Regard sur l’image

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- La Liberté guidant le Peuple

,  par Hervé BERNARD dit RVB

La Liberté guidant le Peuple de Delacroix

«  La vraisemblance poétique devait l’emporter sur la véracité d’un simple reportage. » Jöerg Traeger [1]

1 Le contexte
L’insurrection populaire du 27, 28 et 29 juillet 1830 ou Les Trois Glorieuses menées par les républicains libéraux contre la violation de la Constitution par le gouvernement de la seconde Restauration, renverse Charles X, dernier roi Bourbon de France et met à sa place Louis Philippe, duc d’Orléans.

« Le paysage, c’est du pays regardé, du regard montré, une bonne photographie, même si elle se veut documentaire est une métaphore. » [2] Cette affirmation du photographe Jacques Vilet est applicable à la peinture. En effet, une image, qu’elle soit fixe ou animée, qui se suffit de la ressemblance trait pour trait, mot pour mot ne raconte rien car dans ce cas, elle radote. Faudrait-il toutefois que cette ressemblance trait pour trait soit possible. De fait, l’image est en deux dimensions et la réalité est en trois ou quatre dimension si l’on intègre la dimension temporelle.

Le 28 Juillet. La Liberté guidant le peuple (28 juillet 1830)
Salon de 1831

2 Un portrait symbolique
Une image et plus particulièrement un portrait est construit sur « La juste ressemblance qui n’est évidemment pas l’exactitude. Et si il y a quelque chose qui me passionne dans ce rapport au portrait photographique, c’est toute cette opposition entre justesse et exactitude. » [3] Au-delà de la question du portrait et plus particulièrement du portrait symbolique de la Liberté par Delacroix, en fait, cette affirmation de Mme Dominique de Font-Réaulx s’applique à toutes les images figuratives construites selon la perspective.

Delacroix est bien conscient de la différence entre la justesse et l’exactitude comme nous l’indique sa biographie car, dès 1842, trois ans après l’invention de la photo, il fait faire son portrait daguerréotype par son cousin Jean-Léon Riesener [4]. À notre sens, s’il commandite ce portrait, c’est bien parce qu’il est conscient que la photographie se situe du côté de la justesse et non de l’exactitude. De plus, son œuvre nous montre que l’exactitude n’est pas son sujet. Dans le domaine de la photographie, l’oeuvre de Nadar nous montrera que le sujet de la photographie, comme de la peinture est la justesse et non l’exactitude. Ce portrait de Berlioz par Nadar en est la confirmation car il n’a rien d’exact.

Berlioz par Nadar

Nadar, quand il rencontre Berlioz se trouve face à un homme chétif. Lui vient alors une interrogation. Comment faire un portrait de cet homme cohérent avec sa place dans la musique ? Afin de donner à Berlioz une stature correspondant à sa place, il le vêt d’un manteau qui, parce que trop grand, amplifie sa carrure. À cet artifice, il en ajoute un autre et le photographie en contre-plongée pour le grandir. Ce portrait qui n’est pas exact en raison du biais de Nadar est juste si l’on considère la place de Berlioz dans l’histoire de la musique. Le point de vue de Nadar en fait, simultanément une illustration métaphorique de l’Albatros de Baudelaire.

L’albatros

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.]].

Les portraits peints par Delacroix sont d’ailleurs là pour nous rappeler cette conscience de la différence entre justesse et exactitude pour reprendre les mots de Mme de Font-Réaulx. Si un doute subsiste encore sur cette conscience, Baudelaire, grand ami de Delacroix, est là pour l’ôter. Tous ces éléments confirment donc, si cela est nécessaire, que Delacroix est bien conscient de peindre une allégorie de la Liberté et non son portrait si toutefois la Liberté est le sujet de ce tableau. Avec cette allégorie, Delacroix nous interroge sur une question essentielle à notre compréhension de l’image : Comment être vrai-juste sans tomber dans le piège de la prétention à être exact ?

3 M Mélenchon et la liberté

Commentaires de La Liberté guidant le Peuple par JL Mélenchon

Cette diatribe de M Mélenchon contre Delacroix montre non seulement que ce politique confond le registre de la justesse et de la ressemblance mais, laisse croire que Delacroix est un grand naïf prétendant peindre le portrait de la Liberté. Ce qui ferait de lui un peintre “réaliste”, ce qu’il n’est pas, même pour ses contemporains.

d’après Delacroix, Médée furieuse 1855-1856
Emile Lasalle

Cette confusion fait croire à M Mélenchon que ce tableau de Delacroix doit être exact alors que comme toutes les allégories, son ambition est d’être juste. Le mot juste n’a rien à voir avec la justice. Ici, la justesse fait référence à l’adéquation entre l’idée de Liberté et sa représentation picturale. Incarnée par une fille du peuple coiffée du bonnet phrygien, les mèches flottant sur la nuque, vivante, fougueuse, révoltée et victorieuse. —Au passage, on constatera donc que cette allégorie que M Mélenchon voue aux gémonies a un tempérament proche du sien— Cette allégorie de la Liberté évoque la Révolution de 1789. Et c’est en cela que réside sa justesse. La Liberté est un personnage féminin, (il serait intéressant de se pencher sur le fait que les trois allégories de la Liberté, de la Fraternité et de l’Égalité sont des femmes). Elle est dynamique, entraînante, attirante voir sexy pour faire un anachronisme. Ce tableau est une vision épique des journées de juillet 1830 et peut-être de la Liberté.

On dit que femme varie, le titre de ce tableau, s’il faut placer une vérité dans les adages populaires, en est la preuve. En effet, ce titre a, semble-t-il, changé par trois fois. Puisqu’il s’est appelé Scène de barricade, Les Trois glorieuses, le 28 juillet (ce dernier titre est, en fait, le premier donné par Delacroix et celui du salon de 1831) puis, finalement, La Liberté guidant le peuple. Compte-tenu du titre donné par Delacroix lors du Salon de 1831, celui-ci n’a donc jamais eu pour ambition de peindre La Liberté mais plutôt dépeindre la révolte populaire. En fait, ce tableau est d’abord une scène de rue qui revendique une vraisemblance poétique. «  J’ai entrepris un sujet moderne, une barricade, et si je n’ai pas vaincu pour la patrie, au moins peindrai-je pour elle. Cela m’a remis de belle humeur. » [5].

Le paradoxe de cette peinture est d’être devenue une représentation de la Liberté alors que ce tableau se situe du côté de l’hommage à la Monarchie de Juillet. En effet, le 28 juillet est le jour de la prise de l’Hôtel de Ville par les émeutiers favorables à ce régime bourgeois. Il serait d’ailleurs intéressant de connaître l’inventeur du titre : La Liberté guidant le peuple. Cette dérive montre bien l’importance des liens image-texte et confirme que le titre est une légende dans les deux sens de ce mot pour ce tableau de Delacroix. (cf notre article à propos de la Chute d’Icare)

4 La soi-disante ressemblance avec le réel
Outre cette dérive du thème marquée par les changements de titre, le réalisme de cette peinture est pris en défaut. En effet, si les tours de Notre Dame situent l’action à Paris, leur orientation sur la rive gauche de la Seine est inexacte et les maisons entre la Cathédrale et la Seine sont imaginaires.

Le piège de l’image, c’est de croire en la ressemblance, en l’iconicité. Apparemment, les politiques s’en sont faits une spécialité. Après M Sarkosy et ses conclusions hâtives à propos des talibans afghans ou encore à propos d’[une poupée vaudou à son effigieLe Président, la poupée vaudou et le fétiche, c’est au tour de M Mélenchon.

Une image au XIXe n’a aucune prétention à ressembler au réel, en tout cas, avant les Impressionnistes. En effet, si la prétention à ressembler au réel existe, elle serait plutôt apparue avec ces derniers et leur désir de simuler la perception visuelle grâce àleur touche. Quant à la peinture de Delacroix, elle est, dans des thèmes comme La Liberté guidant le Peuple, héritière des allégories du siècle précédent. On est simplement passé d’allégories greco-latines ou judo-chrétiennes à des allégories républicaines ou à des allégories de gladiateurs (cf Gérôme) ou encore de naufragés (Le Radeau de la Méduse) destinée, pour cette dernière peinture, à illustrer le naufrage de la Restauration... Et cette allégorie de la Liberté n’a pas empêché Delacroix de peindre de somptueuses allégories chrétiennes comme sa Déposition de la Croix [6] (1844), une très belle Piéta composée en spirale.

Ce que M Mélenchon affirme revient à croire que lorsque l’on parlait de nos ancêtres gaulois, on pensait que les polonais ou les italiens émigrés en France sans parler des africains avaient comme ancêtres les gaulois. Cette affirmation, tout comme La Liberté guidant le Peuple sont des allégories, des métaphores similaires au feu de bois autour duquel la tribu se réunit le soir pour éloigner les loups tout en se racontant des histoires. Elles servent de ciment. Et les ciments d’aujourd’hui ne sont pas les ciments d’hier.

5 Que révèle de nos politiques la confusion justesse-ressemblance ?
Sont-ils victimes des communicants pour qui, une image représentant leur candidat, se doit d’être vraie et exacte ? En effet, l’image produite pour une campagne se doit de montrer le “vrai” candidat, elle ne peut véhiculer le moindre soupçon d’hypocrisie. Sur la question de l’hypocrisie, nous sommes bien d’accord. Là où nous divergeons, c’est sur cette prétention à l’exactitude. Or, un bon portrait n’est pas nécessairement exact comme le montre le portrait de Berlioz par Nadar [7]. Nous dirions même qu’il n’est pas exact, il est juste.

Par ailleurs, quand Mélenchon récuse la référence à Gavroche pour parler du gamin des barricades, il se trompe. C’est sur les barricades de cette révolution que s’est construit le mythe des gamins de Paris qui donnera lieu à la naissance de Gavroche et Victor Hugo y fait clairement référence quand il affirme : « La gaminerie parisienne est presque une caste. On pourrait dire : n’en est pas qui veut. Ce mot, gamin, fut imprimé pour la première fois et arriva de la langue populaire dans la langue littéraire en 1834. C’est dans un opuscule intitulé Claude Gueux que ce mot fit son apparition. Le scandale fut vif. Le mot a passé...  » [8] Donc s’il est vrai que le nom Gavroche n’existe pas à cette époque, les traits du personnage ont une naissance concomitante à la création du tableau compte-tenu du décalage langue parlée-langue écrite.

J’ajouterais : Gavroche porte un gilet de bourgeois, le bourgeois un pantalon d’ouvrier et l’ouvrier en blouse qu’attend-il de Marianne ?

© Hervé Bernard 2017-2020