Cette peinture est une représentation de Saint François recevant les stigmates d’un Christ placé dans le ciel. Cependant, à la différence des anges, le Christ porte deux paires d’ailes et une queue ailée qui dissimule ses jambes et son sexe. En fait, cet ange est un séraphin (selon la vision du prophète Isaïe, ces anges sont dotés de trois paires d’ailes, d’autres ne leur en attribuent que deux. Leur position dans la hiérarchie angélique est la plus élevée et leur fonction est d’adorer et de louer Dieu. L’Ordre des franciscains, quant à lui, est parfois appelé l’Ordre séraphique.). Au-delà de la mise en valeur du créateur de l’ordre des franciscains et de son rôle de premier stigmatisé d’autres éléments en font un tableau fondateur.
Ce tableau est fondateur car il atteste non seulement à travers les stigmates mais aussi à travers les lignes qui relient les stigmates de saint François et ceux du Christ, de la conformité des stigmates du saint à leur définition : « la stigmatisation, c’est-à-dire l’identification d’un être humain au Christ crucifié par l’impression de cinq plaies en sa chair. » [1].
Cette relation-identité affirme l’importance des liens qui unissent les deux seuls personnages du tableau. Cette identité est renforcée par la représentation du Christ en séraphin. En effet, le séraphin d’Assise est une des autres dénominations du saint. Par ces deux similarités : les liens et le fait que leurs images sont le reflet l’une de l’autre –Christ séraphin, François stigmatisé– ce tableau confirme que saint François est à l’image du Christ et donc par transitivité à l’image de Dieu. Et c’est là que, bien au-delà des questions théologiques, ce tableau est fondateur de l’invention de l’image selon la perspective C’est par l’affirmation de la relation au Christ comme une relation duelle, c’est-à-dire entre deux individus. Duelle car non médiatisée, d’individu à individu.
Or pour que la perspective existe, deux choses sont nécessaires, la fonction bijective de l’optique et l’individu. Cette dernière notion étant elle-même liée à celle du libre arbitre. Ce dernier point n’est pas sans importance. En effet, l’image selon la perspective représente le point de vue d’un individu. La stigmatisation de Saint-François un tableau symboliquement fondateur car il incarne les principes de la perspective optique et par conséquent de l’image comme copie du réel. De fait, il contient donc les prémisses de l’image comme fenêtre sur le réel. Certes, comme le montre les deux chapelles et les représentations de vie du saint dans la prédelle, il est plus une ébauche qu’une réalisation de la perspective. Cependant le plan est là même si le bâtiment n’est pas encore construit. Simultanément à cette représentation des principes de la stigmatisation, ces lignes définissent clairement les lois de la vision à travers une lentille ou face à un miroir. Ces lois de l’optique sont plus largement celles d’une application bijective et cette bijection confirme l’équivalence entre les stigmates du Christ et de saint François. Pourquoi ais-je recours à l’anachronisme de l’application bijective ? parce que c’est une description parfaite les lois de l’optique. En effet, une application est bijective si et seulement si tout élément de son ensemble d’arrivée possèdent un et un seul antécédent, c’est-à-dire, est image d’exactement un élément de son ensemble de départ. Existe-t-il une meilleure définition des lois de l’optique ? D’autant que celles-ci correspondent à la définition de la stigmatisation. Nous pouvons donc affirmer avec cette peinture que chacun des stigmates de saint François est strictement équivalent à celui du Christ.
Certes, cette image n’est pas encore un ’’trou percé’’ dans la paroi bien que Dieu ne soit plus le centre du monde car ce tableau n’est pas uniquement la représentation du point de vue divin. En effet, si le point de vue n’est pas encore à hauteur d’Homme il n’est plus tout à fait celui de Dieu. Contrairement aux trois représentations de la vie du saint situées sur la prédelle du retable, le tableau est encore moins construit selon les principes de la perspective. Pourtant, il n’est plus une peinture sensée représenter le point de vue divin en raison de la relation directe entre le Christ et le saint. Le Christ est le médiateur de la relation avec Dieu. Cependant, le point focal de cette application n’est pas représenté. Où se situe le point focal de cette symétrie ? Ce n’est pas Dieu, même cette main du créateur qui en fut la première représentation autorisée est absente. Pourtant, si l’on regarde cette peinture de face, c’est bien le point de vue divin qui nous est imposée du moins tel que ce point de vue est imagé au Moyen-âge.
Et si le Christ en était le point focal de cette relation ? Du point de vue théologique, c’est exact puisque c’est l’existence du Christ et sa ressemblance à Dieu et aux Hommes qui sert de justification à l’autorisation de la représentation humaine et divine dans le monde chrétien occidental. Quel est le rôle de ces lignes ? elles affirment que saint François est à l’image de Jésus-Christ et elles représentent clairement les équivalences entre les stigmates et moins clairement les équivalences de dénomination évoquées plus haut.
Cependant, que se passe-t-il si nous faisons deux ou trois pas de côté et sur notre droite, c’est-à-dire que nous le regardons de 3/4 ? Comme par miracle saint François regarde le Christ dans les yeux. Regardez-le tableau à nouveau de face, il n’ose le regarder et après quelques pas sur la gauche, sur notre gauche il semble éviter ce regard. Or, si je fais quelque pas sur ma droite, je les fais sur la gauche du tableau et inversement, si je me déplace de quelque pas sur ma gauche je me place sur la droite du tableau.
Reprenons alors ces déplacements selon ce nouveau schéma. Ce que nous venons d’énoncer se transforme. C’est parce que nous sommes à gauche du Christ, comme le mauvais larron que saint François peut le regarder droit dans les yeux. Et c’est parce que nous sommes à la droite du Christ, du côté du bon larron que le regard de saint François esquive celui du Christ. Giotto aurait-il fait une erreur alors que nous venons de constater que cette symétrie optique est parfaitement représentée pour les stigmates ? Ce n’est par Dieu pas possible ! Et s’il avait voulu nous affirmer par cette confusion l’un des caractères fondamentaux de saint François mais aussi l’une des particularités des Évangiles. Le refus de juger et de condamner (« Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre ! ») Le bon grain et l’ivraie serait-il impossible à trier ?
A qui ressemble le spectateur du tableau ? L’Ancien Testament affirme que Dieu créa l’Homme à son image. Et pourtant pour que saint François regarde le Christ dans les yeux, il faut que nous soyons du ’’ mauvais ’’ côté, celui du mauvais larron. Serait-ce que pour être à l’image de Dieu il nous faudrait le bien et le mal. Giotto récuserait-il la croyance en un Dieu duel : un Dieu bon et un Dieu mauvais. Affirmerait-il que Dieu est Un, ni bon ni mauvais. Serions nous simultanément le bon et le mauvais larron ? À la même époque, Dante (1265-1321) affirme dans la Divine Comédie (1306) que le mal c’est le nom que l’on donne au bien quand il est complétement étouffé. Quant à Thomas d’Aquin, il s’interroge : est-ce que l’Homme est responsable de ses actions ou est-ce Dieu qui est responsable pour l’Homme ?
Au-delà de la relation de saint François, ce tableau serait-il une réflexion sur le bien et le mal et par conséquent sur le libre-arbitre ? Le Moyen-âge et la Renaissance pose la question de la Grâce et de la Liberté. Si, à la naissance, la Grâce est un guichet automatique dont certains bénéficieraient aux dépends d’autres, alors nous ne sommes pas libres et nous pouvons nous interroger sur la Bonté et la Justice divine. Et le fait que nous nous interrogions sur cette Bonté et cette Justice démontre déjà que nous avons un certain degré de liberté. Si la Grâce n’est pas automatique, la liberté devient alors une nécessité pour accéder au Paradis. En effet, c’est cette liberté qui va nous permettre de choisir nos actes en notre âme et conscience. Machiavel affirme par ailleurs, « Dieu ne veut pas tout faire. » [2] affirmation notamment faite afin de donner une marge à l’action politique.
Affirmer la symétrie, c’est affirmer que nous pouvons être à gauche de Dieu et faire le mal et à droite et faire le bien. Que nous pouvons être bon et mauvais. Simultanément ou alternativement est une autre question. Pour être libre il faut la capacité de faire le bien et le mal et pour racheter nos péchés. Serait ce alors cette symétrie qui serait la condition de cette Liberté par son refus du manichéisme ?
(c) Hervé Bernard 2013
Quelques dates
– Stigmatisation officielle de saint François 1224 date établie à la fin du XIIIe siècle La peinture de Giotto est réalisée entre 1295 – 1300. Quant à la canonisation du saint par Grégoire IX, elle date de 1228.
– Entre 1236 et 1241 période d’intense contestation des stigmates, réponse par une bulle de Grégoire IX le 11 avril 1237. Ce pape fut aussi le premier pape à prononcer une excommunication, en la personne de l’empereur Frédéric II qui tardait à partir en croisade. Il est aussi le créateur du tribunal de la sainte Inquisition.
– À la même époque, on décrit pour la première fois la Véronique, vera iconica, est mentionnée pour la première fois au XIIe siècle et le Saint Suaire quant à lui apparaît en 1350.
Proclamation des stigmates de saint François
« En octobre 1226 en effet, Elie de Cortone, dans sa lettre encyclique sur la mort de saint François, la fit connaître en ces termes : « Voici que je vous annonce une grande joie et un miracle nouveau. Prodige inouï qui dans l’histoire n’est apparu qu’une fois, en la personne du fils de Dieu qui est le Christ notre Dieu : peu de temps avant sa mort, notre frère et père François a pris l’apparence du Crucifié, portant dans son corps les cinq plaies qui sont les stigmates du Christ ». [3]
Les trois scènes de la prédelle
À gauche, le songe d’Innocent III qui en rêve voit saint François soutenir une église sur le point de s’écrouler ; au centre, le pape qui approuve les statuts de l’ordre des franciscains ; à droite, saint François prêchant aux oiseaux, démontrant ainsi que la Parole de Dieu s’adresse à tous les êtres vivants. Donc les quatre scènes essentielles de la vie du saint.
– Regard sur l’image
Un ouvrage sur les liens entre l’image et le réel.
350 pages, 150 illustrations, impression couleur, Format : 21 x 28 cm
EAN 13 ou ISBN 9 78953 66590 12