les chrétiens protestants.
Car il y a bien une humaine condition dont le statut est en un sens tragique car, on l’a peu dit, mais il faut le noter maintenant, l’homme est seul et sans interlocuteur. Certes, il a tous ceux qui sont comme lui, qui sont lui, mais avec ceux-là, il se perd plus qu’il ne se trouve, il efface ou gomme ou recouvre d’oubli cette solitude même qui le constitue.
Pourquoi ? Parce qu’il n’est là qu’une fois. Plus trivialement, parce qu’il y a la mort au bout du chemin. Et que lors de ce face-à-face avec sa propre condition, l’homme fait face non pas seulement à l’ouvert mais à la contradiction, à la tension insupportable de cette condition : qu’en tant qu’être vivant et conscient, il veut ou voudrait tout garder, et qu’en tant qu’être vivant tout court, il ne peut rien garder et en tant qu’être conscient, et il LE SAIT ! Et c’est pour lui intenable.
Et pourtant, il ne cesse de « vouloir devenir terrestre ». Il DOIT donc inventer son propre être au monde, il doit inventer la manière qu’il va avoir de « justifier » son existence en ayant recours à ce qui en lui est le plus fort, le mouvement d’élan qui est au cœur de la vie des héros, au cœur du « UNE FOIS » comme son essence même, au cœur de la vie comme force de surrection : l’exaltation. Mais une exaltation par la parole, par le dire : « voici le temps du dire, voici la patrie ».
Tel est le geste humain par lequel l’homme surpasse toutes les pertes, y compris la mort.
Certes cette découverte est importante, mais il manque encore quelque chose d’essentiel. Car toute parole, tout dire, n’existe que si une oreille peut la recueillir. Elle DOIT, pour être, être adressée à quelqu’un. Et, le constat fait depuis le début, c’est qu’il n’y a personne ! En tout cas pas de dieu, au sens chrétien du terme. Ce dieu là est absent, (il est peut-être mort), en plus il n’entre pas du tout en ligne de compte chez Rilke.
Et s’adresser à soi-même ou à ses semblables, à d’autres soi-mêmes, cela non plus n’a pas de valeur, pas d’impact sur le comblement de la solitude existentielle qui ne peut être comblée. Alors à qui s’adresser ? Il n’y a pas non plus d’autre au sens lacanien ou rimbaldien.
Il y a la figure à la fois imaginale et vivante, perceptible quoiqu’invisible, qu’on ne peut voir mais à qui on peut s’adresser, c’est l’ANGE.
C’est à celui qui était déjà là dans les premiers mots que ces élégies montrent qu’il est possible de s’adresser, si l’on admet avoir pu surmonter l’angoisse de la mort, devant la mort et devant l’impossible qu’est l’existence humaine terrestre et si l’on admet qu’il est possible de le faire exister en s’adressant à lui. Mais que lui dire ? De quoi lui parler ?
Quelque chose apparaît comme aussi important que l’ange et que Arendt et Anders ont relevé, et ce quelque chose, ce sont les « choses ». Vouloir garder, ce que l’homme toujours désire, lui dont la vie est si transitoire, c’est vouloir sauver, mais comment sauver quand tout nous dit rien ne peut l’être ?
Et qu’est-ce que sauver ? Ce n’est pas sauver ce qui aurait le plus de valeur aux yeux de chacun, mais bien ce qui est porteur de la longue histoire des hommes, de la longue histoire presque non dite en tout cas peu prise en compte, si difficile à faire vivre encore, et ce sont les choses qui en sont dépositaires. Elles sont la mémoire des hommes, ces choses simples, heureuses d’être et nôtres. Parce qu’elles parlent notre langue, la langue des hommes et c’est elles qu’il faut transformer en mots et offrir à l’ange, dans un don sans limite.
L’homme a une possibilité, une chance de (pouvoir) le faire. Il dispose de la seule chose dont les animaux ne disposent pas et qui est l’acte ou l’action ou le geste qui est à la fois le plus quotidien et le plus absolument apparemment insignifiant, mais qui transformé en geste conscient devient à la fois porteur de signification et la signification même.
Ce n’est pas directement le fait de dire, mais le fait en disant, par le dire, de louer. Louer, c’est lancer vers l’infini, vers l’invisible, ce qui du monde est vécu comme le plus essentiel : la plainte, celle immémoriale que lancent les vivants vers le ciel sans pourtant accepter de le faire sans attendre de retour ! Le mode d’être propre à l’homme pour Rilke, est, ici, LA LOUANGE.
Accepter d’adresser son chant sans rien attendre en retour, telle est la situation la plus radicale la plus absolue, telle est la prière dans son essence, même si le mot n’est pas utilisé ici. C’est de cela dont il est question dans ces élégies, de ce qui fait « le dieu », de comment le faire exister.
Le dieu tient tout entier dans la prière parce qu’il est la prière si l’on veut, et en tout cas il n’est pas une personne, ni une entité séparée et toute puissante. Il est ce qui peut advenir lorsque l’on accepte le face-à-face et le don, c’est-à-dire le face-à-face avec la présence active de l’invisible. De l’accepter sans chercher à la/le rendre visible. Au contraire. En le faisant, cet invisible dont l’ange est comme la manifestation imaginale, le destinataire du chant parce qu’en tant qu’invisible, il est le destinataire de l’élan de la vie même, le destinataire de l’existence surnuméraire. Car toute existence, chaque existence, est surnuméraire, ni attendue ni adressée, sans pourquoi.
Au fond, louer, c’est secourir et secourir, ce n’est ni sauver, ni promettre, c’est dire. Telle est la seule possibilité, la seule chance pour l’homme qui vit la schize comme sa figure destinale, sa force négative et son tombeau, de parvenir à se connecter avec l’autre face du monde incarnée par le ciel étoilé et la mort.
La mort n’est pas ici le fait de mourir mais le monde des morts, et c’est lui qu’il faut comme la terre élever à la hauteur du désir et le désir à la hauteur de la reconnaissance de ce qu’il est, un désir de métamorphose.
Le désir n’est pas d’être pour toujours, non, mais bien et c’est là que le poète se distingue du philosophe, d’être UNE FOIS, d’être le UNE FOIS et de garder à la métamorphose la puissance révélatrice qu’elle contient en l’inscrivant dans l’orbe qui est celle de cet autre côté du monde, celui de la mort, et pour Rilke, plus encore celui des morts.
Dixième élégie : le geste de l’homme et son voyage dans le monde des morts et du ciel étoilé
La dernière élégie a été écrite, pour les 15 premiers vers uniquement, dès 1912 à Duino et achevée dans la tempête créatrice le 11 février 1922 à Muzot.
L’élégie atteint là un sommet comme chant/narration allégorique, comme personnification, puisque le sujet énonciateur devient la plainte elle-même et comme « chant de deuil » selon l’étymologie grecque, étant entendu que le deuil ici est en quelque sorte lié à l’acceptation du passage dans le monde des morts.
En effet, je ne sais pas si cela a été déjà relevé mais la seconde moitié de la dixième élégie peut être considérée comme un voyage dans un tombeau égyptien. Il faudra y revenir.
L’enjeu est d’abord de mettre en scène une sorte de résumé général des aspects de la vie liés à la ville et aux activités de l’homme, à l’homme comme être actif tendu vers l’avenir. C’est là le geste de l’homme, saisir la peur, l’angoisse et la lancer au devant de lui en l’offrant sous forme de plainte à l’ange, d’une métamorphose de la plainte en chant, en célébration du monde, en chant POUR l’ange !
- La plainte est la véritable « demeure » des hommes.
Certes, il y a toujours l’obsédante présence du monde, de la réalité, de la ville, des plaisir, « du sexe de l’argent ! » Quelle formule ! De « La bière « sans mort ».
Mais le plus important n’est-ce pas ce qui vibre « derrière » cette clôture, ce quelque chose qui est vraiment (le réel ? Si l’on veut mais ce mot trompe et Rilke dit wirklich, l’adjectif ou en français l’adverbe. Pas d’ontologie cachée chez Rilke, juste une manière d’intensifier le dire par une italique et une insistance légère, réellement !)
Cette élégie est le chemin en puissance de l’homme qui finalement sait et qui accepte de poursuivre son chemin sur sa lancée vers le lointain, le lointain que lui fait entrevoir la plainte.
Il y a, il n’y a que la plainte !
Et le texte soudain bascule. La schize, l’écart, l’impossible arrêt, l’impensable se tenir ou demeurer quelque part est comme projeté et emporté dans l’autre côté du monde.
Nous pénétrons soudain dans le tombeau. Dans la vallée ou une plainte immémoriale se fait entendre. C’est elle qu’il faut suivre désormais et dont il faut écouter ce qu’elle a nous dire.
D’abord un lien avec le passé où les dieux étaient encore presque présents. « Jadis nous fûmes riches ».
Puis, c’est, enfin, la description de la véritable demeure, du temple et des châteaux mais en fait de leurs ruines.
Comme Virgile guide Dante, la plainte guide le jeune homme qui s’est détaché du filet de la vie pour suivre la plainte et il découvre les paysages, les figures prophètes et sibylles et le sphinx avant de se retrouver DANS le tombeau.
Comment ne pas voir dans ces mots une évocation libre de la balance des âmes représentées dans les tombeaux de la vallée des rois en particulier que Rilke a visités en 1911, balance sur laquelle la plume qui la représente, elle la déesse de la rectitude, pour le dire d’un mot sert de contrepoids au cœur du défunt au moment de la pesée de son cœur ?
Mais c’est déjà autre chose que met dans la balance Rilke en évoquant les étoiles, l’infini, le ciel étoilé, la forme visible préface de cet invisible à quoi tout retourne et où l’on se trouve après la mort.
Le jeune homme passe comme un initié tous les degrés de l’initiation et se retrouve seul au seuil de l’invisible dans lequel il va entrer. Voilà le chemin des élégies, que les élégies ont su mener à leur terme, celui d’une initiation sans reste et d’un voyage qui conduit au seuil simplement au seuil pas au-delà, où la disparition est définitive.
Et les dernières lignes énigmatiques finissent pas nous reconduire à l’énigme même après nous avoir abandonné sur le seuil.
Partie II
Interprétation des Élégies de Duino à l’aune de la schize
a) Les questions, les enjeux
Si l’on entend parvenir à une compréhension des élégies, on l’a vu en les commentant en détail, il faut se défaire de plusieurs habitudes de pensée qui nous sont familières et dont nous oublions qu’elles façonnent notre compréhension des choses.
La première serait de croire que le « mysticisme » rilkéen serait chrétien. Il ne l’est en rien, bien au contraire. S’il est quelque chose il est grec ou plus encore d’essence purement poétique, c’est-à-dire enté sur une culture mais déployé en fonction de ce qui constitue la balance intérieure du poète.
La seconde serait de croire qu’il est philosophique. Rien de tout cela non plus, car le recours à des mots comme le concept « être » reste bien en deçà de l’insistance conceptuelle qu’appelle à son secours la philosophie.
C’est un usage singulier de la langue, poétique qui caractérise l’approche par Rilke des questions centrales qui affectent l’homme, les hommes, car les mots pour lui sont des êtres vivants, des êtres comme les choses ou les fleurs ou l’ange et il doivent être utilisés comme on le fait de tout, avec respect, justesse et légèreté.
Il n’a pas tant recours à des métaphores d’ailleurs qu’à des tentatives de faire vivre dans les mots les interrogations et les perceptions qui l’affectent en les faisant porter par des « personnages conceptuels » ou des « figures ».
Les mots n’expriment pas une chose, mais étant choses parmi les choses, ce qu’ils nomment, ce qu’ils portent, il le transforme en une réalité aussi essentielle que toute réalité matérielle ou toute sensation. Un mot n’est ni un assemblage de lettres, ni un assemblage de sonorités ni un paquet de signification mais un être vivant. Le mot est en quelque sorte en avance sur la chose qu’il vise, qu’il installe dans la visibilité sonore du texte. La chose qu’il nomme parce qu’il la fait venir au devant de nous et l’enveloppe de sa protection est donc une entité qui de fait et de droit relève du mystère et porte le mystère de l’existence. C’est en cela que l’usage du langage est « poétique » au sens le plus multiple du terme. Il est finalement rare même chez les poètes de parvenir à une telle puissance et une telle justesse poétique et éthique.
Il faut ici évoquer un passage des Cahiers de Malte Laurids Brigge, texte qu’il écrit quand il a une trentaine d’année puisque ces pages se situent au début du texte commencé en 1904 et terminé en 1910. Entre les pages 27 et 29 (Points seuil, traduction Maurice Betz), Rilke énonce son projet de vie et fait de l’écriture une modalité du « faire » de « l’agir », du faire advenir, bref d’une tentative de réponse face à cette impuissance globale dont les hommes semblent avoir fait preuve depuis tant de millénaires.
Et les Élégies forment l’œuvre terminale du processus près de vingt ans plus tard, elle signe l’accomplissement d’un travail intense et continu dont l’objectif était bien d’offrir au monde une preuve de ce que cela était ou est possible de ne pas sombrer dans les errements qui conduisent les hommes à leur perte. Pour y parvenir, Rilke n’a pas ménagé sa peine, ni son intelligence, mais c’est surtout sa capacité à ne pas perdre le fil que le relie à la vie qui constitue la plus haute performance dont les Élégies témoignent pour nous encore aujourd’hui.
Il est doué d’une capacité hors norme à « poétiser » à créer par les mots et « dans » les mots, mais cela ne suffit pas, ne lui suffit pas. Il comprend qu’une telle capacité peut vite tourner à la facilité. Tout mérite mieux que le seul jeu avec les mots en vue de doubler le monde d’un voile sur lequel on peindrait des choses d’une vague Beauté.
L’enjeu consiste à faire advenir comme mots l’ensemble des perceptions sensations et pensées qui naissent en lui de et dans sa relations intense avec les choses, les êtres, l’univers. Chaque moment de sa vie, et le livre de Lou Albert-Lasard (Une image de Rilke, Mercure de France) le montre bien, est vécu porté par ce désir d’élévation du simple à la hauteur de l’essentiel. Il s’agit à chaque fois de voir en quoi et comment tel micro événement, une fleur, un bouquet, un potier au travail, un paysage, etc. peut être relié, inscrit dans l’ensemble des relations qui le connecte à l’univers et ainsi participent de l’infinie beauté du monde.
Ce qui importe ici, c’est surtout de comprendre ce que cela nous apprend sur le fonctionnement psychique non tant de Rilke lui-même que de l’homme, des hommes ou du moins sur des possibilités qui existent en chaque homme d’habiter le monde et que souvent il n’exploite pas, se contentant de suivre le mouvement général de la société dans laquelle il se trouve, parce que, pour un grand nombre de raisons, il ne part pas à leur recherche en lui-même, ignore même qu’elles existent, ces possibilités.
Les Élégies sont, comme souvent les grandes œuvres, qu’elles soient littéraires, picturales, musicales, et donc certains grands textes, à la fois la mise en scène d’un programme et le mise en scène des moyens pour parvenir à l’accomplir. Le programme on l’a vu c’est de dire comment il est possible d’habiter en poète, pour paraphraser Hölderlin, dans on poème « En bleu adorable », et le moyen d’y parvenir passe par un triple processus analytique, perceptuel et créateur.
Mais il est conditionné en quelque sorte par l’accès à une dimension psychique à laquelle peu de gens accèdent. Appelons-là « dimension bicamérale », pour garder le lien avec ce qui est présenter dans ce séminaire depuis un an. Il ne s’agit pas de chercher à tout prix à faire entrer dans une case ce qui est en jeu dans cette œuvre de Rilke, bien au contraire, il s’agit de repérer ce qui lui a permis de ne pas tomber dans les travers les plus habituels dans lesquels tombe tel ou tel créateur même parmi les grands. Et ce qui lui permet de ne pas tomber dans ce qui aboutit finalement à la production de « clichés », de stéréotypes, de figures de styles attendues, passe par trois manières de penser qui se complètent et entrant en résonance permettent d’échapper à l’ornière.
Le premier point est de ne pas se laisser prendre au piège de « l’idéologisation », de croire qu’écrire ou créer, c’est tenter de défendre et de mettre en scène une ou des idées provenant d’autres champs que celui de la « perception pure », que ces idées portent sur la technique ou les instruments qu’utilise tel ou tel art. Dans La lettre du jeune ouvrier écrite juste en même temps que les Élégies, [3], on peut lire par exemple ceci : « Je prétends que nous ne savons pas ce qui adviendra des grands principes, il n’y a qu’à les laisser s’écouler sans les contrarier et ne point prendre peur s’ils s’engouffrent soudain dans la structure crevassée de l’existence et se roulent sous terre dans des lits méconnaissables ». [4]
Le second est de tenter de dresser un portrait de l’homme qui soit à la fois le moins complaisant et le plus proche de ce qui apparaît comme essentiel poétiquement, c’est-à-dire, encore une fois relativement à la tentative de dire de l’homme et à l’homme ce qu’il fait, peut faire et pourrait faire de son séjour sur terre. Et cela conduit Rilke à repérer une « dimension » propre à l’homme, propre à son fonctionnement mental, psychique, qui est de se trouver toujours dans la situation d’être mis à distance de ce qu’il est, fait, pense, perçoit, ressent. En d’autres termes, l’homme est travaillé et traversé quoiqu’il fasse, dans son monde intérieur, sa relation aux autres ou sa relation au monde ou à lui-même par une faille, que nous appelons la schize. Elle est générée par la donne psychique qui le caractérise et qui se nomme la conscience.
Être conscient, signifie et implique être toujours séparé de soi-même. Non conscient, l’homme ne peut pas l’être, ni le redevenir. Il peut désirer ou rêver être comme un oiseau ou un moucheron, mais il ne peut pas y parvenir. Ni redevenir un héros, au sens où on l’a vu avec Jaynes et qui voudrait dire être un homme bicaméral pour lequel et « en » lequel le dieu serait toujours vivant et actif.
La troisième manière de penser, pour l’homme consiste à faire face à cette division qui ramifie partout parce qu’elle est ce que l’homme projette sur chaque situation qu’il vit : regard, perception, sensation, amour, désir, création, qu’importe ! Ce gouffre, cette schize est ce qui fait que l’homme toujours fait face à l’angoisse, la terreur, l’inquiétude, selon. Cette schize est le gouffre contre lequel il doit se dresser et pour l’oubli duquel il travaille à s’user, quitte à faire de chaque « autre » un ennemi. Et ce d’autant que même dans l’amour la schize est là et avec elle l’angoisse.
La grande « leçon » des Élégies tient d’abord dans ce constat qui est le fruit d’un travail d’analyse intense et sans concession. Mais il est fait sans qu’il se laisse happer par telle ou telle réponse déjà prête qui permettrait de lever l’angoisse. C’est là que surgit « l’idéologie », disons le processus par lequel les hommes s’arrêtent d’avancer et de croire en eux-mêmes et tentent de soigner leur plaie c’est-à-dire de renoncer à comprendre pourquoi et comment cette angoisse les travaille et les use en la fuyant donc, en la niant, en la refusant.
Rilke est l’un des rares à plonger au cœur de l’âme humaine et à parvenir à cette racine sans pour autant la créditer de la dimension du mal. On remarquera que le mal n’apparaît pas ici, qu’il ne joue aucune rôle. L’important est de regarder en face autant que faire se peut cette faille indépassable insurmontable comme obstacle.
Mais on peut peut-être en faire quelque chose ? C’est ce à quoi tend Rilke durant toute son existence. Non pas à la dépasser en la niant ou s’en débarrasser, mais à l’élever à la hauteur d’une chance, en tout cas d’une possibilité inexplorée et d’une tâche, et donc de la seule possibilité qui s’offre à l’homme d’être un homme.
Et ce qui se présente à Rilke comme résultat de cette quête analytique de la situation de l’homme, des hommes et des femme évidemment, c’est une situation qui ne correspond à peu près en rien à l’ensemble des bases sur laquelle repose la société du début du XXe siècle. S’il évoque ici ou là cette société, ce n’est pas sur elle qu’il s’appuie pour creuser le sillon poétique qui est le sien, mais sur non pas tant le monde d’avant mais ce qui apparaît comme ayant perduré à travers les âges. Mieux, Rilke pose comme cadre de sa quête et de ses réflexions l’existence d’un espace-temps particulier, hors norme en ceci qu’il échappe au schéma temporel qui à la même époque (on est en gros pour ne citer qu’un exemple à l’époque où Heidegger travaille à Être et Temps, qui paraîtra en 1927) encadre la vision que les hommes ont de leur situation intra-mondaine.
Et cet « espace-temps » particulier tient en ceci qu’il se manifeste à qui ne croit pas au temps comme figure entropique ou plutôt à qui ne croit pas que cela soit le déterminant le plus indépassable de la situation de l’homme de se soumettre à ce temps qui passe en courant en nous entraînant à sa suite, mais de plonger au cœur de ce qui du point de vue de ce « temps qui passe » justement ne passe pas ou si lentement qu’il semble ne pas passer. « Or, à côté des mouvements les plus rapides il y en aura toujours de lents, et même d’une si extrême lenteur que nous ne pourrons voir leur avance. Mais l’humanité n’est-elle pas là pour attendre ce qui dépassera l’individu ? Du point de vue de celle-ci, la lenteur est souvent la plus haute rapidité, c’est-à-dire : il s’avère que nous ne l’appelions lenteur que parce qu’il s’agissait d’un incommensurable. » [5]
Rilke ne pense pas l’avenir, ou le passé, mais la coprésence dans le maintenant de l’immémorial qui habite dans ce qu’on appelle le temps et de l’au-delà qui hante ce que l’on appelle l’avenir. Ce maintenant n’est pas déchiré entre passé et présent il est ou DOIT devenir par la pensée créatrice le domaine dans lequel il s’appartiennent.
Et cela se produit à deux niveaux : celui de l’analyse de la situation de l’homme et celui du projet dans lequel il entend situer l’homme, un projet qui ne tend pas vers l’avenir mais vers l’agrégation des deux immémoriaux, l’après la mort et l’avant la vie telle qu’elle se donne maintenant. Ces deux immémoriaux jouent comme forces structurantes et directionnelles permettant à cette vie de s’ouvrir à l’ouvert de lui faire face sans sombrer dans l’angoisse et ainsi de parvenir à l’accomplissement de ce qui est pour Rilke en tout cas l’agir proprement humain.
Habiter l’ouvert est l’un des noms de cette manière pour l’homme d’être au monde sans s’enfermer dans les impasses déjà expérimentées et toujours reconduites par les hommes quelles que soient les époques.
b) Avant-Maintenant-Après, une perspective synthétique sur les Élégies
Nous avons déjà accompli le voyage que les Élégies nous proposent de faire en les suivant. Il nous reste à tenter de comprendre comment cela se dessine synthétiquement.
Il faut tout d’abord présenter un schéma d’une grande simplicité qui permet de cerner ce qui est en jeu.
Avant – Maintenant – Après. Voilà ce qu’il y a pour l’homme, pour les vivants humains. C’est tout, rien d’autre. Mais cela est comme grévé par l’angoisse d’une part face au gouffre, à la schize, au fait qu’on n’est soi ou chez soi nulle part et que l’autre, les autres sont inévitablement des ennemis puisque pris comme chacun dans le jeu pervers de la duplicité qui est on le sait le nom de la faille lorsqu’il n’est pensé que sous sa forme post-bicamérale, et comme on le voit dans l’Hippias mineur de Platon.
Cette partition du donné, du vécu est à la fois le résultat et le vecteur de l’avancée vers la création poétique et la possibilité de l’invention. Car Rilke invente, crée, et c’est une réponse à la situation de l’homme, une voie permettant de transformer la vie aveugle en une vie d’offrande.
Trois champs s’entrelacent donc dans les Élégies.
L’avant se compose de divers éléments qu’il fait juste redire ici : l’ange la relation homme/dieux qui impliquait une sorte de co-présence et qui s’est évanouie et dont la stèle attique témoigne encore, le héros, les animaux qui sont informés à l’avance comme les oiseaux migrateurs…
L’avant est le monde de l’absence d’intériorité, de l’absence de sujet, en gros au sens que nous avons pu donner à cela en agrandissant un peu le psychisme du héros de l’Iliade vu par Jaynes.
Le maintenant lui se compose de l’homme tel qu’il se déplace dans le monde avec son angoisse et qui voit dans l’avant le domaine de l’ange et du terrible, d’une beauté devenue impensable, insupportable par la puissance affective qu’elle peut générer, le doute, la solitude mais aussi la nature comme puissance de surrection, l’élan vital et ces personnages qui sont de la vie l’expression et l’incarnation, le modèle si l’on veut, à savoir les amants. Mais le maintenant est composé aussi de tous les gens simples, le potier, le passant, les saltimbanques etc.
Le maintenant est le monde dans lequel se révèle l’existence de la fêlure et donc de l’intériorité mais cette intériorité se révèle remplie par tout autre chose que par ce qui relèverait de la personne même. Cette intériorité est en quelque sorte VIDE ou si l’on veut pleine d’éléments qui viennent tous du grand dehors, du monde, de la réalité sociale, du passé comme du présent. Le « soi » est sans véritable dimension propre. Il est un grain de sable dans l’univers.
Et le maintenant a donc derrière lui un avant qui est moins un passé qu’un amas, qu’un humus noétique dirait Stiegler, et devant lui un après qui n’est pas un avenir et encore moins un futur.
L’après est en effet le domaine de l’après la vie, de la mort. Mais il n’est pas vide. Il est une sorte de monde en soi à l’entrée duquel l’ange nous accueille. Il est ou se révèlera être un temple celui de la nature devenue temple et symbole (au sens que Baudelaire lui donne dans son poème « Correspondances » : La nature est un temple où de vivants piliers, etc.). C’est le domaine de l’invisible et aussi du lointain absolu perceptible que sont les étoiles, ce vers quoi l’on glisse après la mort et vers quoi l’on tend par la pensée en voulant comprendre sa situation intra-mondaine. L’après est un champ d’accueil dont il faut renverser la position pour qu’il puisse être intégrer dans le maintenant de la vie et ne pas être réduit à la mort ou plutôt au mourir.
c) Mouvements entre les trois champs
– 1) premier ensemble de mouvements : du maintenant on part toujours.
1- Le premier mouvement nous fait remonter vers l’avant qui est aussi bien hier que le temps long. L’homme doit voir dans l’avant l’incarnation de la nostalgie qui le hante sans qu’il sache pourquoi. Ce mouvement permet de s’approprier les éléments qui habitent ces mondes inaccessibles en reconnaissant qu’ils ne cessent d’agir dans le maintenant. Ils constituent le véritable contenu de l’intériorité et ainsi reconnus permettent au maintenant et à ceux qui y vivent de prendre une certaine consistance. Ce ne sont pas des moi mais quand même des « sujets » (au sens que J.F. Billeter donne à ce mot en particulier dans ses deux derniers livres aux Éditions Allia, Héraclite, le sujet et Court traité du langage et des choses tiré du Tchouang-Tseu)
2- Le mouvement vers l’après consiste pour Rilke à parvenir à penser l’existence de la mort avant même celle de la vie ou comme précédant cette vie de toute éternité si l’on veut. Ce n’est pas une figure de réthorique mais bien un saut quantique de la pensée et dans la pensée. Penser la mort avant la vie, c’est permettre que se produise une boucle de rétroaction sur le vide de l’intériorité qui se remplit de la dimension symbolique de la nature, comme temple et non plus comme seul surgissement. Mais c’est aussi le domaine du chant et de la prière en ceci que cet après est ce vers quoi se dirigent toutes les plaintes.
L’avant est le champ qui recueille les larmes de la nostalgie.
Le maintenant est le champ dans lequel se joue la prise de conscience et surtout l’acceptation que tout a lieu UNE FOIS. C’est cette acceptation du UNE FOIS qui est le véritable objectif à atteindre dans le maintenant et pas dans l’après. Le UNE FOIS exclut l’avant et l’après et pourtant l’acceptation du UNE FOIS est ce qui permet à l’avant et à l’après d’exister dans le maintenant.
– 2) Deuxième ensemble de mouvements : l’accord avec le monde ou comment l’homme peut habiter ce monde le/son monde ?
Le maintenant est divisé, fêlé, schizé, mais cette schize est en quelque un espace, mais un espace non spatial faudrait-il dire, car il ne se trouve pas comme une dimension dans le monde mais comme une dimension du monde par et pour la pensée. L’ouvert, on l’a vu, est à la fois ce qui apparaît comme abîme et ce qui apparaît non pas comme projet ou avenir mais comme dimension psychique. C’est la schize, en tant quelle est acceptée au-delà de l’angoisse. Ce qu’il est possible de surmonter et qui doit l’être, c’est l’angoisse.
Le UNE FOIS c’est ce qui permet d’accéder à l’après qui est alors le domaine de l’invisible en tant qu’il est la mort moins l’angoisse puisque le UNE FOIS est comme accueilli, non pas seulement comme inévitable mais comme la temporalité même de la vie, de toute vie, de chaque vie ; de la terre, du cosmos même finalement.
Mais pour soustraire l’angoisse il faut un autre mouvement encore : faire passer du côté de l’invisible de la mort et des étoiles la puissance même de la vie. Et cela ne se peut qu’en le disant qu’en le proposant mais à qui ?
Car l’homme en tant que schizé est l’être qui a besoin de savoir ce qu’il fait et de savoir qu’il est écouté, voire entendu, en tout cas non pas qu’il n’est pas seul (car à on aurait affaire au recours à un dieu de type chrétien entité extra-humaine présent de toute éternité et à laquelle l’homme s’adresse depuis toujours ou peut le faire quand il en a besoin), mais qu’il peut adresser ce qui pour lui est le plus important à une oreille attentive accueillante.
Et on comprend alors que c’est l’ange qui réapparaît de l’autre côté. Il a sauté de l’avant à l’après où il se tient, où il est en train d’attendre les chants de l’homme célébrant la nostalgie, le UNE FOIS, et la gloire de l’univers des étoiles (du monde des morts). Et cela l’homme ne peut le faire, chanter sa plainte, louer l’univers, qu’à partir de ce qui constitue sa seule véritable intériorité. Cette « intériorité véritable » est celle qu’il a conquise en articulant avant et après, en acceptant le constat que l’homme, ce qui fait l’homme, ce que l’homme seul fait parmi les créatures, c’est étirer sa plainte. Cette plainte est une forme de chant ou de prière, qui est chantée mais qui dans ce qu’elle dit dans son chant ne demande rien. Elle est « sans pourquoi » comme la rose d’Angelus Silesius.
Ohne Warum : Die Ros’ ist ohn’ Warum, sie blühet weil sie blühet, / Sie ach’t nicht ihrer selbst, fragt nicht, ob man sie siehet. (I, 289)
Sans pourquoi : La rose est sans pourquoi ; elle fleurit parce qu’elle fleurit, / N’a souci d’elle-même, ne cherche pas si on la voit.
Ce distique se lit au premier livre des poésies spirituelles d’Angelus Silesius, publiées sous le titre : Le Pélerin Chérubinique. Description sensible des quatre choses dernières.
On retrouve ici dans la rose, un être non schizé. On se retrouve donc de l’autre côté du monde, dans l’après, dans le monde des morts qui est un monde non schizé lui aussi.
Faire de l’ange les destinataires de l’offrande musicale, lyrique, des hommes, c’est habiter l’ouvert, c’est-à-dire se tenir dans le entre, comme le maintenant est ENTRE après et avant.
Il n’y a pas de temps au sens trivial du terme ici, on le comprend maintenant aisément. Il y a quelque chose qui relève de l’invention d’un possible existentiel dépassant les limites connues ou dans lesquelles l’homme se trouve limité, et que la pratique d’un geste, le chant adressé à l’ange incarne et accomplit.
Et ce que l’on entend dans cette prière, dans ce chant, il faut le dire, ce sont les morts, et les morts sont ceux qui sont à la fois dans l’avant et dans l’après. La mort comme passé et avenir est élevée à la hauteur d’une dimension qui outrepasse la question de l’espace et du temps et inscrit l’homme dans une sorte d’éternité, même si le mot n’est pas présent et que ce n’est pas ce que vise Rilke même si c’est en quelque sorte ce qu’il obtient au terme du voyage.
Ce que l’homme désire par dessus tout c’est une écoute, c’est que sa plainte ne soit pas vaine non pas que cela permette qu’elle soit abolie parce qu’on en abolirait les causes. On l’a vu les causes sont indépassable : parmi elles, on trouve la schize, la conscience et sa fêlure non réparable, la distance de soi à soi, l’écart entre le dieu possible et le soi, etc… Mais elles sont surmontables ces « causes » si elles sont transformées en quelque chose qui relève du beau.
La plainte offerte à l’ange. L’ange n’est pas ici le dieu jaynsien, mais bien la figure poétique, mystique et psychique permettant à l’homme de se situer et d’habiter son monde de faire du monde son monde et en acceptant que ce monde ne soit son lieu que parce qu’il le transmet à personne ni à dieu ni aux hommes, mais à l’ange à l’oreille par laquelle ce qui serait vie de n’être pas entendu devient plénitude par l’écoute.
La visite du tombeau égyptien qui nous est en quelque sorte proposée dans la dixième Élégie semble confirmée par le fait que le texte des Élégies nous laisse, comme dans les textes des Livres des morts, au seuil d’une nouvelle vie, celle d’après la mort, d’après l’après, là où l’après rejoint l’avant. Et que disent Les textes des Livres des morts ? Une chose simple accompagnant le voyage de l’âme une fois terminée la pesée de l’âme incarnée dans le cœur posé sur la balance avec de l’autre côté, sur l’autre plateau, la plume de Maât.
Voilà comment l’un de ces Textes égyptiens se termine, dans la traduction incantatoire de J.C. Mardrus qui a été publiée dans un tiré à part du N° 41 de la revue Le nouveau Commerce, dirigée par Marcelle Fonfreid et André Dalmas :
« Donc salut à la parcelle des Parcelles de la Grande Âme incandescente, par-delà la façade de l’Infini. Salut à l’âme pure dans sa recherche du Divin Dessous.
Salut à l’éternel Amant de la Divine Amie.
Donc, salut au possesseur des clés du Mystère, au Maître des Philtres et des Talismans, à cet enchanteur de vérité sur les chemins de vérité.
Donc, salut à ce roi d’un empire intérieur, assis sur les rives du rêve et de l’enchantement, au fond de la retraite où brûle l’esprit immortel.
Donc, salut à ce prince du sentiment qui possède dans sa poitrine le briquet du génie, et le clou de l’équilibre fixé dans son cœur.
Donc, salut à ce ressuscité dans les veines duquel habite la vérité à la manière des parfums, et dont le cœur est un magasin d’aromates des Échelles de l’encens.
Donc, salut par millions de saluts à la Forme resurgie divine, salut à ce dieu renouvelé qui s’est rencontré avec l’ipséité de lUnique, qui s’est fondu dans les Formes divines.
Passe, tu es pur.
Désormais, plus de surprise, plus de surprise, plus de décomposition, plus de ténèbres.
Désormais, rien que vérité, rien que vigueur, rien que vie, santé, Force.
Désormais, rien que Félicité, Paix, Béatitude.
Excellent, excellent.
PASSE, TU ES PUR. »