L’image
Dès la première image de ce film apparaît l’étrange génétique de son style pictural, à la fois vieillot et simultanément contemporain voir, moderne. Comment cette dualité prend-t-elle forme dans cette première image ?
Elle apparaît très moderne par ses couleurs et sa composition. Composition qui nous oblige à nous dresser sur la pointe des pieds pour regarder par-delà l’horizon. Vieillotte, par ce choix d’une image arrétée accompagnée de gros cartons de texte rouge sur un fond noir sans même cette transparence minimale qui laisserait entre-apercevoir ce carrefour. Ce balancement modernité-vieillot va nous promener dans les images tout au long d’Aimer, Boire et Chanter.
Parler de l’image, c’est bien entendu parler des décors, qui, eux aussi, se trouvent pris dans cet entre-deux. Cependant, cela ne leur interdit pas de subir un autre balancement. Celui-ci se situe entre le théâtre et le cinéma. Rien de nouveau chez Resnais, tout au moins depuis Mélo. Toutefois, cette brouche-coutaille [1], une sorte de ratatouille faite pour gagner de la liberté en cassant les barrières entre cinéma et théâtre est particulièrement réussie grâce à ces magnifiques pendants de couleurs d’une modernité plastique rare.. Force est de constater que depuis l’adoption de cette recette de cuisine, moment que nous situons à Mélo, les films de Resnais ont gagné en légèreté de ton sans perdre de leur densité. Ce choix de la brouche-coutaille nous amène à nous interroger sur les motivations de Simeon lorqu’il affirme dans ce film préférer le cinéma au théâtre. Au fond, comment expliquer que Resnais n’a pas fait de théâtre à l’opposé d’Ingmar Bergman, l’autre réalisateur qui n’a cessé de flirter avec cette frontière.
Le théâtre de cette brouche-coutaille est présent à travers ces petits jardins situés devant ce que l’on suppose être des pavillons. Jardinets qui évoquent des paddocks de chevaux à moins que cela ne soit ceux de départ des courses de Formule 1. Mais ici, que cela soit des paddocks ou des stands, le sujet de la course nous reste inconnu comme souvent dans l’œuvre de Resnais. Chacun son paddock et les vaches seront bien gardées dans ce monde où les vaches sont tout sauf bien gardées par les faux semblants de la vie qui rendent trois hommes malades de jalousie. Jaloux d’un absent, c’est quand même un comble. Mais un absent grand manipulateur devant l’éternel à vouloir ou prétendre réconcilier tous les couples. Faire le bronheur des gens malgré eux est-il les rendre heureux ?
Parler des décors, c’est aussi aborder cette matière quadrillée utilisée en arrière-plan des monologues. Elle induit un effet de citation, de parenthèses en faisant des inserts qui nous donne l’illusion d’une autonomie des personnages comme s’ils assistaient à la projection du film et éprouvaient par moments, l’impérieux besoin d’interrompre cette projection afin de la commenter. Ces inserts sont aussi une tentative de retenir le temps, le temps de la narration comme celui de la vie. Ni vraiment un flash-back ni tout à fait une voix of, sont-ils un nouvel élément de la grammaire cinématographique ?
À propos des décors et de l’image, la scène de l’anniversaire de la fille de Jack et une démonstration magistrale du potentiel picturale d’une scène sonore, d’un contrechamp composée uniquement de sons. Ces sons nous font vivre un hors champs qui laisse toute notre imagination se déployer et créer ses images. Dans Vous n’avez encore rien vu, Resnais nous avait déjà démontré la puissance de l’image sonore en créant ainsi les quais d’une gare hors-champ. Cette modernité est marquée à plusieurs reprises par le renoncement au raccord champ contrechamp.
Aimer, Boire et Chanter est évidemment un film sur la mémoire et parler de mémoire, c’est, bien entendu, évoquer les échos que le film a fait naître dans l’œuvre de ce réalisateur.
Réminiscences
Quand on a un parcours comme celui d’Alain Resnais, le spectateur ne peur résister au jeu des réminiscences. Jeu d’autant plus tentant qu’elles viennent naturellement. Outre la mémoire présente dans L’Année dernière à Marienbad et dans Providence, dans Les statues meurent aussi et le si bien nommé Toute la mémoire du monde ou encore Hiroshima mon amour. Aimer, Boire et Chanter, nous amène à la question de la vie à deux, l’un des sujets des derniers films de Resnais mais aussi d’un film comme Mon Oncle d’Amérique. Que signifie vivre à deux, que peut-on partager ? Pas grand chose si l’on en croit L’Année dernière à Marienbad et pas beaucoup plus à bien regarder Aimer, Boire et Chanter.
Ce film est une interrrogation sur la communication à l’intérieur du couple comme entre amis de bonne composition. Est il possible de communiquer et non échanger avec ou au-delà des mots ? Les dialogues entre Monika et son mari Simeon viennent là en écho de Hiroshima mon Amour et du dialogue sur la quais de la Loire à Nevers où l’un et l’autre échange des mots sans bien savoir ce que dit l’un et l’autre. Pas vraiment un dialogue de sourds mais pas plus réellement une communication, parfois même deux monologues. Difficulté d’autant plus grande que le temps passe et que la mémoire transforme tout. L’un des éléments forts dans cette difficulté à échanger est la fragilité de ces hommes infantiles et non infantilisés qui traversent l’oeuvre de Resnais depuis Mon Oncle d’Amérique.
Avec les décors, on pense bien entendu à Smoking no Smoking, quoi de plus naturel, ces deux films ont été réalisés à partir de deux pièces du même auteur : Alan Ayckbourn. Plus paradoxalement, en effet, ce sont les dialogues de Kathrin jouée par Sabine Azéma qui ont fait surgir Providence. Tout au long d’Aimer, Boire et Chanter, elle n’a cessée de me rappeler Claude Langham, personnage insupportable entourée de sa petite cour, joué par un Dirk Bogard d’un cynisme encore plus redoutable que celui de Kathrin évaluant instantanément le solde de durée de vie de Georges. Pourtant, ici, même si elle est légèrement portée sur l’alcool, elle n’est pas malade, elle n’est point entourée par sa cour, à l’exception de son mari, un médecin ballot. C’est plutôt son égocentrisme qui a conduit mes souvenirs au personnage principal de Providence. Kathrin, quand à elle, le personnage principal de Aimer, Boire et Chanter. Ne serait-ce pas plutôt Georges et son cancer, le premier rôle de ce film. Certes considérer qu’un premier rôle est invisible est somme toute paradoxal voire improbable ! Cependant, comme pour le son, c’est une manière de nous rappeler l’importance du hors-champ chez ce réalisateur.
Les dessins de Blutch magistralement transformés en plan de transitions nous conduisent vers une longue liste de collaboration avec des dessinateurs. Cette collaboration a probablement débutée avec les gravures de jardins à la française qui, comme tremplin vers le monde extérieur, tiennent une grande place dans la narration de L’Année dernière à Marienbad. Pour ma part, c’est à La Vie est un roman que j’ai plus particulièrement pensé en dépit des diffèrences de style entre Enki Billal et Blutch. Ici, les dessins de Blutch sont mis en valeur par le travail de raccord réalisé par le directeur de la photo qui a su les faire coller avec les scènes réelles.
Le théâtre ou le réel de la vie. On ne sais jamais bien ce que l’on a vu et comment l’a-t-on vu ? C’est ce que nous présente la répétition de la pièce de théâtre par Jacques et Tamara. Ces deux personnages, tout comme nous, sont pris au piège des échos de la réalité de la vie dans le théâtre à moins que cela ne soit les échos du théâtre de la vie dans la réalité de la fiction. Cette confusion théâtre-vie Kathrin en fait la démonstration dans la scène finale de l’escalier quand elle dit à Colin « je marque un temps.... ». Citation mot à mot du leitmotiv de leurs répétitions en duo, tout au long du film, donnant ainsi le sentiment que le théâtre est la répétion de la vie. Mais la répétition au sens théâtral, c’est-à-dire ce qui précède et prépare la représentation. Ce sont ces répétitions qui ne sont rarement de parfaits redites qui font surgir le double-sens des scènes et/ou des dialogues.
La lâcheté quotidienne justifiée par cette vie dont ne sait jamais si elle est théâtre, réel ou cinéma et cependant, toujours jouée avec plus ou moins d’allégresse. Ces imprécisions-inconstances nous donnent l’opportunité de justifier ces lachetés derrière un argument imparable : on ne sait pas très bien ce que l’on a vu et comment on l’a vu. Ce thème traverse l’oeuvre de Resnais avec des films comme Hiroshima, La Vie est un roman, Nuits et Brouillards, Providence... Et bien souvent, il s’agit de ces petits compromis du quotidien, pas plus, pas moins. Cette lecture de l’oeuvre de ce cinéaste nous amène à placer Mélo dans le rôle de film charnière. En effet, dans nos souvenirs, c’est le premier film à aborder cette brouche-coutaille mais aussi à recourir à un ton enlevé, parfois de proche de l’allégresse, comme bras de levier.
Quant aux lachetés, autre point marquant de cette fragile communication, Collin en fait une magnifique démonstration lorsqu’il laisse échapper le nom de Georges dans un splendide lapsus réussi, tellement réussi, qu’il est possible de se demander s’il ne donne pas à Collin une magnifique opportunité de se débarrasser de la responsabilité:d’accompagner seul Georges. De fait, ce lapsus transfère plus ou moins consciemment à Kathrin l’information et Collin sait qu’elle ne saura la garder de par devers elle permettant ainsi un magnifique transfert de la charge : accompgner Georges à l’ensemble du groupe.
Aimer, Boire et Chanter est une interrogation sur le soutien aux autres, sur sa manifestation et sur les lâchetés qu’il contient parfois. Où se situe les limites entre le soutien, l’envahissement, la pitié et la manipulation. Un soutien inconditionnel sans attente d’un retour est-il quelque chose de possible ? Qu’est-ce que le soutien aux autres quant on voit ces femmes affairées autour d’un cadavre putatif comme des abeilles autour d’un pot de miel.
Le souvenir, le conflit, la rencontre d’un souvenir, le souvenir d’une rencontre, une manière de résumer la rencontre Kathrin et Georges.
Le ton et le rythme
Un cynisme d’une légèreté étonnante, frôlant parfois le sarcasme pour revenir à une ironie joyeuse. Sarcastique, parfois, sardonique jamais. On y retrouve la légèreté dramatique de ses derniers films avec une manipulation redoutable dès expressions toutes faites (Jack qualifiant Colin d’un « vieille branche » qui sonne parfaitement creux, tout aussi creux que son « cela me donne du grain à moudre » toujours à destination de Colin) qui les démolies radicalement. Quand le vaudeville devient drame, un film dramatiquement réjouissant.
Les passages devant le château dans une voiture qui circule dans les deux sens rythment en alternance, avec des dessins de Blutch, le film pour marquer le retour en ville en alternance avec cette route de campagne qui est au générique de début de ce film. Ces dessins et ses sorties-entrées dans le village en voiture, caméra subjective ou encore ces entrées dans la propriété sont là pour nous signaler un recommencement, éternel, possible, mais probablement pas durable.
La création dans la répétition, depuis Mélo, d’une réalisation à mi-chemin entre théâtre et cinéma a quelque chose d’oulipien. Queneau fut d’ailleurs l’auteur du commentaire accompagnant Le chant du styrène, un court-métrage sur la fabrication du plastique, trop méconnu dans sa version réalisée avec Queneau.
© Hervé Bernard 2014
Autant Stanley Kubrick est réputé pour ses choix musicaux autant l’importance de la bande musicale est sous-estimée dans l’œuvre d’Alain Resnais, le choix de Denisa Kerschova de France Musique de consacrée deux émissions de « Venez quand vous voulez » à Alain Resnais est à signaler.
Les Statues Meurent Aussi (1953) texte Chris Marker, montage Alain Resnais
Aimer, boire et chanter un film d’Alain Resnais photographié par Dominique Bouilleret