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- Faire des dieux, séance XII, Suspension d’un geste et accomplissementL’invention d’un dieu (II), séminaire de Juin 2023

,  par Hervé BERNARD dit RVB, Jean-Louis Poitevin

- Suspension d’un geste et accomplissement

Ce Séminaire XII, le dernier avant l’été, évoque la question de l’invention d’une nouvelle donne psychique quand NE PAS faire conduit à PLUS QUE faire, NE PAS mener un geste à son terme conduit à un accomplissement supérieur et NE PAS agir devient une action sublime. Ainsi se pose la question cruciale de la suspension d’un geste comme forme d’accomplissement d’un projet spirituel.

CROIRE est le nom donné à la fonction psychique qui permet d’accomplir ce saut.

L’Évangile de Jean et la manière dont le Christ fait face à la tentative de lapidation de la Femme Adultère et Bartleby d’Herman Melville sont les textes de référence pour aborder cette question de ce qui relie NE PAS FAIRE et CROIRE.

Introduction
Fondements d’une pensée bicamérale

L’enjeu désormais est de tenter à la fois de poser les fondements d’une pensée bicamérale, de montrer comment elle permet de passer au crible un grand nombre d’idées, de les revisiter et de les inscrire dans de nouveaux registres et de faire émerger des relations nouvelles entre elles.

Les précédents séminaires nous ont permis de disposer d’un nombre important d’exemples qui ont servi à défricher cette pensée bicamérale et à lui conférer ses contours. Poursuivre ce travail de défrichage et poser les bases d’un renouvellement des hypothèses bicamérales, tel est le projet général des séminaires à venir.

Les enjeux sont multiples, même s’il peut sembler que ce soit fait à partir d’un point de départ qui peut paraître limité. Cependant, prendre pour point de départ non pas la question de dieu mais dieu même, ou plus exactement le dieu qui se distingue de dieu ou des dieux en ceci qu’il n’est lié en rien à une religion ou à la religion même si à l’évidence c’est par elles qu’il continue majoritairement de cheminer avec nous, ne constitue pas un point de départ si limité que cela, bien au contraire.

Le dieu a de plus dans son orbe immédiate l’homme même, et réciproquement, en ceci qu’accompagne une pensée du dieu celle des possibilités de le rencontrer et réciproquement. Mieux même, d’en faire l’expérience non comme on le fait d’une chose qui nous extérieure, une pratique sportive ou esthétique par exemple, mais d’une chose qui part de nous, explose en mille directions investissant le monde, se perd et revient nous habiter et nous hanter, loger en chacun comme s’il avait toujours déjà été là. Le mot intérieur ne permet pas de faire autre chose que limiter l’approche de ses manifestations comme des inventions qui le portent. Il faut néanmoins partir de ceci que le dieu, qui n’a pas de lieu, se situe cependant en chacun, qu’il est à la fois une dimension, une possibilité et un champ d’expériences propres à chaque individu.

Trois éléments constituent le cœur battant de ce socle de départ :
 le fait que le dieu se manifeste potentiellement pour et en chacun, sans que cette intériorité ne puisse être rapportée à celle du moi ou du je, même si tous les hommes n’ont pas de la même manière un accès direct et échappant à leur « volonté » à ce dieu ;
 le fait que ces manifestations soient cependant rares et ne touchent que peu d’être humains directement permet de s’approcher non pas du mystère mais du hiatus le plus important concernant les êtres humains, le fait que l’expérience vécue quoique communicable -on peut raconter un extase- n’est pas transmissible -on ne peut pas faire en sorte qu’un autre vive une extase-.

Si le dieu peut être conçu et approché non comme super puissance agissant du dehors et au dehors, mais comme comme entité parlant à la fois au plus près de chacun et à travers des manifestations le plus souvent discrètes voire reconnaissables par une seule personne, alors il est l’entité qui avec l’homme, et qu’importe qu’il soit situé en lui comme hors de lui, constitue un couple opérationnel propice à l’invention.

L’hypothèse bicamérale inventée par Julian Jaynes constitue à la fois la plus effective approche de ce que peut-être le dieu et le meilleur moyen de le penser. Les moyens d’approcher le dieu ou de faire en sorte qu’il s’approche ou s’adresse à l’un ou l’autre sont liés à cette approche mais n’en constituent pas le coeur.

La pensée bicamérale permet de transformer notre conception « monothéiste » du dieu qui nous est imposée sous la forme et le nom de dieu et non seulement de trouver plus que des traces de bicaméralisme dans les monothéismes mais aussi de nous situer dans une lignée de réflexion initiée par Bernard Stiegler auquel a été empruntée l’expression faire des dieux, expression qu’il avait lui-même empruntée à Bergson.

Il ne s’agit donc pas d’appliquer une recette ou un schéma unique en vue de tenter de comprendre ce qu’est ou serait dieu ou le dieu, mais au contraire de faire fonctionner un moteur à deux temps, qui existe en chacun de nous et même nous constitue, et de lui permettre de nous conduire sur des chemins de pensée à la fois peu ou pas connus quoique sous certains angles aisément et rapidement re-connaissables.

PARTIE I
Préambule à une pensée « bicamérale »...

I.1 Partages erronés
Ce qui finalement importe ici, c’est de parvenir à mettre en place un sorte de schéma général, de carte des activités de la psyché, non pas en fonction d’une relation conscient/inconscient, ou de la seule conscience, mais bien plutôt en fonction des « puissances » à l’oeuvre dans le psychisme et entre psychisme et phénomènes. Il faut d’entrée noter qu’en fait la formulation est inadéquate. Le psychisme n’est pas une entité fermée car il fait partie des phénomènes !

C’est la complexité de cette situation, en général niée ou occultée par les partages imposés par les opérateurs « conceptuels » qu’il s’agit d’aborder, de comprendre, de défaire pour mettre en place de nouvelles « dimensions » du psychisme.

Prendre pour point de départ la conscience et l’inconscient, c’est avoir déjà partagé le monde en deux. Tenter une cartographie des activités de la psyché, chercher à établir un schéma général de ses puissances, c’est laisser ouvert le fait que selon l’activité, ce n’est pas la même relation qui est en jeu ou qui se met en place ni les mêmes connexions qui s’opèrent, à la fois « en » elle et entre elle et « le monde ».

On a beau croire connaître quelques grandes lignes de cette carte, on sait que certains points limites ou certaines activités ne sont pas pris en compte par la raison qui est l’instance dominante et régnante jusques et y compris lorsqu’il s’agit de s’approcher de l’inconscient. La raison n’est pas la raison au sens de faculté de l’esprit, mais c’est, ici, avant tout, l’instance qui conduit individus et groupes à proclamer haut et fort et dire sans frémir : « j’ai raison ». Cette raison psycho-affective cherche à légitimer ce qui, pour elle, sort du cadre qu’elle a fixé pour l’exercice de la pensée, et de l’action.

Les pratiques ou les expériences extrêmes, ou considérées comme telles, ne sont bonnes, au mieux, qu’à permettre d’affirmer la puissance dominatrice de ce qui constitue « la moyenne », c’est -à-dire la norme en vigueur dans le champ de cette raison !

En d’autres termes, c’est en fait la connaissance qui est au coeur des manipulations de la raison, qui constitue son objectif, cette raison qui veut contrôler et maîtriser le corpus et l’application de ses décisions.

D’un autre côté, c’est l’effectuation qui est au coeur des activités de la psyché lorsqu’elle est non pas soumise à la raison, mais maitresse de ses puissances propres, celles que l’on a trop longtemps réduites au silence en les classant tout simplement soit dans la catégorie des sentiments, soit dans le champ de la magie, soit dans celle de l’irrationnel.

Ce que ce voyage du côté de l’extase positive et de l’extase négative nous a permis de mieux appréhender, c’est ce qu’il en est de cette soit-disant « magie ». Elle est l’état de la pensée lorsque la psyché s’ouvre aux forces non répertoriées ou mal connues qui la traversent, la travaillent, et de facto la composent. Et ces forces, lorsqu’elles sont activées, « inventent » leur propre champ d’expérimentation, leur propre territoire et les règles pour y habiter pourrait-on dire. C’est ce qu’il faut tenter d’appréhender.

I.2 Esquisse d’une « cartographie » de la pensée bicamérale
Quatre grands pôles s’offrent à nous pour approcher ce que peut être une pensée bicamérale et les territoires qu’elle couvre :
 la distinction entre un dehors et un dedans
 la reconnaissance de l’existence du temps mais aussi celle de sa négation ou de sa non validité dans ces zones
 la possibilité d’actions de type magique, c’est-à-dire de relations effectives sans que le lien direct et matériel entre des phénomènes et des entités physiques non contiguës puisse être « prouvé » autrement que par leur rapprochement effectué par la pensée. Ces relations sont basées sur des forces non reconnues par la raison comme celle que Kluge nomme la tendre force, qui est la force des sentiments ou si l’on veut de certains affects, face à celle de la loi ou de la norme ou de la raison.

 La distinction entre phénomènes doit être opérée à partir des deux notions que sont le continu et le discontinu ou discret. Le coeur de la relation magique, en-deça de l’effectuation, c’est l’incessant balai des moments qui, perçus, vécus, pensés, qu’importe, sont sans cesse ballottés entre la certitude d’êtres continus et l’évidence de leur discontinuité.

I.3 Raison et sentiments au risque de l’idéologie
En fait, ce que nous pouvons extraire des séances précédentes, c’est le fait que nous pouvons accepter de penser qu’il existe au moins deux points de vue sur le monde, ou si l’on préfère, deux grands états psychiques qui nous permettent de nous penser ainsi que de penser notre relation aux autres et au monde monde, que l’on traduira par deux mots : raison et sentiments (au sens de Kluge). D’un côté ils sont indistincts ou mêlés, - nous sommes à la fois et raison et sentiment - et prime alors une conception « continuiste » des moments, et d’un autre ils sont radicalement distincts dès lors qu’on les analyse, et prime une conception « discontinuiste » des moments

Nous ne voyons pas la même chose, nous ne pouvons pas comprendre les choses de la manière, si on les observe à partir du point de vue de la raison et de la conscience, et de la conscience et du sujet qu’elle habite qui veut et/ou croit avoir toujours raison, ou du point de vue des sentiments, de la « zärtliche kraft », la « tendre force » de Kluge, et des relations non rationnelles entre les êtres, entre les êtres et les choses, entre les êtres et leur environnement qu’il soit nature ou cosmos par exemple.

Il ne servirait à rien de choisir une vision contre l’autre et de prétendre qu’il serait possible et intéressant de n’habiter que sur un seul terrain ou que l’un doive dominer au sens d’écraser l’autre et de le réduire en quelque sorte au silence ou du moins à l’obéissance. C’est pourtant la direction qui s’est imposée une fois les lumières transformées en une sorte d’idéologie aux milles visages. Rien n’oblige à les rejeter, mais tout à s’interroger sur le « devenir idéologie » de toute pensée et de celle des Lumières, de la psychanalyse ou de certains courants de la philosophie moderne entre autres choses.

Croire devoir choisir et croire le faire, c’est inscrire sa pensée et sa vie dans l’épaisseur de l’idéologie, au sens ou idéologie veut dire croyance pseudo-rationnelle en des éléments censés être rationnels et dévoiement de la raison en puissance dictatoriale, la pratique de la raison se transformant en tentative permanente de vouloir à tout prix « avoir raison ».

De plus pour imposer une seule approche du monde, il faudrait au moins être parvenu à les distinguer de manière précise et complète. Or les deux s’entre appartiennent. Comme raison et sentiment sont constitués de deux trames imaginales distinctes mais liées, chercher à les séparer impliquerait de les découper ou les déchirer et aboutirait soit à les annihiler, soit à en privilégier un seul et donc abolir la consistance même de la psyché dans sa relation au monde.

Pour accéder à une approche ouverte de la psyché et à une acceptation de l’existence des deux plateaux, une seule chose importe : penser non pas à partir des critères de la raison ou imposés par elle, et donc par la conscience ou ce qu’elle est devenue, et donc par le seul cerveau gauche agissant alors comme hémisphère dominant, mais penser à partir de la reconnaissance de l’existence en chacun des deux hémisphères et donc reconnaître et accepter l’existence du cerveau droit comme hémisphère actif ayant une puissance propre.

Le fait qu’il y ait deux spécialisations cérébrales est encore considéré comme valide aujourd’hui, même si la connaissance fine du cerveau rend cette distinction moins marquée qu’elle ne peut l’être lorsque l’on replonge dans des passés plus ou moins lointains.

I.4 Rendre la parole au cerveau droit
L’important, si l’on veut transformer notre manière de penser, ou accéder à une nouvelle manière de pensée, et pas seulement à de nouvelles idées, c’est de partir de l’acceptation qu’il existe deux, voire plusieurs, systèmes de références à l’oeuvre dans les activités de la pensée, et que les relations, comme la transformation des relations entre ces deux hémisphères est l’élément déterminant permettant sinon de comprendre du moins de prendre en compte et de penser « ensemble » des phénomènes qui adviennent à la psyché ou qu’elle engendre.

Il s’agit de rendre la parole au cerveau droit, à ses injonctions, à ses bizarreries, à son apparente irrationalité, pour la transformer a minima en éléments non ratioïdes mais appréhendables par la pensée néanmoins, selon la formule proposée par Musil. L’enjeu est d’une part de ne plus les considérer comme étrangers à la raison et inconciliables avec la raison, mais, d’autre part d’accepter de le mettre en relations avec les règles qui nous viennent du cerveau gauche, celles dont nous avons appris à penser et à croire qu’elles sont les seules légitimes.

Il s’agit de relégitimer le monde du cerveau droit, le monde des dieux de l’époque bicamérale qui n’est jamais « morte » en nous, mais qui a été transformée par la mutation des relations intra-cérébrales au cours des trois derniers millénaires et de prendre acte de ce que le monde gouverné par la seule soit-disant raison, n’a en rien raison sur tout, bien au contraire.

Ce monde supposé obéir à la seule rationalité définie comme étant la seule « force » psychique susceptible de sauver les hommes, c’est-à-dire d’exister sur terre comme dans un paradis, étant en train de prouver sa nocivité, nous nous retrouvons dans une situation par bien des points analogue ou en partie comparable à celle qui a prévalu lors de la chute de l’esprit bicaméral. Cette situation se caractérise aussi, sous d’autres angles, comme réveillant des forces psychiques qui se rapprochent sensiblement de celle qui étaient actives dans la période bicamérale. Nous sommes des sortes de bicaméraux post-historiques, comme étaient pré-historiques les bicaméraux du milieu ou de la fin du deuxième millénaire avant notre ère.

Pour penser notre situation il importe donc de mettre entre parenthèse, en une forme « d’épochè » post-historique, les catégories qui encadrent notre manière de penser, afin de tenter de recomposer le chemin qui a conduit à elles et ainsi de pouvoir appréhender en quoi et comment il est possible ou déjà en cours de ne pas obéir à la voix dominante qui nous gouverne « du dehors » et qui veut à tout prix, à n’importe quel prix même, avoir raison.

Partie II
La femme adultère

II.1- Une substitution « magique » et un changement de système de référence
Il importe de marque d’entrée un point qui ne me semble guère faire l’objet de commentaires et qui est important au moins d’un point de vue littéraire, c’est-à-dire dans l’organisation du texte même en vue d’effets à produire sur les lecteurs, dans la dramaturgie du chapitre donc, le fait qu’il commence avec la parabole de la femme adultère et donc d’une lapidation projetée et qu’il se termine sur la phrase suivante : « Ils prennent alors des pierres pour les jeter sur lui. Mais Jésus se cache et sort du temple. » [1]

Une translation s’opère donc dans ce long chapitre qui voit la substitution de la femme adultère par le christ dans l’esprit de pharisiens. On va d’une suspension du geste à son accomplissement, relatif car le christ n’en mourra pas, ne sera pas touché, ou du moins pas encore, il est comm protégé par son dieu, mais au moyen d’une translation, d’un changement de victime. Cela seul suffit à marquer comment en catimini ou presque s’opère un rapprochement avec la figure d’Abraham et de Genèse 22, élément qui est indubitable si l’on songe que plus de la moitié du chapitre est consacré à une mise en relation entre le christ et Abraham opérée par le christ même et incomprise par les pharisiens.

La Femme adultère
Poussin

Ainsi on voit se dessiner devant nous une ligne qui relie ces deux textes, les deux personnages qui en sont les figures centrales et que cela se fait autour de la question de la suspension du geste comme accomplissement de la promesse.

Le christ, dans la dramaturgie du texte, accomplit lui-même la substitution de type « magique » d’un « objet » par un autre, de la femme par lui-même, comme le dieu a substitué un bélier à Isaac dans l’histoire de la ligature d’Abraham. Nous voyons ici que quelque chose a changé.

Mais cela se fait dans un autre cadre et surtout dans une nouvelle situation psychique. Les hommes de l’époque du christ sont déjà des être quasi conscients, au sens où ils perçoivent que leur relation avec leur dieu non seulement ne va pas tout le temps de soi mais est sujette à des intermittences dommageables tant à la foi qu’à l’accomplissement des ordres du dieu.

La question que n’osent se poser ces hommes juifs du premier siècle, c’est celle des modalités de la foi. Il ne peuvent penser qu’ils ne croient pas mais ils ne parviennent pas non plus à être assurés de leur foi au point de se comporter comme Abraham. Alors il leur reste le livre, la thora et ses prescriptions. Et c’est avec cela, le livre, qu’ils abordent Jésus, rabbi actif dans la rue et près du temple, dans le temple même aussi souvent. Celui-ci n’a de cesse des les confronter à la « faiblesse » de leur foi qui ne peut être confortée par une relation directe à l’esprit ou au dieu, ce qui leur permettrait de « savoir quoi faire » dans les situations difficiles. Et s’ils ne parviennent pas à trouver une réponse aussi puissante que la démonstration que Jésus fait aux côtés de la femme adultère qui littéralement leur cloue le bec à eux les pharisiens, ils vont trouver à la fin du texte un levier leur permettant de l’accuser lui d’être en relation non avec le dieu mais avec un démon. dès lors la porte est ouverte à la dénonciation et à ce qu’ils se sentent confortés dans leur position, ignorant donc définitivement le manque qui les habite et les hante et que l’on a pris l’habitude de nommer péché, alors qu’il ne s’agit de qu de cette angoisse face à l’incompressible écart qui s’est creusé enter leurs dieu et ces hommes. La schize et son moteur psychique la conscience ont de beaux jours devant elles.

La Femme adultère
Poussin

II.2- Le manque, la faille, la schize
Qui n’a pas entendu évoqué ou raconté l’histoire de Jésus et de la femme adultère. Présent au temple, Jésus parle, enseigne. Il joue son rôle de rabbi. Quand des pharisiens s’approchent avec une femme arrêtée pour infidélité. Ils lui demandent à lui le rabbi aux idées nouvelles dirait-on aujourd’hui, en fait le rabbi qui voit les mêmes choses mais avec un point de vue légèrement décalé par rapport à eux, ce qu’il en pense. Il faut bien voir là dans cette demande la tension entre eux et lui. Et on connaît la manière dont Jésus répond. Tout d’abord c’est en se taisant et en commençant à écrire sur le sol. Il ne parle pas. Il ne peut pas parler. En écrivant sur la terre, il semble qu’il renvoie les pharisiens, par le geste d’écrire, au livre qui leur sert de boussole.

Contraint en quelque sorte d’en passer par la parole il finit par leur répondre la formule bien connue : « Que celui, sans connaître de manque, parmi vous, lui jette la première pierre. »

On le sait déjà, Frédéric Boyer a choisi le mot manque pour échapper à la traduction culpabilisante héritière de siècles de morale inventée par al religion chrétienne. Il distingue trois aspect du mal : la méchanceté, kakos, le tourment, ponéros et la faute ou péché harmatia. « Or, à la lecture, il s’agit davantage de ce qui nous fait défaut, des manques qui nous possèdent, des échecs qui nous détournent de la voie juste et droite, et de l’écoute et de la compréhensions des paroles des Écritures. Le rabbi Jésus ne culpabilise pas ses interlocuteurs, il vient pou dénoncer les manques, les erreurs que nous faisons dans la vie comme dans le travail d’interprétation de la vie, réalisé dans la lecture et l’interprétation des textes de la tradition. Vivre, c’est interpréter. Enseigner, c’est, par l’étude des textes, des paroles, de la tradition vécue, délivrer l’interprétation droite qui libère, qui met fin à l’errance, au manque comme à l’erreur, qui comble de sens l’existence défaillante de chacun. » [2]

Ainsi, plutôt que de se lancer dans une diatribe ou une discussion, Jésus renvoie chacun de ceux qui veulent, par application unilatérale des ordres contenus dans la tradition, lapider cette femme, à eux-mêmes. Non pas encore à leur conscience mais à la saisie de leur propre statut en tant qu’hommes d’être empêtrés dans le manque.

Le péché compris comme manque ne peut pas être pas le résultat d’une faute antérieure a fortiori commise par un autre que soi, et qui aurait déteint sur tous les hommes à venir, mais le fait que chaque homme est faillible, entendons, ici, traversé par une faille, des failles, ses failles, autrement dit par la schize.

Mais le manque c’est quoi ? On peut déployer une analyse sur trois niveaux.
 Sous l’angle bicaméral pur, le manque n’existe pas en ceci que la succession des états d’éveil où l’on accomplit les taches quotidiennes et les états d’hallucination légère ou d’inattention rêveuse se produit sans que soit remarquée le passage le saut, bref sans que ce qui les sépare, la faille soit perçue. Il y a faille mais elle n’existe pas en tant que telle pour la personne qui en est pourtant traversée. ce n’est pas la moindre des fonctions du dieu que de protéger de la faille, du manque, du péché.

 Sous l’angle des hommes en proie à l’émergence de la conscience, de l’intériorité, de la saisie des certains des processus psychiques qui se déroulent en eux, le manque devient la maque de la difficulté à faire coïncider certains actes ou gestes, certaines des pensées que l’on a et certains souvenirs. Le manque alors, c’est bien sûr l’écart qu’il y a ente ces niveaux psychiques.

 Mais ces hommes en proie à la conscience naissante ne sont pas en mesure de concevoir que ces écarts dépendent de cette inadéquation de plus en plus sensible entre le dieu qu’ils situent cependant hors d’eux et eux-mêmes et encore moins de penser et d’agir en fonction de cette autre donnée à laquelle la pensée de Jaynes nous permet d’accéder, que le dieu existe « en » chaque homme. Là, tout bascule. C’est la possibilité de percevoir que la puissance du dieu ne dépend pas ou plus du (seul) respect et de l’application à la lettre de ce qui a été conservé des manifestations de puissance du dieu dans des récits et des textes qui se révèle manquer et donc constitue le manque.

Et avec cette possibilité de perception de ce lien interne et intime entre l’individu et le dieu qui est en tain de s’ouvrir avec l’installation dans les psychismes de quelque chose qui commence à ressembler à la conscience, ce qui devient patent, c’est que la relation directe entre le dieu et l’individu est en train de s’affaiblir.

Jésus est le nom et la forme que prend dans les pratiques de l’époque et dans les textes cette double possibilité d’une perception du dieu en relation avec une intériorité et du constat de la difficulté qu’il y a dès lors à le joindre. Le manque n’est rien d’autre que ce qui apparaît en creux de cette double possibilité.

Et pourquoi est-il plus difficile à joindre, le dieu ? Parce que cela dépend désormais de chacun de se tourner ou non vers lui. Il n’est plus le seul maître à bord, l’entité qui décide et agit dans l’ombre de chacun en général il est vrai en vie de l’aider, de le sauver.

Désormais il y a deux entités qui se font face sans savoir qu’elles se font face. L’homme face à ce dieu non localisable et difficilement acceptable comme un être pouvant loger en lui-même, cet homme se perçoit traversé par une faille dont il ne comprend pas que le traversant ce n’est pas lui qu’elle divise, ce moi/je à peine né, mais entre lui et le dieu qu’elle passe. L’incapacité à saisir que le dieu loge de toute éternité « en » chacun qui est inévitable, cette incapacité est cause du manque. Elle « est » le manque.

Jésus est celui qui a synthétisé par sa vie même, ou dont le récit de la vie a permis de synthétiser cette situation limite au point de basculement entre une acceptation de règles provenant du monde bicaméral mais déjà consignées dans des textes et appliquées donc de manière inadéquate par rapport à un fonctionnement psychique bicaméral « pur » et la nécessité de revenir à la source en prenant en compte le décalage quasi conscient, l’existence donc de la faille, du manque comme ce qui doit être à la fois accepté, pensée et surmonté.

Ici apparait la mission de la philosophie ou au moins de l’éthique mais elle apparaît dans une relation au dieu ancien, alors que la philosophie grecque, elle, née sur les ruines de la croyance aux dieux, a pu s’inventer comme rationalisation athéologique.
Le christ sera sinon la première synthèse entre ces deux courants, du moins la figure de pensée qui ouvrira la voie à leur jonction.

L’exemple de la femme adultère est tout à fait révélateur de cette situation. les accusateurs se retient un à un en silence. ils sont contraints de se taire. Il ne peuvent pas parler, c’est-à-dire argumenter, révélant ainsi en même temps qu’ils en prennent conscience la faiblesse de leur position. Ce texte met en scène l’émergence de la faille, du manque comme dimension psychique indépassable. Chacun de ceux qui ont affaire à la psychanalyse en particulier mais à presque toutes les formes de thérapie le savent, c’est en vue de comprendre ce qui se produit dans ses parages, ou ce qu’elle produit ou induit, que l’on ne cesse de travailler et souvent de se méprendre, cherchant dans la faille un élément à combler à annuler lors même qu’elle constitue le moteur né de cette mutation psychique et qu’il faudrait une nouvelle mutation pour pouvoir la surmonter.

Et pourtant le message du christ est simple : « Moi non plus je ne te condamne pas. Va-t’en. À partir de maintenant, ne manque plus ! »

C’est-à-dire accepte le manque comme dimension de ton être et prend le en charge non pas en le niant mais en te tenant au plus près du dieu. qu’importe qu’il soit en elle ou hors d’elle, ne plus manquer dit simplement abolir l’écart et donc se tenir au plus près du dieu.

II.3- Jésus et le Père
Il est impossible de faire l’impasse sur la suite du texte car c’est elle qui permet d’accéder à l’élément central du texte, le suspens de l’acte comme accomplissement. Les pharisiens se retirent en silence et ne font rien. Ils Ne lapident Pas la femme adultère. Leur geste destructeur et meurtrier est suspendu par l’intervention de Jésus qui les confronte à leur incapacité à s’élever contre ses arguments. Leur interprétation, ils le sentent bien, est faible et ne peut faire loi ou s’imposer face à la loi. Mais il n’invoque pas un décret différent par exemple qui serait ailleurs dans la thora ; il vise au coeur même de la « machine thora », c’est-à-dire à la source même de ce que les textes doivent pouvoir : le salut, le pardon, la bonté, comme preuve de l’amour du dieu pour les hommes.

Mais il ne vont cesser de tenter, c’est la fonction de ce chapitre, de trouver un moyen de se convaincre que Jésus est une sorte d’imposteur voire même un agent du mal. une fois la « démonstration faite » pour eux et par eux, ils se sentiront justifiés et pourront recommencer leur exactions tournées cette fois contre lui et plus contre cette femme.

Quel est leur problème dirait-on aujourd’hui, à ces pharisiens ? De ne pas parvenir à entendre la voix du dieu. C’est une approche classique que d’opposer le texte, la loi écrite donc, à l’esprit de cette même loi. C’est bien ce qu’opère le christ, un retour à l’esprit. Mais il le fait d’une manière inattendue. Il le fait en s’appropriant la partie la plus sacrée du discours biblique, en se définissant en se présentant comme le fils du dieu. Mais ce n’est pas ce qui importe et le texte ne cesse d’insister sur le fait qu’il ne parle pas en son nom mais en celui de son père, c’est-à-dire du dieu. Ce qui donc doit paraître insupportable aux juifs comme croyants socialisés par la norme, c’est le fait que cet homme, ce rabbi, prétende être en relation directe avec le dieu.

Et surtout qu’il se sente autorisé à parler la parole du dieu, à la dire à tous. Mais il ne le fat pas pour des raisons concrètes relative à un gain de notoriété ou de pouvoir. Il le fait parce qu’il sait et vit cette chose : être au plus de la voix du dieu et donc se constituer comme son porte parole.

Et c’est là que d’une part apparaît la nouvelle donne psychique marquée par les débuts d’une intériorité autre que la bicamérale et que Kierkegaard avait déjà aperçue et comprise et d’autre part le fait qu’il renvoie les autres non pas à ce qu’il dit comme règles à appliquer, mais comme éléments devant permettre de faire soi-même le chemin vers le dieu.

Le dieu des juifs est « le roi », et c’est lui qui choisit où il parle, quand il parle, et à qui il parle. Ici tout est renversé. Il peut apparaître au juif de la synagogue que cet homme ce rabbi a choisi lui-même de parler au dieu même si il ne cesse de dire le contraire et surtout que chacun s’il le suivait pourrait faire COMME lui ! Et c’est tout leur pouvoir à ceux qui dirigent les esprits des fidèles qui serait dès lors mis à mal, qui serait nié, aboli même.

Ainsi voit-on dans ce chapitre se dessiner le schéma global de la nouvelle donne psychique : des hommes qui reconnaissent en Jésus leur ennemi d’une part et lui qui leur montre qu’ils n’ont en fait pas de relation avec leur dieu sauf médiatisée comme le dirait Kierkegaard, d’autre part. Jésus se trouve dans la situation d’Abraham à être au plus près du dieu mais lui, il parle. Il ne semble pas que cette relation se produise dans le flou de l’hallucination. Elle se produit là dans la vraie vie. C’est ce qui oblige à la multiplication au moins littéraire des miracles. Mais là où Abraham restait finalement incompris mais sauvé par son dieu Jésus lui montre que l’incompréhension dont il est victime est due à l’aveuglement et à la surdité des croyants orthodoxes. « Je sais que vous êtes semence d’Abraham, mais vous cherchez à me tuer. Parce que ma parole ne trouve pas de lieu en vous. » [3]

Voilà qui est dit : ils n’ont aucun lien direct avec le dieu car ce lien direct se produit dans l’intériorité, c’est-à-dire qu’il intervient et s’impose dans le flux des pensées de l’individu. or les pharisiens n’ont aucune intériorité. il jugent en fonction des textes de la tradition de ce qu’ils croient savoir et pensent être juste sans prendre part eux-mêmes en tant qu’individu à la relation avec le dieu qui de facto se trouve bien relégué dans un lointain inaccessible ce qui est le cas depuis longtemps ses manifestations directes se faisant de plus en plus rares.

Jésus opère donc là où se situe la crise de la foi qui s’étale sur quelques siècles mais se concentre durant cette période avec une grande intensité autour de Jérusalem et la mer morte, à savoir au point de fracture enter une extériorité déjà devenue silencieuse et une intériorité qui ne peut naître et s’affirmer n’ayant aucune légitimité à le faire à cause de ce silence.

Jésus est celui qui fait venir la voix du dieu « en » chaque homme ou du moins qui énonce la possibilité d’une telle révolution psychique. il s’agit simplement de faire « comme » lui non pas en copiant mais faisant le même trajet, le trajet vers le dieu porté par la foi, par l’absolu.

Ainsi il est possible de comprendre le manque comme le creusement en chacun de cette distance avec le dieu et l’absence de manque le geste de révolution intérieure qui consiste à se tourner vers le dieu et à retrouver le lien avec lui sans recourir à quelque médiation que ce soit.

Et on le sait bien, la chose est impossible. En tout cas l’évolution en particulier de la théologie qui fondra et deviendra la religion chrétienne, va suivre le chemin de l’intériorité jusqu’à, avec Saint Augustin, fournir le cadre de la psyché consciente qui est encore le nôtre aujourd’hui et donc prendre le chemin inverse à celui promu par le christ, puisqu’il va y avoir une accumulation de médiations là où était attendue leur abolition.

II.4- Jésus et Abraham
De quel droit dit-il ce qu’il dit, ce Jésus ? Telle est la question qui fuse immédiatement. Oui, de quel droit peut-il dire qu’il est le fils du dieu, qu’il est d’en bas et d’en haut alors que les autres ne sont que d’en bas ? Il n’y a pas de droit à appeler à la rescousse ici et c’est ce qui irrite les pharisiens. Il est plus légitime d’en appeler la tradition. Et c’est ce que fait Jésus qui pendant plus de la moitié du chapitre met la figure d’Abraham au coeur de son discours. Car il faut toujours imaginer qu’il est en train de parler avec les pharisiens dans le temple. et qu’il doit donc tenter... de les convaincre. Et évidemment c’est le contraire qui se produit, car comme on l’a déjà mentionné, il va finir par se faire haïr et on va le chasser du temple en lui jetant des pierres ?

Abraham et Isaac
Carravage

Abraham,on s’en souvient d’une certaine manière comme l’a montré Kierkegaard ne pouvait pas parler car cela aurait été interrompre l’hallucination dans laquelle il vivait et qui le protégeait des souffrances et des doutes qu’il aurait connu s’il avait eu conscience de sa situation ou si l’on veut s’il avait vécu cette situation en ayant une conscience. Jésus lui peut parler et le fait. C’est son arme absolue et c’est surtout le signe que nous avons changé d’époque, que nous sommes, ici, entré dans un monde où l’addiction à la langue a déjà commencé ses ravages ! Et surtout l’incompréhension à laquelle conduit l’usage de la langue. ce texte fort élaboré en porte la trace. Il est construit à partir de 31 sur la figure d’Abraham donc, et par un jeu de rebondissements, Jésus va renverser toutes les évidences et toutes les croyances reconnues au sujet d’Abraham tout en reconnaissant la filiation de tous et donc de tous les juifs avec ce patriarche.

Il les accuse de ne pas être fidèle à l’esprit même d’Abraham et ’dune certaine manière il y a bien dans ce texte manifestation de ce que Kierkegaard énonce au sujet de l’impossibilité de parler d’Abraham.. Abraham croit et vit avec son dieu et ne peut pas parler. Il n’en a pas besoin. Parler romprait le sortilège en quelque sorte.

Les interlocuteurs de Jésus se tenant à la lettre du dire pensent donc qu’ils sont des enfants d’Abraham. Le christ leur démontre que non par ce qu’ils n’entendent pas la voix du dieu "en eux" et doc ne se comportent pas à la manière d’Abraham, entendons avec la même foi la même intimité avec le dieu.

Jésus fait revenir le dieu sous le nom de père et met ainsi en scène ce que j’appelle l’espace conscient dans lequel doit se dérouler désormais et ne peut que se dérouler ainsi la relation homme dieu. et il déploie un jeu métaphorique simple efficace mais qui induit ses interlocuteurs en erreur, car sans être un piège c’est une parole performative qui implique que les gestes les attitudes et les comportements de ceux qui l’utilisent soient en relation directe avec les mots, avec la parole avec la voix du dieu avec le dieu.

Le Christ accomplit ce qu’énonce Kierkegaard, et il est d’une certaine manière peut-être le seul chevalier de la foi qui ait existé, c’est-à-dire le seul homme ayant performé la parole au point non tant d’en mourir que d’en révéler le fonctionnement à l’époque de l’intériorité naissante. Ou plus exactement, il indique les nouvelles règles de la relation homme-dieu quand l’homme se trouve en train de se doter d’une intériorité et qu’alors il lui est possible d’entre en relation directe avec le dieu par les mots. "Qui est du dieu entends les mots du dieu" lit-on en 47.

Et là les maîtres mots sont le manque et la conscience du manque -" qui parmi vous pour me convaincre du manque ? lit on en 46- la reconnaissance, qui est reconnaissance du père comme présent et actif en lui, Jésus, le diable ou le diviseur et le démon qui traversent le dialogue entre le christ et les pharisiens comme un scalpel et retourne la parole du dieu en son contraire pour mieux dégager ce qu’est ou comment reconnaître la véritable parole du dieu avec et je suis qui est l’expression qui fait le plus polémique puisqu’elle permet d’accomplir le renversement final qui tien en la négation de l’ordre temporel et agit en vue de la monstration de l’existence d’un plan de consistance autre, celui disons de la foi et de la relation homme-dieu qui lui ne connaît en effet ni le temps ni l’espace mais seulement la confiance, l’écoute et la foi.

Il faut ici citer les quatre derniers versets de ce chapitre 8 : " Abraham votre père, s’est réjoui de le voir mon jour. Oui, il a vu et s’est réjoui !/Les judéens lui disent alors : "tu n’as pas encore cinquante ans et tu as connu Abraham ?" / Jésus leur dit / "amen amen, avant qu’Abraham ne fût, moi, je suis." / Ils prennent alors des pierres pour les jeter sur lui. Mais Jésus se cache et sort du temple." [4]
On peut accentuer la lecture de ce passage et de nombreux autres en insistant su la dimension apparemment "ontologique" en faisant du Je suis la formule du lien entre le monde grec et le monde juif. Il me semble que cette option pour justifiée qu’elle soit rate un aspect important, essentiel même, le fait que cette permanence affirmée, cette continuité donc est en fait retournée sur elle-même pour se révéler pour ce qu’elle est : ni une continuité ni une discontinuité, mais une affirmation performative qui montre comment fonctionne la relation homme-dieu à partir d’une intériorité naissante : comme un toujours déjà là qu’il s’agit d’activer et non comme un à venir qu’il s’agit de conquérir en répondant à des conditions toujours plus complexes, fines et irréalistes.

On pourrait poursuivre avec le vocabulaire de la présence, mais c’est précisément ce qu’il faut tenter d’éviter si l’on veut approcher un peu la singularité absolue de la figure du christ et la puissance de son message et le fait qu’il puisse encore s’adresser à nous à travers ces deux millénaires.

C’est de la relation indéracinable entre parole et dieu dont il est question ici.
"Parce que ma parole ne trouve pas de lieu en vous (37) Pourquoi ne comprenez vous pas mon langage ? parce que vous ’avez pas la force d’entendre ma parole. vous sortez du père le diable le diviseur. [5]

Si évidemment les judéens s’offusquent d’être traités d’enfants du diable, eux les bons croyants, c’est qu’ils ne comprennent en effet pas où se trouve la division : non pas entre dieu et le diable, mais entre entendre les mots du dieu, la parole du dieu et vivre avec ces mots là et donc vivre sans le manque sans division, ou accepter d’entrée la puissance réifiante du langage et donc la division dont non seulement elle témoigne mais qu’elle ne cesse d’activer en ceci qu’elle s’en tient aux mots et non à l’effectivité de la proximité et de l’absence d’écart entre paroles du père et activité mentale ds fils.

L’antériorité du je suis christique est la marque de fabrique d’une foi déconnectée du manque en ceci qu’elle fait fond sur l’écoute hors norme de la voix et non sur la répétition infondée de règles écrites ayant certes à une époque traduit la voix du dieu mais s’étant en quelque sorte figées par la répétition réifiées donc et ne pouvant plus conduire qu’à des perversions auditives dommageables.

II.5- Le geste suspendu
Le manque reconnu, le geste suspendu empêchant le crime, la vie se levant face à l’obscénité de la langue dans la gloire de la parole du dieu et comme célébration de fait de cette gloire, voilà ce qu’il y a. Voilà ce qui est devenu incompréhensible parce que nous avons nous aussi perdu jusqu’à la possibilité de comprendre ces textes pour ce qu’ils sont, des témoignages de l’activité du dieu "en chacun de nous", activité qu’il est à chaque instant possible de réactiver . Il suffit de se situer dans l’orbe magnétique de la parole du dieu et de percevoir et comprendre que le manque, le péché si l’on veut, n’est pas en nous la trace d’une culpabilité ingérissable mais l’aveu d’une chance éternellement présente auprès de nous et que c’est elle qui nous attend et pas le contraire. Suspendre un acte, un geste, c’est pourrait-on dire en termes de psychologie une sorte d’inhibition. et c’est sans doute bine le cas mais elle a une vertu supérieure à tous les jugements négatifs que l’on a pu formuler contre elle comme mécanisme psychique, c’est qu’elle réactive le suspens du geste et ouvre ainsi la porte à une écoute renouvelée de la parole du dieu et à une relation immédiatement possible entre le dieu et l’individu. Nous sommes loin de l’attente indéfinie et infinie dans laquelle les théologiens ont embarqué le christianisme et de laquelle en quelque sorte nous mourons.

PARTIE III
Bartleby, un homme en suspens

III.1 - Gestes en suspens : l’écriture, la vie, la mort
Que tenter de dire qui n’ait déjà été dit sur Bartleby ? Il faut pourtant essayer ! Bartleby est une nouvelle de Herman Melville parue une première fois en 1853 dans le Putnam’s Monthly Magazine et reprise en 1856 dans le recueil Les Contes de la véranda. Ne l’ayant pas relu depuis longtemps, ce qui m’a la plus surpris c’est ce que j’avais "oublié" ou occulté et en particulier la mort de Bartleby. On parle de la phrase "I would prefer not to..." et on la répète le plus souvent hors de propos, on évoque la fin, l’histoire et le travail de Bartleby au service des "lettres au rebut", sans le plus souvent préciser que c’était avant son emploi chez le notaire narrateur et on ne fait guère cas de ce singulier renversement de perspective sur lequel se clôt la nouvelle : "Messages de vie ces lettres courent vers la mort." Et surtout on mentionne encore plus rarement la mort même du personnage en prison, une mort si discrète que le marchand de bouffe ni personne d’autre ne semble s’être aperçu que l’homme qu’ils approchent pour lui proposer son repas " étrangement recroquevillé au pied du mur, couché sur le flanc, les genoux repliés et la tête touchant les pierres froides" ne dort pas mais est tout simplement mort.

Pourtant trois éléments essentiels sont ici mis en place, même s’il faut attendre la dernière ligne pour connaître l’un d’eux :
 Le geste de parler comme énonciation de la suspension du geste de travailler et finalement de l’acte de vivre et donc comme cheminement vers le silence
 Le geste de se laisser mourir en silence comme accomplissement de sa "mission" ou si l’on veut de ses choix
 L’inversion de la perspective temporelle du geste d’écrire, ici des lettres, et engloutissement de l’espoir et de l’attente dans le gouffre nu de la mort.

Alors il faut reprendre un peu l’histoire, et moins l’histoire que l’espace dans lequel elle se déroule pour l’essentiel, le bureau du notaire. en effet, la description des deux pièces composant le bureau et celle des personnes y travaillant habituellement constitue un schéma qu’il est difficile de ne pas rapporter à celui de la conscience et du cerveau. Comme beaucoup de grands textes, celui-ci contient parmi les éléments narratifs qui le composent, des points qui permettent d’affirmer que le récit met en scène non seulement des personnages mais les éléments constitutifs de ce qui constitue son véritable sujet : la possibilité de l’existence parmi les êtres qui composent l’humanité, mais surtout à l’intérieur même de la structure psychique, d’un élément, ou deux ou trois, rarement plus, qui a pour fonction de servir de révélateur d’aspects non vus, occultés ou niés, de ce fonctionnement psychique même.

Et c’est bien le cas de ce texte intitulé Bartleby de permettre de révéler des aspects de la structure socio-économique, on est à Wall Street, de la structure juridique et sociale d’une société à travers la mise en scène d’une micro société, celle qui peuple le bureau du notaire, comme de la structure mentale des principaux personnages et finalement si l’on admet que le bureau est une sorte de schéma général d’une psyché de la structure psychique de l’individu moyen.

III.2- Le bureau comme espace psychique
Le bureau du notaire est au coeur et le coeur de ce récit. en effet, c’est là que se tiennent et travaillent les principaux protagonistes de l’histoire les personnages de Dindon, Lagrinche et Gingembre, le notaire lui-même et Bartleby. C’est là que se nouent les relations entre eux et la répartition des taches, c’est là que se noue le drame des refus de Bartleby d’effectuer les taches qui lui sont demandées et c’est là encore qu’après l’avoir quitté le notaire retrouvera Bartleby hanter les lieux avant de finir en prison avec le résultat que l’on sait.

Ce bureau est un lieu social, mais il importe aussi de relever qu’il a une structure particulière : " J’ai oublié de dire que ls porte à double battant de verre dépoli, que j’ouvrai et fermais selon mon humeur, divisaient mon bureau en deux compartiments, occupés l’un par mes scribe, l’autre par moi-même. je résolus d’assigner à Bartleby un coin près des portes, mais de mon côté, afin de pouvoir aisément appeler à moi cet homme tranquille si j’avais quelque petite chose à lui faire faire." [6]

Il n’est pas difficile de voir dans cette division quelque chose qui rappelle la structure binaire de notre cerveau. Mais il ne faut pas, évidemment croire que toute division binaire correspond à celle des deux hémisphères. Les mutations psychiques et la situation sociale et culturelle d’une époque peuvent imposer des schémas qui viennent souvent à la fois recouvrir, occulter mais aussi révéler certains aspects de ce schéma structurel des deux hémisphères.

Il ne s’agit donc pas de dire que le bureau des trois employés correspond au cerveau gauche. C’est bien plutôt à une partition Moi/Je en miroir que correspond ce partage. D’un côté les "passions" des employés et de l’autre la figure raisonnable du patron maître de ses pulsions et capable de gouverner ses passions. Enfin presque. Cependant l’arrivée de Bartleby change la donne et transforme complètement la structure socio-économique et psychique que ce lieu incarne.

Bartleby en n’étant pas inclus dans la structure sociale accueillant les employés et en trouvant place quoique caché par un paravant mais accessible immédiatement par la voix dans la partie du bureau du notaire lui-même transforme donc ce lieu en un "théâtre psychique pur", dans la mesure où, et c’est le "sujet" de ce récit, plus aucune des règles en vigueur dans l’espace socio- psychique coutumier ne va pouvoir continuer à fonctionner.

Inutile de rentrer plus avant dans les détails, il suffit de rappeler la partie du récit connue de tous. À un moment, le notaire demande à Bartleby d’effectuer une tache et celui-ci lui répond la phrase devenue célèbre : i would prefer not to...
Ce n’est pas un effet du vouloir, de la volonté, bref d’une décision interne et intime du sujet Bartleby - "vous ne voulez pas ?" insiste une fois le notaire à quoi il lui est aussitôt répondu "Je préfère pas" - mais bien d’une inclination qui dépasse, enveloppe et porte la personne même dans laquelle elle se retrouve et à laquelle elle se soumet.

Quelque chose d’autre que le jeu psychique socialisé est éveillé, réveillé, en tout cas mis en branle par l’usage de cette formule, son utilisation à maintes reprises et surtout par le fait que l’usage de la phrase répétée dans de multiples circonstances est accompagnée d’une effectuation de ce que la phrase énonce, d’un agir ou d’une action si l’on veut, étant entendu que cette action consiste toujours à NE PAS faire ce qui est demandé.

Cet intervalle entre le NON qui signe une décision du sujet, un geste de la volonté, et l’accomplissement de l’acte demandé doit être interrogé pour ce qu’il est : un intervalle, un interstice, une faille, qu’il est possible d’interpréter comme une manifestation de la schize.

En d’autres termes, si l’on force un peu le schéma technique de l’espace du bureau, Bartleby se trouve, existe et vit à plein temps - comme on le découvre bientôt puisqu’il semble loger manger et dormir dans le bureau, bref y passer ses jours et ses nuits et qui sait sans jamais vraiment sortir - dans le bureau du notaire mais séparé par un paravent et donc en fait presque entre les deux bureaux. Il est dans l’un des deux sans y être vraiment et à la jonction entre les deux.

Sa place est une sorte de no man’s land, un blanc, un neutre pourrait dire Barthes, une faille non matérialisée dans la réalité sinon par les phrases prononcées par Bartleby et par son attitude. Son corps qui semble n’avoir pas besoin ou si peu d’être nourri opère une déviation des forces communes et rayonne d’une puissance effective prenant appui non sur la raison ou les passions mais sur "l’intransigeance d’un suspens".

L’espace socio-économique mute en espace psychique à l’arrivée de ce personnage non pas énigmatique mais qui est en tant que tel énigme voire même l’énigme. Il ne relève ni du monde des passions simples des employés, ni du monde rationnel, éclairé et conscient du notaire mais à la fois de l’un puisque quand il a travaillé il le faisait bien, et de l’autre puisqu’il y est physiquement présent en ce qu’il est le point de contact et de disruption entre l’un et l’autre. Avant l’arrivée de Bartleby, la pote s’ouvre et se ferme entre les deux espaces, le bureau du notaire et celui des employés. Une fois installé, Bartleby se tient à un endroit où les flux des forces communes sont tous perturbés. Plus exactement il est l’entité qui perturbe ces flux en ceci qu’il transforme donc un lieu social en un lieu relevant d’une autre dimension, appartenant voire constituant lui-même un autre plan de consistance.

III.3- L’effet Bartleby
Les réactions du notaire sont les plus évidentes pour tenter de comprendre l’effet Bartleby, c’est-à-dire ce qu’il engendre comme déviation des flux sociaux, comme mutations des forces du travail, comme transformations des enjeux psychiques et finalement des "croyances", mais aussi des coordonnées psychiques, phénomène évoqué à la fin mais dont l’importance est énorme puisqu’il s’agir de relier l’agir de Bartleby à une sorte de renversement de la perspective temporelle.
Bartleby va cesser d’avoir des relations avec ses collègues
Bartleby va cesser de travailler sans être mis à la porte.
Bartleby va refuser toutes les offres financières
Bartleby va pousser son patron à quitter son bureau que lui l’homme diaphane refuse de quitter, car sa présence seule perturbe ses relations avec ses clients qui ne comprennent pas pourquoi le notaire le garde.
Bartleby va perturber la conscience de son patron au point de le mettre dans une situation psychique intenable oscillant entre une culpabilité sans motif et une irrésolution sans fondement. "Que vais-je faire ? me demandai-je alors en boutonnant ma jaquette jusqu’au dernier bouton. Que vais-je faire ? Que dois-je faire ? Qu’est-ce que ma conscience me dicte au sujet e cet homme ou de ce fantôme ? Me débarrasser de lui s’impose." (op. cit., p63)

Bartleby va pousser son patron à l’interroger en philosophe sur la signification possible de l’attitude de son scribe et sur ce que cela implique pour lui, homme intègre, de tenter de se débarrasser, c’est-à-dire de conduire à une mort certaine, un homme qui n’a rien mais absolument rien fait de mal sauf énoncer un "je préfèrerai ne pas" et à être en accord par ses gestes avec cet énoncé.

III.4- Voix et intériorité
Comme souvent, ce qui se joue dans l’espace psychique est lié à une question de voix. C’est par la voix que les dieux s’adressent principalement aux hommes. C’est la voix qui permet de faire circuler les messages essentiels ordres, contre-ordres, recommandations, prémonitions, etc... c’est par la voix que le notaire veut contrôler Bartleby et c’est par la voix que se manifeste Bartleby, qu’il répond, qu’il existe car pour le reste à part un ou deux gâteaux on ne le voix ni manger ni boire.
Bartleby est celui qui produit un énoncé irrecevable, par les autres, entendons par tous les autres, non en tant qu’énoncé mais en tant qu’il est accompagné d’un "acte" dont la consistance est la "négation" de tout action ou au moins sa suspension pour une durée qui apparaît très vite comme étant indéfinie.

Cet acte est paradoxal puisqu’il consiste à ne rien faire ou à ne pas faire ou à dire qu’on préfère ne pas faire ou ne rien faire. Mais il l’est doublement puisqu’il consiste en fait à s’y tenir ou plutôt à s’en tenir à ce qu’il a dit ou déclaré lui-même en réponse à ce qu’une autre voix que la sienne, celle de son patron donc, lui a demandé de faire.

Ce qui surprend chez cet être aux apparences de fantôme, chez cet être exprimant la faiblesse originelle d’un quasi non-être, c’est précisément le côté inflexible de son attitude qui suit l’énonciation de la phrase pourtant apparemment douce et sans force en ce qu’elle sonne comme une vague prière ou une demande faite par un être à la limite de la soumission.

Mais précarité absolue ne signifie pas soumission, surtout aux voix du dehors. Bartleby incarne en quelque sorte une voix qui siffle comme un murmure, ou souffle ténu si ténu qu’on semble presque devoir tendre l’oreille pour l’entendre, mais une voix qui à l’évidence ne vient d’aucun de ces lieux de parole ou de ces lieux producteurs ou source de parole qu’on appellera les lieux du dehors, bref l’ensemble des instances sociales et économiques accompagnées des ordres et des recommandations qu’elles ne cessent d’émettre à l’égard des humains et auxquels pour vivre en société ils finissent tous par se soumettre.

La véritable question qui se pose alors est la suivante : D’où vient la Voix ?
Il est facile de répondre qu’elle vient du dedans. Mais de quelle intériorité parle-t-on ici ? Qu’est donc l’intériorité d’un fantôme et pour un fantôme ? Telles sont les questions posées à nous tous par Bartleby.

Si l’on dit, donc, que Bartleby est l’incarnation extériorisée de l’intériorité, l’une de ses rares manifestations pures, on voit que cette intériorité n’est pas composée de secrets petits ou grands ou d’autres choses surprenantes, inattendues ou inquiétantes. Cette intériorité n’est pas l’apanage d’un je ou d’un moi, bref d’un sujet.

Quel sujet serait en effet Bartleby ? Il faudrait voir plutôt en lui un être qui est sujet à..., mais à quoi ? À la voix qui suinte de lui, à cette voix qui semble sortir de ses lèvres comme un sifflement faible, au sens où Kluge parle de la "tendre force", die zärtliche kraft. Et sujet à cette voix, assujetti à elle en quelque sorte, il s’en tient à elle, ou plutôt se tient à elle accroché à elle comme à un radeau dans la tempête de la vie, comme elle se tient à lui frêle esquif qui lui permet à elle, la voix, se continuer à exister, à se faire entendre des humains.

Elle passe à travers lui, apparemment faible mais elle constitue sa véritable force, une force telle qu’elle lui permet de s’opposer et de tenir face à la pression sociale, face aux ordres du dehors, face à tout ce qui n’est pas porté par elle, dont on ignore tout sinon qu’elle est capable de produire un énoncé engageant l’intégralité de la personne qui l’énonce dans le refus de tous les autres ordres.

Il n’est pas exagéré de penser que cette voix est une sorte de survivance de la voix des dieux qui parvient jusqu’à nous à travers lui. Elle n’a pas certes la glorieuse puissance d’une hallucination dans laquelle apparaît Athéna, par exemple. Cette voix du dieu se donne à entendre comme une manifestation de "l’inquiétance" pour employer l’expression de Kluge, c’est-à-dire de cet état propre aux êtres conscients quand ils se découvrent être la proie de tremblements dont ils ignorent la cause, ou dont ils pressentent que cette "cause" ne relève en rien du champ rationnel ou ratioïde.

On peut même dire que cette "intériorité singulière", celle qui appartient à cet être fantomal, c’est l’inquiétance même, celle qui hante chacun de nous, et que l’on a nommée angoisse avec Kiekegaard, et qui vient à paraître sur la scène du monde à travers ce sifflement qui suinte des lèvres de Bartleby.

III.5 - Inquiétance et conatus
En fait, ni le schéma de la conscience, ni celui d’un bicaméralisme strict ne semblent véritablement correspondre à la figure de Bartleby et au rôle qu’il joue ou à la fonction qu’il remplit dans le jeu des forces mobilisées par ce texte.

Et pourtant tout nous pousse à tenter de comprendre et le personnage et la puissance de la suspension du jugement induite par l’énoncé de la phrase en tant qu’elle est accompagné de l’acte qu’elle induit, comme une manifestation non pas d’un champ de forces qui serait inconscient, mais bien au contraire d’un champ de forces, qui remonte d’un plan de consistance autre et fait soudain face à la conscience, incarnée dans le récit par la figure du narrateur, comme étant à la fois plus ancien qu’elle, plus puissant qu’elle et indépendant d’elle et qui se révèle avoir la capacité de la mettre en déroute, de bloquer le jeu de ses certitudes ou de ses croyances, d’en révéler l’intime faiblesse.

La conscience ne l’a pas refoulé, elle l’a mis de côté, oublié peut-être quoique pas totalement, ou plus exactement, le sujet conscient se révèle avoir construit son existence et le système même par lequel il s’assure une stabilité dans l’existence et donc ses croyances, contre ce plan de consistance plus ancien, contre le fait que ce qui est porté par ces forces reste cependant toujours actif, on pourrait dire potentiellement présent, actif, contre l’inquiétance donc, si l’on s’accorde un instant à faire de Bartleby une "incarnation" de l’inquiétance même, cette voix de basse continue qui insiste en chacun et qui pointe le regard vers le hiatus autour duquel chaque vie humaine au moins se constitue et qui se formulerait ainsi : angoisse apparement insurmontable et sauvetage néanmoins considéré comme possible. (cerveau gauche/cerveau droit) le sauvetage étant l’inscription du discontinu dans un continu de façade

Comment ne pas le comprendre, à cette inquiétance, le narrateur n’est pas insensible. Tout le texte le montre prêt à tenter de "sauver" Bartleby, de l’intégrer dans la bonne marche du monde, voire même face à on irréductibilité à se soumettre, de l’empêcher de sombrer, par exemple en lui proposant de venir habiter non plus au bureau mais chez lui. Mais rien n’y fait. L’obstination de la force faible, de la tendre force est telle que rien ne peut la faire plier, pas même la mort et pas même cette force qui porte chaque être humaine, chaque être vivant et dont nous pensons dont nous croyons qu’elle est indépassable, chacun y étant comme soumis "par nature", l’élan vital, ou si l’on veut le "conatus" dont Spinoza qui en a fait un concept clé de sa philosophie définit comme l’effort par lequel « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce [conatur] de persévérer dans son être »

Et c’est au seuil de la signification de cet effort que se tient Bartleby et c’est en quelque sorte leur erreur d’interprétation de cette signification pour la conscience et par et pour les sujets "rationnels-conscients" qu’il renvoie à ces êtres si sûrs d’eux-mêmes.

C’est cette erreur d’interprétation dont il est porteur et qu’il incarne qui se révèle à travers la manifestation de la force faible, manifestation qui montre qu’elle est plus puissante que la force censée être celle de la vie et qui n’est qu’une interprétation de la vie comme activité d’accumulation sans fin. Comme réponse à l’angoisse, les hommes ont inventé le toujours plus. Bartleby, est porteur d’une autre version de la "réponse" à l’angoisse : le toujours moins.

Ce qu’il révèle, c’est l’articulation entre ce qui passe pour normal ou naturel ou allant de soi et ce qui relève du jeu des significations, jeu qui est le véritable plan de consistance des êtres et des choses, le plan imaginal, celui dans lequel ce que l’on tient pour réel et ce que l’on tient pour imaginaire se révèlent être inextricablement mêlés, ce qui à la fois confirme à chacun des deux leur existence mais leur retire leur prévalence. Or c’est sur la prévalence de l’un sur l’autre que se fonde la croyance en la puissance de la raison comme fondement indépassable de l’établissement de la signification des choses.

Bartleby se tient sur le seuil où s’effectue la donation de la signification. Il montre que cette donation est un processus ou une fonction qui dépasse et englobe chaque être dans la mesure même où elle est, cette fonction, portée plus que porteuse, par un schéma, une sorte de diagramme qui ne répond pas directement à celui qui est accepté et reconnu comme étant celui qui désigne la vie.

Il y a dans cette donation de sens quelque chose qui échappe à la fonctionnalité et à la loi du toujours plus qui passe pour être la forme prise par la découverte par les hommes et à laquelle désormais ils croient, de la manière dont fonctionne la donation ou la formation du sens mais aussi son fonctionnement.

III.6- Invention et salut : les lettres au rebut
Le secret du fonctionnement de la loi dite "loi de la nature", c’est l’acceptation de la soumission à cette loi qui n’est donc pas de la nature mais de la trame conceptuelle et verbale, imaginaire par laquelle s"invente la nature et donc finalement imaginale.
Le conditionnel utilisé par Bartleby est le trait par lequel cette soumission est comme décollée d’elle-même et comme défaite de ses prérogatives comme de sa puissance qui est d’assurer le bon fonctionnement de la loi.

N’oublions pas que nous sommes chez un notaire, un avoué, et que le cadre dans lequel se déroule le récit est celui-là, et que même s’il n’est pas mis en avant dans la texte, il en constitue l’enveloppe.

Identifier cette faiblesse est l’enjeu de ce texte pour le narrateur qui croit parvenir à le faire et qui y voit est un moyen de "sauver" Bartleby du sort auquel le voue son obstination.

Mais en quoi consiste cette obstination ? À maintenir ouvert le possible. Et qu’est le possible ? Rien d’autre que le fait que ce qui va de soi ne soit pas considéré comme absolu ou absolument certain. Rien d’autre que d’entendre comme c’est aussi le cas d’une manière plus élaborée chez Musil dans L’hommes sans qualités, l’inconditionnel dans le conditionné et l’impossibilité de conclure ou de clore dont le conditionnel comme mode est porteur.

Pas besoin de plus pour Bartleby. Et ce qui pose problème à la société dans laquelle il apparaît, c’est moins ce qu’il dit que le fait qu’il y tienne et s’y tienne et cela jusqu’à accepter d’en mourir, ou plus exactement jusqu’à accepter d’inscrire comme un ultime blanc dans la grand continuité des évidences partagées sa propre disparition ou plutôt son effacement.

Il faut rappeler ici la manière dont il meurt, en ne se nourrissant plus et tout simplement en se couchant dans un coin de de la prison où il est retenu. Il inscrit son effacement dans le bruit de l’incapacité à être entendu. Il est devenu la voix et la voix étant inaudible elle s’éteint.

On se retrouve dans une situation proche de celle de l’oracle de Delphes qui à une question d’Oribase, un médecin du IVe siècle de notre ère envoyé par l’empereur Julien, dit Julien l’apostat annonce sa propre fin. « Dites au roi : le vestibule orné s’est effondré ; Apollon n’a plus d’abri, ni laurier prophétique, ni source qui parle, et l’eau bavarde est tarie. »

Bartleby fait valoir comment peut encore se manifester dans et pour la conscience quelque chose qui relève d’une autre dimension et d’une autre histoire du psychisme. Bartleby en est à la fois l’incarnation, la manifestation et la réalisation.

Et il l’est doublement si l’on s’accorde à prendre la mesure de la "rumeur" dont fait état le narrateur et qui lui arrive aux oreilles après la mort de Bartleby, à savoir qu’il était, avant de venir travailler chez lui, employé "au service des Lettres au Rebut de Washington" et qu’il en a été renvoyé par un changement administratif.
C’est autour de cette information que Melville va clore son récit. C’est cela qu’il faut encore interpréter si l’on veut parvenir à comprendre "l’invention" dont Bartleby est porteur.

D’abord pour le narrateur, il s’agit d’une rumeur mais d’une rumeur concernant Bartleby qui est donc déjà mort depuis quelques temps, mais son honnêteté intellectuelle et affective le pousse à la prendre en compte pour ce qu’elle indique sur la vie de ce fantôme mystérieux pour lequel il a eu précisément de l’affection.
Il importe de lire les dernières lignes de ce texte, récit et logue nouvelle ou bref roman comme on voudra. "La rumeur donc voulait...

Messages de vie, ces lettres courent vers la mort.
Ah Bartleby ! Ah humanité !" [7]
Si cela paraît surprenant et comme étant une sorte de signe du destin que Bartleby ait pu travailler dans ce service si singulier, puisqu’il s’agit de mettre au feu des lettres n’ayant pas pu parvenir à leur destinataire. Peut-être Bartleby devait-il les ouvrir avant pour en vérifier le contenu qui sait les lire du moins certaines, d’entre elles ? Qu’importe, le fait est là qu’il travaillait donc dans ce service qui voyait ces messages de vie courir vers la mort.

Si l’on s’en tient là, à ce fait à la fois surprenant, presque drôle, il fait convenir qu’il est tout autant tragiquement annonciateur du destin même du personnage. Mais il ne faut pas se contenter d’un rapprochement rapide et justifié en pensant qu’il permettrait de tenir le dernier mot de l’histoire.

Ces derniers mots du récits nous conduisent à une question importante, celle du renversement de la perspective temporelle qui est contenue dans les mots : Messages de vie, ces lettres courent vers la mort.

Il a été aperçu que l’approche de Bartleby texte et personnage ne pouvait se faire que sur plusieurs plans, un plan narratif, un plan psychique, un plan social et finalement un plan fantomal, le personnage devenant une figure porteuse d’éléments qui à la fois la constituent et la déterminent et l’emportent au-delà d’elle-même.

Ce n’est pas parce que Bartleby a travaillé à ce service qu’il est devenu ce qu’il est, mais c’est parce qu’il a compris ce qu’était ce travail d’envoyer les lettres au feu qui n’avaient pas trouvé leurs destinataires qu’il peut appréhender ce qu’il est.

On peut poser une sorte d’adéquation analogique entre lettre au rebut et personnage mais il faut la manier avec efficacité si l’on ne veut pas s’enfoncer dans des méandres psychologiques erronés.

Il faut dans ce cas non pas partir du personnage mais de la signification dont il est porteur pour nous lecteur au moment où, comme le narrateur, nous apprenons la tâche qui était la sienne avant d’être entré au service du notaire. Bartleby existe commet par et avec le message qui est le sien et qu’il délivre jusqu’à en mourir, mais qu’il délivre pour lui-même comme étant la consistance de son être fantomal et pour les autres comme étant une sorte de message incompréhensible, puisque s’en tenant au texte même au i would prefer not to ils ne semblent pas, nous ne semblons pas prendre en compte le fait que l’énoncé du message est accompagné de l’acte qui consiste à ne pas faire. c’est bien un acte ou un agir en tout cas une manière de se tenir dans le monde radicalement antinomique avec les lois de ce monde.

Et si nous le faisons, si nous prenons en compte l’agir qui ne fait pas qu’accompagner mais porte le sujet-fantome, le constitue en quelque sorte, constitue son être ou son essence s’il en a une, alors nous parvenons à une autre strate ou à un autre type de raisonnement ou de relation analogique.

Il me semble en fait qu’il faut tenter de comprendre Bartleby comme étant lui-même une de ces missives et donc un de ces messages de vie, mais que s’il court vers la mort ce n’est pas parce que les destinataires sont absents mais parce que les destinataires ne sont pas en état d’entendre, de comprendre, de se saisir du message et d’en faire quelque chose. Faire quelque chose ici voudrait dire "inventer" au sens de Stiegler et Simondon. nous allons y revenir.

On passe de la situation trier les lettres à la situation Bartleby est une de ces lettres porteuse d’un message de vie et en effet volant vers la mort mais parce que les destinataires ne parviennent pas à accueillir le message dont il est porteur, qu’il incarne, qu’i es est.

Et c’est moins la formule même qui est à prendre au pied de la lettre comme on le sait que le fait que son énonciation ne peut être dissociée de mise ne oeuvre de l’agir dont elle est porteuse.

Alors tentons de formuler "l’équation Bartleby " :
Si Bartleby est une telle lettre avec un tel message de vie alors nous sommes les destinataires qui incapables de la recevoir comme lettre et de la comprendre et de l’agir comme message, mais comme tels. Nous sommes Les rebuts. Nous sommes par notre surdité et notre cécité la cause de la mise au rebut et c’est ce rebut que nous incarnons.

Bartleby doit donc être perçu comme un message qui aurait pu nous sauver qui va aller lui à la mort parce que nous ne l’avons pas "reçu" n’avons pas su le comprendre même après ouverture de la lettre puisqu’il en prononçant sa phrase magique il a ouvert pour nous la lettre qu’il incarne qu’il EST et nos a fait connaître son message.

Il y a donc deux niveaux pour appréhender la relation entre Bartleby et faire des dieux. Le premier est celui dans lequel Bartleby est bien une missive envoyée par les dieux à nous les hommes ( Bartleby serait une sorte d’Épiméthée ?) et un second plan dans lequel Bartleby est en tant que tel un dieu, un de ces dieux que nous pouvons faire quand nous parvenons à "faire des dieux".

Il n’est pas et est en même temps le dieu même. il vit en tout cas dans le monde gris dominé par la raison et les croyances inadéquates ce monde de la raison qui n’a plus pour justification que de dire qu’elle a raison et d’imposer non la raison mais sa raison qui est d’avoir raison. On croise ici aussi bien les évangiles que Kluge par exemple.

Nous ne percevons ne recevons de comprenons pas le message, et on ne le comprend pas comme message. Bartleby n’est rien qu’une figure énigmatique et seul le narrateur pressent quelque chose à son sujet et l’affection qu’il lui porte qu’il éveille ne lui cette affection est une manifestation de la tendre force qui est indestructible par la raison qui renaitra ici où là de ses cendres après une fois encore avoir été brulé dans le feu destiné aux lettres au rebut.

Bartleby nous permet de mieux comprendre ce que peut être une pensée bicamérale. Elle est un travail herméneutique consistant à repérer les messages et les messagers du/ des/ ou de dieu (ou de tel ou tel de leurs/ses messagers) et à construire à partir d’eux comme messagers comme figures comme personnages et comme messages un chemin de vie. C’est cela INVENTER !

Pour y parvenir même faiblement même dans cette faiblesse qui est celle d’un Bartleby, celle de la force tendre, celle des sentiments portés par l’inquiétance, il nous fait nous construire nous inventer des oreilles sensibles au messages comme au messagers oreilles dont est partiellement doté le narrateur de cette histoire, et une oreille capable de recevoir et d’interpréter les messages.

Revenons pour conclure au message de Bartleby à cette formule qui sonne comme un cor de chasse dans le lointain l’hallali ou l’appel et remarquons que certes la formule est un conditionnel qui est un mode et pas un temps, mais elle ne signifie pas que Bartleby comme messager et message soit lui dans le conditionnel. s’il l’est c’est de manière inconditionnée car c’est l’inconditionné qui éveille ou réveille en chacun de nous qu’il laisse ou fait entre en chacun de nous par la porte du possible qu’il a par sa formule au conditionnel il est vrai ouverte pour nous.

S’en tenir au conditionnel en faisant fi de l’inconditionné cela serait manquer ce qui on l’a vu est l’essentiel à savoir que Bartleby et sa formule ne peuvent être dissociés de l’agir dont ils sont porteurs et que si cet agi de trouve pas d’oreille cela ne peut en aucun constitué une "raison" pour ne pas l’entendre et ne pas aller au bout de ce qu’elle implique même si c’est apparemment la mort, car la mort de Bartleby est non pas tragique ou dramatique mais la preuve s’il en fallait une que le message dont il est porteur est un message de vie et qu’il agit sur tou pour ceux qui sont capables de le recevoir comme un message de salut.

Voilà. Bartleby n’est pas le Christ mais l’un et l’autre sont en effet au sens que nous essayons de donner à ce mot des dieux, des dieux vivants parce qu’ils nous incitent à les faire et non pas à les appréhender pour ce qu’ils ne sont pas des symboles ou des marionnettes.