Préambule
Dialogue entre Sarah Talman (née Herbert) [1] et le peintre de Neuville [2] :
« - J’en suis venu à la conviction qu’un peintre véritablement intelligent fait un peintre négligeable car la peinture exige un certain aveuglement, un refus partiel de voir l’objet sous toutes ses facettes, de percevoir toutes les options, tous les angles possibles.
Un homme intelligent en sait plus à propos de ce qu’il dessine que ce qu’il n’observe.
- Ainsi dans l’espace entre savoir et voir, le pauvre peintre se trouvera bridé, incapable de poursuivre avec force une idée par crainte du discernement, de la clairvoyance des spectateurs à qui il a décidé de plaire s’il venait à être pris en défaut de ne pas avoir dessiné en sus de ce qu’il sait, ce que son public sait lui aussi.
- Si vous êtes un homme intelligent et par conséquent un peintre négligeable, vous percevrez que la construction que j’ai suggérée pourrait bien être superposée au contenu de vos dessins.
Si vous êtes, comme je l’ai entendu un dessinateur de talent, par conséquent, je peux imaginer que les objets que [pour vous] j’ai décrits ne forment ni plan, ni stratagème, ni accusation. »
1 Storytelling
Affirmer dans ce monologue prétendument pédagogique qu’un peintre est pris dans le dilemme : être un bon peintre ou être intelligent est un modèle de storytelling.
Cette interprétation, en liant l’intelligence à une incapacité à bien dessiner et inversement, transforme De Neuville soit en un peintre de seconde zone et un être intelligent ; soit en un peintre doué doublé d’un idiot.
Au premier abord, ce raisonnement nous paraît d’une logique implacable alors qu’il est construit sur le même principe que ce syllogisme, au demeurant faux :
– Tous les hommes sont des menteurs
– Je suis un homme
– Je suis donc un menteur.
En effet, il nous amène à la conclusion suivante, si je suis un homme et donc un menteur, tous les hommes ne sont pas des menteurs puisque je mens....
Ce monologue associe une réalité : le dessin selon la perspective ne permet pas de représenter le contrechamps d’une scène. (Sa face cachée restera à jamais cachée. Le dos de la Joconde nous restera à jamais inconnu quelque soit la célébrité de son visage.) et un stratagème retors. Retors, car cette conversation badine se révélera être l’aveu d’un plan machiavélique construit sur l’interprétation des scènes dessinées par De Neuville.
Comme nous le fait remarquer De Neuville, cet homme, c’est-à-dire lui-même, ne peut être simultanément talentueux et intelligent. La fin du film le montrera, cette œuvre de propagande fonctionnera parfaitement car ni la mère de Sarah ni, elle-même ne seront accusées de l’assassinat de M.Herbert et, c’est bien De Neuville qui sera lynché par une justice expéditive. Pourtant, a aucun moment le fait ne sera prouvé. Tel que l’histoire nous est narrée, le doute raisonnable restera jusqu’à la dernière image.
2 Coupable d’office
De la même manière, si assassinat il y a eu, il sera impossible de savoir si l’une de ces deux femmes est coupable ou encore les deux. Autrement dit, le plan machiavélique de Sarah Talman aboutira sans que l’on ne sache si, celle-ci est l’instigatrice, l’exécutrice des consignes pour ne pas dire des basses œuvres de sa mère ou son adjuvant ou, dernière hypothèse si cet assassinat est le produit d’une collaboration machiavélique entre ces deux femmes. L’une cherchant un étalon, pour ne pas subir la honte de l’incapacité de son mari, l’autre un assassin, pour la débarrasser d’un homme volage.
Cependant, dans l’hypothèse ou De Neuville est innocent, il n’est pas impossible de considérer qu’il a, lui-même, pour le moins, collaboré à sa condamnation. Après cette conversation édifiante avec Sarah, un De Neuville plus prudent, plus incisif se serait au moins méfié de tous ces vêtements éparpillés, volontairement par Sarah, dans le parc. Au moins par omission, il a soutenu le stratagème de Sarah Talman.
En effet, celle-ci dispose dans les scènes —qui constituent les douze dessins que ce peintre doit réaliser en douze jours— des éléments, au premier abord, incongrus comme une chemise, une paire de bottes... que l’on retrouvera dans chacune des douze représentations de la résidence de M. Herbert et dont on ne saura que plus tard que cette chemise ou encore ces bottes,... appartiennent à M.Herbert. Certes, elle épandra quelques biens lui appartenant, comme cette ombrelle mais eux aussi étayerons le stratagème. De Neuville les dessinera tous sans jamais s’interroger sur leur improbable et impromptue présence pas plus que leur ajout, à la dernière minute, ne l’intriguera. Cependant, lincongruité de ces éléments disparaitra de facto quand ils se transformeront en "preuve" de sa culpabilité.
3 Une indifférence à soi-même
Nous ne pouvons qu’être surpris par la négligence de De Neuville. Celle-ci ne lui fait pas retirer ces vêtements d’homme pour la majeure part. Cette négligence est d’autant plus surprenante qu’il a soumis chacune des scènes à un cahier des charges extrêmement précis. Ce cadre est extrêmement stricte au point d’interdire les moutons, les valets ou encore l’ouverture ou la fermeture des fenêtres. Exigences tellement stricte qu’on lui reprochera même de vouloir écarter les oiseaux en vol. Certes, certains de ces vêtements appartiennent aussi à Sarah Talman cependant la très majorité d’entre eux sont ceux de M.Herbert et bien que tous ces indices soient exclus de son cahier des charges, il les accepte.
Cette négligence ou cet aveuglement, pour reprendre les mots de Sarah Talman, absurde au regard de ces cahiers des charges maniaques est accompagnées par deux autres biais. À aucun moment, M. De Neuville affirme que s’il était le coupable, il n’aurait justement pas éparpillé ces différents indices (même si ce mot n’existe pas encore dans le sens policier, au XVIIe siècle, ils sont véritablement des indices) et à aucun moment, qui que ce soit ne prendra la défense de De Neuville. Cet aveuglement à tout ce qui ne concerne pas son cahier des charges est aussi l’indice d’un côté obsessionnel. Cependant, c’est parce que le peintre donne à voir tous ces éléments que le stratagème fonctionne. L’artiste serait-il innocemment le révélateur de la ’’réalité’’ ?
Ce film aborderait-il alors à travers la question de la perspective celle de la preuve, de l’enquête et de la nécessité d’une tierce personne dans ce type d’enquêtes. Elles ne peuvent être menées uniquement à charge et encore moins par les témoins de la scène. Et bien au-delà, ne nous interrogerait-il pas sur le réel ?
Certes on trouve un corps mais, à aucun moment on a la preuve que ce corps est un cadavre pas plus qu’il n’est celui de M.Herbert. Quant à la séance finale des visages masqués qui brulent les yeux De Neuville. Tel qu’elle est jouée M.Herbert est potentiellement présent dans la scène. On peut même s’interroger sur son rôle de maitre de cérémonies pour que De Neuville, ce gueux paye de sa vie ou pour le moins au minimum de sa capacité à voir de l’offense faite aux maris : le père et le gendre. Fianlement est pris qui croyait prendre dans cette farce qui aurait pu s’intituler Les cocus magnifiques.
Éventuellement, le « rôle secret » de De Neuville pourrait être aussi de débarrasser ces deux femmes pour l’une, de son père et, pour l’autre, de son mari tout en servant, « accessoirement » d’étalon pour éviter à Sarah de rester sans enfant. Sarah Talman qui, tout comme la Sarah de l’Ancien Testament, la femme d’Abraham a une grossesse bien tardive.
4 La traduction en image
« Ma production visuelle traite essentiellement de ce couple d’opposé l’illusion et son absence. » [3] L’illusion de la présence et la présence de cette illusion est des thèmes traités tout au long de ce film et plus particulièrement au cours de ce dialogue-monologue entre Sarah Talman et De Neuville, ce peintre doté d’un nom à consonnance française, chose étrange quand l’on sait qu’au XVIIe siècle, les français qui ont émigré en Angleterre sont généralement protestants et probablement calviniste, religion qui récusait la représentation.
Dans ce film, la symétrie tient un rôle essentiel, elle se manifeste dans les rôles : la fille et la mère ont un rôle symétrique par rapport à De Neuville. L’image est très souvent articulée sur un acte de symétrie verticale comme lors de la première rencontre entre Sarah Talman et De Neuville, lorsqu’elle lui explique la vie esseulée de sa mère. On la retrouve dans le miroir scène filmée—scène dessinée et bien entendu dans toutes les images respectant scrupuleusement les lois de la perspective.
Autre symétrie, celle des costumes blancs et noirs. Celle-ci a un double niveau, à l’intérieur des scènes, dans la première partie, avant le crime réel ou supposé, tous les résidents du château sont en blanc tandis que De Neuville est en noir. Une fois le crime perpétré, les hôtes passent au noir tandis que De Neuville passe au blanc. Peut-on simplement expliquer cette bascule par le port du deuil de M.Herbert ?
M.Talman et M.Herbert, deux rôles symétriques, l’un est un impuissant notoire, l’autre un coureur de jupons.
L’ensemble de ces dessins ressemblent bien à quelque chose, c’est indéniable. À la réalité, on pourrait le croire. En effet, chacun de ces éléments : chemise, bottes de cavalier, ombrelle,... sont réellement présents mais leur présence réelle est simultanément fictionnelle car elles servent à illustrer, au sens fort de ce dernier mot, une fiction destinée à construire une culpabilité : celle de De Neuville. La représentation n’est rien sans l’interprétation qu’elle prenne le nom de titre, de légende, de commentaires, d’exégèse ou encore d’interprétation,... peu importe. C’est lors de cette étape que se manifestent les liens indéfectible texte-image et que se construisent les liens œuvres-spectateurs.