Du cut-up comme modalité de l’invention d’une littérature a-idélogique chez Burroughs à l’invention d’un dieu à partir d’un réseau complexe de citations entrelacés à un vécu imaginal, dans les quatre évangiles canoniques.
Prolégomènes à l’invention d’un dieu
La séance précédente s’est arrêtée avant que l’exposé ne parvienne à la fin qui était prévue et c’est en quelque sorte une chance, car les quelques remarques manquantes au sujet de projet de Burroughs, qui va de l’usage du cut-up à la possibilité d’une littérature non affidée à la conscience c’est-à-dire à la langue comme virus ou à la dimension virale de la langue, constituent, et ce n’est pas un paradoxe gratuit, une excellent introduction à une lecture des évangiles canoniques.
En effet, nous avons affaire à quatre textes qu’on divise en deux groupes, les trois premiers évangiles dit synoptiques qui relatent et donc fondent ce que l’on sait ou croit savoir sur la vie du Christ, ceux de Marc, Matthieu et Luc donc tous écrits avant la fin du premier siècle, et l’évangile de Jean, écrit après les trois premiers entre 90 et 110 et publié au début donc du IIe siècle, qui lui est un évangile d’un tout autre style que l’on pourrait nommé synthétique et qui est en fait théologique au sens où il est écrit certes à partir et en fonction et d’ailleurs en « modifiant » ou en insistant sur un certains nombre d’éléments de la vie du Christ, mais en vue d’établir les éléments majeurs de ce qui servira de base au dogme chrétien et en particulier la doctrine trinitaire.
Ces quatre ouvrages, mais celui de Jean plus que les autres sont aussi des textes qui utilisent de manière intensive des citations provenant de quelques textes de l’ancien testament, citations qui toutes ont pour fonction de montrer que l’annonce de la venue d’un messie était contenue dans les écrits sacrés de la Thora et donc de l’ancien testament.
Et ce n’est pas forcer le trait que de dire en particulier pour Jean, et on le verra par la suite chez des auteurs comme Origène (né à Alexandrie vers 185 ap JC et mort à Tyr en 253 ap JC) qui est le fondateur de l’exégèse biblique, que l’écriture des évangiles prend appui sur une pratique « citationnelle » qui souvent prend la forme d’une inclusion de ces éléments dans le corps du texte nouveau et donc constitue déjà une pratique qui se rapproche de celle du « cut-up ».
Ce séminaire XI va se déployer en trois moments :
– une reprise du séminaire précédent là où il a été interrompu et une présentation du projet littéraire de Burroughs à partir de la pratique du cut-up, projet littéraire qui vise à écrire des ouvrages qui vont tenter d’échapper au diktat de la conscience impuissante à décider et à agir et au formatage ou à la soumission de celle-ci à des voix du dehors.
– une synthèse absolument nécessaire des acquis de l’ensemble des séances passée à partir de la mise en relations des pôles extrêmes de l’extase et de l’addiction qui permettra de dresser un schéma général du dis-fonctionnement de la conscience à partir d’une prise en compte de la dimension bicamérale qui est restée active de manière à la fois visible, manifeste, évidente, même mais non interprétée comme telle durant les trois ou quatre derniers millénaires.
– une introduction à une lecture renouvelée des évangiles à partir de ces acquis. Cette lecture peut être dite renouvelée en ceci qu’elle permettra de montrer comment fonctionnent les évangiles, à savoir comme des textes largement portés par un moment intense de compréhension explicite à travers la figure du Christ de la nouvelle formulation de la dimension bicamérale de la pensée dans sa relation avec l’action. Une telle approche ou une telle lecture a pour but de montrer comment fonctionne l’esprit bicaméral après l’époque de son remplacement par l’instance historique qu’on nomme ici conscience. on commentera pour commencer un passage de l’Evangile de Jean, le chapitre XV.
Partie I
L’invention et le cut-up
Il faut se souvenir que la séance précédente s’est terminée sur la lecture d’un texte de Kluge, qu’il faut donc lire à nouveau maintenant. Il est extrait du volume II de Chronique des sentiments, sous-titré Inquiétance du temps aux pages 212-213-214.
Le renversement du renversement : la littérature et le cut-up
Limiter Burroughs aux avancées analytiques auxquelles il est parvenu serait oublier l’essentiel de son œuvre, ses romans, sans parler de son travail plastique en particulier. Sans vouloir s’y aventurer en détail, l’œuvre est immense et ce serait un autre projet, il faut tenter de comprendre ce qui est en jeu dans sa création.
– a La nouvelle contradiction
Burroughs est au cœur de la contradiction nouvelle, celle inhérente à la langue même, ou plus exactement au fait que nous soyons dépendant de la langue pour exister. Cette dépendance est amplifiée au point de transformer la donne psychique de manière tout à fait considérable par l’existence des mass media et cela déjà à l’époque de Burroughs. À la nôtre, ce sont les réseaux et la structure d’internet, mais la question est la même celle de prendre la position du combattant sans peur contre un adversaire apparemment imbattable.
La contradiction, on l’a vu, dit que d’une part on est en permanence inondés de messages et que d’autre part chacun perçoit l’inanité de ceux-ci. Nous savons qu’ils ne sont plus efficaces en rien pour nous aider à nous orienter dans l’existence, mais nous ne pouvons nous passer d’eux. Il reste difficile cependant de concevoir que finalement ces messages sont les prédateurs des hommes que nous sommes et qu’ils ne sont en en rien porteurs d’un nouvel évangile.
Bref, le langage ne sert plus à rien sauf à asservir les hommes à les rendre chacun jour plus dépendants de cette drogue qu’est la parole, une parole réduite à la transmission d’informations au demeurant fausses. Et cela a lieu de manière si massive qu’il est quasiment impossible d’appréhender ce qui pourrait permettre d’échapper à ce piège ou de tuer ce virus, puisque l’hôte de ce virus, les hommes que nous sommes, ne peuvent concevoir leur existence sans l’usage de la parole.
Burroughs est l’un des rares à s’être aventuré dans cette entreprise de tenter de trouver des moyens pour en finir avec le virus, c’est-à-dire pour conduire la langue sur de nouveaux chemins, de la débarrasser des oripeaux du contrôle et de l’asservissement et d’en faire un moyen d’établir de nouveaux chemins dans et pour la psyché.
On peut considérer que son grand œuvre, ses romans donc, sont des tentatives de donner une consistance partageable à ses investigations qui doivent beaucoup, comme on l’a compris, à son long séjour dans le monde de la drogue.
Le moyen qu’il a inventé, on le sait, pour accomplir cette révolution et cette guerre contre le langage comme virus, s’est appelée le cut-up. Il a été utilisé dans l’écriture, mais aussi dans le montage son et filmique en particulier.
Dans le bref discours d’introduction que fait un présentateur inconnu à une conférence de Burroughs intitulée Les quatre cavaliers de l’apocalypse, (Essais, p. 389) on peut lire : « écrivain il a pondu plus de quatorze livres dont Le festin nu, un phare dans l’histoire littéraire ; en utilisant la technique du cut-up, une forme complexe de montage, pour briser la prédominance de la pensée linéaire du cerveau gauche et pour faire émerger des structures dont les activités sont associées avec la partie droite du cerveau. M. Burroughs a transformé l’art du roman. »
En fait, ils ne sont pas si nombreux ceux qui ont transformé l’art du roman, beaucoup moins nombreux que les grands et même très grands romanciers.
– b Fonctions du cut-up
Il faut aussi brièvement rappeler la légende autour du cut-up. « La méthode de cut-up a été appliquée à l’écriture par Brion Gysin en 1959 ; il a alors déclaré que l’écriture avait cinquante ans de retard sur la peinture et a appliqué la méthode montage à l’écriture. De fait le montage est bien plus proche des faits de la perception que la peinture figurative. » (op. cit., p. 303)
Mais en quoi consiste vraiment le cut-up ? Dans la post-face à Révolution électronique, Sylvie Durastanti donne quelques indications essentielles et il faut donc lire les pages 50 à 52 à la fin de l’ouvrage.
Ce qui importe, c’est la conclusion à laquelle elle parvient : « C’est ce fonds (restes d’un roman terminé) qu’il retravaillait au cut-up pour le recycler. Autant dire que le cut-up ne génère pas de texte à proprement parler. » Voilà pour le mythe d’une facilité qui serait associée au procédé qui en est un mais qui ne participe à la création que pour désenclaver l’auteur de son petit moi.
À la fin de l’essai Ça appartient aux concombres, il remarque d’ailleurs ceci : « La meilleure écriture est atteinte dans un état de perte d’ego. L’ego de l’écrivain, défensif et limité, ses "propres mots", ce sont-là ses sources les moins intéressantes. » (Op. cit., p. 114)
Le cut-up sert donc essentiellement à ça : permettre de NE PAS s’enfermer à nouveau dans les pièges de la langue qui assigne à l’identité, à l’être et à la raison.
Et à offrir à l’imagination une infinité de variations dont il faut cependant savoir s’emparer pour produire quelque chose qui tienne. Et cela ne se peut qu’en fonction d’autres règles qui sont basées, si l’on veut, sur celle du hasard que le cut-up éveille, révèle active, mais qui ne peuvent se réduire à cela.
L’enjeu est de faire passer la langue du statut de virus à celui de producteur d’images visuelles et de significations qui viennent tendre vers la frontière où il n’y aurait plus besoin des mots pour communiquer. Burroughs porte à lui seul au plus haut le paradoxe de la dimension pharmakonique de la langue puisqu’il inclut dans le processus de la création et comme son but à la fois souhaité et inaccessible car impliquant alors un renversement du renversement, au-delà de la découverte d’associations improbables, le silence. Impossible de ne pas se remémorer ce que disait Martin Buber sur l’extase, l’impossibilité de ne pas en parler et le fait que le mieux pourtant est ou serait de parvenir à NE PAS le faire.
Le cut-up, à l’égal de l’extase, est bien une manière de « faire des dieux ».
– c Fonctions de la magie
Double mouvement donc, de défense d’une part et d’attaque d’autre part, vis-à-vis de la langue. La position de Burroughs est éminemment combative, en ce qu’il prend sa part d’une lutte infinie contre l’ordre imposé par des voix réglées sur le canal hertzien envoyant des ordres implicites et assurant un contrôle efficace des psychés.
Défensif en ce qu’il faut apprendre et comprendre comment « ça » marche, et offensif en ce qu’il faut produire soi-même de nouveaux horizons, de nouvelles formules, de nouvelles images qui pourront en s’infiltrant dans nos esprits, nous libérer de la gangue du pouvoir.
Il y a entre Burroughs et Philip K Dick, on l’a déjà évoqué, une parenté forte, comme le confirme l’essai intitulé Message de l’étoile du chien, dans lequel Burroughs montre que tout jeu est une guerre et que la seule solution est d’envisager de quitter la terre et de partir dans une exploration spatiale. Il note d’ailleurs ceci : « Il semblerait que seul un miracle pourrait forcer la planète à réaliser que le jeu nous détruira tous à moins que nous cessions de la jouer. » (Op. cit., p. 253)
Il faut bien avouer que sa position était pour le moins « visionnaire ». Mais, en effet, seul un homme qui a compris dans son corps même, le fonctionnement de la marchandise et donc du marché, peut envisager que l’addiction générale dans laquelle l’humanité est maintenue depuis si longtemps ne pourra pas être soignée.
Cependant, et nous bouclons là la boucle en quelque sorte, Burroughs cherche à parvenir à des états non plus au sens de ceux que la drogue peut produire, mais à des états au sens de portails psychiques ouvrant sur des réalités impartageables et acceptées comme telles.
Il y a quelque chose de l’initiation ici, qui commence par un séjour dans le monde de la grande froidure qu’éprouve le corps de l’addiction et qui s’accomplit dans un silence vécu comme une plénitude.
C’est que pour Burroughs, la langue doit retrouver les sources magiques qui cohabitaient avec elle à ses commencements ou dont elle était porteuse. Repensons encore une fois à certains exemples donnés par Jaynes et à la manière dont les ancêtres pouvaient parler aux vivants et à travers les vivants. Ou encore à ce qu’écrivait Hugo Ball l’un des fondateurs du mouvement DADA de Zurich dans le journal, publié sous le titre La fuite hors du temps, qu’il a tenu durant ces années-là.
Ainsi peut-on lire à la date du 12 juin 1916 : « Ce que nous appelons Dada est une bouffonnerie issue du néant et toutes les grandes questions y entrent en jeu ; un geste de gladiateur ; un jeu avec de misérables résidus ; une mise à mort de la moralité et de l’abondance qui ne sont que postures. [...] Le dadaïste sait que le monde des systèmes s’est disloqué et que l’époque, qui exige que tout soit payé comptant, a inauguré la grande braderie des philosophies privées de Dieu. Là où commencent l’effroi et la mauvaise conscience du boutiquier, commencent pour le dadaïste le grand rire et une indulgence apaisante ».
13 Juin 1916 : « Ce qui nous caractérise, c’est l’image, nous saisissons par l’image. Quoiqu’il en soit – c’est la nuit- et entre nos mains nous ne tenons qu’une copie.
Le mot et l’image ne font qu’un. Le peintre et le poète sont indissociables. Le Christ est image et verbe. Le verbe et l’image sont crucifiés. »
Mais encore le 18 Juin 1916 : « Nous avons maintenant fait tellement évoluer la plasticité du mot qu’il sera difficile d’aller encore plus loin. Nous avons obtenu ce résultat au prix de l’abandon de la construction logique et rationnelle de la phrase et, par conséquent, nous avons aussi renoncé à une œuvre documentaire (uniquement envisageable par un regroupement de phrases respectant l’organisation logique de la syntaxe, ce qui prend du temps). […] Nous avons chargé le mot de forces et d’énergies qui nous ont fait redécouvrir le sens évangélique du « verbe » (logos), qui est une image magique complexe. […] Nous avons essayé de donner au vocable isolé la plénitude d’une conjuration, l’incandescence d’un astre. Et curieux : le vocable, investi de magie, a invoqué et engendré une phrase nouvelle qui n’est plus conditionnée ni liée par aucun sens conventionnel. Suggérant mille idées à la fois, sans les nommer, cette phrase a fait résonner la nature irrationnelle originellement ludique, mais refoulée, de l’auditeur… »
Hugo Ball identifie des forces à l’œuvre hors de la langue qui peuvent se regrouper sous le seul nom de magie. 28 février 1917 : « L’ultime conséquence de l’individualisme, c’est la magie. »
7 Avril : « La création artistique est un processus de conjuration dont l’effet est la magie ».
– d En quoi consiste la magie
Dans sa préface aux Essais, G.G. Lemaire remarque qu’il s’agit à ce stade d’en arriver à un autre usage des mots qui soit libre et qui ne soit plus du tout tributaire d’une économie symbolique stéréotypée et cite Burroughs : « Les phrases de contrôle que l’on met dans les revues, les journaux et les chansons populaires correspondent précisément à un langage secret d’images. Pour cette raison un certain ordre des mots est essentiel dans ces phrases de contrôle. L’intention de la machine de contrôle est évidemment de conserver le plus grand écart possible entre le mot et la chose à laquelle il se rapporte. » (Essais, préface, p. 19)
C’est que l’on a oublié ou occulté une chose majeure dans cette « magie » : le fait que la relation magique au monde est basée sur l’accomplissement ou plutôt l’effectuation ou encore le fait que les choses ou des choses arrivent, se produisent, bref sur le fait que quelque chose ait lieu et donc que quelque chose change.
Dans l’essai intitulé Le dernier potlach (Essais, p. 139-147), Burroughs développe ses positions sur le sujet. Un jour quelqu’un lui avait demandé quel était l’objet de la peinture. Il n’avait alors pas de réponse.
« J’en ai une maintenant : le but de l’écriture est de faire arriver les choses. (p. 139) À la fin de ce texte il revient sur la question après avoir longuement conspué les artistes et le marché par des formules du type : « l’artiste est ainsi amené à s’embusquer derrière son tableau comme Polichinelle et, passant le bras à travers la toile, à agripper un critique par le revers du veston... » (p. 145)
Il parvient alors une nouvelle fois à préciser sa position : « L’art est redevenu littéral et a retrouvé sa fonction magique consistant à faire arriver les choses, après un long exil dans les royaumes de l’imagination ou son appétit d’événement s’était égaré. L’art fait soudain sa mortelle apparition dans le monde réputé réel. Écriture et peinture ne faisaient qu’un au commencement et le mot était une image écrite. […] La beauté tue. La beauté est l’assassin a dit Gregory Corso. (p. 146)
Et Burroughs d’annoncer « LA CHUTE DU MOT... Ce qui survit à la littéralisation de l’art est l’intemporel et éternellement fluctuant monde de la magie saisi par le pinceau du peintre, ou par les mots de l’écrivain, petits bouts de détails vivants et évanescents. » (p. 147)
C’est aussi dans ce texte important que Burroughs déclare après avoir critiqué « la camisole de la représentation séquentielle du roman » ceci : « la conscience est un cut-up ; la vie est un cut-up. » (p. 141) Il faut là encore renvoyer aux deux derniers livres de Lionel Naccache et ainsi tenter de mieux comprendre combien Burroughs était comme on dit « en avance » sur certaines découvertes neurologiques et cela dans la mesure où il était capable de voyager dans la psyché humaine comme rarement écrivain le fut.
Cela permet de comprendre que la dimension séquentielle du roman par exemple est une tentative de forger un cadre rassurant pour la perception, lui offrant un cadre et la possibilité de satisfaire les attentes de la conscience qui n’aime en quelque sorte que l’illusion de la continuité et qui s’est installée après l’effondrement de l’esprit bicaméral.
Or il y a d’autres logiques, d’autres relations possibles avec le monde et avec soi-même avec ce qui arrive ou pourrait arriver.
Ce lien entre l’écriture et le fait de faire arriver les choses est puissant. Il relève d’une forme de bicaméralisme implicite accepté, même sans savoir le nommer. Le cut-up, et l’écriture comme liée à la magie permet de renouer avec ce monde de l’effectuation pour parler avec le Deleuze de Logique du sens. Mais avec une lus grande puissance encore que celle du concept d’effectuation.
La conscience est donc l’instance qui permet à l’homme de se mentir. Elle est à la fois un moyen de correspondre avec le monde et les autres mais elle impose par sa structure même de « vouloir » l’occultation du discontinu et de préférer le leurre du continu à l’inconfort « relatif » du discontinu. Mais la forme de continu que promeut la conscience n’est pas celle qui a cours dans le monde de l’extase et des expériences directes du dieu.
Quant à l’inconscient, face aux pratiques de révélation effectuation liées au cut-up et à toutes les manipulations des mots de bandes magnétiques, d’images etc. auxquelles se livrent les artistes post-historique, il n’est plus nécessaire lui non plus. « Et le soi-disant inconscient n’est plus inconscient. » (Essais p. 454) On a affaire à des degrés et des niveaux de conscience, à des degrés et des niveaux de réalité, à des degrés et des nivaux de perception, comme on a pu le voir avec Kluge.
On n’a plus peur de ne pas pouvoir expliquer des choses en termes de cause et d’effet. On vient buter sur la forteresse que la conscience a élevée au moyen d’une conception biaisée à la raison et d’une conception fermée de la connaissance.
– e La ligne de front ou faire face au virus Raison
On comprend donc bien où se situe la ligne de front dans le combat que mène Burroughs contre la conscience : là où le virus impose sa loi, il faut la retourner contre lui et cela sans prendre garde ni aux atermoiements du petit je du petit moi et sans prendre garde aux raisons que la raison invoque, en assumant donc de rendre au hasard et à la chance leur puissance d’effectuation trans-temporelle.
Dans l’essai En toute bonne foi (Essais, p. 254 et ss), Burroughs marque avec précision donc où se situe la ligne de front : « C’est une ligne de pensée qui va de Jéhovah à Hiroshima et qui dit : c’est moi qui ai raison, qui suis dans mon bon droit et qui fais ce à quoi le devoir m’oblige, au nom de la sûreté de l’état, de la décence, de la morale de JC, de l’Amérique et de maman etc... » (p. 254)
C’est dans l’essai intitulé Ses propres affaires (Essais, p. 217 et ss) qu’il attaque avec le plus de virulence et de précision ce qu’il nomme le virus raison. Cela n’a rien à voir directement la raison mais avec le fait de vouloir toujours avoir raison. Une force porte ceux qui veulent avoir raison à déployer des stratagèmes pour garder le pouvoir et l’étendre sur les « âmes », autant dire les consciences et les corps dont ils parviennent à s’emparer ou dont il parviennent à prendre le contrôle.
« La plupart des ennuis en ce monde ont été causés par des gens qui ne peuvent pas s’occuper de leurs propres affaires, parce qu’ils n’ont pas à s’occuper d’affaires qui leur soient propres, pas plus que n’en a un virus de la petite vérole. Votre virus est alors un parasite cellulaire inévitable et je suis convaincu que ce qu’on appelle le mal est presque littéralement un parasite viral. […] Ce virus droit a traîné pas mal de temps, et peut-être que son allié le plus dévoué a été l’église chrétienne, depuis l’inquisition jusqu’aux conquistadores, des guerres indiennes jusqu’à Hiroshima ; ils ont RAISON RAISON RAISON. […] Le crime sans raison, l’hypothèse selon laquelle ce que fait un citoyen dans le privé est néanmoins l’affaire de quelqu’un d’autre et par conséquent susceptible d’une dénonciation et d’une punition, est la sauvegarde même du virus raison. Couper cette ligne d’air aurait la même action qu’un anticorps qui supprime l’oxygène de certains type de virus. […] Il est probable que la tactique la plus efficace est d’altérer les conditions grâce auxquelles le virus subsiste.... (p. 223-227)
Mais il ne s’agit pas seulement de bloquer ou d’enrayer la grande mécanique virale. Il s’agit de créer de nouvelles formes qui soient à la fois défensives et offensives, mais aussi, cette fois, du côté de l’invention. Le cut-up joue ce rôle mais quels sont les buts à atteindre s’il ne s’agit plus d’écrire des romans répondant aux schémas de la conscience bonne ou mauvaise ne faisant pas de différence les deux s’épaulant pour permettre aux histoires de se répéter indéfiniment ? C’est donc bien la magie qui alors va entrer en jeu et en action !
– f Puissance de la magie
Qu’est donc la magie pour Burroughs ? Il en parle souvent dans les Essais. Essayons de nous y retrouver.
« Que s’est-il donc passé ? L’art est redevenu littéral et a retrouvé sa fonction magique consistant à faire arriver les choses, après un long exil dans les royaumes de l’imagination où son appétit d’événements s’était égaré. » (Op. cit, p. 145) Cela fait un écho à ce qui fut sans doute le projet le plus révolutionnaire des situationnistes et qui avait pour nom et enjeu : Réalisation de la philosophie.
« Je parlerai maintenant de la vérité magique à laquelle je souscris. La magie est l’affirmation de la volonté, le postulat selon lequel rien n’arrive dans cet univers que nous ne sommes en mesure de (c’est-à-dire la fraction infime de l’univers que nous sommes en mesure de percevoir sans qu’une entité veuille que cela arrive. Un acte magique est toujours le triomphe ou l’échec de la volonté. » (Op. cit., p. 429) On verra tout à l’heure comment ces phrases font écho à certaines positions de Jésus dans les évangiles.
Car ce qui advient dans la vie n’est qu’une succession de moments discontinus que nous lissons pour ne pas avoir peur de ne retrouver en revenant ce que nous aurions laissé en partant. C’est que si les choses changent, ce n’est pas le hasard mais le fait que le monde ne cesse de parler de nous parler comme les voix inaudibles sans le magnétophone mais enregistrées précisément sur les bandes de Raudive.
Il y a un signal et il y a un signe. Il s’agit de les capter de les interpréter. Il y a en quelques sortes des niveaux de réalité qui hantent la soi-disant réalité et il s’agit de les appréhender. L’accident ne fait que synchroniser des éléments disparates, et non pas les lisser dans une formule continue. Il les rapproche jusqu’à ’étincelle. L’essai intitulé De la coïncidence (Op. cit., p. 424-435) est l’un de ceux qui permettent d’approcher ce en quoi « croit » Burroughs, c’est-à-dire comment il est possible de penser dans un cadre non uniquement rationnel et raisonnable au sens dit plus haut de ceux qui veulent à tout prix avoir raison, mais magique et néanmoins ratioïde. (Op. cit., p. 431-432-433-434)
Les vrais écrivains pour Burroughs agissent dans l’univers magique. Un exemple de la relation signal-signe est par exemple la figure du clown sinistre dans Mort à Venise.
C’est pourquoi le cut-up n’est pas un jeu banal et vide qui consisterait à couper et coller. Il s’agit au contraire d’un jeu qui doit pousser à voir « comment le hasard est hasardeux ? Nous savons tellement que nous ne savons pas consciemment ce que nous savons qu’il est possible que la coupe ne soit pas due au hasard. […] Les cut-up vous mettent en relation avec ce que vous savez et ce que vous ne savez pas savoir […] nous avons continué à exploiter les virtualités du magnétophone : cut-up, ralentir, accélérer, rembobiner, marquer la bande, jouer plusieurs piste à la fois, couper en avant en arrière sur deux magnétophones... sitôt que vous le faites vous obtenez des mots nouveaux qui n’étaient pas sur les enregistrements initiaux. Il y a alors de nombreux moyens pour produire des mots et des voix sur la bande... » (Op. cit., p. 94-95)
Pas d’exemple plus simple et plus clair de ce que peut vouloir dire « faire des dieux », c’est-à-dire inventer, produire des éléments qui s’opposent en tout à l’entropie pour parler avec Stiegler, en vue de faire exister des éléments qui n’existaient pas auparavant.
Ce n’est pas si simple et pour toutes les pratiques engoncées dans les rets de dispositifs liés à la conscience, cela ne signifie rien. Mais pour ceux qui ont compris le piège qu’était la conscience, il devient possible et pensable de lui échapper, non pas en fuyant mais en construisant. Même si ce qu’on construit peut ressembler à un vaisseau spatial imaginal.
Burroughs est très précis sur ce point. parlant des artistes il remarque qu’ils « nous fournissent les seules cartes pour voyager dans l’espace. Nous ne sommes pas faits pour explorer des données statistiques et préexistantes. Nous sommes faits pour créer des mondes nouveaux, des êtres nouveaux, de nouveaux modes de conscience. […] Ce dont vous faites l’expérience dans les rêves et hors du voyages corporel, ce que vous entrevoyez dans l’œuvre des écrivains et des peintres, est la terre promise de l’espace. » (Op. cit., p. 434)
Conclusion de la Partie I
Nous sommes au terme d’un voyage c’est-à-dire au commencement d’un autre, selon la direction dans laquelle on regarde, mais en fait il n’y a pas de différence. Regarder vers l’avenir ou regarder le passé est la même chose si on le fait avec la volonté de le changer. Et changer le passé ne peut pas dire gommer l’histoire, mais tenter, par une interprétation renouvelée, de montrer tout ce qui est resté inaccompli dans les interprétations déjà existantes.
Il n’y a donc pas de meilleure introduction à la mise en œuvre d’un exemple d’interprétation à travers une relecture des évangiles à partir de la nouvelle traduction de Frédéric Boyer. On s’attachera à montrer comment on a inventé « un dieu », comment on a « fait un dieu » et cela toujours en prenant en compte les avancées que nous permet la pensée de Jaynes mais aussi tous les textes que nous avons approchés, en particulier ces quelques lignes par lequelles Burroughs clôt l’article précédemment cité et qui s’intitule De la coïncidence.
« Au commencement était le verbe et le verbe était Dieu. Et qu’est-ce que cela nous fait. De nous ? des mannequins ventriloques. le temps de quitter le verbe-dieu derrière nous. "Il s’atrophia et tomba hors de moi comme d’horribles et vieilles grillades" rapporta un survivant. "et moi je me sens mieux ainsi". » (Op. cit., p. 435)
Mais auparavant il importe de tenter une synthèse des acquis de ces dix séminaires. Ces acquis sont en fait des éléments permettant de dessiner une nouvelle carte non pas du psychisme en tant que tel mais des relations entre forces actives dans la psyché et forces actives dans la soi-disant réalité. L’écriture du silence, l’abolition du temps, l’indifférence au temps seront des éléments essentiels pour y parvenir.
Partie II
Prolégomènes à une lecture bicamérale des évangiles
Il y a deux volets à une approche bicamérale, l’un qui conduit à des propositions telles que celles faites précédemment qui sont des tentatives de synthèse de ce qui peut émerger de ce l’on pourrait appeler une méthode herméneutique bicamérale. Une telle approche plutôt que méthode consiste à proposer des interprétations de textes ou autres types d’œuvres ou de pratiques ou d’expériences en y repérant comment s’inscrivent dans ces œuvres et fonctionnent des éléments ou aspects qui relèvent de près ou de loin de la dimension bicamérale du psychisme.
La suite de ce projet intitulé « faire des dieux » va consister, en avançant désormais en marchant sur deux pieds, à inventer les éléments avec lesquels on peut construire une trame imaginale à tendance philosophique permettant de passer à l’acte, c’est-à-dire de faire des dieux au sens de Burroughs par exemple quand il dit « le but de l’écriture est de faire arriver les choses ». Parmi ces éléments, il y a ceux que l’on peut repérer et révéler par l’analyse de textes y compris de textes aussi fondamentaux que le sont les évangiles.
En d’autres termes, il s’agit de tenter de comprendre comment certains textes, certaines œuvres, certaines expériences on en effet fait arriver des choses. On renverra ici à l’exemple célèbre de l’analyse par Kleist de la fable de La Fontaine « Les animaux malade de la peste » dans le court texte intitulé « Comment les pensées viennent en parlant ».
Le choix des évangiles comme prochain corpus d’analyse va permettre de faire plusieurs choses à la fois :
– Étudier des textes qui constituent, au sens strict, le lieu de l’invention d’un dieu.
– Chercher à voir comment ce nouveau dieu est traversé de dimensions bicamérales et comment de nouvelles dimensions s’inventent à partir et avec de lui.
– Analyser comment une telle invention va être transformée aussitôt après avoir été faite et chercher à comprendre et pourquoi et comment.
– Approcher ainsi la manière dont aujourd’hui encore et ce d’autant plus que nous vivons dans l’orbe de ce dieu, et cela indépendamment de nos croyances, nous continuons à la fois de fermer la porte en nous à l’invention et néanmoins d’inventer et en particulier à partir et dans ce registre particulier que nous nommons l’invention de dieux.
– Ces dieux n’ont à la fois rien de commun avec les dieux grecs ou le dieu chrétien et pourtant tout à voir avec ce que nous pouvons découvrir en les analysant à partir de la dimension bicamérale de la pensée.
– Il y a là un pari qui pour n’être pas pascalien n’en est pas moins gagnant-gagnant en ceci qu’il nous permet peut-être de nous secourir nous-mêmes en acceptant de convoquer dans le champ de la conscience, la bonne comme la mauvaise, le réseau des actions magiques que nous portons en nous et qui ont pour nom par exemple sentiments. (Kluge, « Les sentiments peuvent déplacer des montagnes », in Utopie des sentiments, p. 97 à 104)
– Avant d’ouvrir une lecture attentive des évangiles, et pour conclure aujourd’hui et se projeter vers les séances suivantes, il est possible de se lancer dans une lecture rapide de l’Évangile de Jean chapitre XV. Il apparaît important de situer à travers même un unique exemple en quoi cette « méthode bicamérale » peut se distinguer d’autres approches de la question de dieu.
– a Les deux dieux
Autrefois, et aujourd’hui encore sans doute, on distinguait, au moins dans le champ de la philosophie et sans doute aussi chez les théologiens, deux dieux, entendons deux approches radicalement distinctes pour ne pas dire opposées de dieu, le dieu des philosophes donc et celui des « croyants », l’un étant au fond un concept et l’autre le vecteur, le support et l’objet d’une expérience psychique supposée incomparable et incommunicable. À ceci près, on le sait que la raison a infiltré la foi dès le IIe siècle après le Christ si l’on s’en tient au christianisme comme exemple.
1-Le dieu bicaméral
– Le dieu bicaméral se situe en quelque sorte à côté ou en retrait par rapport à ces deux approches de dieu qui sont en quelque sorte liées et finalement coextensives l’une à l’autre.
– Le dieu bicaméral, on l’a compris, n’est ni une idée, ni une personne, ni un être ni un concept, ni une entité ou une substance, ni une projection du psychisme humain mais une possibilité active dans le psychisme, le cerveau selon la terminologie actuelle. Il échappe aussi bien aux définitions de la philosophie qu’à celles de la théologie. Et pourtant, probablement, il constitue le fond originaire duquel ont émergé les dieux et finalement le dieu unique.
– Le dieu bicaméral est la puissance qui fait arriver les choses et ce qui arrive, la manifestation visuelle ou auditive d’une part et le nom donné à ce qui a permis qu’un acte ait été accompli, qu’une situation ait été transformée, qu’une douleur ou une blessure ait été guérie ou aussi qu’une destruction soit advenue.
– Le dieu bicaméral est le nom de ce qui a lieu dans le moment du passage entre cerveau droit et cerveau gauche et qui se propage et se manifeste nécessairement dans le champ phénoménal, quelle que soit la forme que prenne ce phénomène, sensible ou imaginale.
– Il est l’activation et l’activité, il est la violence et le soin, il est surtout la manifestation d’un « soin » dirait-on aujourd’hui ou plus exactement d’une attention portée par quelque chose d’insituable, de plus grand qu’elle, à la personne qui à la fois existe ici et maintenant et cependant ne se perçoit pas, ne se connaît pas comme personne, au sens actuel du terme.
– Le dieu est donc à la fois le cerveau droit comme siège potentiel identifiable après coup du dieu mais dans la mesure où il est en relation avec le cerveau gauche, il est la schize en tant que telle, le gouffre qui sépare ces deux « entités » et ce qui, passant par elle et au-dessus d’elle, à travers elle, rend possible la relation la corrélation entre des « conceptions du monde » ces deux « entités », ces deux fonctionnalités distinctes après coup permettant aux hommes de vivre une relation moins dangereuse avec et dans l’univers qui les accueille.
2- Le dieu unique
– Il y a, malgré leur différence radicale, quelque chose de commun entre le dieu des théologiens et celui des judéo-chrétiens, c’est le fait que ce dieu soit Un, unique et un, malgré, avec ou grâce à la multiplicité des éléments qui participent ou des noms d’entités à la fois distinctes et liées qui le composent, comme le père, le fils et l’esprit saint, sans parler des anges et autres entités spirituelles, des éons gnostiques par exemple, dans le christianisme.
– Le dieu bicaméral est indéfectiblement lié à une situation dont la dualité constitue le fond.
– Nous aurons l’occasion de déployer une réflexion autour de ce point dans l’étude des évangiles. Rappelons simplement, à travers quelques citations extraites d’un livre de l’un des deux ou trois grands philosophe français vivants, Dieu, la mémoire, la techno-science et le mal, (Ed. LLL) de Mehdi Belhaj Kacem, comment ce dieu-un constitue encore et toujours le fond à partir duquel dieu est conçu, pensé et prié.
– C’est bien là que se situe la singularité et la potentielle puissance heuristique du dieu bicaméral, c’est qu’il peut permettre de passer à travers ou d’éviter les pièges que nous tend le dieu unique et de parvenir à penser certaines des articulations conceptuelles sur lesquelles nous pensons que le monde est bâti comme transitoires et donc d’appréhender et de construire, c’est un des sens de faire des dieux, d’ébaucher en tout cas ce qui est peut-être une nouvelle manière de penser.
– Cette nouvelle manière, qui existe déjà, qui a des précurseurs puissants, bien plus puissants, et sans lesquels rien de tout cela n’aurait été possible évidemment, n’est pas encore parvenue à s’imposer et à faire exister d’une manière plus étendue, les possibilités dont elle est porteuse ou qui, lorsqu’on pense à ces précurseurs, n’ont pas été perçu comme pouvant permettre d’inventer cette nouvelle manière de penser.
– L’enjeu est de tenter de sortir du piège que sont devenues pour nous la conscience et l’obsession d’une mémoire intégrale non en tant que telles mais en tant qu’elles ont été connectées et sont devenues les faire valoir d’obsessions paradoxales puisqu’elles allient le fantasme d’un dieu unique et tout puissant aux possibilités non advenues de l’esprit humain qui, parce que non advenues constituent le relais de ce fantasme au point de tenter de le faire exister comme dimension nouvelle dans de la pensée, et dans ce que l’on nomme réalité.
- Un double travail de relecture et d’invention s’impose.
– Que dit ou que veut ce dieu unique à l’époque qui suit sa mort annoncée et tant commentée au point qu’il nous faudrait presque croire que ces commentaires lui ont permis d’accéder à une sorte de résurrection, à la fois théorique et concrète socialement et planétairement.
– Simplement pour ne pas perdre de vue dans quel monde nous vivons voici, sans commentaire, car nous en reparlerons dans les séances suivantes, quelques citations extraites du livre Dieu, la mémoire, la techno-science et le mal, (Ed. LLL) de Mehdi Belhaj Kacem.
– Ce qu’il importe de relever ici, c’est simplement le fait que cette approche de dieu relève intégralement du fantasme du dieu unique et tout puissant, c’est-à-dire de la fiction inventée par les juifs et transformée les chrétiens, entendons par des générations de philosophes et théologiens en mal de gloire théorique.
– Ce qu’il nous semble important de faire, c’est de partir d’une tout autre conception du dieu et dans un même mouvement de relire et de tenter de comprendre comment le dieu unique connecté à la conscience a été inventé et comment à l’intérieur des champs infinis des commentaires et des inventions, des œuvres produites par deux millénaires de culture chrétienne, on a continué de faire l’expérience de ce dieu bicaméral, à travers des manifestations incomparables, au détour d’une extase ou d’une lecture, d’un geste ou simplement d’un chemin.
– Ce renversement de l’approche, du regard, du point de vue, on le dira comme on voudra, semble le seul moyen de parvenir à une pensée renouvelée du dieu et cela dans la mesure où il est pensé à partir de notre situation actuelle, celle de la disruption analysée par Bernard Stiegler mais dans laquelle il est possible aussi de « faire des dieux ».
– b Lecture du chapitre XV de l’Évangile de Jean
Cette récapitulation et cette synthèse de ce qui a été abordé depuis deux ans était essentielle à la fois pour prendre la mesure de ce qui a été acquis et pour permettre de déployer sur un nouveau terrain une lecture renouvelée des fondements et de notre culture et de notre conception de dieu.
En effet, pour le dire aujourd’hui d’un mot, nous y reviendrons en détail la prochaine fois, si l’on veut comprendre la méconnaissance ou plus exactement l’interprétation ou la conception de dieu à laquelle nous sommes attachés, croyants ou non et donc de laquelle nous sommes prisonniers, il n’y a rien de mieux que de revenir à ce moment clé de notre culture pour ne pas dire de notre civilisation qu’a été la période pendant laquelle on a participé littéralement à l’invention d’un dieu, d’un nouveau dieu. Et sur cette invention nous avons des documents de premières mains, les évangiles, les autres textes du nouveau testament et des textes apocryphes.
Et nous disposons aussi évidemment d’une bibliothèque quasiment infinie de textes qui ont eux été écrits, par la suite, et pour un certain nombre dans les deux ou trois siècles qui ont suivi la mort du Christ et la rédaction des évangiles. Ces textes nous permettent de prendre la mesure du « saut quantique » qui est accompli par ces penseurs philosophes et théologiens, saut qui à la fois accomplit par la parole et le texte, par le logos donc, la mutation de la posture existentielle inventée par le Christ et induit à partir de cette mutation « originaire », une série de mutations majeures, mais qui ne cesseront de s’éloigner et de tenter de revenir et de s’éloigner et de revenir encore à la parole originaire recueillie dans ces textes.
Ces mutations théoriques se présentent toutes sous la forme d’adaptations ou de transformations théologiques censées nous rapprocher ou nous empêcher de nous éloigner voire de sauver le message et le contenu initial des paroles et des actes bref de la position existentielle du Christ. Et cependant il semblent qu’ils n’y parviennent que par l’invention de la machine de contrôle des existence que va devenir l’église.
Il faut le souligner de suite, ces textes ne cessent d’accroître la distance qui nous sépare de l’expérience faite non pas par les premiers chrétiens, le terme n’apparaît que bien après la mort du Christ, mais par ceux qui ont pu accompagner le messie pendant sa vie terrestre, ou ceux qui ont été capables d’inventer une telle figure à la fois novatrice dans les relations entre l’homme et son dieu, et synthétique en ce qu’elle invente une cohérence nouvelle et une posture nouvelle de l’home dans le monde.
Cet être de synthèse à l’aura si humaine et si puissante qu’elle semble inaccessible, cet être qui a accompli et proposé d’accomplir des expériences hors norme et les textes qui racontent sa vie, vont servir de base pour des réflexions menées dans des communautés en grande partie désireuses d’une nouvelle orientation mais avant tout désireuse de voir la promesse s’accomplir, celle de la venue immédiate d’une fin du monde tel qu’il est, tel qu’il est gouverné et celle d’un renouveau absolument complet de la structure même de la relation homme réalité.
Les actes et les paroles d’êtres d’exception, de rabbis visionnaires, déployant des images nouvelles et puissantes, de mages comme de magiciens, comme l’époque en a fourni de nombreux auront servi de matériaux pour cette synthèse hors norme dont le destin était plutôt de finir dans l’oubli face à la puissance de Rome et à celle du judaïsme.
La lecture du livre déjà ancien de Jacques Lacarrière Les hommes ivres de dieu suffit pour se faire une idée du bouillonnement des esprits qui vivaient à cette époque autour de la Mer morte. Ce qui importe c’est de prendre acte d’une situation psychique particulière, d’une sorte de conscience à la fois aigüe et confuse envahissant un grand nombre de personnes sinon tous ceux qui viennent dans cette zone au moins, d’un désir et d’un besoin de voir émerger une nouvelle approche de la situation existentielle de l’homme, celles qui existent ayant toutes fait la preuve qu’elles ne permettaient plus d’agir ou d’interagir avec les choses qui se produisent, faisant ainsi émerger une appréhension insupportable du devenir humain, de leur propre devenir comme personnes, comme groupes et comme humanité. Sur tout cela nous reviendrons quand nous plongerons dans ce bassin incroyable d’idées.
Comme à chaque jour suffit sa peine, mais pour ne pas rester sans avoir ouvert une page des évangiles et afin de préciser à grands traits la méthode de lecture bicamérale, je voudrais, aujourd’hui, simplement proposer une lecture du chapitre XV de l’Evangile de Jean et un commentaire de quelques versets qui montreront bien comment ces textes où un dieu littéralement s’invente, sont liés et de quelle manière au dieu ou plutôt au fond psychique bicaméral qui nous intéresse.
1- Le chapitre 15 de l’Évangile de Jean
Il importe de lire une fois au moins ce texte dans son intégralité afin d’avoir bien présentes à l’esprits les métaphores et les allégories qui le constituent et le trament. Elles relèvent quasiment toutes d’un registre spatial, le terme spatial devant être entendu sous plusieurs facettes et c’est précisément l’articulation entre elles de ces facettes qui constitue au sens strict l’invention à l’œuvre dans le texte.
Puis nous nous arrêterons ensuite sur un verset le verset (Jean 15, 24) qui a lui seul donne une indication générale au sujet de la lecture que nous proposerons de cet ensemble de textes. Il importe ici, de souligner que ce verset Jean (15, 24) peut être relié au passage du chant IX de l’Iliade, vers 312-313, vers qui permettent à Platon dans son Hippias Mineur de démontrer en quoi et comment la poésie est mensonge et la philosophie porteuse d’une nouvelle forme d’accès à la vérité. Le passage suivant est en 264c-264e, dans la traduction de Chambry.
Socrate
IV. — C’est fort bien parler. Voyons donc : quand tu as dit qu’Achille avait été représenté comme le meilleur, je pensais comprendre ta pensée, et de même quand tu as dit que Nestor était le plus sage ; mais quand tu as ajouté que le poète avait représenté Ulysse comme le plus rusé, à te dire la vérité, je ne comprends pas du tout ce que tu veux dire par là. Dis-moi donc, pour voir si maintenant je comprendrai mieux, si Achille n’a pas été représenté par Homère comme un homme rusé.
Hippias
Pas du tout, Socrate, mais comme très simple et très sincère, et la preuve, c’est que dans les Prières, quand il les fait converser ensemble, il fait ainsi parler Achille à Ulysse : « Fils de Laërte, issu de Zeus, ingénieux Ulysse, il faut te dire mon intention sans détour, comme je l’exécuterai et comme je crois qu’elle s’accomplira ; car je hais à l’égal des portes d’Hadès celui qui cache une chose dans son esprit et en dit une autre. Pour moi, je vais dire ce qui sera accompli. »
2 - Les métaphores spatiales
Le champ, le sarment et la vigne, éléments de la réalité quotidienne sont mis en relations avec une autre dimension elle aussi spatiale, celle de l’intériorité et donc de la distinction entre une intériorité et une extériorité. On verra aussi que cette extériorité sera comme divisée en deux l’une qui sera le doublet de l’intériorité acquise ou trouvée en soi et l’autre qui sera appelée le monde et qui sera comme rejetée, ostracisée, bref transformée en un espace qu’il faut éviter de parcourir à tout prix.
Mais il y a un principe de dualité affirmée qui gouverne tout le texte et qui est contenu dans le premier verset « moi je suis la vigne, la vraie et mon père c’est le vigneron. »
Et il est difficile de ne pas interpréter ou de ne pas envisager une lecture « bicamérale » quand on se penche sur ces deux personnes. Cela ne signifie pas de calquer père et fils sur cerveau droit et cerveau gauche dans une version simplifiée de la thèse de Jaynes, mais bien d’entendre ce qui se dit : il y a une relation entre le Christ et une figure qu’il nomme le père qui ressemble à celle qui eut exister entre un homme bicaméral et son dieu. À ceci près qu’il SAIT qu’il porte en lui ce dieu ou que ce dieu est en relation directe avec lui.
De ce schéma découlent tous les autres, par analogie, des analogies toujours plus distendues par rapport au modèle modèle qu’il s’agit de ne jamais quitter, dont il s’agit de ne jamais s’éloigner trop, car un trop grand éloignement détruirait ou affaiblirait la puissance de l’analogie et ferait perdre à l’interlocuteur la révélation dont elle est porteuse.
3- La métaphore du sarment et l’invention de l’intériorité psychique
On a donc un champ et une vigne mais avant que de d’en venir à l’espace que constitue un champ et une vigne, le texte part du sarment c’est-à-dire de la fonction de la vigne qui est de donner des grappes et de ce qu’elle produit aussi à savoir des sarments des pousses sans fruit. Les actions du vigneron sont rapportées par analogie à celle de la parole c’est-à-dire à la fonction à la fois gnoséologique et révélatrice de la parole.
On est au plus près de ce que Burroughs disait au sujet de la dimension magique de la parole : le but de l’écriture est de faire arriver les chose.
Mais ce qui se produit dans ce premier moment, c’est l’établissement d’un partage qui va être ensuite appliqué au psychisme, un partage entre deux espaces, l’un qui sera associé à l’intériorité psychique et qui est la vigne en tant qu’elle est à la fois le cep et le champ qui porte des grappes et l’autre qui sera tout ce qui est hors de la vigne, espace dans lequel on jette les rebuts ou que ’on associe avec ce qui n’est pas productif de fruits, ce qui n’est pas vivant, et qui sera associé à l’extériorité psychique, qui sera appelée le monde et associée au mal.
L’espace d’accueil, la vigne, l’intériorité psychique donc est cependant présenté comme porteur d’un trouble qu’il faut clarifier (Jean 15, 3). Ainsi l’espace de la vigne et le partage entre vigne et sarment, ou bon et mauvais sarment, porteur et non porteur de fruits, est la métaphore qui permet de poser et de faire exister un partage symbolique ou abstrait qui lui concerne la psyché même, le en moi et hors de moi, par assimilation entre vigne et christ, entre espace et intériorité enveloppante fonctionnant à la fois au-dessus de l’individu et en lui.
C’est cette complexité lexicale et métaphorique qui assure l’efficacité du texte et l’assimilation décalée de (Jean 15, 5) : « moi je suis la vigne et vous les sarments », distinction qui relance le partage sur un nouveau plan, celui qui détermine la relation entre le Christ et les hommes comme deux plans parallèles à la fois équivalents et distincts.
La jeu se prolonge avec l’ajout d’une double exigence de proximité en moi, hors de moi (Jean 15, 5) et avec moi et séparé de moi (Jean 15, 5).
Le glissement proposé par (Jean 15, 6) permet d’effectuer un lien qui sera indélébile entre le dehors et le mal à travers donc l’image du terrain vivant la vigne et du terrain mort et indéfini là où l’on rejette les sarments morts pour les brûler.
Le texte établit ensuite un nouveau parallèle entre Christ homme vigne sarment et parole et définit la parole retenue dans l’intériorité au plus près du dieu donc comme cet homme le Christ est au plus près du dieu comme accomplissement ou possibilité du devenir acte de ce qui sera alors formulé ou demandé. « oui, cela vous arrivera. » (Jean 15, 7)
On est au plus près de la parole magique vue par Burroughs et d’autres !
Et c’est bien cela qu’il s’agit de tenter de déterminer, de définir et de comprendre, cette potentialité contenue dans la parole que ce qu’elle énonce puisse advenir. On ne peut pas s’empêcher de dire advenir dans la réalité, mais en fait on voit bien qu’il s’agit de la réalité en tant qu’elle est tressée avec la réalité psychique qui, elle, est invention verbale. Et ce n’est pas tant Ce qui peut arriver qui importe que LE FAIT QUE CELA ARRIVE ou ADVIENNE.
4- Fonction de la joie
Avec le verset (Jean 15, 8) on est à un moment de pause dans le texte, on va changer de thème et donc on va déplacer l’analogie ou la faire travailler autrement en élargissant le champ, dans tous les sens du terme, ce qui va conduire à préciser que la relation Christ-hommes se déploie aussi par analogie dans les relations que peuvent ou doivent avoir les hommes entre eux.
Mais ce qui constitue le nerf de ces passages, c’est bien les précisions métaphoriques qui sont données sur l’effectuation, sur ce qui advient, sur la manière de faire arriver les choses et sur ce que sont les choses qui arrivent.
Un retour sur le parallèle entre la relation Christ-hommes ou hommes-Christ (rester dans mon amour) et la relation Christ-père, donc homme dieu au sens bicaméral, va permettre d’indiquer CE QUI circule, et qui a nom ici LA JOIE. La joie, c’est la manifestation ou la réponse immédiate à une situation mondaine vécue et pensée non pas comme tragique au sens grec mais comme vouée au mal, au chaos et due la déréliction, à cette solitude morale, due à un sentiment d’abandon, en particulier par rapport à Dieu.
Le joie va s’imposer comme le vecteur immatériel de la relation affective réalisée, effective et efficace entre hommes et Christ, hommes et hommes, hommes et dieu. Il n’est pas interdit de voir dans cette « joie » une sorte de reliquat de la puissance d’efficacité du dieu bicaméral dont les interventions étaient porteuses de salut, autrement dit de joie.
À ceci près que ce qui advient l’est comme traduction d’un constat de nécessité qui prend la forme d’un commandement (Jean 15, 12), commandement qui est l’un des plus connus de ce qui deviendra le christianisme et qui apparaît ici dans sa forme et sa formulation originelle et dont en général on omet la partie finale : « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jean 15, 12) Ce « comme » fait toute la différence avec la même formulation, telle qu’on la répète aujourd’hui à l’envi et qui omet le « comme » ou le considère comme allant de soi. Mais son absence dans les formulations courantes de la pastorale, indique un glissement qui se fera il est vrai plus tard.
Mais c’est le verset (Jean 15, 10) qui détermine la stratégie générale car le comme est un comme relatif à une action « comme j’ai veillé sur les commandements de mon père... » (Jean 15, 10) et sur une injonction à ne pas s’éloigner à ne pas quitter cette proximité. Et on sait que c’est sans doute la chose la plus difficile ou qui va induire l’ensemble des réflexions relatives au mal comme s’instaurant par la distance prise avec le dieu en moi, le dieu en chacun, l’être près du dieu qu’a pratiqué le Christ.
5- Proximité et distance : sur la relation dieu / homme
Aux métaphores spatiales liées à l’espace comme dimension matérielle et à la relation intériorité-extériorité, s’ajoute une métaphore spatiale évoquant la proximité et la distance ou l’éloignement, métaphore qui aura de belles heures devant elle. C’est elle qui détermine en effet la modulation des relations homme dieu ou dieu homme, puisque l’un semble chercher à échapper à l’autre mais que l’autre le dieu semble aussi, ce sera le cas chez Pascal, s’être éloigné des hommes dans un mouvement équivalent, parallèle, les deux découlant en quelque sorte de cette métaphore originaire puisque l’on ne peut pas ignorer que ce passage autour du « aimez vous les uns les autres » a été l’un des plus importants dans les préceptes diffusés par la suite.
Un nouveau moment apparaît autour des notions d’amour et d’amitié et qui finalement déterminent les relations hommes Christ comme étant une relation de dépendance inversée qui soulage les hommes du poids du choix et de la décision les libère de cette responsabilité mais les enferme dans une dépendance affective forte. Cependant le verset (Jean 15, 16) fait retour sur les métaphores du début, celle du fruit et de la vigne et celle de l’attente implicite-explicite qui est celle des hommes face au dieu et qui quoique formulée par le thème du don est en fait une attente d’effectivité, de réalisation, en vue de l’obtention de ce qui est demandé.
Nous sommes encore très près du monde magico-bicaméral, des attentes comme étant des attentes de transformation ou de transmutation de soi par le dieu plus encore que d’obtention de « quelque chose » de concret.
Ce qui est demandé est implicite, mais il s’agit de la joie ou si l’on veut de la transformation hic et nunc de la relation que l’on a au monde et donc du monde. Mais on sait que cela ne peut pas être aussi simple et que l’attente est aussi une attente d’une transformation du monde de l’injustice de ce monde et donc d’une reprise en main, par le dieu, de l’état des choses.
6- Les dangers du « comme » et le risque de la connaissance
Le dernier moment de ce chapitre 15 de l’évangile de Jean est celui qui va définir les effets, les conséquences, pour ceux qui vont se soumettre au commandement et ces conséquences sont négatives, voire terribles.
Le point de départ reste l’analogie entre ce que vont devoir accepter et vivre les hommes et ce que le Christ a vécu, analogie renforcée par celle qui est instaurée entre la relation hommes-Christ et la relation Christ-dieu.
On instaure ainsi, à bas bruit un écart de type « temporel » au sens où il y a un avant, ce que le Christ a vécu et un après qui est à la fois un maintenant et un à venir dans la mesure où la venue du Christ n’a pas permis de faire advenir pour tous l’apocalypse, la révélation, entendons la reprise en main du mal et du monde par le dieu. Cet écart constitue au sens strict la formule temporelle qui sert de fondement au futur christianisme.
Ce qui importe dans cette double analogie légèrement décalée, c’est que de la métaphore esclave-maître on est passé à la métaphore ami-(écoute du) père (Jean 15, 15) et (Jean 15, 20). Mais ce qui emporte le raisonnement, c’est encore et toujours la relation Christ-père c’est-à-dire homme-dieu bicaméral comme modèle indépassable. Ce qui fonde la relation c’est l’ob-audire, la capacité à entendre la voix du dieu et à se soumettre à son message.
Là où elle était comme non consciente à l’époque bicamérale, mais considérée comme effective et salvatrice, cette écoute, cette entente est en train, sous nos yeux, de devenir consciente. Et devenir conscient signifie ou implique que l’écart entre la situation stressante et la manifestation du dieu, se transforme en écart entre une attente et une réponse, un résultat. Et que dans cet écart, l’homme devient à la fois celui qui vit cette attente et celui qui en recevra les bénéfices à partir d’une soumission au dieu.
Le premier point marquant c’est donc que l’inconscience ou la non-conscience est devenue un état impossible. L’analogie hommes-Christ, christ-dieu et la relation Christ-hommes au sens des autres hommes, ceux qui ne le reconnaissent pas, prend littéralement la place de cette inconscience en quoi consistait la réponse du dieu à l’attente du héros.
Les autres hommes sont ceux qui vont se retourner contre ceux qui entendent la parole du Christ et donc du dieu, ceux qui n’ont pas entendu cette parole, n’ont pas reconnu cette voix et se sont retournés contre ceux qui en témoignent par leur foi parce qu’ils disposent encore de structures de pouvoir politiques ou religieuses pour faire régner « leur » conception du dieu et de la relation au dieu.
7- La conscience, la schize et l’angoisse
C’est là que dans ce texte, on parvient à un énoncé attribué au Christ à une parole du Christ donc, et qui fonctionne, ici, comme une révélation de ce qui constitue le fond même sur lequel naît et va croitre ce qui deviendra le christianisme et qui n’est pour l’instant que la mise en scène d’une révélation essentielle qu’il faut interpréter comme étant celle de l’inévitable existence désormais de quelque chose comme une distance infranchissable entre la parole émise et le parole entendue. C’est cela qui fait qu’il n’y a pas ou plus d’immédiateté au sens strict, d’absence de médiation, qui était la seule garantie d’un accès direct à la parole du dieu en soi et à la correspondance entre ce que l’on faisait de cette parole et ce qu’elle disait, c’est-à-dire nous disait de faire.
Nous sommes là face à la reconnaissance de la structure de base de ce qui deviendra « la conscience », structure qui va se déployer et se construire à travers les siècles mais qui se manifeste comme une donnée indépassable incontestable, et qui tient dans ces versets (Jean 15,22-23-24), que voici :
« Si je n’étais pas venu et ne leur avais pas parlé ils n’auraient pas connus de manque (péché). Mais maintenant ils n’ont plus d’alibi à leur manque (péché). Qui me hait, hait aussi le père. Si je n’avais pas fait parmi eux les actions que personne d’autre n’a faites, ils n’auraient pas eu de manque. »
Ce que Frédéric Boyer traduit par manque est traduit en général par péché dans les traduction plus œcuméniques. Il faut cependant pousser les choses un peu plus loin et entendre dans le manque, non tant quelque chose qui tendrait à asseoir la légitimité de la psychanalyse que ce que à partir de Jaynes il est devenu possible d’appeler la schize, cette structure indépassable du psychisme contre laquelle toutes les tentatives post-bicamérales ont lutté pour l’effacer, la nier, la faire disparaître et qui ne cesse non seulement de réapparaître mais de se manifester ; c’est-à-dire de montrer qu’elle n’a jamais disparu.
La schize, c’est donc le nom de l’écart imprescriptible entre les deux hémisphères cérébraux, entre les deux grands fonctionnalités cérébrales dès lors qu’il est perçu ou appréhendé même de manière implicite. Une fois nommé, et c’est que fait ici le Christ, cet écart devient un obstacle en quelque sorte infranchissable ou qu’il faudra franchir mais dont la seule manière de le faire sera de le faire en le niant.
Mais cela viendra juste après cette puissante invocation christique, car ce que dit le Christ c’est la nécessité de prendre acte de l’existence de cet écart et d’aller chercher en soi-même dans la confiance que l’on peut et doit avoir dans le dieu le moyen de passer par-dessus lui pour accéder à la réalisation de la parole à la parole effective au logos qui fait advenir ce qui est dit voulu ou souhaité.
Mais ce qu’il SAIT, lui le Christ et donc ce qu’il ne peut pas NE PAS ajouter, c’est que ce saut par dessus le gouffre, gouffre qui prendra la forme du doute, est aussi un saut par-dessus la faiblesse qui est en chaque homme, une sorte de « manque à croire » pourrait-on dire. Lorsqu’il s’adresse au dieu ou cherche à entendre ce qu’il lui dit et à se soumettre à cette voix qui doit le sauver, l’homme comprend qu’il doit effectuer un saut qui est perçu comme impossible tant le gouffre est lui-même perçu comme incommensurable. et d’une certaine manière il a peur.
Être conscient, c’est voir et savoir que ce que l’on espère ou attend ou appelle de ses vœux, on doit l’accomplir, mais l’accomplissement n’est pas garanti et cette absence de garantie, cette discontinuité devenue perceptible « entre le je veux et l’accomplissement de l’acte » comme le dira Nietzsche dans La généalogie de la morale, est le creuset de toutes les peurs.
Pire de toutes les angoisses, pire encore de L’ANGOISSE originaire qui saisit les hommes lorsqu’ils commencent à comprendre que ces dieux qui les aidaient, le faisaient parce qu’ils ne pouvaient pas, eux les hommes, intervenir eux-mêmes à ce moment-là pour résoudre ce problème-là.
La distance entre un homme comme l’est chacun de ceux qui cherchent à entrer en contact avec le dieu, et le dieu, cette distance est perçue comme une distance infranchissable. Et infranchissable, elle l’est non seulement de manière métaphoriquement « spatiale » mais aussi parce que l’homme voit qu’il existe une différence de potentiel entre un pôle positif absolu le dieu et ce qui deviendra finalement un pôle négatif, lui l’homme cet être de chair faillible et peccable.
Le Christ est à la fois celui qui va révéler qu’il est possible encore et toujours d’entrer en relation avec le dieu, mais aussi celui qui, au vu de la mutation psychique en cours depuis quatre ou cinq siècles, SAIT que cette relation ne peut être établie ou vécue que sous condition.
8- L’invention du péché comme « négation » de la schize
Ce qui deviendra le christianisme va consister en une tentative jamais close de remplir l’écart entre le dieu et les hommes en inventant des ponts censés permettre d’établir un ou des passages continus entre le dieu et l’homme. Ainsi, on va assister à une prolifération d’inventions verbales, psychiques et comportementales, inventions qui vont cependant à chaque fois promettre l’établissement des ces ponts et les rendre impossibles par l’accumulation de conditions nécessaire à leur franchissement.
Ce que dit le verset (Jean 15, 24), « Si je n’avais pas fait parmi eux les actions que personne d’autre n’a faites, ils n’auraient pas eu de manque » est à la fois la chose la plus belle puisqu’elle témoigne de l’efficacité possible de la relation homme dieu, qui est comme on le verra par la suite basée sur une confiance absolue, et la plus terrible puisqu’elle témoigne de l’impossibilité pour chacun d’accéder à la puissance psychique dont, pourtant, chacun potentiellement est censé pouvoir disposer.
Il va rester de ce jeu analogique l’activation de la puissance psychique dans un cadre restreint mais dont la limite ne sera pas appréhendée comme telle au contraire. On en fera le cadre extensible à l’infini d’une entreprise singulière, celle qui permet de vivre COMME le Christ, de faire COMME le Christ, bref d’ÊTRE sinon le Christ, du moins d’être COMME le Christ, c’est-à-dire élevé à la hauteur nécessaire pour rencontrer et entrer en contact directement avec le dieu et cela sans que soit garanti le fait de parvenir à ce que cela ait lieu : cette expérience d’une union avec le dieu.
Tenue pour la chose la plus désirable, cette « chose » sera posée comme la plus impossible ou improbable et cette impossibilité même servira de base à l’établissement de règles infinies seules capables de garantir sinon l’accès au dieu du moins l’approche du dieu. mais à quel prix !
Ce verset 24 témoigne du niveau de conscience atteint à l’époque de la rédaction du texte, car il ne dit rien d’autre que si on ne savait rien ce que l’on ignore n’existerait pas mais dès lors qu’on le sait, c’est-à-dire qu’on en a entendu parlé, alors LA CHOSE existe et cette chose ce n’est pas dieu mais la schize, le manque, le péché qui n’est pas d’abord le nom d’un mal inhérent mais celui d’une faille structurelle, d’une impossibilité liée au fonctionnement psychique lorsque le cerveau bicaméral a été remplacé par un cerveau conscient.
Ce que nous donnent à VOIR directement les évangiles et la figure du Christ, c’est le psychisme en train de muter et la manière dont il mute.
C’est la prise de conscience si l’on veut, ou le début d’une prise de conscience qui est à la fois déjà là et qui n’aboutit jamais à une « décision », de ce que le piège, le gouffre la schize est « en » chacun de nous et qu’elle est le creuset de notre addiction au langage et de notre incapacité à lui échapper.
Savoir qu’on sait ne protège de rien au contraire cela ouvre sur le gouffre et l’angoisse et oblige à fuir au plus loin et le Christ est celui qui a su faire face à ce gouffre et qui a su apporter une « réponse » à cette situation, réponse qui se révèlera trop intenable pour être pratiquée mais suffisamment puissante pour inspirer dans sa dilution des inventions verbales et comportementales nombreuses jusqu’à aujourd’hui.
Ainsi à partir de ce point on pourra reprendre à nouveaux frais des éléments qui semblent acceptés par tous comme références implicites, comme le péché originel ou la tour de Babel, et l’on verra que si on tente de les comprendre à partir de cette situation d’angoisse et d’addiction à la langue elles changeront de signification. Il sera alors possible peut-être de transformer notre regard sur le mal.
9- Le coup de grâce à l’espérance
Le coup de grâce vient aussitôt (Jean 15, 24-25) qui fait savoir le prix à payer pour accéder au dieu dans un nouveau régime psychique, à savoir d’être haï COMME l’a été le Christ.
Et le salut recouvre cette angoisse annoncée par une promesse renouvelée, celle de la possibilité de recouvrer le lien direct au dieu, à dieu, au père directement sans même avoir à passer par le fils qui accomplira la promesse et s’effaçant une fois l’acte accompli. Mais ce qu’il faut entendre se situe en-deça des métaphores père-fils-souffle, même si cela ne peut être dit sans elles.
Ce souffle que le Christ promet d’envoyer à chacun ou SUR chacun n’est pas autre chose que le rétablissement d’un lien direct homme-dieu ou dieu-homme, lien direct qui « témoignera pour moi » dit le texte, ce qui implique que le message dont le Christ est porteur est bien celui d’une possibilité immédiate, à la fois au sens d’absence de médiation et au sens d’un ici et maintenant, non pas d’entrer en relation avec le dieu comme avec une entité extérieure, mais de vivre la présence ou la manifestation du dieu, d’être donc auprès de lui, auprès de dieu comme le Christ ne cessera de dire et de répéter qu’il l’est, lui auprès de dieu ou dieu auprès de lui.
En attendant ce moment, l’attente est le seul remède, l’attente et le témoignage de cette foi que cela est possible et que cela aura lieu, là maintenant ou si bientôt que ce n’est pas alors une attente mais une simple respiration entre l’annonce par lui le Christ et le devenir effectif de la parole de ce qu’elle annonce de ce dont elle est porteuse.
Il nous est difficile de nous représenter que cette attente était vécue encore à l’époque de la rédaction de ces textes comme une simple formalité puisque l’effectuation de la promesse ne devait pas durer plus que quelques jours, mois, années...
On sait ce qu’il est advenu de cet écart, il s’est transformé un gouffre temporel et psychique insurmontable. Et l’on voit bien qu’on a toujours un mal fou à se remettre de cette impossibilité de le franchir métaphoriquement et par l’expérience faudrait-il dire, même si, depuis l’annonce, des hommes et des femmes, nombreuses et nombreux, seront parvenus à faire l’expérience d’une proximité avec le dieu, expérience qui, pour l’église qui sera devenue le corps de dieu, apparaîtra suspecte, mais qu’elle devra aussi accepter et reconnaître comme étant la preuve de ce que la parole du Christ n’était ni mensongère, ni vaine.
Conclusion
Le territoire qui s’ouvre avec le christianisme et le champ d’expériences si diverses et si liées malgré leur diversité sont tels qu’il nous incitent à accepter de repenser le dieu non pas à partir des textes ou des seuls textes, mais des expériences vécues au sujet desquelles nous avons des témoignages et des réflexions ou constructions théologiques ou métaphysiques diverses qui toutes, parfois malgré elles et souvent sans tout à fait oser aller au bout de leurs ambitions, nous permettront de voir combien cette « approche bicamérale » permet d’infléchir et notre conception du dieu et permet de repenser ce à quoi l’injonction « faire des dieux » nous invite, nos capacités d’invention.