Des Évangiles à Black Miror
Abraham, Kierkegaard, Flusser, Black Miror
1. Introduction
Rappel de l’année passée... un gros travail pour faire émerger le fait que le dieu bicaméral n’a jamais été effacé ou aboli voire même qu’il y irrigué la pensée à travers les deux millénaires et demi qui nous séparent et relient à Platon.
Le visionnage de Black Mirror en totalité a abouti à ce constat qu’il y a là une œuvre multiforme qui prend acte et accomplit en images le basculement que l’on vit et qu’il faut mettre en relation avec le basculement de l’esprit bicaméral dans l’esprit conscient repérable dans l’Iliade à travers la phrase du chant IX reprise dans Hippias mineur. Si le mensonge ou la tromperie, forme le sujet affiché de cet Hippias mineur, le nœud central de la dispute entre Hippias et Socrate porte sur un vers célèbre du chant IX, (310-315) de l’Iliade dans lequel Achille répond à Ulysse : « divin fils de Laërte, Ulysse aux mille ruses, je dois de mon propos carrément te faire part ainsi que je vais l’accomplir et qu’il aboutira, je crois. Car m’est odieux, autant que les portes d’Hadès, celui-là qui cache un mot dans son cœur et en dit un autre. Pour moi je parlerai dans le sens même où tout va se trouver réalisé. »
L’été a aussi été l’occasion d’écrire un livre qui reprend pour partie des éléments du séminaire mais développe de manière plus synthétique l’enjeu du recours à l’esprit bicaméral comme moyen de repenser notre conception générale de la religion ou plutôt de la croyance et de la foi.
En fait, cette année sera le moment où en plongeant dans l’univers que recouvre le miroir, il sera possible de mettre à jour de façon précise ce renversement nécessaire de notre conception non tant de la foi que du dieu, de ce que l’on désigne lorsque l’on parle de Dieu, que l’on soit croyant ou non.
En fin de séance je donnerai la formule qui m’est venue récemment et qui acte ce renversement.
En effet, pour nous, Dieu est une entité supra-humaine omnipotente, omniprésente, créatrice et gouvernant le monde mais au sujet de laquelle nous n’avons pas beaucoup de nouvelle sauf à travers de rares individus dont les expériences diverses ont été recueillies dans des livres.
Croire ou non à une telle figure n’est pas le sujet. Nous avons vu se dessiner le fait que c’est moins la foi qui nous relie au dieu que la relation décision-action qui, on le sait, pose tant de problèmes aux humains, qu’ils soient seuls ou en groupe.
En effet, cet intervalle entre décision et action s’il n’est pas en quelque sorte occupé par l’intervention d’un tiers, autrement dit du dieu qui s’impose alors comme l’entité permettant d’accomplir le saut entre ces deux moments entre lesquels existe le gouffre de la discontinuité, cet intervalle donc devient en effet, perçu par le seul esprit humain la source de toutes les formes de recouvrement, d’inventions, de dénis.
On a fini par appeler doute ce moment qui pour la conscience forme l’obstacle qu’elle ne parvient jamais à contrôler totalement, mais en fait c’est aussi la forme que prend une angoisse sans nom parce qu’innommable comme telle, angoisse qui irrigue depuis toujours les inventions humaines dont on s’aperçoit que la priorité absolue consiste à "sauver" la continuité qui seule répond au sens strict d’écho à la perception humaine qui renvoie à chaque humain l’idée que sa vie se déploie, entre naissance et mort, de manière continue.
C’est entre ces quelques types de réponses à cette angoisse non nommable comme telle, en fait il y en a peu, récit, conception, construction, appropriation, destruction et encore récit, ad libitum, que l’histoire des hommes se déploie à travers la ligne supposée elle aussi continue du temps abstrait des horloges et que la science a fini par imposer comme "le" temps. La science est ce qui "sauve" le continu tout en offrant des perspectives brûlantes sur le discontinu comme le montrent,par exemple, les deux derniers livres de Lionel Naccache.
L’entreprise conduite ici vise à rendre perceptible ces aspects essentiels peu vus et en fait non vus sous cet angle, aspects qui, en fait, constituent les éléments à partir desquels ce que l’on nomme aujourd’hui Dieu s’est constitué.
Une partie de ce travail a donc été effectuée. Une autre est devant nous. Cette nouvelle approche ne peut cependant pas être déployée sans que soient inclus cette fois dans la réflexion des éléments relevant de notre monde d’aujourd’hui.
Il serait toujours bon de continuer à développer l’analyse d’un grand nombre de moments-relais dans l’analyse, moments-relais dans lesquels l’esprit bicaméral s’est manifesté et est même souvent devenu déterminant dans l’invention de nouvelles formes que la conscience s’est appropriée sans s’apercevoir qu’elles venaient de ces zones psychiques ou des fonctions mentales qui ne sont pas en son pouvoir ou sous son contrôle. Et il faudra continuer de le faire.
Mais l’enjeu désormais est de parvenir à comprendre ce qui se passe aujourd’hui et en quoi et comment ce qui se produit est ou non lié à une résurgence forte de l’esprit bicaméral ou en quoi et comment cette situation renvoie chacun de nous à cette bicaméralité oubliée ou occultée comme à la véritable source à laquelle puiser pour parvenir à la fois à une compréhension plus fine plus précise plus juste de ce qui advient et à des choix eux aussi plus justes quant à ce qu’il faudrait décider et accomplir.
Pour cela il fallait trouver des œuvres mettant en situation à la fois ce qui nous arrive et la possibilité de le penser. Et ce socle pour nous existe. Il s’agit de l’intégralité des 6 saisons de la série anglaise Black Mirror.
Aujourd’hui, c’est une sorte de boucle et de saut qu’il faudra tenter d’accomplir qui nous conduira de là où nous en étions lors de la dernière séance, à savoir la lecture des Évangiles, qui aurait pu se prolonger pendant un grand nombre de séances, jusqu’au point où nous pourrons nous confronter une première fois à ce miroir noir qui nous renvoie une "image" de nous particulièrement angoissante.
Nous allons, en fait, non pas revenir directement aux Évangiles mais à la Bible et dans la Bible à des textes qui racontent les commencements du peuple juif. On se souviendra que la figure d’Abraham a déjà fait l’objet d’une analyse, mais dans le seul cadre de la lecture de Jean.8, chapitre où se situe la scène de la rencontre du christ et de la femme adultère. Chapitre dont la toute fin était consacrée à une mise en relation entre l’attitude de Jésus et celle d’Abraham, mise en relation faite par Jésus lui-même et qui montre la limite de la compréhension par les juifs attachés au temple, à la loi et aux textes, de la parole puissante de Jésus.
Nous repartirons donc de ce qui dans la vie d’Abraham constitue le geste le plus emblématique, l’acceptation apparemment aveugle ou si l’on veut l’obéissance à Dieu si apparemment aveugle qu’on la dirait de notre point vue "sans conscience", obésissance qui fait que cet homme accepte de conduire son fils sur l’ordre de son dieu, sur le mont Morai pour l’y sacrifier.
– “Crainte et Tremblement”
Nous analyserons ce geste à partir du livre que Soeren Kierkeggard lui a consacré, livre de 1843 et intitulé Crainte et Tremblement.
Nous y découvrirons un exemple d’honnêteté intellectuelle rare car Kierkegaard va accepter de faire face à l’impensable au sens strict, c’est-à-dire à l’impossibilité où nous sommes aujourd’hui comme hier d’ailleurs, – nous c’est-à-dire les tenants de la pensée comme fondée en raison sur la raison–, de concevoir un tel aveuglement une telle obéissance, une telle détermination, une telle absence manifeste de liberté individuelle, de liberté de choix donc, en vue de l’accomplissement de l’acte le plus déraisonnable qui soit, aller tuer le fils qui lui pourtant été donné par dieu à un âge canonique, et d’accomplir cela à la demande du même dieu qui a fait le don de l’enfant.
Et d’y faire face sans chercher à nier cette impossibilité, en l’acceptant comme une borne insurmontable par la conscience, notre conscience, par notre structure psychique donc, mais sans émettre aucun "jugement" que ce soit sinon celui de reconnaître que cette "folie" d’Abraham, folie pour nous, répondait à quelque chose de puissant et d’efficace dans le monde dans lequel il vivait et qui était le monde dans lequel régnait l’esprit bicaméral.
Et c’est maintenant à partir de ce point "aveugle" qu’il faut tenter de penser ou plus exactement de ce point d’aveuglement qui existe dans la conscience comme la marque de son "origine". En effet, ce point aveugle signale précisément qu’elle se situe, cette origine, dans un autre monde, autre monde qui n’est plus accessible que par des conjectures du type de celles proposées par Jaynes mais dont on peut trouver des manifestations évidentes et effectives pour ne pas dire efficaces jusqu’à aujourd’hui.
Aujourd’hui peut-être ou alors la prochaine fois, nous allons donc après Abraham et Kierkegaard, nous intéresser à ce point noir en faisant un saut "quantique" assez important –mais c’est bien cela qui vous amène ici, voir ce qu’il va encore être possible "d’inventer" pour permettre à nos esprits d’appréhender ce qu’ils sont ce que nous sommes donc légèrement différemment– qui va nous projeter dans la pensée de Vilèm Flusser, –il y a longtemps qu’on n’a pas parlé de lui ici– et de sa conception de la black box, réflexion qu’il déploie dans son livre Pour une philosophie de la photographie qui est avec le livre de Jaynes puis, plus tard, ceux de Simondon les véritables déclencheurs de la réflexion que j’ai menée depuis presque vingt ans.
Je garde la surprise pour plus tard et pour ceux qui n’ont pas lu Flusser et pour ceux qui, l’ayant lu, ont peut-être un peu oublié ce qu’est pour lui cette black box. Il est aisé alors de concevoir moins un saut qu’un glissement de la black box au black mirror que nous esquisserons aujourd’hui mais qui sera le véritable sujet des prochaines séance de l’année, avec évidemment des salto arrière qui nous reconduirons à tel ou tel moment de l’histoire de la pensée, dans les siècles ou les millénaires précédents.
2. Fondements d’une pensée bicamérale
Ce Séminaire va donc évoquer la question de l’invention d’une nouvelle donne psychique : quand NE PAS faire conduit à comprendre que cela peut être compris comme un PLUS QUE faire. Quand NE PAS mener un geste à son terme conduit à un accomplissement supérieur, et quand NE PAS agir devient une action sublime.
Ainsi se pose la question cruciale de la suspension d’un geste comme forme d’accomplissement d’un projet spirituel.
CROIRE est le nom donné à la fonction psychique qui permet ce saut.
Crainte et tremblement de Soeren Kierkegaard et son analyse de la ligature d’Isaac, l’Évangile de Jean est le texte de référence pour aborder cette question de ce qui relie NE PAS FAIRE et CROIRE.
L’enjeu est de tenter à la fois de poser les fondements d’une pensée bicamérale, de montrer comment elle permet de passer au crible un grand nombre d’idées, de les revisiter et de les inscrire dans de nouveaux registres et de faire émerger des relations nouvelles entre elles.
Les précédents séminaires nous ont permis de disposer d’un nombre important d’exemples qui ont servi à défricher cette pensée bicamérale et à lui conférer ses contours. Poursuivre ce travail de défrichage et le mettre en relation avec certains aspects à la fois connus et peu pris en compte de notre présent, tel est l’enjeu du séminaire de cette année.
Le dieu a dans son orbe immédiate l’homme même, et réciproquement, en ceci qu’accompagne une pensée du dieu celle des possibilités de le rencontrer et réciproquement. Mieux même, d’en faire l’expérience, non comme on le fait d’une chose qui nous extérieure, une pratique sportive ou esthétique par exemple, mais d’une chose qui part de nous, explose en mille directions investissant le monde qui est en fait notre monde dit « intérieur », se perd et revient nous habiter et nous hanter, confirmant ainsi qu’il loge en chacun comme s’il avait toujours déjà été là.
Le mot intérieur ne permet pas de faire autre chose que limiter l’approche de ses manifestations comme des inventions qui le portent. Il faut néanmoins partir de ceci que le dieu, qui n’a pas de lieu, se situe ou s’active cependant en chacun et pour chacun, qu’il est à la fois une dimension, une possibilité et un champ d’expériences propres à chaque individu.
Trois éléments constituent le coeur battant de ce socle de départ :
– le fait que le dieu se manifeste potentiellement pour et en chacun, sans que cette intériorité ne puisse être rapportée à celle du moi ou du je qui sont les deux acteurs de notre conscience, même si tous les hommes n’ont pas de la même manière un accès direct et échappant à leur « volonté » à ce dieu.
– le fait que ces manifestations soient cependant rares et ne touchent que peu d’être humains directement permet de s’approcher non pas du mystère mais du hiatus le plus important concernant les êtres humains, le fait que l’expérience vécue quoique communicable –on peut raconter une extase– n’est pas transmissible –on ne peut pas faire en sorte qu’un autre vive une extase–.
Si le dieu peut être conçu et approché non comme super puissance agissant du dehors et au dehors, mais aussi comme entité parlant à la fois au plus près de chacun et à travers des manifestations le plus souvent discrètes voire reconnaissables par une seule personne car vécues par elle seule, alors il est l’entité qui avec l’homme, et qu’importe qu’il soit dit être situé en lui comme hors de lui, constitue un couple opérationnel propice à l’invention.
L’hypothèse bicamérale inventée par Julian Jaynes constitue à la fois la plus effective approche de ce que peut-être le dieu et le meilleur moyen de le penser.
Les moyens d’approcher le dieu ou de faire en sorte qu’il s’approche ou s’adresse à l’un ou l’autre sont liés à cette approche mais n’en constituent pas le cœur.
La pensée bicamérale nous permet de transformer notre conception « monothéiste » du dieu qui nous est imposée sous la forme et le nom de Dieu et de trouver plus que des traces de bicaméralisme dans les monothéismes et dans toutes les cultures à travers des expériences faites et relatées par des individus hors-norme, mais aussi de nous situer dans une lignée de réflexion initiée par Bernard Stiegler auquel a été empruntée l’expression Faire des Dieux, expression qu’il avait lui-même empruntée à Bergson.
Il ne s’agit donc pas d’appliquer une recette ou un schéma unique en vue de tenter de comprendre ce qu’est ou serait dieu ou le dieu, mais au contraire de faire fonctionner un moteur à deux temps, qui existe en chacun de nous et même nous constitue, et de lui permettre de nous conduire sur des chemins de pensée à la fois peu ou pas connus quoique sous certains angles aisément et rapidement re-connaissables.
§ 1 L’époché comme suspension du geste
1- un originel péché
Dans un monde où l’action est considérée comme le nec plus ultra de l’engagement et la preuve d’un accord entre dire et faire, il peut apparaître qu’un NE PAS FAIRE, que ce soit un refus d’agir, un suspens de l’action, par volonté ou par « chance » ou encore un renoncement à quelque chose qui devait être fait, soit non seulement un signe mais la forme que prend une force supérieure à celle de la volonté, de la connaissance ou encore d’une certaine justice prédéterminée par les rapports sociaux, pour se manifester dans le champ phénoménal.
L’enjeu ici est majeur. Il ne s’agit de rien moins que de considérer, à rebours de ce que l’on ressasse aujourd’hui comme une vérité trans-temporelle, que si ce qui rend possible l’homme, son existence comme sa pensée et les civilisations qu’ils a déjà constituées aurait à voir avec une expansion sans limite, un toujours plus théorisé par Mehdi Belhaj Kacem sous le terme de système du pléonectique, ce qui en constitue non pas l’essence mais la singularité radicale au coeur même de cette tendance apparemment sans limite d’appropriation–expropriation, de l’homme, c’est sa capacité à retenir ou contenir cette tendance, à creuser dans son flux des poches dans lesquelles quelque chose de contraire à l’expansion peut se produire, se construire, inventer un monde. On pourrait aller jusqu’à prétendre, c’est-à-dire croire que ce serait là le cœur même du processus civilisationnel dans lequel les hommes sont pris, que cette ou ces suspensions de l’acte ou de l’action et voire ce que l’on nomme inhibition sont finalement les véritables moteurs « secrets » du processus civilisationnel.
Il semble en tout cas que de telles rétentions se trouvent à la racine même de toute éthique ou au moins que toute éthique doive venir s’y abreuver pour se constituer. Il se peut qu’un tel homme faisant fi de la « tentation » ne fasse plus partie de ce monde, il n’en reste pas moins qu’il a existé et que de le repérer par ses « oeuvres » même si elles sont souvent non directement visibles offre un champ de recherche et de réflexion essentiel aujourd’hui et pour aujourd’hui.
On pourra sur ce point contester donc la version radicale et partagée par une grande partie de l’humanité croyante ou incroyante en tant que métaphore acceptable et acceptée, du péché originel actant l’impossibilité ou aurait été l’homme de formuler de dire un non retentissant à ce qui lui était promis et lui arrivait. Mais il est vrai que dire non à dieu ou à un dieu n’est pas choses facile.
Ce paradoxe qui fait, d’un côté, du dieu le complice du toujours plus et de l’homme celui qui connaîtrait l’existence ou la possibilité du non mais ne pourrait être capable de le dire, de le formuler, de le jeter à la face de son dieu, ce paradoxe donc n’est pas totalement absent des méditations sur l’homme que contient l’Ancien Testament, comme le montre l’histoire de la ligature d’Abraham, sur la quelle nous allons revenir en compagnie de Kierkegaard.
Une approche bicamérale nous offre en effet une entrée différente dans cette matière hautement symbolique, à forte teneur en intensités captives et à enjeux majeurs, en ceci que le dieu bicaméral n’est ni d’abord ni uniquement un dieu colérique et vengeur mais un dieu bienveillant et aidant. Une querelle sur l’antériorité historique de l’un sur l’autre peut constituer un sujet de thèse, mais il ne constitue pas, ici, une question centrale. Ce qui importe c’est la reconnaissance de son existence, la probabilité de sa cohabitation dans la psyché humaine avec l’autre version du dieu, et malgré tout de son antériorité.
2- fonctions du dieu (reprise de prolégomènes à une pensée bicamérale)
Si quelque chose comme un dieu ou comme un réseau de capacités neuronales hors normes existe en nous et peut être activé ou s’activer de manière autonome grâce à des déclencheurs liés au stress en particulier, ses manifestations restent difficilement acceptables par la partie du cerveau organisant ses connaissances en fonction de la raison, de la logique, voire pour nous du sujet.
Ce qui caractérise ce dieu, c’est sa capacité à permettre à l’individu auquel il s’adresse, de faire face, de répondre, de parvenir à surmonter un obstacle, bref de l’aider, voire de le sauver en quelque sorte malgré lui ou indépendamment de sa "volonté".
Mais surtout ce qui le caractérise, c’est qu’il est l’opérateur de changements psychiques et comportementaux effectifs et efficaces qui ne peuvent cependant pas directement être rappelés et répétés. Cela se produit hors de "la volonté" de chacun.
C’est là que se joue le drame, dans cette impossibilité de convoquer par la volonté ou n’importe quelle autre force dont dispose une être, les forces exceptionnelles qui lui ont permis d’échapper à la mort par exemple dans une bataille ou de trouver une solution à un problème apparemment insoluble.
Et ces "expériences" au sens strict, vont faire l’objet de tentatives répétées pour être précisément et rappelées et répétées, pour être conquises et maîtrisées. Mais cela n’a pas lieu, ou alors dans un mixte particulier où sont associées les lois de la raison à celles du dieu.
Le dieu est l’instance ou la force qui accomplit le changement. La raison calcule, appréhende, peut même espérer être liée à une volonté qui décide, elle n’a pas pour capacité de prendre la décision. Dans un cerveau bicaméral, c’est le dieu qui décide, c’est-à-dire qui fait que les choses ou des choses arrivent, qui permet de sauter du langage à la réalisation. Car il n’y a pas de fonction semblable à la volonté qui ne dessinera que dans des psychismes de type conscients.
Il est impossible de décrire en termes spatiaux temporels ce "saut" sinon déjà en l’impliquant dans une structure "spatiale" avec la métaphore du saut. Nous verrons comment cela se produite dans le chapitre 15 de l’Évangile de Jean.
Si l’on considère ces manifestations du dieu comme étant d’autre part des formes d’extase avec action ou suivies d’une action, et les extases ou d’autres transformations comme des manifestations du dieux, ces actions sont donc elles aussi à comprendre comme des manifestations du dieu. On parvient alors à établir une zone de compréhension potentielle de l’incompréhensible, zone qui pour être non rationnelle n’échappe pas complètement à la dimension ratioïde et au besoin de connaissance qui hante le psychisme.
La relation au dieu, et donc entre les deux hémisphères, qui pour nous sont situés dans le même cerveau et le même corps, a dû poser, on le comprend, et pose encore des problèmes inextricables pour des êtres qui n’étaient pas ce que l’on peut appeler des sujets au sens moderne du terme et qui ont vécu à des époques où la conscience n’était pas encore installée de manière effective dans le cerveau de chacun.
Le dieu n’existe donc pas "en soi" mais toujours comme l’un des pôles d’une relation complexe et tendue entre deux quasi "entités" à la fois distinctes et inextricablement liées.
On comprend combien il a pu être et est encore impossible de reconnaître cela et combien l’externalisation de la fonction divine a pu être une sorte de nécessité absolue, l’installation du dieu ou des dieux dans "l’espace" infini ou plutôt indéfini permettant de donner une certaine consistance à un phénomène qui sinon restait pour le moins angoissant parce qu’insituable même s’il était aussi perçu et vécu comme salvateur.
3- geste en suspens, discontinuité et fonctionnement du régime bicaméral
Il s’agit maintenant de tenter de comprendre comment à rebours de ce que l’on "croit" ou nous fait croire, il existe une "dimension" non tant cachée que mal éclairée dans le jeu des actions humaines. On se répand en considérations multiples sur les relations entre les différentes fonctions qui se manifestent dans le psychisme ou les différents noms que l’on a donné au cours des siècles à ces fonctions : volonté, désir, jugement, etc... Il est nécessaire de tenter de distinguer entre elles, l’espoir étant que cela permettrait aux individus comme aux groupes, aux sociétés, de mieux pouvoir coordonner les actions et mieux les contrôler.
On peut constater qu’il n’en est rien et que toutes les philosophies ont non pas échoué, il n’y a pas de challenge sinon celui, fantasmatique" de parvenir à contrôler les autres ou à se contrôler soi-même, mais aboutit au constat qu’il n’y avait pas de résolution de la tension interne à la psyché entre une tendance au toujours plus et une tendance à la modération, c’est-à-dire une reconnaissance et une acceptation de l’état moyen comme mesure des amplitudes des comportements humains et comme "but à atteindre souhaitable", c’est-à-dire comme situation générale à maintenir puisque d’une certaine manière elle était et est toujours déjà atteinte.
La question, de l’époché comme du geste suspendu qui en est une des manifestations possibles dans le champ des actions individuelles, semble pouvoir être un peu éclairée par une approche bicamérale.
Nous pouvons si l’on s’accorde globalement avec la thèse de Julian Jaynes, tenter de décrire le fonctionnement psychique d’un individu de ces périodes lointaines.
– Le crâne de chaque homme abrite deux hémisphères.
– L’ un des deux cerveaux, le droit, Jaynes l’a identifié comme l’endroit où des zones dans lesquelles les activités cérébrales qui sont celles auxquelles on a donné le nom de dieux peuvent être localisés
– L’autre, le gauche, est l’opérateur des actions liées à l’existence, à la survie, au langage, à une certaine forme d’organisation linéaire et "logique" des choses, à la raison.
– La relation entre les deux hémisphères est absolument discontinue.
– Pour deux raisons :
– parce que l’attention est absolument flottante et n’est pas contrôlée directement ni par la volonté, ni par l’esprit ou la conscience de l’individu
– parce que la régulation des gestes, des actes à accomplir face à des situations de stress, d’inattention, ou de trop grande complexité est produite par l’intervention dans le schéma général par l’autre hémisphère qui émet et envoie des informations au cerveau gauche lui indiquant la marche à suivre pour "sortir du péril."
– Dire que ce sont les dieux qui interviennent ne suffit pas. Il faut préciser que cela a lieu par sauts. On est dans un état ou dans un autre, mais on ignore comment on est passé de l’un à l’autre. On peut garder un souvenir de ce qui s’est passé avant ou après mais ce qui se produit entre deux moments est vécu en quelque sorte comme un rêve, une hallucination. On ne peut pas attribuer à autre chose qu’à un dieu ce qui se passe en de tels moments qu’aujourd’hui on qualifierait de perte de conscience et qui n’étaient alors que l’intervalle incompréhensible mais vital qui séparait deux moments de la vie.
– Peu de choses ont changé et ce fonds originaire n’est pas si éloigné du nous conscient, ni enfoui profondément en nous, car nous ne cessons de passer d’un état émotionnel à un autre sans le plus souvent savoir POURQUOI on en a changé. Il faudrait dire plus exactement que cela a changé en nous, hors de notre volonté ou de notre contrôle.
– La discontinuité des moments qui sera une source potentielle d’une angoisse incommensurable, celle du moi commençant à appréhender ce "vide", ce "blanc", ce "trou" entre deux actions, est comme occultée par le fait que les dieux remplissent ce vide de leurs présence aussi absolue qu’insaisissable, mais aussi indubitable qu’avérée et au sujet de laquelle tout le monde s’accorde.
– Nous avons appelé schize cet intervalle incommensurable, faisant ainsi de la schize le "moment discontinu" qui ne cesse de se manifester au coeur de chaque segment vécu, et de se répéter, et qui est à l’oeuvre dans chaque action, chaque pensée, chaque décision, chaque situation.
– Les dieux sont le nom de ce qui à la fois rend sensible l’existence de ces moments discontinus et de ce qui en empêchant la perception de la discontinuité, repousse au loin l’angoisse qui se serait inévitablement fait jour en chaque homme à l’époque bicamérale comme aujourd’hui et permet de vivre "comme si" une forme de continuité enveloppait l’ensemble des phénomènes. Les dieux sont le nom dont on a été recouvert la schize inconnaissable puis insoutenable jusqu’à ce que la raison ait été inventée comme instrument global permettant de faire face à l’imprévisibilité des phénomènes.
§ 2 La ligature d’Abraham
1- un geste suspendu et la promesse d’une lignée
Sans doute le plus célèbre des gestes suspendu, celui d’Abraham dont la main munie du couteau est levée au-dessus du cou de son fils et prête à le trancher, cette main qui va retomber est soudain comme retenue, par un ordre lancé par un ange envoyé par le dieu qui lui avait pourtant enjoint, ordonné, d’emmener son fils vers la montagne et de le sacrifier, et l’acte suspendu est finalement aboli par le remplacement du fils par un bélier qui se trouvait là pris dans les ronces et qu’il suffisait de capturer pour le conduire sur les bois coupés de l’autel.
Célèbre d’abord parce qu’il est accompli par celui qui est reconnu par les trois religions du livre comme leur principal patriarche, célèbre encore parce qu’il est un symbole de la foi inconditionnelle, célèbre toujours parce que les théologiens chrétiens y verront une annonce de la figure du christ fils de dieu envoyé par lui et sacrifié par lui, célèbre toujours parce qu’il incarne avec ce geste le moment où selon certains spécialistes du judaïsme les sacrifices d’enfants à Yahvé sont abandonnés au profit de sacrifices d’animaux et célèbre enfin parce que ce geste a été interprété comme une manifestation du mystère absolu en quoi consiste la foi.
Soeren Kierkegaard a élevé à la hauteur d’un concept philosophique qu’il nomme paradoxe, la situation impossible dans laquelle se trouve plongé Abraham qui doit, après avoir été distingué par son dieu qui lui a permis d’avoir un enfant à l’âge de 100 ans, à la demande de ce même dieu sacrifier son fils unique.
Nous sommes face au dieu de la bible qui est on le sait un dieu colérique et versatile et dont une grande partie des manifestations dans le monde phénoménal consiste soit à s’attirer la reconnaissance du peuple qu’il a choisi en lui confirmant sa puissance et en se manifestant à des personnes choisies ou évidemment à travers des actions d’éclat, soit à punir ce même peuple de ne pas respecter l’un ou l’autre des engagements qu’il a pris, à travers les actes de certains de ses membres. On rappellera que juste avant l’épisode de la ligature d’Isaac qui se trouve en Genèse 22, il y a en Genèse 19 l’épisode de la destruction de Sodome et Gomorrhe qui a lieu non sans qu’ait été exfiltré Loth et sa famille, Loth qui est un frère d’Abraham.
2 - Genèse 22
Genèse 22 raconte donc la demande folle du dieu à Abraham d’aller sur le mon Moria pour lui offrir en sacrifice son fil unique, qu’il a eu à l’age de près de 100 ans, Sarah sa femme en ayant 75, et donc de voir disparaître avec lui la promesse que lui a faite le même dieu d’une descendance innombrable. Ce qui intrigue ou déstabilise les commentateurs, c’est le fait qu’Abraham obéisse à l’ordre du dieu sans le remettre en question sans se rebeller contre une demande considérée comme absolument insupportable du point de vue des sentiments humains auxquels s’ajoute la situation même du couple.
Plus encore que l’ordre émis par le dieu, dont on sait la versatilité et la dimension colérique de sa personnalité, c’est l’absolue obéissance d’Abraham qui surprend et choque. Cette soumission, cette obéissance, cette absence de réaction sentimentale et affective, cette manière d’embarquer son fils même dans ce mouvement de déférence vis-à-vis du dieu et de l’impliquer dans sa propre mort à venir, la non protestation de sa femme, tout cela rend le personnage d’Abraham, le patriarche commun aux trois religions du livre, aussi intenable qu’incompréhensible pour tout esprit ayant baigné peu ou prou dans l’eau lustrale de la conscience même dans ses formes les plus anciennes.
Chacun, face à cette demande inconsidérée, se dit qu’il n’aurait pu l’accepter, car il ne pourrait imaginer que le dieu puisse la faire, surtout si elle vient du dieu et qu’elle s’adresse à celui dont il a fait son protégé et à qui il a fait une promesse, elle aussi apparemment improbable au vu de la situation de Sarah et Abraham.
3- Une demande incompréhensible
L’ordre donné à Abraham dépasse littéralement et les lois de l’entendement et celles les affects. Pour un homme, il marque le point limite au-delà duquel il lui semble ne pas pouvoir aller : tuer sa propre progéniture. Mais dans le même mouvement, c’est la question de la relation homme dieu qui est posée et mise en scène. Que peut bien vouloir dire d’accepter sans au moins protester de se soumettre à un tel ordre ? On évoque la croyance, la foi mais ce ne sont peut-être pas les bons mots pour éclairer cette situation et cette forme de la relation homme dieu. Il faudra tenter d’être plus précis sur ce point.
Il importe donc de constater que nous sommes dans une situation où la relation homme dieu ne ressemble pas ou si peu à celle qui prévaudra par la suite. Nous sommes au début de la thora dans des temps immémoriaux et l’hypothèse partagée par certains grands spécialistes de la bible comme Thomas Römer qui disent que cette demande inconsidérée du dieu et son annulation par ce même dieu qui en envoyant un ange empêche le sacrifice du fils par le père et son remplacement par un bélier, marquent en fait une mutation sociétal profonde qui voit dans la judaïsme officiel l’éradication des sacrifices d’enfants se produire à la fin des VIIe et VIe siècle.
On peut alors considérer que cette histoire met en scène ce renoncement sociétal, la translation entre victime humaine et victime animale, et la sublimation en quoi consiste le suspens du geste sur l’enfant et son transfert sur le bélier.
On peut ici suivre les indications selon lesquelles ce que le christianisme a attribué à Moloch en en faisant un dieu contraire à Yahvé, était en fait attribuable à un dieu nommé Melek qui n’est autre que "le roi" et qui est une des désignations de Yahvé.
Donc, c’est bien encore le geste terrible du sacrifice d’enfant à travers ici l’histoire du sacrifice de son propre fils par Abraham, qui effraye et terrifie jusqu’à aujourd’hui et rend incompréhensible la soumission du père face à son dieu.
4 - incompréhension de la soumission d’Abraham
Mais le point central pour nous aujourd’hui reste l’incompréhension de la soumission d’Abraham, entendons le fait qu’il ne proteste en rien devant l’ordre du dieu et qu’il est prêt à accomplir le geste fatal et meurtrier sans se rebeller, sans crier, sans frémir. À nos esprits formatés par la conscience, la bonne comme la mauvaise, cela paraît inconcevable.
Kierkegaard consacre un livre à cette question nous allons y revenir, mais il nous faut d’abord tenter de penser le dieu d’Abraham comme ce dieu colérique qui semble changer de statut et surtout comme le dieu au sens la plus anciennement connu de puissance donnant des ordres changeants, contradictoires et donc la succession pourrait avoir quelque chose déroutant pour les hommes.
Deux points sont à relever :
– le fait que ce dieu colérique et vindicatif ne semblant pas faire cas de ceux qu’il dit aimer et il a montré qu’il les aimait et les aidait, est l’une des formes les plus anciennes du dieu
– le fait que ces ordres révèlent un hiatus majeur qui anticipe déjà et préfigure en un sens la mutation du dieu en entité devant faire face à une mutation psychique des humains devenants capables d’intégrer le doute, la schize comme dimension inhérente à la question de croire.
Si l’on se réfère à la place de ce texte au début de la Genèse, le dieu se trouve au début des mutations qu’il va connaître et imposer à l’homme et réciproquement. Mais l’homme lui se trouve encore dans un état ancien vis-à-vis du dieu. Il le conçoit encore comme celui qui ne peut pas tromper. La duplicité n’existe pas pour Abraham. C’est pour cela qu’il ne peut pas douter un instant. Ce n’est donc pas une question relative à la personne au sujet Abraham qui serait grosso modo semblable à nous aujourd’hui hier demain toujours, c’est une question relative à la psyché humaine comme structure susceptible de transformations, de mutations.
L’état mental et psychique dans lequel se trouve Abraham dans cet épisode n’est en rien différent de celui qui est le sien dans les autres moments : il fait une confiance absolue à son dieu. Son dieu lui parle, son dieu l’accompagne, sin dieu lui fait des promesses, son dieu est capable de prodiges il ne peut donc pas lui venir à l’esprit que son dieu puisse le tromper.
Le point majeur est celui-là. Le dieu d’Abraham est tou ce que ’on veut colérique et instable, il ’ne est pas mins doté d’une "dimension de continuité" absolue qui interdit de concevoir la duplicité comme le mensonge. Il peut changer d’avis et faire que d’un ordre à un autre on se retrouve dans des situations inconciliables, mais il ne trompe pas. Chaque moment est en lui-même un absolu. Il n’y pas de mémoire qui soit le socle d’un jugement. La structure mentale du jugement n’existe pas. et ce dont il y a souvenance, c’est des actes qui mettent en scène la puissance du dieu.
Ainsi ce qui nous paraît incompréhensible ne l’est pas pour Abraham. Il ne doute pas parce qu’il lui est impossible de douter, non pas surpuissance mais parce que cela n’existe pas. Abraham n’est pas un être conscience c’est une être bicaméral pur.
Entendre la voix du dieu, c’est déjà lui obéir. et ne pas lui obéir est littéralement hors champ, impensable au sens où cela ne peut exister dans l’esprit d’un homme de l’époque d’Abraham. On se rappellera ici de quelques énoncés de Jaynes lorsqu’il définit la bicaméralité.
5- la dimension magique inhérente à la psyché
Le dieu est situé et actif au plus près de la psyché humaine et s’il se manifeste au dehors, ou si l’on veut du dehors, c’est parce que quelque chose comme une intériorité n’existe pas encore, n’est pas constituée. Il n’est pas situable dans un jeu de coordonnées spatiales fussent-elles métaphoriques parce que l’espace n’existe pas pour Abraham au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Il y a des lieux, des êtres, des noms, des actions à accomplir et il s’agit de les coordonner. Mais s’il existe quelque chose comme un cadre général, il est déterminé par des actions de type "magique", c’est-à-dire qui ne connaissent ni le temps ni l’espace.
Il faut indiquer que cette dimension magique n’a jamais été abolie par la conscience et qu’elle n’est pas non plus relégable dans les anfractuosités de l’inconscient. Elle est active, là, maintenant, en chacun de nous, simplement avec une acuité proche de zéro chez la plupart des individus. À cette époque, si l’on suit l’hypothèse de Jaynes, il en va autrement. Il n’est donc en fait pas étonnant qu’Abraham réagisse comme il le fait. Il entend. Il obéit. Il n’y a aucun espace pour le doute.
Par contre un flottement entre des possibles inconciliables se manifeste dans le texte, qu’il est impossible d’analyser sous le nom de doute, mais qu’il est possible de faire entendre comme une manifestation du fait que ce soit impensable, mais que cet impensable ne l’est pas pour le dieu qui sait lui apporter une aide une solution à chaque situation de crise, de stress. Confiant et agissant selon les ordres sans que la faille la schize n’ait prise sur lui, puisque pour lui elle n’existe pas et qu’elle n’existe à cette époque pour personne, Abraham s’avance vers l’accomplissement de son acte sans frémir.
Le seul moment pouvant correspondre à l’impensable dans ce texte de Genèse 22, c’est quand il répond à son fils qui lui demande où se trouve l’animal du sacrifice et que son père qui ne peut pas formuler en mots ce qui nous paraît si atroce, et à lui aussi s’il y pensait en dehors de l’ordre de son dieu, que la victime expiatoire c’est lui son fils, il répond justement non pas à côté mais dans la droite ligne de sa confiance absolue :
"Et Yitzhaq a dit / vers Avraham son père / et il a dit mon père / et il a dit me voilà mon fils / Et il a dit / voilà le feu / Et les bois / et où est l’agneau pour l’immolation / Et Avraham / a dit / Dieu / verra lui l’agneau / pour l’immolation / mon fils / Et ils sont allés tous les deux / ensemble " (Genèse 22 7-8, Ed Desclée de Brouwer, trad Meschonic, p.105)
Abraham donc est bien dans la confiance absolue et même s’il "sait" qu’il doit immoler son fils, il ne parvient pas à voir autre chose dans cet ordre qu’un ordre du dieu et qui doit donc être accompli, mais d’un autre côté, dans une autre strate de son esprit lorsqu’il répond à son fils qui le questionne sur l’absence d’animal pour le sacrifice, il ne cherche pas à lui mentir, il déclare une nouvelle fois sa confiance dans son dieu, qui dit-il donc à son fils pourvoira à l’agneau.
6 - deux registres de continuité
Vouloir comprendre un tel passage à l’aune de notre psychisme est une erreur qui conduit à des mésinterprétations sans fins. Certes on peut voir là se déployer l’univers infini de l’interprétation, mais il n’est pas non plus interdit de tenter de repasser par la case départ et d’essayer de comprendre au plus près ce que l’on peut penser être la situation psychique d’Abraham qui vit cette histoire à la fois si légitimement célèbre et si apparemment impensable.
Abraham en répondant cela montre qu’il ne peut pas NE PAS faire confiance à son dieu. L’absolu de la confiance se retrouvera par la suite dans le NE PAS. Mais, c’est là tout le mystère à éclaircir et l’objet de cette séance, la conversion en plusieurs phases d’une continuité affirmée mais qui fonctionne comme une sorte de suspens de la perception de la discontinuité impliquée par l’ordre du dieu puisqu’il s’agirait à la fois de tuer son enfant de rendre malheureuse sa femme, la mère de son fils et de voir s’effacer la réalisation de ce que le dieu lui a promis, une descendance infinie.
La continuité qui prévaut est celle du dieu et ce qui compte c’est ce que dit le dieu ce qu’il ordonne à cet instant et ce qui fait le lien la continuité si l’on veut c’est le fait qu’il s’adresse à Abraham et que cet homme lui fasse confiance. Il y a une mémoire de la confiance qui est le socle de la foi. Et cette foi est absolue parce qu’il n’y a rien qui puisse venir s’interposer entre l’homme et son dieu. Ici, entendre, c’est faire !
Le changement de plan de la discontinuité impossible ou de la continuité affirmée va s’opérer lorsque le dieu va lui-même prendre en charge le suspens du meurtre du fils par le père, le suspens de l’ordre impensable en mettant en avant donc la continuité de la mémoire de la promesse ou des promesses faites à Abraham face à la continuité discontinue des ordres donnés. Le suspens du geste est une manifestation de ce jeu complexe entre des strates psychiques mais aussi culturelles, on l’a vu, qui engagent des relations différentes à ce qui constitue le coeur battant de l’existence, ce moteur à deux temps qui fait passer de la continuité évidente du vécu sous la protection du dieu à la discontinuité tout aussi évidente mais non perçue comme telle d’injonctions diverses qui constituent la trame de la vie.
On le sait, ce que Jaynes a montré, c’est que l’homme bicaméral vivait des sauts entre des situations, c’est-à-dire des états psychiques qui pour être absolument discontinus ne pouvaient être perçus ainsi. En un mot, les hallucinations venaient recouvrir le moment d’interruption de la perception immédiate habituelle quelle qu’en soit la cause stress ou simple décrochage de l’attention, et cela permettait à chaque être de se retrouver dans un autre moment présent sans avoir pu précisément "prendre conscience" de l’interruption. Ce n’est qu’avec la lente invention de la conscience que cette discontinuité sera prise en charge de la manière que l’on connaît puisque nous ne sommes toujours pas sortis du régime de la conscience même s’il est mis à mal et est sur le point de rendre l’âme.
À une continuité fondée sur la voix du dieu, se substitue ou s’ajoute une continuité fondée ur la mémoire de la promesse faite par la voix du dieu. Et ce saut entre deux strates, saut qui passe sur une discontinuité pour la rendre imperceptible, s’effectue par la suspension de l’acte lié à l’ordre du dieu et par l’établissement d’une continuité vécue qui est celle de la mémoire de la promesse.
Vouloir absolument faire une lecture psychologique même au sens large de cet épisode conduit à des mésinterprétations en chaîne comme on va le voir avec la lecture que tente Kierkegaard dans crainte et tremblements.
Ce saut est en fait tout à fait rendu sensible dans la venue de l’ange suspendant le geste du père qui allait sacrifier son fils, car il faut le rappeler il ne s’agissait pas d’un crime ou d’une vengeance, il n’y avait dans ce geste aucun élément relevant des motivations d’une homme mais uniquement celle d’un homme vis-à-vis de son dieu, de son obéissance, du fondement de sa foi, si l’on veut et qu’il s’agit non d’un aveuglement mais de cette relation indéfectible et immédiate au sens le plus strict entre voix et acte, entre ordre donné par le cerveau droit et accomplissement de ce qui était dit par le cerveau gauche.
Si l’on traduit dans notre langage ce qui se produit à ce moment de l’intervention de l’ange on pourra dire qu’Abraham NE sacrifie PAS son fils, que le geste est suspendu par dieu même. Le changement de plan étant donc dicté par le dieu la question du ne pas faire ce que dieu avait demandé ne pose donc aucun problème de conscience à Abraham, il ne fait pas ce que dieu vient de dire de ne pas faire. Pas de mémoire affective engendrée par l’implication de l’homme dans l’acte ordonné par le dieu. Seulement un retour au plan de continuité (de consistance ?) de la promesse antérieure, plus ancienne et inscrite dans le vécu d’Abraham avec force.
Cela peut paraître abstrait mais on se trouve là face à une question qui ne va pas cesser d’agiter la pensée, la philosophie, et ce jusqu’à aujourd’hui. L’époché husserlienne, certes largement plus élaborée trouve si l’on veut sa source dans ce suspens de l’acte par le dieu d’Abraham et l’époché prônée par la phénoménologie française aussi. Cela méritera des développements dans d’autres séminaires, mais cela doit être mis en avant dès maintenant, car c’est toujours au plus près de ce coeur battant du moteur à deux temps de la relation homme dieu au sens de Jaynes que se jouent certaines des grandes questions philosophiques.
§ 3 Ce qu’il faut craindre et ce qui fait trembler
une analyse de Crainte et Tremblement de Soeren Kierkegaard
Nous allons faire un petit saut de 2500 ans et voir comment dans un texte qui se déploie sur plusieurs niveaux, s’empare du geste d’Abraham et s’en sert pour faire apparaître ce qui constitue l’une des plus brillante démonstration de ce qu’il faut appeler le piège de la conscience, celui qu’elle nous tend en tant que reflet et projection de ce que nous sommes ou croyons être, celui qu’elle "est" ou plutôt qui la définit en tant que mécanisme psychique complexe. Ce piège qu’à travers nous elle se tend est donc un piège que nous nous tendons. Voilà ce que nous n’avons pas le loisir d’interroger, car ce piège est celui dans lequel nous sommes pris mais duquel nous vivons, car c’est lui qui détermine le schéma psychique qui est le nôtre.
Le geste d’Abraham porte en lui un paradoxe, tel est le concept utilisé par Kierkegaard pour le caractériser, et c’est ce paradoxe auquel il nous est demandé de faire face de nous confronter, sinon cela indique et implique que nous nous contentons de peu, c’est-à-dire des degrés de basse intensité de la croyance et que nous nous résignons donc à ne pas chercher à savoir et à vivre la foi, avec elle en elle.
1- geste héroïque et geste de foi
S’il n’est pas question de faire ici une présentation complète du livre de Kierkegaard, crainte et tremblement, ce qui s’impose, c’est de repérer ce qui pose tant de problème à l’auteur et qui pourrait se résumer ainsi : quelle que soit la manière dont on interprète le geste d’Abraham, on parvient toujours à ce paradoxe qui tient en ceci qu’il est impossible à quiconque de dire quelque chose de sensé et de juste sur ce geste, sauf à être soi-même dans une situation semblable à celle du patriarche et donc d’être dans une relation absolue à l’absolu, ce qui n’arrivera pas car une telle possibilité est comme "interdite" par l’époque et si cela pouvait arriver à quelqu’un, il ne serait pas possible d’en dire quelque chose.
Nous sommes condamné à rester au seuil de l’expérience vécue n’était la foi qui sous sa forme maximale nous fait nous approcher sinon d’un vécu semblable à celui d’Abraham du moins de l’expérience de l’impossible dépassement du "général" par la foi. Comprendre que ce qu’a vécu Abraham relève d’une relation directe entre lui et son dieu, d’une relation sans médiation aucune donc et que Kierkegaard nomme une relation absolue avec l’absolu.
On comprend aussitôt qu’une telle relation directe avec le dieu est le fait d’un individu ou de l’individu mais ne peut en aucun cas être le fait du groupe, de la société, de personnes ayant une fonction sociale, ce que Kierkegaard nomme le "Moral" ou le "Général" (en reprenant à sa manière Hegel) et pour lesquelles la relation au dieu joue une rôle parmi d’autres, ce rôle fut-il considéré par les personnes comme majeur.
Nous nous retrouvons comme projetés au point de départ de ces réflexions sur le dieu, la signification et les manières d’accomplir ce "geste" que Stiegler nomme "faire des dieux", c’est-à-dire au point nodal de la distinction insurmontable entre expérience vécue et expérience transmissible et partageable.
Ce que constate Kierkegaard et qui sert de levier à sa longue et tortueuse démonstration, c’est que la relation absolue à l’absolu n’est en rien partageable ni communicable et que prétendre le contraire, ou faire comme si cela était possible et pensable, c’est se comporter en ennemi de la foi, mais aussi en un sens de la raison, ou au moins montrer que l’on ne comprend pas ce qui fait l’absolue singularité de l’expérience imposée par son dieu à Abraham.
Afin de permettre de démontrer ce qui fait la spécificité d’Abraham et de la figure conceptuelle qu’il nomme le chevalier de la foi, Kierkegaard distingue entre le Héros tragique et Abraham qui est d’une certaine manière le seul de sa catégorie et qui ne peut donc se voir affublé que du nom d’individu.
Des héros tragiques, des êtres qui ont du sacrifier leur enfant, il y en a eu dans la Grèce antique. Agamemnon et sa fille Iphigénie sont les plus célèbres. Ce qui caractérise le héros tragique, c’est que son geste, aussi tragique et intenable soit-il, est porté et légitimé par un "peuple". Le geste relève du "moral" ou du "général".
Le geste tragique a un but, un télos, une finalité, une fonction, permettre de passer d’une situation intenable à une autre qui relève ou appartient à la norme sociale, à la moyenne acceptable ou permet à la chose attendue de se produire, bref de revenir à une situation unifiant tous les acteurs présents en tant que participant à l’ordre social.
Agamemnon va s’écarter de l’acceptable mais pour permettre au monde social qui est le sien de retrouver un bon fonctionnement, une unité, une cohérence, une cohésion. Il n’échappe donc pas aux lois du monde, au contraire, il veut par son geste aussi insupportable soit-il, agir pour un bien supérieur, mais ce geste ne relève pas de la foi en un dieu mais de la nécessité du maintient ou de retour à une forme ou une autre de paix sociale. Il tergiverse, il tente d’échapper, mais finalement il n’a pas lui non plus de conscience, seulement une soumission à la double force de l’ordre venu par les oracles et donc venant d’un dieu et celle de la société qui ne comprendrait pas que son chef se dérobe à un devoir que le dieux lui imposent pour le bien ou le bien de tout ou pour le bon déroulement d’un projet, ici le départ pour Troie.
Abraham, lui, par contre est dans une tout autre situation. Écoutons un peu ce que Kierkegaard en dit, entre les pages 87 et 97 et de son livre crainte et tremblement :
"L’histoire d’Abraham comporte cette suspension téléologique du moral... Il agit en vertu de l’absurde, car c’est l’absurde qu’il soit comme Individu au dessus du général. Ce paradoxe échappe à la médiation... Il n’est pas un instant un héros tragique, mais tout autre chose : ou bien un meurtrier, ou bien un croyant. Il n’a pas l’instance intermédiaire qui sauve le héros tragique...
La différence qui sépare le héros tragique d’Abraham saute aux yeux. Le premier reste encore dans la sphère morale. Pour lui tout expression du moral a son télos dans une expression supérieure du moral…
Tout autre est le cas d’Abraham. Il a franchi par son acte tout le stade moral : il a un au-delà du télos devant lequel il suspens ce stade... Il n’agit pas pour sauve un peuple, ni pour défendre l’idée de l’état, ni pour apaiser les dieux irrités... Aussi tandis que le héros tragique est grand par sa vertu morale, Abraham l’est pas une vertu tout personnelle...
Abraham se refuse à la médiation ; en d’autres termes : il ne peut parler. Dès que je parle, j’exprime le général, et si je me tais, nul ne peut me comprendre...
On l’approche avec une horror religiosus...
Mais quand le moral este ainsi téléologiquement suspendu, quelle est alors l’existence de l’individu en qui il est suspendu ? Il existe alors comme l’individu opposé au général. Pèche-t-il alors ? ...Comment donc existe-t-il alors ? Il croit. Tel est le paradoxe qui le pousse à l’extrême et qu’il ne peut rendre intelligible à personne, car le paradoxe consiste en ce qu’il se met comme individu dans un rapport absolu avec l’absolu. Abraham y est-il autorisé ? S’il y est autorisé, c’est derechef le paradoxe ; car s’il l’est, il ne l’est pas en vertu d’une participation quelconque au général, mais en vertu de sa qualité d’Individu."
Nous disposons là des principaux éléments qui permettent à Kierkegaard de déployer son raisonnement. Il ne faut pas se laisser troubler par certains des termes employés. L’enjeu est somme toute simple si l’on approche Abraham avec une pensée bicamérale, ce qui n’enlève rien à la complexité du raisonnement du philosophe danois. Il est plus facile d’accepter en effet la relation directe ente l’individu et son dieu et cela nous permet de décaler quelque peu les préoccupations et les enjeux.
Le moral et le général sont des concepts post-hégéliens qui permettent de mettre en scène la différence entre Abraham et le héros tragique, entre le dieu grec et le dieu juif, ou plutôt entre leur fonctions, mais surtout de poser une différence entre homme social et individu et donc entre deux niveau de la croyance si l’on veut, l’un qui relève de la croyance en tant qu’elle est portée par une société et un ordre social et pour Abraham seul, une croyance portée par rien ni personne en termes de lien social comme on dit aujourd’hui, sinon par celui qui croit et le dieu à qui il fait confiance. Et cette croyance est à proprement parler la Foi. Et la Foi pour Kierkegaard est à la fois ce qui est le plus "désirable", ce qu’il faudrait donc connaître et vivre, et ce qui est le plus éloigné des hommes car tous nous sommes des êtres sociaux et socialisés et donc relevons du général et ne sommes pas des individus au sens qu’il donne à ce moment lorsqu’il parle d’Abraham ou en tout cas pas capable de l’être, des individus.
2- absurde, paradoxe et médiation
Le foi est inaccessible, sauf au prix de contorsions logiques comme les développe Kierkegaard et que nous évoquerons mais qui sont moins importantes pour nous aujourd’hui que de relever les trois aspects majeurs qui portent sa réflexion et nous conduisent sur la voie de la compréhension de certains des enjeux majeurs qui trament leur puissance autour de cette question de la foi. revenons aux toutes première phrase citées : " L’histoire d’Abraham comporte cette suspension téléologique du moral... Il agit en vertu de l’absurde, car c’est l’absurde qu’il soit comme Individu au dessus du général. Ce paradoxe échappe à la médiation."
Trois mots marquent l’espace de la pensée de Kierkegaard : absurde, paradoxe et médiation. Et ces trois mots nous renvoient au début du second séminaire de cette longue série intitulée "Faire des dieux" la séance de Novembre 2021 et dans laquelle se faisait entendre cet qui me semble le juste point de départ pour toute réflexion sur la foi et sur les relation entre l’homme et son dieu, la question de l’expérience vécu d’une relation avec le dieu. Je reprend donc ici les quelques phrases de cette séance :
"Dans le livre de Jean-Claude Bologne, (qu’il soit ici à nouveau salué), intitulé Une mystique sans dieu, à la page 152, sonne et résonne une question : « C’est la question que pose l’encyclique Pascendi : si la foi doit être fondée sur une expérience personnelle, que se passe-t-il pour ceux qui n’en jouissent pas ? ». Et au-delà de cette encyclique de 1907 de Pie X, qui marque l’opposition raisonnée de l’église à la « modernité » technique et rationnelle, à la société du profit qui transforme radicalement les conditions de toute forme d’expérience dont la foi est l’une des plus paradoxale manifestations, c’est bien la question de ce qui fait expérience de ce qui fait sujet, de ce qui fait homme qui est ici posée."
J’ajouterai donc aujourd’hui, la question de la relation entre l’homme et le dieu qui se révèle être une question absolument majeure et incontournable et qui dépasse et englobe le champ de la seule théologie puisque c’est la question du vécu de l’expérience qui est ici posée, de l’expérience de quelque chose, d’un état ou d’une rencontre ou de n’importe quoi d’autre finalement, expérience qui ne peut en aucun cas être partagée, personne d’autre que lui ou elle ne pouvant éprouver ce qu’il éprouve comme individu lorsqu’il éprouve quelque chose.
Revenons à Abraham. L’absurde, c’est le fait que le dieu qui lui donne un enfant alors qu’il a 100 ans, ce qui est à la fois un signe de l’amour de ce dieu pour cet homme et donc d’une certaine forme d’élection de l’individu par le dieu, lui ordonne quelque années plus tard, Isaac est jeune adulte, de le tuer. Cela dépasse en effet mais quoi ? La raison rationnelle comme affective, qui sont des facultés qui nous appartiennent mais pas à Abraham.
Kierkegaard n’utilise pas ce mot, mais c’est bien de cela dont il est question de la logique implicite qui gouverne nos actions et nos jugements et qui est fondée, du moins le pensons et le croyons-nous sur une rationalité juste. L’absurde joue pour Kierkegaard le rôle d’un marqueur de la limite entre le général et l’individu. Ce que le général peut penser ne va d’une certaine manière pas au-delà de la limite de l’absurde et l’absurde sert à poser cette limite au-delà de laquelle il n’est pas raisonnable de s’aventurer.
C’est pourquoi Kierkegaard s’évertue à montrer au début de son livre qu’il est justement "absurde" de vouloir prêcher sur Abraham, car celui qui prêche comme celui qui écoute n’a ni ne peut prétendre avoir fait une expérience équivalente à celle du patriarche et donc ne peut prétendre comprendre ce qu’il a pu vivre et encore moins le comprendre.
Pourtant, tel est le but que s’est fixé Kierkegaard, tenter de comprendre, de parvenir à saisir malgré l’impossibilité logique apparente, ce qu’est, a été ou a pu être et quelle forme pourrait encore prendre aujourd’hui l’expérience vécue par Abraham.
Il perçoit en effet quelque chose d’essentiel qui est, au fond, que le lien entre un homme et son dieu est la forme la plus indépassable de la foi et qu’il faut donc mettre en avant ce paradoxe de l’impossibilité de donner créance à une histoire pareille et de l’impossibilité de ne pas l’accepter néanmoins comme ayant eu lieu.
Nous avons déjà rencontré ce paradoxe avec les extatiques que nous avons abordés avec le livre de Martin Buber et dans la préface duquel il notait l’impossibilité où l’on était de comprendre mais la nécessité où l’on était d’accepter ou de reconnaître que ce que ces extatiques racontent ils l’avaient vécu.
Le paradoxe est donc un concept qui vient percuter la relation à la foi dont se targuent les religions et ceux qui les pratiquent et avec lesquelles Kierkegaard n’est pas tendre. En conclusion d’un passage dans lequel il évoque le christ en disant " N’était-il pas terrible que cet homme allant parmi les autres fût dieu ; n’était-il pas terrible d’être à table avec lui ? Était-il facile d’être apôtre ? Mais le résultat, dix-huit siècles de christianisme, sert à quelque chose il sert à cette vile tromperie par laquelle on se dupe, et les autres." (p.104)
L’enjeu est donc bien de tenter de remonter à la source de la foi et l’exemple sinon unique du moins celui qui associe au plus près relation avec le dieu et dimension humaine est celui d’Abraham. "Je reviens à Abraham. Le temps qui précéda le résultat, ou bien Abraham fut à chaque minute un meurtrier, ou bien nous sommes en présence d’un paradoxe qui échappe à toutes les médiations. l’histoire d’Abraham comporte alors une suspensions téléologique du moral." (p.105)
Et cette source échappe à tout ce qui est en quelque sorte connu des hommes de son époque et de la nôtre finalement et sans doute de bien des époques antérieures, ce qui nous conforte dans l’idée que la thèse de Jaynes est plutôt juste, les hommes ayant lentement perdu la relation non médiatisée au dieu, relation qui a été remplacée par la structure de la conscience et de toutes les médiations qu’elle a inventées et grâce auxquelles elle peut continuer d’exister.
Qu’est donc le paradoxe de Kierkegaard ? "La foi est ce paradoxe : l’intérieur est supérieur à l’extérieur... Le paradoxe de la foi consiste en ceci qu’il y a une intériorité incommensurable à l’extériorité, et cette intériorité, il importe de le noter, n’est pas identique à la précédente, mais est une nouvelle intériorité."(p.109)
Kierkegaard saisit parfaitement le problème de l’incommunicabilité de l’expérience "mystique", car celle d’Abraham en est une de ce genre, même si le mot n’est pas présent dans ce livre. Le paradoxe n’est que le point d’articulation par lequel se révèle cette incommunicable entre deux "mondes" et cette efficience d’une relation directe entre deux "mondes". Dans le premier "monde" on trouve l’individu comme limite du général qui le gouverne. Le second "monde" est composé de la relation directe entre l’individu et son dieu. Et entre les deux, il y a un saut que Kierkegaard a noté, on vient de le lire. Ce saut implique l’existence d’une "nouvelle" intériorité qui seule rend possible de vivre une expérience non médiatisée avec le dieu. Or cette "intériorité" est bien plutôt ancienne très ancienne, bien que pour le philosophe danois elle puisse peut-être devenir actuelle.
On le comprend, l’enjeu est essentiel. Si Abraham a pu vivre une relation non médiatisée avec le dieu, alors tout est encore possible. Tout, c’est-à-dire de vivre une expérience équivalente à celle d’Abraham, de vivre la foi, avec elle en elle, c’est-à-dire avec le dieu et en lui ou avec lui au plus près de "soi" c’est-à-dire de cette intériorité "nouvelle". Elle n’est nouvelle que par rapport à celle du général, c’est-à-dire de l’homme qui croit, au sens trivial du terme. Sinon, elle ne l’est pas nouvelle mais elle est possiblement actuelle puisqu’elle est ou serait équivalente à celle d’Abraham.
La médiation, on le comprend donc maintenant, c’est le point central et la pierre d’achoppement. C’est à cela qu’il faut s’attacher maintenant, comprendre au plus près le saut du paradoxe à la foi, de l’expérience impossible à l’expérience actualisée.
3- L’impossibilité de parler comme signe de l’absolu
Après un long détour ayant pour support la question de l’amour, qui on le sait est au coeur de la philosophie de Kierkegaard, nous n’allons pas entrer dans une explication du personnage qu’il nomme le chevalier de la foi, mais le suivre quand il revient pour conclure son livre, brutalement sur son sujet de départ, Abraham.
Ce long détour dit-il "ne me permettra pas de mieux comprendre Abraham, mais de faire tourner dans tous les sens l’impossibilité de le comprendre, car je le répète, il m’est inintelligible, je ne peux que l’admirer." (p.186) L’enjeu est de montrer comment Abraham est à la fois au plus près de nous, c’est son côté humain si l’on veut, et au plus loin de nous par sa foi absolue.
Kierkegaard voit le point central de l’incompréhension dans le fait suivant : " Abraham se tait - mais il ne peut pas parler ; dans cette impossibilité résident la détresse et l’angoisse. Car si parlant, je ne peux me faire comprendre, je ne parle pas, même si je pérore nuit et jour sans interruption. Tel est le cas d’Abraham ; il peut tout dire, une chose exceptée, et quand il ne peut la dire de manière à se faire entendre, il ne parle pas."(p.188)
Il est aisé de "traduire" cela de manière simple : La langue n’est pas le vecteur permettant de rendre compte d’une expérience du type de celle que vit Abraham. Il est Individu et comme tel absolument seul. Son seul interlocuteur est le dieu.
On reconnaît là le portrait de l’homme bicaméral. Et l’on comprend pourquoi il est difficile à Kierkegaard de formuler sinon sous a forme du paradoxe la relation d’Abraham à la langue à la possibilité de parler. Et l’on entend alors que ce qui est difficile à formuler fait écho à un schéma bicaméral. Car comme l’indique Jaynes, il n’existe pas d’intériorité au sens que nous donnons à ce mot dans l’univers de la conscience, mais il existe bien une relation homme dieu dans laquelle le dieu est perçu vécu et reçu au plus près de l’individu, et c’est en effet quand la voix du dieu semble toucher directement et donc sans médiation le "coeur" de l’homme auquel il s’adresse.
Deux types de structures intériorité / extériorité distinctes sont donc à prendre en compte, l’un qui voit en l’intériorité le domaine, champ ou plan de consistance où règne le doublet Moi/ Je et le domine champ ou plan de consistance dans lequel règne le double Individu / Dieu.
Pour le premier l’extérieur est le modèle de la constitution de l’intérieur, car chacun est pris dans le général, dans la société et c’est elle qui détermine le type des relations admissibles à un moment donné et la forme de l’intériorité.
Pour le second il n’y a pas de distinction entre intérieur et extérieur mais entre provenance de la voix et zone d’accueil de la voix, étant entendu que l’on ignore d’où vient la voix et que l’on ne retient qu’une chose sa dimension impérative et absolue qui implique non pas une réflexion un questionnement ou un doute mais une action un acte dont l’accomplissement est délimité par le contenu du message pourrait-on dire et face auquel aucun ressort qu’utilise la conscience ne peut être mobilisé. Là se situe la foi.
Kierkegaard le sait qui centre les dernières pages de son ouvrage sur la question de ce dire impossible. "Il ne peut pas parler. Il ne parle aucune langue humaine. Même s’il savait toutes les langues de la terre, même si les êtres chers le comprenaient, il ne pourrait parler - il parle une langue divine il parle en langues... Il ne peut parler car il ne peut donner l’explication définitive (de telle sorte qu’elle soit intelligible), suivant laquelle il s’agit f’une épreuve...Abraham n’a donc pas parlé. Un seul mot de lui a été conservé, sa seule réponse à Isaac, qui prouve aussi suffisamment qu’il n’avait rien dit auparavant. Isaac demande à son père où est l’agneau pour le sacrifice. "Abraham répondit : Mon fils, dieu se pourvoira lui-même de l’agneau pour l’holocauste." (p.190-191-192)
Ce mot a été évoqué au début, mais on comprend mieux maintenant toute la puissance qu’il recèle, celle de la foi même et de la relation homme-dieu qui ne connaît aucune médiation on l’a dit et donc une "intériorité" si l’on veut garder ce mot mais qui ne connaîtrait pas la schize, c’est-à-dire un être pour le quel il n’y a pas d’écart entre lui et son dieu entre ce qu’il peut penser et faire et ce qu’il peut entendre et accomplir si cela lui est dicté par son dieu.
Et c’est cela qui fascine Kierkegaard, l’existence d’une telle relation que nous qualifions ici de bicamérale, et qui constitue la pierre d’achoppement de toutes les religions et de toutes les croyances, le fait que des individus puissent par la foi être dans une relation avec le dieu incomparable et qui peut faire fi de tout ce qui est dit et proposé par le dogme et cela quelle que soit la religion.
D’ailleurs voici comment Kierkegaard termine son ouvrage : " Mais il n’y eut personne pour comprendre Abraham. A quoi parvint-il cependant ? A demeurer fidèle à son amour. Mais celui qui aime Dieu n’a pas besoin de larmes ni d’admiration ; il oublie la souffrance dans l’amour, et si complètement qu’il ne resterait pas après lui la moindre trace de douleur, si dieu lui-même ne se la rappelait ; car il voit dans le secret, il connaît la détresse, il compte les larmes et n’oublie rien.
Ou bien donc il y a un paradoxe tel que l’individu est comme tel en un rapport absolu avec l’absolu, ou bien Abraham est perdu." (p200-201)
4- Suspension du geste et accomplissement de la promesse
Kierkegaard touche donc du doigt l’enjeu majeur qui est celui de l’incommunicabilité de l’expérience de la foi en acte. Il y a cependant un point qui nous importe et qu’il n’aborde pas, celui de la suspensions du geste comme accomplissement de la promesse.
Certes dans le texte biblique, le dieu n’a rien promis, bien au contraire il a ordonné. Certes dans ce texte comme on vient de le voir en détail, rien ne laisse présager la suspension finale du geste d’Abraham par l’intervention des anges émissaires directs du dieu. Et pourtant il importe de tenter de comprendre au-delà de l’aspect "historique" déjà évoqué, un renversement des pratiques vis-à-vis du dieu voyant l’arrêt des sacrifices d’enfants et leur remplacement par des sacrifices d’animaux, ce que peut signifier ce suspens du geste comme accomplissement de la promesse, celle de l’assistance du dieu à Abraham et donc de l’impossibilité où il se met vis-à-vis de cet homme au moins de le tromper.
Il faut tenter de comprendre ce geste suspendu comme une manière de rendre perceptible l’intervalle qui néanmoins existe entre l’ordre et l’accomplissement de l’acte. Cet intervalle n’est pas celui du doute mais celui de la discontinuité qui existe entre émission et réception. L’histoire de la ligature montre qu’il est possible d’occulter la perception de cet intervalle en ceci qu’Abraham accomplit sans broncher ce qui lui a été demandé, et précisément d’occulter l’intervalle et sa perception chez celui qui l’a entendu et va accomplir ce qui lui a été dit. Il y a là non pas déni ou refoulement mais révélation de l’opération que l’on connaît qui chez les hommes bicaméraux est celle du passage immédiat de l’ordre à l’accomplissement ou du remplacement de la durée de la transformation, c’est-à-dire du retour à la "réalité" à la perception habituelle des choses, l’immédiateté quand elle n’est pas crédible étant occupée par un état d’absence accompagné de visions d’auditions de voix, bref d’hallucinations.
Abraham ne semble pas avoir un comportement d’halluciné et pourtant ce qu’il vit durant ces trois jours est de cet ordre. La réponse à son fils le confirme plus qu’elle ne l’infirme. Il ne sait que ce qu’il sait : il doit faire ce que le dieu lui ordonne et ne peut penser autre chose et encore moins penser à autre chose. Son esprit est absolument tout entier mobilisé dans l’accomplissement de l’ordre du dieu.
Le suspens du geste constitue une confirmation de l’hallucination en ceci qu’il met en scène l’écart infinitésimal entre l’ordre et le geste en le décalant juste avant l’instant fatidique. Le suspens indique la tension interne à la psyché, tension qui n’est pas vécue au sens de conscientisée, mais présente absolument dans toute la durée qui conduit de l’ordre à son accomplissement. Abraham ne revient à aucun moment à l’ordre normal des choses et de le perception habituelle des choses. Il se conduit en somnambule. Il est sous l’emprise du dieu.
La manifestation du discontinu n’a pas lieu au coeur même de la relation homme dieu mais pour l’homme, pas "en" lui, qui oscille sans le savoir entre deux états, l’un qui est celui des perceptions habituelles et l’autre qui est celui de l’hallucination, de la relation effective et directe avec le dieu.
Nous avons déjà indiqué que cet écart sera finalement la faille par laquelle deviendra sensible la distance d’avec le dieu, celle qui était recouverte par l’hallucination, et qui deviendra finalement le signe de l’éloignement du dieu.
Une fois devenue consciente, cette faille, la schize, fait émerger la zone discontinue comme le creuset entre le dieu et l’homme d’une part d’une angoisse insurmontable et d’autre part d’un ensemble de stratégies infinies censée permettre de la surmonter ou de l’oublier et surtout de l’occulter.
Vivre, cela devient mimer l’hallucination, c’est-à-dire le lien informulable et sans médiation entre le dieu et l’homme, par un jeu infini de remplissage de ce qui deviendra et l’espace et le temps, remplissage dont nous connaissons une période où il est singulièrement prolixe.
Toute l’importance d’Abraham tient donc en ceci qu’il est porteur de la dimension bicamérale dans son état intouché par la conscience et c’est ce qui à la fois fascine et choque tous ceux qui tentent de comprendre comment et un tel homme a été possible et un tel dieu !
Il n’est pas le moment de faire ici un rappel détaillé des relations de proximité et des liens analogiques ou métaphoriques que les théologiens chrétiens établiront entre Abraham et le Christ, mais il importe de mentionner la prosternation d’Abraham à Mambré devant les trois anges épisode particulièrement médité par les églises d’Orient qui y voient une sorte de préfiguration de la trinité chrétienne et que Andreï Roublev a su immortaliser dans un tableau célèbre qu’il serait bon un jour d’étudier en détail, et la présence d’Abraham dans le chapitre 8 de l’évangile de Jean que nous allons étudier maintenant.
SXIII § 4
En chemin vers Black Mirror
1 Hallucinations
C’est bien de cela, l’hallucination, qu’il faut partir, si l’on veut accomplir le saut entre les livres dits sacrés que sont la Bible et les Évangiles. Notre conscience d’hommes censés être civilisés nous fait penser ou plutôt nous fait croire que nous n’avons plus guère affaire à l’hallucination aujourd’hui, sauf si l’on est considéré comme malade, entendons sujet à certaines formes de folie, ou comme appartenant à un peuple vivant encore dans des zones retranchées du monde et pratiquant des rites complexes dans lesquels la drogue peut jouer une rôle central, ou enfin si l’on est un drogué des pays dits développés, en cours d’expérience.
Nous verrons qu’il n’en est rien. Des auteurs comme Philip K. Dick ont déjà largement montré combien les développements de la société industrielle et post industrielle ont engendré des possibilités quasiment infinies de modification des états de conscience considérés comme normaux, états qui ont déjà pris pied dans notre réalité quotidienne le plus souvent sans que nous percevions leur relation avec l’hallucination.
Abraham lu par Kierkegaard a révélé l’existence d’un point indépassable, d’un point au-delà duquel il n’est pour nous pas possible de remonter en tant qu’hommes, en tant qu’être vivants et pensants de type rationnels et que nous avons identifié comme étant la forme radicale de l’esprit bicaméral.
Kierkegaard a raison. Nous ne pouvons pas imaginer pouvoir nous comporter comme l’a fait Abraham, parce que nous n’entendons plus la voix du dieu et que l’entendrions-nous ne ne saurions qu’en faire. Elle nous inquiéterait, nous ferait peur ou comme le remarquait Bill Viola dans un texte maintes fois cité et qu’il faut citer encore :
« Les anciens grecs entendaient des voix. Les épopées homériques sont pleines d’exemples de gens guidés dans leurs pensées et actions par des voix intérieures auxquelles ils répondent automatiquement. […] De nos jours, nous sommes méfiants envers les personnes qui présentent ce type de comportement ; nous oublions que le terme entendre se réfère à une sorte d’obédience (les racines latines du mot sont ob et audire, c’est-à-dire entendre quelqu’un à qui l’on fait face). L’autonomie de l’esprit est un concept si profondément enraciné en nous que nous répartissons ceux qui entendent des voix en diverses catégories :
a) ceux qui sont légèrement amusants,
b) ceux qui sont des poètes,
c) ceux qu’il faudrait enfermer dans un institut psychiatrique. Une quatrième catégorie pourrait être ceux qui regardent la télévision. […] S’il y a un espace réel ou virtuel de la pensée, alors il doit y avoir aussi du son à l’intérieur, car tout son cherche à s’exprimer comme vibration dans un milieu spatial. » (Bill Viola, Le son d’une ligne de balayage, Chimère 11, printemps 1991)
Qui parmi nous prend finalement cela au sérieux ? Qui est prêt à admettre qu’il vit dans une sorte d’état halluciné permanent, comme le ferait un drogué ou un alcoolique ivre du soir au matin et du matin au soir ? Qui parmi nous est finalement capable de reconnaître qu’il est dans un état différent de celui qu’on lui prête officiellement et dans lequel il croit être, celui d’un être conscient libre et maître de son destin ?
Nous pouvons malgré tout accepter l’hypothèse de l’existence dans notre vie d’hommes dits civilisés de moments vécus pouvant être rapprochés ou comparés avec des états relevant d’une forme ou d’une autre d"hallucination ou d’extase.
À la différence du big bang, qui aujourd’hui constitue une limite indépassable pour la connaissance, un mur au-delà duquel il n’est pas possible pour l’heure de voir, nous pouvons face à ce mur de l’incompréhensible que l’attitude d’Abraham nous révèle, appréhender un certains nombre de choses au sujet de ce qui se trouve au-delà de cette limite, de ce mur. Jaynes est celui qui a ouvert cette porte, mais tant d’autres aussi, écrivains de science-fiction en particulier, et ils nous permettent d’accepter l’idée que l’hallucination non seulement peut mais fait déjà partie de notre quotidien d’hommes urbains modernes.
Nous reviendrons dans la prochaine séance en détail sur un des penseurs des formes contemporaines de l’hallucination liées aux appareils, Vilèm Flusser et nous analyserons en détail les premiers chapitres de son ouvrage intitulé Pour une philosophie de la photographie.
Il importe ici seulement de dessiner les grandes lignes des prochaines séances.
Mais rappelons simplement ce que Flusser nous révèle, dans le premier chapitre intitulé L’image : " L’homme oublie que c’est lui qui a créé les images afin de s’orienter dans le monde. Il n’est plus ne mesure de les déchiffrer, il vit désormais en fonction de ses propres images : l’imagination s’est changée en hallucination." (op. cit., p.11)
Voilà qui dépasse largement ce que nous avons tendance à faire lorsqu’il s’agit d’hallucination ou d’extase, à savoir reconnaître que cela existe et affecte des individus mais en niant que cela puisse être un phénomène sociétal global affectant finalement l’ensemble de l’humanité actuelle.
Nous pouvons cependant avant de nous plonger la prochaine fois dans ce livre de Flusser, prendre acte de cette possibilité et voir dans la limite psychique et intellectuelle relevée par Kierkegaard dans le comportement d’Abraham, un point de jonction avec le monde bicaméral certes aveugle ou impossible à traverser mais qui tel un point noir ou une boite noire peut être investigué.
2 Tentative de description d’un schéma
Ce point que l’on dira noir est comme entre deux courbes, le point où elles entrent en contact, peut être aussi vu comme une entité majeure puisque s’y produisent ou peuvent s’y produire des échanges d’intensités et d’informations.
On, peut alors imaginer que l’autre courbe est celle d’un cercle qu’on dira être le cercle de la conscience. Ainsi par ce point aveugle comme en témoigne par exemple le texte de Kierkegaard, quelque chose est pensable à la fois du monde bicaméral mais de la manière dont dans le champ de la conscience des éléments et des forces provenant du monde bicaméral on pu continuer de se faufiler et de se manifester.
Imaginons enfin, touchant à l’opposé du point bicaméral, une autre courbe touchant en un point la courbe de la conscience. Cette courbe est celle qui délimite l’espace du monde qui s’il n’est le nôtre est le monde qui a commencé d’exister. Il est en fait le monde de la post-conscience mais on le nommera plutôt le monde post-bicaméral, même s’il s’agit en fait du monde d’après la conscience. Pour nous il sera celui que décrit et met en scène la série Black Mirror. Comme pour le monde bicaméral, le monde post-bicaméral touche en un point le cercle de la conscience, mais là où ce point qui nous relie au monde bicaméral s’est comme concentré dans le temps, nous habitons ce nouveau point, nous vivons ce moment où se produit la rencontre entre deux monde et dans ce moment, qui n’est un point que métaphoriquement évidemment mais qui ne touche pour l’instant au monde de la conscience que par une zone infime. Du moins est-ce que l’on croit.
Il est clair qu’il s’agit là de la tentative de description d’un schéma simple qui a la vertu de rendre parfaitement visible et lisible ce dont il sera question cette année. De plus, il permet de mieux appréhender ce qui est en jeu lorsque l’on parle de faire des dieux. Le grand remplacement des dieux par des dieux uniques et leur remplacement en cours par des appareils montre que quelque chose reste occulté dans les deux dernières phases : l’affectivité ou si l’on veut le fait que le dieu puisse être appréhendé comme une donnée psychique.
Certes, on a écrit des milliers de pages sur le dieu à l’intérieur de l’homme et les gnostiques en particulier l’ont repéré très tôt, mais on n’a jamais pu identifier le dieu comme une fonction psychique effective et affective. Le dieu a été piégé à la fois par le fantasme de l’un ou de l’unité qui est la projection mentale inévitable lorsque l’on ne parvient pas à identifier la "fonction dieu" comme étant une phénomène psychique et par les instances religieuses, et cela dans toutes les religions ou ce qui y est apparenté, qui tiennent à conserver le dieu à bonne distance pour pouvoir continuer à exercer leur mandat et contrôler les âmes.
Ce qu’il importe de faire, aujourd’hui, pour mener à bien cette tentative de "faire des dieux", c’est de comprendre ce que produit aujourd’hui encore le fantasme de l’unité et de prendre acte de la dimension vivante du dieu comme ce mouvement qui articule en nous et hors de nous l’espérance du continu et l’insistance insurmontable du discontinu.
Au-delà donc de la métaphore des points noirs, il importe de se plonger "en eux" pour appréhender ce qui s’y passe. Car il ne sont pas neutres. Ce sont des zones actives comme on va le voir bientôt et il importe de tenter de saisir ce qui s’y passe.
Gardons pour l’instant à l’esprit le fait qu’il nous faut accepter l’hypothèse bicamérale non comme une vérité absolue mais bien comme une possibilité au sujet de laquelle on a un grand nombres d’éléments et surtout comme un facteur qui permet de reconsidérer la question de la croyance de la foi et surtout de ce qu’on appelle dieu ou le dieu.
C’est là le moment de formuler ce qui m’est venu à l’esprit récemment, une formulation simple sinon simpliste mais efficace relativement à l’erreur faite sur notre conception de dieu ou du dieu, erreur qui rend quasiment impossible toute approche nouvelle de la question qui comme on le voit actuellement fait cruellement défaut.
Pour faire court, Dieu est considéré par tous ou à peu près dans le monde occidental comme une entité extérieure invisible insituable incernable et dotée de toutes les qualités et de toutes les puissances. Unique, un, il est à la fois créateur, observateur et censément régulateur du monde, du cosmos comme de la nature, et surtout l’entité la plus parfaite qui puisse exister. Issu de la théologie juive, du dieu bicaméral colérique il est devenu dieu homme avec Jésus devenu le christ, qui est encore un dieu dans lequel la puissance bicamérale est suractive, mais dès après sa mort, les théologiens et ce dès Tertullien, vont se donner pour tache d’intégrer la raison dans le champ de la théologie et de faire de dieu un être super rationnel.
Et c’est de ce dieu absolument rationnel, capable de faire des miracles et de scruter dans le coeur des hommes, dont nous héritons. De Tertullien à MBK en passant par tous les grands théologiens du moyen-âge et après, jusqu’à Hegel, et Hans Kühn, ou Sloterdijk, c’est à un tel dieu que croyant ou pas chacun chacun se réfère.
Et du paradis perdu à la résurrection, on passe allègrement à la raison omnipotente et on revient au premier tissant ainsi un voile de plus en plus épais recouvrant la possibilité d’un accès à une autre figure du dieu à une autre manière de l’approcher de le penser, de le vivre même. Les mystiques ont été les meilleurs passeurs de cette approche qui n’a cependant jamais pu s’imposer.
Il semble que si l’on veut parvenir à comprendre ce en quoi peut consister le fait de "faire des dieux", il faudrait changer notre approche de dieu et donc prendre acte de ce que Jaynes nous a apporté, c’est-à-dire le fait que le dieu n’est pas une entité mais si l’on veut une forme d’expérience psychique, d’expérience vécue si inconcevable qu’elle ne peut être approchée, conçue, exprimée que par des approximations qui à la fois semblent nous en approcher et finalement ne cessent de nous en éloigner et ce d’autant que tout ce qui est une tentative de comprendre ce qu’est ce dieu passant par le langage, est voué à l’obscurcissement obscurcissement ne pouvant être "éclairé" que par les métaphores.
Ainsi à une approche de dieu ressassant ce qui est devenu un amas de clichés n’ayant plus guère de puissance opérative, d’un dieu rationnel, omniscient et tout puissant, il faut accepter de prendre acte que dieu trouve sa source dans le dieu dont le modèle le plus abordable par les sources nous est donné par les dieux grecs.
À un dieu entité externe avec lequel il est nécessaire de penser une relation sous la forme d’une unité impossible à atteindre, au dieu hérité des juifs des chrétiens et des musulmans, de la bible du nouveau testament et du coran, il faut substituer un dieu qui se manifeste à la fois par des illuminations, des révélations, des hallucinations, des extases comme on voudra nommer ces manifestations, et par des soins, une capacité irremplaçable d’aider ceux auprès desquels il se manifeste. Ce dieu est conçu ainsi parce que vécu à travers des expériences que d’autres qui on tenté de s’en approcher, nomment événement.
Accepter de concevoir que dieu est une forme sinon dégradée du moins largement contournée du dieu dont nous parle l’univers bicaméral et en tout cas que là est la forme la plus originaire du dieu que l’on puisse connaître aujourd’hui, permettrait de positionner les enjeux autour de la religion de manière différente, renouvelée.
On le sait, les religions et les pratiques religieuses admettent, acceptent et promeuvent même parfois l’extase qui est soit le résultat d’une technique soit un don de dieu. Les religions du livre n’acceptent que la seconde version. D’autres religions et pratiques spirituelles ont tendance à promouvoir et pratique la première. Dans tous les cas sa reconnaissance, son acceptation ne vont pas plus loin que le fait d’y voir la confirmation d’une possible relation directe entre le dieu et l’homme, l’individu, relation qui ne permet jamais de sauter le pas.
Si l’on s’en tient à l’extase comme moyen privilégié de manifestation du dieu auprès des individus dans la période de gouvernance de la conscience et si l’on s’accorde à voir dans l’extase la forme reconnaissable par nous du type de relation qui était celle du dieu avec les hommes bicaméraux, si enfin on accepte la proposition selon laquelle le dieu est tout entier contenu dans l’expérience même, le reste étant élaboration verbale et imaginale, alors on peut parvenir à proposer une sort d’équation nouvelle au sujet de notre manière d’aborder la question de dieu ou du dieu.
Il ne faut pas penser l’extase par rapport à l’existence de dieu et comme un don d’un dieu extérieur à l’individu, mais penser le dieu ou dieu à partir de l’extase.
Tout change à partir de ce moment-là et c’est cela que nous avons déjà essayé de faire les années passées et qu’il importe de prolonger encore : repenser ce qu’on appelle dieu et qu’on nommera plutôt le dieu à l’aune de ce qui du psychisme de l’homme le porte et l’aide plutôt qu’à partir de la soumission des expériences de type extatique et autre à un dieu à la fois omnipotent et rationnel dont l’existence ne semble alors confirmée affectivement que dans et par cette fêlure insurmontable.
3 Point noir, boite noire, et miroir noir
Il s’agit aujourd’hui d’esquisser le programme des prochains séminaires en mettant en avant deux aspect de la notion de boite noire. Le point noir était juste une manière de singulariser la zone de frottement ou de contact entre courbe délimitant l’univers bicaméral et courbe délimitant l’univers gouverné par la conscience.
L’une des composantes essentielles de la conscience selon Jaynes est la narratisation. On peut aisément faire un raccourci et voir que cette narratisation en nous a pas quitté bien au contraire. On peut cependant noter qu’elle fait " un retour" remarqué ces dernières années à travers la notion devenue médiatique de "narratif", mais il y a eu tout un tas d’occurrences mettant en scène cette question du récit ses fonctions et son importance vitale pour la conscience, même si cette importance conduit l’esprit du côté de la fausseté ou de l’erreur et non pas de la vérité.
On rappellera ici la troisième des Règles pour la direction de l’esprit et on citera ce passage pour sa conclusion assez précise, passage qui vient à la suite d’une réflexion sur la fonction des auteurs anciens et de leurs livres pour un esprit d’aujourd’hui. Après avoir évidemment dit qu’il faut les lire, Descartes ajoute "qu’il y a péril extrême de contracter peut-être quelques souillures d’erreur en lisant ces livres" (op. ci., Vrin, p.11).
Suit alors ce paragraphe qu’il est bon de cite in extenso (op. cit., p12-13) : " Quand même ils seraient tous ( sous-entendu ces auteurs anciens) d’une noblesse et d’une franchise extrême, ne nous faisant jamais avaler de choses douteuses pour vraies, mais nous exposant tout de bonne foi, comme cependant à peine l’un avance-t-il une idée qu’un autre ne présente la contraire, nous ne saurions jamais auquel des deux croire. Et il ne servirait de rien de compter les suffrages pour suivre l’opinion garantie par le plus d’auteurs, car, s’il s’agit d’une question difficile, il est plus croyable que la vérité en a été découverte par un petit nombre plutôt que par beaucoup. Même si tous étaient d’accord, leur enseignement en nous suffirait pas : nous ne deviendrons jamais Mathématiciens, par exemple, bien que notre mémoire possède toutes les démonstrations faites par d’autres, si noter esprit n’est pas capable de résoudre tout sorte de problèmes ; nous ne deviendrons pas Philosophes, pour avoir lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, sans pouvoir porter un jugement solide sur ce qui nous est proposé. Ainsi, en effet, nous semblerions avoir appris non des science, mais des histoires."
Il n’est pas question de faire un cours sur Descartes, simplement de souligner que la lutte ici présentée de manière claire entre les littera et les mathemata, entre les histoires et les vérités démontrables, a fait les beaux jours des siècles suivant jusqu’à aujourd’hui ou un certain Houellebecq a su la reprendre à son compte dans sont deuxième roman, Les particules élémentaires à travers les figures de deux frères l’un scientifique et l’autre étant une sorte d’écrivain raté me semble-t-il, et la recycler pour permettre à ses lecteurs e se croire intelligents lors même qu’ils ne faisaient que jouir de ressasser des choses devenues des plaques appartenant à l’humus noétique commun.
C’est ainsi que le grand auteur manque en quelque sorte ce qui aurait pu être et du être sa cible, non pas penser les effets idéologiques et sociologiques de ce clivage "classique" mais bien le basculement en jeu qui nous conduit du monde gouverné par la conscience à un monde qui lui échappe, l’englobe et la dissout et dans lequel en effet, une nouvelle relation entre littera et mathemata s’invente.
Si le point noir assure dans le schéma le contact entre monde bicaméral et monde de la conscience, c’est à ce denier qu’il faut s’intéresser encore et toujours car il est encore le nôtre ou du moins celui dans lequel nous ne cessons de croire continuer à exister.
Dans un livre maintenant ancien écrit il y a presque trente ans et publié début 1996, La cuisson de l’homme, un essai sur l’oeuvre de Robert Musil j’avais inventé une petite théorie du récit. je vais en dire deux mots car parmi les quatre éléments qui m’ont semblé alors constituer la trame globale des tus les récits, il avait été possible de repérer ce que j’ai appelé une boîte noire.
Je vais donc me permettre de citer le passage de ce livre dans lequel je présente cette petite théorie du récit dans laquelle on trouve une boîte noire.
"Les étapes obligées que le récit instaure comme preuve de son existence, possibilité de sa reconnaissance et moyen de sa légitimation, sont les suivantes :
– une place à prendre. elle est occupée, pour quelque instant encore par un cadavre. Sa prochaine disparition offre, à celui ou ceux qui peuvent ou doivent ou veulent se constituer comme ses héritiers légitimes, un but, prendre cette place. Outre l’infinie variation des rivalités ou des échanges symboliques, la place à rivalités ou des échanges symboliques, la place à prendre répercute sur l’horizon du devenir la question de la filiation, de l’apprentissage et de la mort.
– une boîte noire. Objet ou lieu, concret ou abstrait, en lui est protégé, mis à l’abri des regards indiscrets, un secret qui, de ce fait, se trouve être l’inévitable objet de toutes les convoitises et de toutes les tentations. Autour de lui s’articulent les liens que la littérature entretiendrai, de toue éternité, avec le mal.
– une différence de potentiel. c’est là le moteur de l’histoire, qu’elle s’écrive avec une majuscule ou une minuscule. Le couple d’opposition bien-mal en est le paradigme global. Au coeur et au cour d’un récit, un partage doit être instauré, déplacé ou confirmé, une ligne de partage inscrite entre ces deux pôles.
– une histoire d’amour. Elle est en effet soit facteur de désordre ou expression de celui-ci, soit image de l’ordre retrouvé. Elle représente l’émotion dont elle est la transcription généralement considérée comme acceptable qui, comme telle, doit cependant être pacifiée. Elle inscrit dans le récit les bornes du trajet qu’il doit accomplir puisque l’enjeu est de recouvrer l’ordre perdu. " (op .cit., p198)
C’est l’articulation des quatre éléments qui permet d’approcher les stratégies que les auteurs mettent en place pour constituer leur récit. La boîte noire à ceci de singulier qu’elle concentre en elle la part d’obscurité qui gît au coeur de la conscience, et c’est elle que l’on retrouve à la fois dans la zone des deux points noirs celui qui relie au monde bicaméral et celui qui nous connecte au monde d’après qui a déjà commencé d’exister.
On pourrait prolonger le jeu des métaphores en disant que la boîte noire est la forme prise par le point noir nous connectant à la zone bicamérale dans son voyage spatio-temporel à travers la conscience et son histoire jusqu’à prendre la forme d’une nouvelle black box bien contrète celle qui existe au coeur des appareils selon la thèse de Flusser que nous déplierons la prochaine fois. Flusser est le seul a être parvenu à une position précise radicale et juste au sujet des appareils et de l’appareil photographique en particulier, modèle et matrice de tous les autres d’une certaine manière en tout cas celui dont l’analyse est essentiel puisqu’elle seule permet de tenter de comprendre les nouvelles relations entre texte et image qu’il rend possible.
Cette thèse radicale, Flusser la synthétise ainsi : "Aucun appareil photo correctement programmé ne peut être entièrement percé à jour par un photographe, ni même par la totalité de tous les photographes. C’est une black box. Et pour le photographe, c’est justement le noir de la boîte qui constitue le motif à photographier." (op. cit., Ed circé, p.29)
Ce qui se produit dans le monde dans lequel nous vivons et que Black Mirror met en scène de manière non pas pré-monitoire mais déjà post-monitoire, c’est l’ultime déplacement de la boite noire du coeur des appareil dans le corps des hommes. Si ce n’est pas l’unique forme que prend la boîte noire dans les épisodes de Black Mirror - car si l’on prend en compte l’ensemble, on voit se profiler les deux statuts de cette boîte noire comme étant intriqués l’un dans l’autre, celui de l’appareil comme entité externe et celui de la puce comme entité interne - elle est celle qui joue le rôle le plus central dans la tentative d’éclaircissement de la mutation en cours, même si les éléments qui structurent les récits relevant de l’orbe de la conscience continuent d’être utilisés. On ne quitte pas si facilement une plaque tectonique millénaire.
Mais qu’y a-t-il dans cette boite noire qui la rendre à la fois nécessaire vitale même, pour la structure de la conscience et sinon impensable du moins imprésentable et que Flusser a déjà largement pressenti ?
Dans un des textes récents intitulé L’extase de Paul, textes que publie régulièrement Philippe Quéau sur son site Metaxu.org, alors qu’il s’interroge sur une des formes les plus acceptables d’hallucination psychique et mentale à la fois, que l’on a nommé vision intellectuelle, on peut lire ceci : " Y a-t-il des réalités qui puissent être vues par la seule intelligence, mais qui ne soient pas elles-mêmes intelligentes ? Cela est fort vraisemblable : le fait qu’une chose soit « intelligible » n’implique pas qu’elle soit aussi « vivante » et encore moins qu’elle soit dotée d’« intelligence ». On peut arguer par exemple que des êtres de raison, des concepts mathématiques, ou des idées philosophiques, sont accessibles à l’intelligence, et lui offrent alors matière à réflexion, du fait de leur complexité propre, mais on peut douter qu’ils soient en eux-mêmes « intelligents ». Ils peuvent certes sembler vivre d’une « vie » symbolique, mais il n’y a aucune raison de penser qu’ils sont vivants au sens propre, ou qu’ils sont par eux-mêmes intelligents. Dans le contexte des programmes relevant de l’intelligence artificielle, on peut arguer que leurs algorithmes sont sans nul doute de purs « êtres de raison », et on peut affirmer que ces programmes font assurément preuve d’une forme d’« intelligence ». Mais si les algorithmes sont bien « intelligibles » dans leur structure même, leur mise en application (qui implique de multiples interactions avec d’immenses banques de données) reste particulièrement opaque à toute intelligibilité effective. Ils se comportent comme des « boites noires ». On peut les évaluer à leurs résultats a posteriori, mais on ne peut guère les pénétrer entièrement par une intellection a priori. Ils produisent des résultats qui, dans une certaine mesure, se révèlent être « intelligents » (c’est-à-dire sont statistiquement « meilleurs » que ceux d’experts humains), mais qui, pourtant, se révèlent être aussi « inintelligibles » quant à la manière dont ces résultats ont été obtenus. On ne peut jamais écarter en conséquence l’hypothèse que tel algorithme ne produise in fine des résultats aberrants, puisqu’on n’a aucun moyen de vérifier l’intelligibilité complète de son fonctionnement même." (L’extase de Paul, par Philippe Quéau, Metaxu.org, 7 octobre 23)
Conclusion
On le voit, le programme est assez vaste, mais en un sens passionnant. La prochaine séance sera consacrée à examiner la version qui me semble la plus efficiente quant à l’analyse de la boîte noire renommée black box par Flusser et liée à sa première manifestation concrète qu’est le coeur de l’appareil photo. À travers ses analyses qui se fondent sur une analyse détaillée de l’image et du texte comme étant les deux véritables sources de ce qui est devenu le code informatique, nous pourrons aborder en parallèle que les épisodes de Black Mirror, en particulier le premier intitulé xxx et nous verrons émerger une question absolument centrale qui me semble structurer ce qu’il faut paradoxalement appeler la part d’ombre du monde numérique intégral, la honte.