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- Mot d’esprit — Jeu de mots

,  par Hervé BERNARD dit RVB

« La vérité, qui était jusqu’à présent l’autre du sophisme, se trouve maintenant révélée par celui-ci. Freud lève non seulement le refoulement aristotélicien mais aussi le refoulement tout court pour laisser parler le désir. Le sens n’est plus là où il paraissait, dans la façade logique, mais il se tient au lieu et place du non-sens. Un mot d’esprit sophistique ne peut plus s’analyser ni comme non-sens dans ou sous le sens, ni seulement comme sens dans le non-sens : c’est le non-sens fait sens.

Freud poursuit alors « l’interprétation » du saumon mayonnaise pour tenter de donner un « nom spécial » au troisième genre d’esprit tendancieux.

Lorsque la façade d’une histoire se présente avec toutes les apparences de la logique, la pensée qu’elle recouvre voudrait bien dire, sérieusement : « cet homme a raison », mais ne se risque pourtant pas, en présence de la contradiction qu’elle rencontre, à lui donner raison, sauf sur un point où son erreur est facilement démontrable. La « pointe » choisie est un véritable compromis entre son « tort » et sa « raison », ce qui n’est certes pas une solution, mais correspond parfaitement à notre propre conflit intérieur. » [1]

La façade logique devient maintenant l’indice ou le symptôme de notre approbation ; la pointe - qui provoque notre rire - est une formation de compromis, et la contradiction logique / illogique ne fait que manifester, ou travestir, la contradiction moralité / immoralité dans laquelle nous sommes tous plongés. Enfin, si nous sommes « choqués », c’est parce que l’homme au saumon proclame la vérité du désir à l’occasion d’une Jouissance « inférieure » ou « superflue ». Quant au nom spécial, on ne saurait manquer de remarquer que Freud fait appel successivement à toutes les écoles marginales ou hétérodoxes de l’antiquité : après la sophistique, l’épicurisme, puis le cynisme et même, plus loin, le scepticisme. Car le saumon mayonnaise serait, poursuit-il, une histoire « simplement épicurienne » : elle revient à dire « cet homme a raison, il n’y a rien au-dessus de la jouissance, peu importe la façon de se la procurer » [2]. Vapologie du Carpe diem, chuchotée « à voix basse » par les mots d’esprit, est hautement réaffirmée de nos jours, et par Freud ici même bien longuement, en face d’une morale qui « exige toujours sans indemniser » : si Dieu est mort, cette morale n’est plus que« le décret égoïste de quelques sujets riches et puissants qui peuvent, eux, toujours sans délai, satisfaire tous leurs désirs ». Tout homme de bonne foi, et donc Freud, « finira, in petto, tout au moins par en faire l’aveu. » [3]. Et Freud ajoute abruptement, renouant avec sa première analyse : « Nous sommes enfin en état de donner à ces mots d’esprit le nom qui leur convient : ce sont des mots d’esprit cyniques, ce qu’ils recouvrent, c’est du cynisme. » D’où l’abondance, dans le corpus sophistique, des histoires de mariages et de marieurs, qui disent la vérité du conflit entre civilisation et liberté sexuelle, et la prégnance des histoires juives, où s’expriment « l’autocritique du peuple juif » et les « mille aspects de sa misère sans espoir ». Signalons enfin l’appel au « scepticisme » comme « recherche du critérium de la vérité », à propos de l’histoire unique mais si marquante des deux Juifs dans le train ( « Vois quel menteur tu fais ! Tu dis que tu vas à Cracovie pour que je croie que tu vas à Lemberg. Mais je sais bien que tu vas vraiment à Cracovie. Pourquoi alors mentir ? ») [4]. Car, de la sophistique au scepticisme, non seulement, de façon négative, la tendance sérieuse rejoint la tendance du mot d’esprit sans tendance : « ébranler le respect dû aux institutions et aux vérités » [5], en se faisant critique de la raison critique. Mais, par-delà et de façon positive, elle prône, au moyen de la levée de l’inhibition, par déplacement et contradiction, au lieu de la « vérité philosophique » cette vérité plus vraie qu’est l’expression de l’inconscient, rejoignant ainsi, sous le nom des écoles antiques, les topoi mêmes de la sophistique : nature et loi, désir, plaisir, jouissance, mesure subjective.

Le sophisme truchement de la vérité vraie, quel triomphe ! Mais Freud à triompher de la philosophie n’a pas plus que Lacan le cœur gai. Voyons cela.

On notera d’abord que le sophisme se retrouve aussi de l’autre côté de la taxinomie par tendance, du côté inoffensif et non plus tendancieux. Je voudrais m’y arrêter, parce que c’est là me semble-t-il que l’hésitation de Freud devient une gêne si tangible qu’elle engendre visiblement de l’incohérence et quelque chose comme de la honte, une impossibilité de penser jusqu’au bout. C’est là que Lacan manque encore, avec ses sabots de signifiant et jouissance.

Dans la partie synthétique, Freud regroupe toutes ses indications taxinomiques et s’interroge sur « le mécanisme du plaisir » produit par le mot d’esprit, si bien que je m’en servirai pour expliciter les notations de la taxinomie « tendance inoffensive » qui m’occupent à présent. En quoi les mots d’esprit sophistiques sont-ils inoffensifs, et quel plaisir engendrent-ils alors ? Lorsqu’il est inoffensif, « l’esprit se suffit à lui-même en dehors de toute arrière-pensée » [6], « il est à lui-même sa propre fin » [7] : nous cherchons seulement avec ce fonctionnement « autonome », analogue à la représentation esthétique, à éveiller le plaisir chez l’auditeur et à nous procurer à nous-mêmes du plaisir. [8] Freud remarque, chemin faisant, que « les jeux de mots inoffensifs et superficiels présentent le problème de l’esprit sous sa forme la plus pure parce qu’ils [ ... ] nous font échapper à l’ erreur de jugement qui tient à la valeur du sens » [9]. Il réitère cette remarque dans la partie synthétique en notant en bas de page que « les mots d’esprit "mauvais" » - comme « home-roulard », le gâteau roulé fait à la maison [10], où l’homophonie ne correspond à aucune liaison « fondée sur le sens » - « ne sont nullement mauvais comme bons mots, c’est-à-dire ne sont point inaptes à engendrer le plaisir ». Dans l’inoffensif pur, dans le mauvais jeu de mots, il n’y a pas de sens mais encore du plaisir, et l’on peut même parler de « plaisir du non-sens [11] ».

[...]

Nous sommes là en pleine ambivalence. Car cette dévalorisation du plaisir du non-sens se trouve tout simplement juxtaposée à la valorisation que suggérait déjà le fonctionnement autonome : il s’agit, « en pleine conscience de son absurdité et pour le seul attrait du fruit défendu par la raison », d’employer le non-sens, comme l’enfant le jeu, de « secouer le joug de la raison critique », de s’élever contre les contraintes tyranniques « que nous impose l’apprentissage[ ... ] de la réalité, du vrai et du faux ».

L’analyse des « exemples extrêmes » que Freud propose dans une note, tout à la fin de cette première partie synthétique, éclaire mieux encore ce plaisir que l’adulte aristotélicien éprouve à retomber en enfance [12]. Plaisir auquel je ne saurai résister. « Un convive, à qui l’on servait du poisson, plonge à deux reprises les mains dans la mayonnaise et se les passe dans les cheveux. L’étonnement de son voisin de table semble lui faire reconnaître son impair, et il s’en excuse en disant : "Pardon, je croyais que c’étaient des épinards !" » Freud, qui ne sait comment nommer ce type de mots - « [ils] semblent avoir droit à la dénomination de "sottises d’apparence spirituelle" » -, nous explique qu’ils produisent leur effet parce qu’ils tiennent « l’auditeur dans l’expectative d’un mot d’esprit, de telle sorte qu’il s’efforce de découvrir le sens caché par le non-sens, sans pourtant le trouver, puisque c’est un non-sens pur et simple ». L’analyse du plaisir provoqué par le non-sens est sans équivoque, c’est le plaisir un peu cruel du « toi-même » dans la cour de récré : « Ce sont des traquenards qui font un certain plaisir au narrateur, en déroutant et en irritant l’audilem. Ce dernier tempère son dépit par la perspective d’en devenir lui-même, à son tour, le narrateur. » Telle est exactement l’attitude qu’Aristote assigne à la victime d’un sophisme tellement lié au signifiant, accentuation et coupures, qu’il en devient impossible à réfuter : l’absurdité qui n’est susceptible d’aucune clarification, ni dans ni hors de l’expression, il faut la retourner à l’envoyeur en la répétant tout simplement, et que la victime devienne ainsi bourreau.

Il y a ainsi comme une tendance de l’esprit non tendancieux qui consiste à se servir des armes de la raison - le principe d’économie, la prégnance des formes logiques, le réflexe du sens - contre la raison même, en une violence toujours seconde, toujours critique, pour rétablir des « libertés primitives » et « alléger le joug de l’éducation intellectuelle [13] »

Mais c’est là, comme la sophistique, une manifestation à la fois salutaire et répugnante, dont il faut maintenir le caractère marginal. Bref, quand le plaisir du non-sens permet de se déprendre de la pesanteur de la logique, il est à peu près valorisé, mais quand il n’y a que le non-sens sous le non-sens, alors l’horreur doit nous prendre. Tous les éléments d’une réinterprétation positive de la sophistique sont ainsi présents chez Freud : sur fonds de l’attention prêtée au dire, pertinence de ce qu’il ne nomme pas jeux de signifiant, et pertinence des fautes de logique. Mais force est de constater qu’il est exclu, de facto, que cette analyse si neuve du plaisir de parler s’effectue, quand même la vérité changerait de sens, hors du registre aristotélicien du sens.

On retrouve bien en place le rôle d’aiguillon logique qu’assigne le philosophe au sophiste, chez Alain Badiou par exemple, le même d’ailleurs sans surprise que celui que Catherine Malabou assigne à la femme philosophe : « La femme n’invente peut-être pas de questions philosophiques mais elle crée des problèmes. Partout où elle le peut, elle met des bâtons dans les roues des philosophes et des philosophèmes [14]. » Lacan le dit ainsi : « C’est l’orée de la critique du sophiste. À quiconque énonce ce qui est toujours posé comme vérité, le sophiste démontre qu’il ne sait pas ce qu’il dit. C’est même là l’origine de toute dialectique(... ou pire [12 janvier 1972]) » Mais quand on prend vraiment plaisir au non-sens (et sans doute faudra-t-il employer là avec constance le terme de jouissance au lieu de plaisir, lié à celui d’ab-sens au lieu de non-sens), alors c’est terrifiant. En termes lacaniens, c’est terrifiant parce qu’on touche au réel : « Le réel s’affirme, par un effet qui n’est pas le moindre, de s’affirmer dans les impasses de la logique[ ... ]. Nous touchons là du doigt, en un domaine en apparence le plus sûr [l’arithmétique], ce qui s’oppose à l’entière prise du discours, à l’exhaustion logique, ce qui y introduit une béance irréductible. C’est là que nous désignons le réel. » D’où ma question, qui perdure depuis le prologue : y aurait-il deux manières bien distinctes de toucher au réel, la jouissance du discours et le mathème ? »

Commentaire
Sont-ils si absurdes que cela ces jeux de mots absurdes ? Par leur improductivité, ils sont déjà une contestation fondamentale du capitalisme. Ce qui en fait déjà des actes extrêmement sensés.
Tous les italiques sont de Barbara Cassin.

Dans Jacques le Sophistte, Lacan, logos et psychanalyse, Barbara Cassin, p144 et suivantes, essais Epel

À propos du jeu de mots

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