Regard sur l’image

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- Voir et toucher V 2.0

,  par Hervé BERNARD dit RVB

Voir et toucher

« Je lui demandai ce qu’il entendait par un miroir :
 “ Une machine, me répondit-il, qui met les choses en relief loin d’elles-mêmes, si elles se trouvent placées convenablement par rapport à elle. C’est comme ma main, qu’il ne faut pas que je pose à côté d’un objet pour le sentir. ”

Descartes, aveugle-né, aurait dû, ce me semble, s’applaudir d’une pareille définition. En effet, considérez, je vous prie, la finesse avec laquelle il a fallu combiner certaines idées pour y parvenir. Notre aveugle n’a de connaissance des objets que par le toucher. Il sait, sur le rapport des autres hommes, que par le moyen de la vue on connaît les objets, comme ils lui sont connus par le toucher ; du moins, c’est la seule notion qu’il s’en puisse former. Il sait, de plus, qu’on ne peut voir son propre visage, quoiqu’on puisse le toucher. La vue, doit-il conclure, est donc une espèce de toucher qui ne s’étend que sur les objets différents de notre visage, et éloignés de nous. D’ailleurs le toucher ne lui donne l’idée que du relief. Donc, ajoute-t-il, un miroir est une machine qui nous met en relief hors de nous-mêmes. Combien de philosophes renommés ont employé moins de subtilité, pour arriver à des notions aussi fausses ! mais combien un miroir doit-il être surprenant pour notre aveugle ! combien son étonnement dut-il augmenter, quand nous lui apprîmes qu’il y a de ces sortes de machines qui agrandissent les objets ; qu’il y en a d’autres qui, sans les doubler, les déplacent, les rapprochent, les éloignent, les font apercevoir, en dévoilent les plus petites parties aux yeux des naturalistes ; qu’il y en a enfin qui paraissent les défigurer totalement. Il nous fit cent questions bizarres sur ces phénomènes. Il nous demanda, par exemple, s’il n’y avait que ceux qu’on appelle naturalistes, qui vissent avec le microscope ; et si les astronomes étaient les seuls qui vissent avec le télescope ; si la machine qui grossit les objets était plus grosse que celle qui les rapetisse ; si celle qui les rapproche était plus courte que celle qui les éloigne ; et ne comprenant point comment cet autre nous-même que, selon lui, le miroir répète en relief, échappe au sens du toucher : « Voilà, disait-il, deux sens qu’une petite machine met en contradiction : une machine plus parfaite les mettrait peut-être d’accord, sans que, pour cela, les objets en fussent plus réels ; peut-être une troisième plus parfaite encore, et moins perfide, les ferait disparaître, et nous avertirait de l’erreur. »

Et qu’est-ce, à votre avis que des yeux ? lui dit M. de…
 “ C’est, lui répondit l’aveugle, un organe, sur lequel l’air fait l’effet de mon bâton sur ma main. ”
Cette réponse nous fit tomber des nues ; et tandis que nous nous entre-regardions avec admiration :
 “ Cela est si vrai, continua-t-il, que quand je place ma main entre vos yeux et un objet, ma main vous est présente, mais l’objet vous est absent. La même chose m’arrive, quand je cherche une chose avec mon bâton, et que j’en rencontre une autre.” » [1]

Pour l’aveugle, la définition de l’œil est dérivée de celle du bâton. C’est dire que le médiateur connu sert à définir le médiateur inconnu, autrement dit que la métaphore est l’outil qui permet de comprendre et définir l’inconnu. L’aveugle rapporte tout au toucher. Cela est bien normal. Le voyant, lui, rapporte tout à la vue qui fournit beaucoup plus d’informations. La théorie scientifique veut faire correspondre une abstraction avec des phénomènes. D’un côté, plus les phénomènes sont riches, plus l’abstraction le sera, pour prendre en compte la richesse des phénomènes. En ce sens, le voyant est meilleur scientifique que l’aveugle. Mais d’un autre côté, plus les phénomènes sont riches, plus ils orientent les abstractions dans une voie concrète et réduisent leur caractère d’abstraction. L’aveugle peut alors devenir meilleur scientifique que le voyant.

Prenons, pour mieux comprendre, l’exemple des “prétendus mystères” de la physique quantique. Dans l’expérience des fentes d’Young, nous dit-on, le mystère provient du fait qu’un électron passe nécessairement par deux fentes à la fois. Absurde. Absurde en effet si l’on se représente l’électron comme un objet que l’on voit, ce à quoi est portée notre abstraction de voyant.

Le problème, c’est que personne n’a jamais vu un électron et que, donc, notre abstraction métaphorique de voyant nous égare. Les scientifiques ne voient que des traces laissées par un électron. Voir les traces de l’ours et voir l’ours, ce n’est pas la même chose. Dans un cas l’ours est une abstraction déduite des traces, dans l’autre cas l’ours est un danger. La vue nous égare, limite notre capacité d’abstraction. Niels Bohr (1885 – 1962) l’avait bien senti quand il invitait le créateur à penser hors des voies du sens commun, à remettre en question les objets les plus élémentaires de notre conception du monde si nous voulions comprendre le monde microscopique que personne ne voit positivement, qui n’est pas de l’ordre du visible. Par rapport au monde microscopique, nous sommes tous aveugles. Mais nous ne sommes pas préparés à l’être. Diderot avait assez exactement pressenti cela.

« Mais si l’imagination d’un aveugle n’est autre chose que la faculté de se rappeler et de combiner des sensations de points palpables, et celle d’un homme qui voit, la faculté de se rappeler et de combiner des points visibles ou colorés [2], il s’ensuit que l’aveugle-né aperçoit les choses d’une manière beaucoup plus abstraite que nous ; et que dans les questions de pure spéculation, il est peut-être moins sujet à se tromper ; car l’abstraction ne consiste qu’à séparer par la pensée les qualités sensibles des corps, ou les unes des autres, ou du corps même qui leur sert de base ; et de l’erreur naît de cette séparation mal faite, ou faite mal à propos ; mal faite, dans les questions métaphysiques ; et faite mal à propos, dans les questions physico-mathématiques. Un moyen presque sûr de se tromper en métaphysique, c’est de ne pas simplifier assez les objets dont on s’occupe ; et un secret infaillible pour arriver en physico-mathématique à des résultats défectueux, c’est de les supposer moins composés qu’ils ne le sont. » [3]


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Pour aller plus loin, Les aveugles et la création par Bruno Jarrosson