Regard sur l’image

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- Les stigmates, la ressemblance et l’image

,  par Hervé BERNARD dit RVB

 1 Le pouvoir divin de l’image et l’unicité de dieu
Le pouvoir divin de l’image n’est pas de figurer l’homme, il réside dans sa capacité à rendre présent l’absent et, par conséquent, dans sa version minimale d’annihiler la distance ou, dans une version plus “aboutie”, de nier la mort si l’on donne une puissance performative à l’image comme le croyaient les égyptiens et comme le vivent beaucoup de nos contemporains, lorsqu’ils “tapissent” leur appartement de portraits de leurs morts. Pouvoir performatif qui se traduit par une capacité à rendre réellement présent l’absent.

«  Il est certain qu’une divinité fédératrice fut sans doute plus efficace pour affronter les temps nouveaux que les rois ou les héros divinisés qui ne travaillaient que pour leurs descendants, c’est-à-dire pour des confédérations établies sur des bases familiales ou claniques. » [1]

« Le pari anti-idole consiste à maintenir vivantes la jonction et la connexion directe avec la voix sans passer par des médiations figurales dont l’effet est précisément de faire écran au message, d’en brouiller la réception et surtout de laisser croire qu’une réversibilité des attentes et des demandes soit possible, en d’autres termes que le dieu invoqué puisse aider directement l’homme ou le groupe, et agir selon sa volonté “individuelle” . [2]

Cependant l’invention d’un dieu unique comme de son impossible représentation est bien antérieure à la création du judaïsme et ne se limite peut-être pas au bassin mésopotamien. Le polythéisme grec, les oracles sibyllins, le zoroastrisme, la religion chaldéenne, l’orphisme et la cabale orphique toutes ces religions antérieures au christianisme et/ou au judaïsme posaient une radicale différence entre de nombreux dieux nés et par conséquent mortels, et un Dieu unique, non créé existant par lui-même et bien souvent antérieur au monde. Si, aujourd’hui, cela est une certitude, déjà au 17e siècle, un chercheur comme Ralph Cudworth s’attaquait à ce préjugé.

Ainsi, selon cet auteur, ce savoir à propos de ce Dieu unique était réservé aux initiés. Antérieurement, Clément d’Alexandrie écrit que « tous les théologiens barbares et grecs avaient tenu secrets les principes de la réalité et n’avaient transmis la vérité que sous forme d’énigmes, de symboles, d’allégories, de métaphores et d’autres tropes et figures analogues. » [3] « Les Égyptiens représentaient le Logos véritablement secret, qu’ils conservaient au plus profond du sanctuaire de la vérité, par ce qu’ils appellent « Adyta », et les Hébreux par le rideau dans le Temple. Pour ce qui est de la dissimulation, les secrets des Hébreux et ceux des Égyptiens se ressemblent beaucoup. » [4] L’évènement du christianisme ne serait plus de croire en un Dieu unique mais, de l’avoir fait savoir à tout un chacun. D’avoir “démocratisé”, publié le secret même si Rome a su et sait encore manipuler cette politique du secret, ceux-ci sont beaucoup moins essentiels que celui de l’unicité de Dieu. Cependant, si secret il y a dans le christianisme, il réside plus dans le mystère de la Sainte Trinité tel qu’il le définit. Paradoxe de la Sainte Trinité qui accompagne l’unicité et inversement.

C’est l’unicité et son antériorité au monde autant que sa nature et le secret, plus que l’interdit qui en découle, qui le rendait irreprésentable. Cudworth indique ainsi que Horapollon [5] affirme « que les Égyptiens connaissaient un Pantokrator (Souverain universel) et un Kosmokrator (Souverain cosmique) », et que la notion égyptienne de « Dieu » désignait un «  esprit qui se diffuse à travers le monde, et pénètre en toutes choses jusqu’au plus profond  ».D’après Philippe Quéau. Sur cette question de la pénétration en toutes choses, il pourrait être intéressant d’étudier comment le Saint Esprit s’est (ré)approprié une très grande partie de ces croyances.

 2 L’hénothéisme,
une forme intermédiaire antérieure ou postérieure ?

L’hénothéisme (grec ancien εἷς θεός [heis theos], « Un dieu ») ou kathénothéisme (un dieu à la fois) est un concept développé par Max Müller dans ses travaux sur le védisme. Ce concept désigne une forme de croyance en une pluralité de dieux dans laquelle chacun d’entre eux joue successivement un rôle prédominant par rapport aux autres et reçoit un culte préférentiel.

L’usage de ce terme par Max Müller définit les religions polythéistes où un dieu exerce une suprématie incontestable sur les autres dieux. Souvent considéré comme le père des autres ou encore leur monarque comme dans le cas de la religion mazdéenne et cela probablement bien avant que la réforme zoroastrienne n’assoit la prééminence d’Ahura Mazdä. Pour Thomas Römer (cf ses conférences au Collège de France), le judaïsme ancien est un hénothéisme car, de son point de vue, le monotéisme n’apparait que lors de l’Exil.

Dans un autre registre, le dieu gaulois Lugus, commun à de nombreux peuples celtes, a toutes les fonctions de tous les autres dieux qui ne sont que des émanations fonctionnelles et ponctuelles. C’est un polytechnicien. Ce culte est assimilable à un culte hénothéiste.

 3 Nous éviter de croire que nous faisons tout à notre image.
« L’acte de représenter fut ainsi crédité d’un inquiétant pouvoir de transformation, affectant non tant l’objet représenté que la personne de l’“imitateur” et surtout le destinataire de l’action, c’est-à-dire le spectateur. [...] Une partie de la tradition antique a réfléchi sur l’écart creusé par l’opération mimétique entre l’objet et sa représentation, en présentant cet écart comme une distance positive, ouvrant la voie à la connaissance. » Jean Trinquier [6]

Bernard de Clairvaux explique que le Christ sur la croix était défiguré et laid aux yeux de ceux qui le voyaient parce que déformé par la douleur et la peur. Malgré cette déformation, en l’entendant, le centurion a reconnu la gloire du Fils de Dieu. L’ouïe a trouvé ce que la vue n’a pu découvrir. L’apparence a trompé l’œil des “spectateurs”, et la vérité est entrée par l’oreille. L’œil montrait Son infirmité, Sa difformité misérable et Sa condamnation à une mort ignominieuse.

L’oreille leur apprit que c’était le Fils de Dieu et qu’il était très beau. Le centurion confesse la beauté du Christ : il ne se fie pas à ce qu’il voit, mais il croit ce qu’il entend. Parce que la foi naît de l’écoute, l’ouïe l’emporte sur la vue. En cela, la scène de la crucifixion est annonciatrice du moment où Thomas plongera ses mains dans le côté du Christ et, où le Christ, affirmera "Heureux ceux qui croient sans avoir vu". C’est sur cette appréhension de la scène de la crucifixion que s’appuiera une longue tradition médiévale affirmant la supériorité de l’ouïe sur la vue parce que la vue est trompeuse. Trompeuse par son immédiateté ? contrairement à l’ouïe qui serait plus réfléchi parce qu’organe récepteur du discours ?

Maître Eckhart ne fait que reprendre cette analyse en affirmant «  La puissance de l’ouïe est beaucoup plus noble que la puissance de la vue, car on apprend plus de sagesse avec l’ouïe qu’avec la vue, et on vit plus dans la sagesse. […] Et c’est pourquoi nous devons être beaucoup plus heureux dans la vie éternelle avec la puissance de l’ouïe qu’avec la puissance de la vue  ». Cette citation contient déjà les prémisses de la condamnation de l’image par Calvin.

Bien avant Maître Eckhart et le Christ, Phillon d’Alexandrie, pourrait avoir apporté une première réponse à cette question de la prééminence de la voix sur l’image. « Si la voix des mortels s’adresse à l’ouïe, les oracles nous révèlent que les paroles de Dieu sont, à l’instar de la lumière, des choses vues. Il est dit “Tout le Peuple voyait la voix” (Ex. 20, 15) au lieu de “entendait” la voix. Car, effectivement, il n’y avait pas d’ébranlement de l’air dû aux organes de la bouche et de la langue ; il y avait la splendeur de la vertu, identique à la source de la raison. La même révélation se trouve sous cette autre forme : « Vous avez vu que je vous ai parlé depuis le ciel » (Ex. 20,18), au lieu de « vous avez entendu », toujours pour la même raison. Il se rencontre des occasions où Moïse distingue ce qui est entendu et ce qui est vu, l’ouïe et la vue. « Vous entendiez le son des paroles, et vous n’aperceviez aucune forme, rien qu’une voix  » (Deut. 4,12). » [7] Comme si, dans le cas des prophéties, il devenait impossible de distinguer la voix de l’image ou plutôt des choses vues. Impossible distinction ou impossible représentation ?

« Autrefois en Israël, quand on allait consulter Dieu, on disait : Venez, et allons au voyant ! Car celui que l’on appelle aujourd’hui le prophète s’appelait autrefois le voyant. » (1 Sa 9,9) Paradoxalement la seule de manière de connaître la vision du voyant, c’est de l’écouter. La seule transmission de la Vision se ferait-elle par la voix ? Transmission ou à nouveau impossible distinction ?

L’hébreu est une langue construite sur un alphabet et chaque mot est donc un assemblage de lettres qui, prisent individuellement, n’ont aucun sens, contrairement aux idéogrammes. Un mot n’existe que s’il est vocalisé, peu importe que cela soit à voix haute ou par une voix intérieure. Il s’incarne [8] parce qu’il est vocalisé.

L’idéogramme, par contre n’a pas besoin d’être vocalisé pour être compris. La preuve réside dans le fait que le même idéogramme se prononce de manière différente en coréen et en japonais tout en étant compris indistinctement par ces deux peuples. Certes, en anglais et en français, par exemple, il existe des mots qui ont la même orthographe et une prononciation différente mais, là où le bas blesse, c’est qu’ils n’ont pas le même sens. On les appelle même des faux amis. C’est tout dire. La vue serait donc subordonnée à la voix ? À la voix et non au texte ? Cette histoire de représentation ne serait-elle alors que l’affirmation de la primauté de la voix ? Primauté non dans un sens hiérarchique mais dans un sens historico-biologique. La supériorité de Socrate et du Christ sur les philosophes et les apôtres c’est-à-dire sur leur transcripteur.

 4 L’impossible représentation d’un Dieu prédécesseur de sa création
Si Dieu est Dieu, c’est-à-dire antérieur au monde, et donc par essence incréé, il ne peut être visible. Et si Dieu est invisible, aucune image ne peut le représenter.

Dieu est par essence sans image, si nous construisons une image de Dieu à partir de nos perceptions habituelles de la beauté, de la bonté et de la puissance, cette image sera probablement anthropomorphique et donc réductrice. Quoiqu’il en soit, qu’elle soit anthropomorphique ou non, elle confinera Dieu dans cette représentation. Ce confinement, cette réduction à travers cette image sera forcément une trahison. C’est ce que l’Ancien Testament appelle une idole.

L’idole veut saisir Dieu en une image visible qui puisse répondre à nos désirs. N’est-ce pas là la définition du pornographique ? Interdire les idoles, c’est tout simplement reconnaître l’invisibilité de Dieu. Interdire le pornographique, serait-il alors reconnaître l’invisibilité de l’Amour ? Par contre, il est surprenant que l’idole sonore n’ait jamais effleuré l’esprit des théologiens. En quoi, le son ne confinerait point Dieu ? Certes, Dieu incréé ne peut être visible mais pourquoi serait-il alors audible ?

Dans ce que l’on pourrait affirmer comme un balancement des propos de Bernard De Clairvaux, la Bible affirme qu’il existe une image de Dieu : l’homme, créé selon sa ressemblance (Genèse 1, 26). Cette image, le Christ la transforme par une présence nouvelle en affirmant « qui m’a vu a vu le Père » (Jean 14, 9). Cette image est paradoxalement absolue, ineffable et invisible et pourtant, elle rend la Vérité visible. Le Christ est la forme par laquelle Dieu se manifeste. En lui est « l’image du Dieu invisible » (Colossiens 1, 15). Une nouvelle sorte de visibilité nous est proposée. C’est le mystère de l’incarnation et de la transcendance. Cette nouvelle visibilité n’apparaît qu’à celui qui lit attentivement les Écritures.

En fait, pour le Christianisme antérieur aux mouvements protestants, vénérer les images, ce n’est pas se forger une image animale ou humaine de Dieu, là n’est pas la question. C’est répéter le fait que l’Inaccessible condescend à se rendre visible, c’est-à-dire à se réduire. L’insaisissable : la puissance divine se laisse prendre dans la figure humaine. Il n’y a donc là aucune transgression de l’interdit biblique. Il ne s’agit pas d’anthropomorphisme, mais de reproduire l’anthropomorphose divine. L’icône n’affaiblit pas la transcendance de Dieu, elle la vise à travers le visible.

Cependant, l’art médiéval d’Occident a suivi d’autres voies que la théologie byzantine. Il s’est déployé autour d’une réflexion sur la ressemblance et l’égalité : une image peut ressembler à l’original sans pour autant l’égaler. Je dirais même, surtout en ne l’égalant pas car le seul qui égal “l’original” est le Fils. En fait, ici, il n’est pas question d’original, cela serait à nouveau une réduction de Dieu et ici, la réduction ne peut-être une concentration comme dans le cas d’une sauce. La vérité de l’image divine se situe sur le plan de l’invisible, dans l’espace mystérieux de l’égalité entre les personnes de la Trinité. Pour l’Occident, l’image produite de main d’homme n’est pas concernée par cette question.

Par conséquent, selon les théologiens catholiques et pour partie les théologiens luthériens, sur le plan matériel et imparfait des images visibles et religieuses, il revient à l’artiste de représenter les images mentales qui lui sont venues à l’esprit en lisant l’Écriture. Ceci lui laisse une grande marge pour inventer librement ses figures. L’enjeu de cette latitude, c’est le risque de faire ressurgir l’idolâtrie : comment distinguer le Père barbu assis sur son trône du Jupiter des romains ou le Zeus des grecs, une Vierge sensuelle d’une prostituée ?

 5 Saint Bernard :
quels liens entre la stigmatisation et le refus de l’image ?

Avant le XIIIe siècle, la stigmatisation en tant qu’identification d’un être humain au Christ crucifié par l’impression des cinq plaies en sa chair est un phénomène inconnue. Il faut attendre la fin du XIIe siècle pour que ce phénomène apparaisse et cette apparition se fait en lien avec l’apparition d’une relation personnelle et affective avec le Christ comme sauveur ; en lien avec l’union mystique de l’âme humaine avec Dieu. Outre les stigmates, cette relation personnelle et affective se manifeste dans un certain nombre de phénomènes comme l’extase ou la lévitation. L’ordre cistercien en est l’un des principaux vecteurs à travers ses moines mais aussi ses moniales du Brabant et du pays de Liège.

Ce développement des stigmates ne se fit pas sans réticence. En effet, ils sont souvent appréhendées comme une excentricité portant atteinte à la majesté divine, là encore revient cette idée de réduction, de confinement de Dieu dans des impedimenta humains. Ces saignements et purulences devaient, probablement, être bien loin de la pureté divine telle que l’on se la figurait. Même Grégoire IX, qui canonisa Saint François d’Assise fut très longtemps méfiant vis-à-vis des stigmates. Il lui fallut une apparition nocturne de Saint François pour que celui-ci prit fait et cause pour les stigmates de ce précurseur. Entre 1237 et 1291 pas moins de neuf bulles pontificales prirent fait et cause pour les stigmates de Saint François en dénonçant les opposants. Ce qui montre que, contrairement, à ce que l’on croit aujourd’hui, ces stigmates étaient loin d’être une évidence. En effet, les stigmates réinterrogent la création de l’Homme à l’image de Dieu.

Texte et images Hervé Bernard 2017-2018

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Regard sur l’image,
un ouvrage sur les liens entre l’image et le réel.
350 pages, 150 illustrations, impression couleur, format : 21 x 28 cm,
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