Regard sur l’image

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- Voir et percevoir V3.0

,  par Hervé BERNARD dit RVB

« Les bêtises proférées devant les tableaux sont dues à l’incapacité, pour beaucoup de personnes, d’avoir une pensée qui voit ce que les yeux regardent. Leurs yeux regardent et leur pensée ne voit pas. Elle substitue à ce qui est regard des idées qui leur semblent intéressantes. Ces personnes ne peuvent avoir une pensée sans idées, c’est à dire [c’est-à-dire] une pensée qui voit, et par la même ils ne connaissent pas le mystère qu’une telle pensée évoque. » [1]

  1 Voir une opération passive
« Quand vous lisez, vous n’êtes pas conscient des lettres ou des mots, voire de la syntaxe, des phrases et de la ponctuation, mais seulement de leur signification. » [2] Vous voyez les lettres et vous ne les percevez pas dans le sens où elles ne sont pas individuellement identifiées ; de même vous marquez un temps d’arrêt à chaque virgule mais vous ne les percevez pas. C’est d’ailleurs ce qui marque la différence entre un lecteur expérimenté et un débuttant. Ces propos de Julian Jaynes sont confirmés par le neurobiologiste Semir Zeki [3] qui affirme que le traitement perceptif possède la propriété de ne pas être séparable de la pensée consciente. Et pour lui, « Percevoir un objet, c’est en être conscient. Percevoir un objet par la vision, c’est être visuellement conscient, c’est-à-dire l’identifier ou le reconnaître grâce à ses attributs visuels. »

« Nos sensations sont purement passives, au lieu que toutes nos perceptions ou idées naissent d’un principe actif qui juge. » « Dans la perception, un savoir se forme lentement. » Ces deux dernières citations, respectivement de Jean-Jacques Rousseau et de Jean-Paul Sartre, extraites de la définition de la perception dans Le Petit Robert, précisent la définition d’un mot qui signifie « comprendre, saisir par l’esprit ». Toujours selon ce dictionnaire, il apparaît aux environs de 1200 et, pour les spécialistes, percevoir, c’est avoir conscience d’une sensation. Ces différents éléments établissent deux points essentiels qui marquent la différence entre percevoir et voir :
− l’esprit est consciemment actif ;
− cette perception deviendra l’objet d’une réflexion.

D’après «  L’œil de la Mémoire de Anne et Patrick Poirrier  »

Quant à la philosophie, elle parle de « constituer et reconnaître comme objet par l’acte de la perception. » Ainsi, selon le Dictionnaire de la Philosophie, la perception concerne « tout état de l’esprit en lequel il aperçoit ce qui se passe en lui du fait de la sensation, de l’imagination ou de la conception. [4] » Nous remarquerons que le Dictionnaire de la Philosophie met l’imagination et la perception du monde réel au même niveau.

  2 Percevoir : étymologie
Percevoir, c’est rendre visible, comme l’explique André Malraux, « Chacun d’entre nous ignore la couleur de l’iris de la plupart de ses amis pourtant, il la voit ». Quant à moi, je ne peux m’empêcher d’entendre dans percevoir, percer et voir, de là à parler de la vue qui passe à travers, transperce, va au-delà des apparences, il n’y a qu’un pas que nous n’hésiterons pas à franchir. Mais, cette « étymologie  » du mot perception est erronée, puisque per ne signifie pas à travers, mais parfaitement, complètement ; « ception » a pour origine capere, c’est-à-dire prendre. Percevoir, c’est donc prendre complètement, entièrement. Saisir par la perception visuelle : c’est comprendre dans le sens étymologique de ce dernier mot. C’est prendre ensemble, constituer un tout.

La perception serait donc culturelle. Contrairement à la vision qui ne serait que physiologique. Cependant cette culture est fortement liée, déterminée par les stimuli. Car, pour reconnaître un signe comme tel, il faut d’abord activer les processus perceptuels et ensuite percevoir ces stimuli comme des formes, de l’expression.

Pour toutes ces raisons, nous considérons que la perception implique un décryptage-interprétation, contrairement à la vision qui se « contenterait  » de recevoir le stimulus. Mais où se situe cette limite ? Comment la construire ? Quel est le processus qui nous permet d’affirmer d’une photo qu’elle représente un homme soulevant son chapeau ou un homme disant bonjour et ce, même si la photo ne représente pas le vis-à-vis de cet homme. Dire qu’un cornet de glace est froid simplement en le regardant, est-ce de la perception ou de la connaissance ?

Tout ce travail d’étude probabiliste est culturel. Comme le montre la photo de cet objet métallique (Regard sur l’image p 121), ce travail nous sert à simplifier le réel. Face à la complexité du monde, il est indispensable de le résumer pour prendre rapidement les décisions nécessaires à notre survie. Cette simplification, appelée dans la théorie de l’information réduction de débits et, par abus de langage, compression de données, va se faire sur des constantes et des moyennes ou des raisonnements du type : si nous voyons tel objet , alors il va se passer tel événement ou tel autre objet sera à proximité. En fait, le cerveau compare, met en relation ce qu’il voit avec la base de données constituées par notre mémoire. Alors, certaines illusions d’optique ne seraient-elles que culturelles ?

Tout ce travail contient une part importante de projection qui nous amène à construire l’image d’une scène. Et cette construction pourra se faire de telle manière que le pot de confiture qui est sous nos yeux, sur la porte du frigidaire ouverte trois fois de suite, restera « obstinément  » invisible. Les explications de cette disparition varient : le pot n’est pas conforme à notre souvenir, il ne correspond pas au pot imaginé, on est en colère et ne pas trouver le pot confortera notre colère ou, simplement, on va trop vite et on ne voit pas ce pot parce qu’il est caché par la bouteille de lait…

Comme nous le constatons, les limites entre voir et percevoir sont ténues. Ainsi, il est difficile de dire si la grenouille qui vient d’attraper une mouche a vu cet insecte ou l’a perçu. En effet, pour attraper cette mouche, elle voit non seulement ce qui ressemble à une mouche, mais prédit aussi son futur mouvement et/ou la direction. Certes, on peut considérer que la grenouille « modélise » et « calcule » la cinématique de la trajectoire de cette mouche et, simultanément, est capable d’évaluer le délai nécessaire à la mise en mouvement de sa langue. Un ensemble de mouvement complexe, qui laisserait croire que le cerveau de la grenouille est extrêmement développé et qu’il en serait de même pour ses capacités perceptives. Or, la grenouille, dans cette opération, mobilise quelques milliers de neurones. Et cette « mouche » peut être un caillou projeté devant elle. Tous les pécheurs de grenouille savent qu’il suffit d’agiter un chiffon rouge pour les attraper. Ce qui est quand même loin de ressembler à une mouche par sa taille, son volume et sa forme. Alors, vision réflexe, vision ou perception ? Comme le montre le chiffon rouge, ce travail d’étude probabiliste ne semble pas se faire dans le cas de la grenouille. De fait, chez les batraciens, les comportements visiomoteurs d’évitement des obstacles et ceux de la capture des proies sont contrôlés par des circuits nerveux distincts. Dans le comportement humain, on trouve aussi des situations limites entre voir et percevoir. Le comportement du conducteur qui entrevoit un mouvement aux limites de son champ visuel, sur sa droite et s’arrête avant d’avoir vu la voiture ou le piéton est un exemple de ce questionnement sur les différences entre la vision réflexe et la perception. Pour ce cas, comme pour celui de la grenouille et de la pierre, il est tout aussi difficile de cerner les différences.

Mise en valeur des tuiles produites par la compression JPEG, illustration extraite de Regard sur l’image.

Voir une forme [5] là où il n’y a qu’un fatras, c’est une manière de simplifier, de réduire le débit. En effet, affirmer que cette forme est un cercle est une information beaucoup plus concise que de décrie le parcours de ce trait

Une forme, c’est le réel qui prend forme, qui prend sens. Et, rendre homogène le réel, c’est une méthode pour lui donner du sens. De là à dire qu’il y a deux types de compression des données : une génératrice de sens, celle qui fait d’un fatras une forme, un objet ; et celle qui est réductrice, et implique de la perte de sens, d’information comme, par exemple, le JPEG [6] utilisé à un trop grand taux de compression. Taux qui fait apparaître des tuiles perturbatrices de la lisibilité de l’image en provoquant la disparition des branchages ou en transformant un cercle en une roue dentelée.

« Prenons donc ce que l’on appelle un mètre de charpentier. Il est formé de dix règles de dix centimètres (ou de cinq, de vingt…) attachées les unes aux autres et se présente plié, et donc projet juste, mais mesure erronée. Il faut le déplier, l’étendre sur toute sa longueur afin qu’il prenne sa vraie dimension. » Cette citation de José Saramago [7] ébauche un début de description de la différence entre voir et percevoir. Je vois un objet jaune serait de l’ordre de la vision. J’affirme que c’est un mètre serait de l’ordre de la perception.

 3 La perception immédiate, un oxymore
Croire que ce que nous voyons est la réalité est une croyance spontanée, immédiate qui provient de la confiance trompeuse dans les apparences. En ce sens, l’immédiat est un principe d’erreur et un principe d’illusion.

La spontanéité est une attitude réflexe —au sens des réflexes instinctifs— une opinion que nos organes nous suggèrent. Cette opinion est, dans un sens physiologique, dans le sens où les mouvements spontanés sont des mouvements automatiques dans la mesure où la spontanéité est associée à l’automatisme, à l’instinctif.

C’est une sensation non dégrossie réflexe et, nos organes, nos viscères nous la suggère. Il s’agit d’une spontanéité physiologique., d’une sensation brute, non dégrossie, non critiquée, non analysée en cela, elle est inachevée. C’est la croyance au réalisme des indications du monde extérieur, la croyance que la chose que nous percevons est la chose elle-même. Cette croyance là est spontanée, immédiate.

Dans le domaine de la vision, la perception immédiate est une sensation inachevée. Il en est de même pour les autres sensations. Ainsi, dans le domaine de l’odorat, dès l’apparition d’une sensation olfactive, nous éprouvons le besoin de la qualifier pour affirmer ad minima que c’est une odeur agréable ou désagréable.

  4 Percevoir, une opération active
Avec la perception, le cerveau fait un travail de reconstitution. Pourtant, dans le cas du mètre pliant, comme dans la plupart des cas, grâce à son efficacité qui le rend naturel nous oublions ce travail. Il est donc important de le rappeler. Nous pouvons d’ailleurs nous demander si constater que la gradation utilise un multiple du mètre n’est pas déjà le fruit d’une interprétation qui s’appuie sur notre mémoire. Les verticales représentant les centimètres et les millimètres pourraient tout aussi bien être disposées selon un rythme régulier mais arbitraire, ou encore correspondre au système des poids et mesure anglais. Partir du principe que cette gradation fait référence au système métrique est l’exemple même des simplifications et présupposés qui sont à la base du fonctionnement de la perception visuelle. Sans ce type de fonctionnement, notre raisonnement serait d’une lenteur digne des diplodocus. Bien entendu, la répartition des chiffres est elle aussi un indice. Des artistes, tels Arcimboldo et David Hockney, mettent bien en valeur ce travail de reconstitution en créant des images composées d’objets ou d’images. Ils montrent ainsi que le tout n’est pas nécessairement supérieur aux parties, puisque, dans ces deux cas, les parties sont des images qui ont leur propre valeur. Par contre, ils confirment que le tout est bien différent de la partie.

D’ailleurs, de nombreux neurologues considèrent que nous ne voyons pas avec nos yeux mais avec notre cerveau. De fait, les yeux sont physiologiquement le prolongement de notre cerveau. Certains d’entre eux vont plus loin encore et considèrent que les oreilles, la peau, les yeux, la langue ne sont que des capteurs destinés à alimenter notre cerveau en informations. Cette conception, poussée à son extrême, les amène à considérer que nos sens sont interchangeables. Et leurs expériences sont tellement concluantes qu’ils envisagent même d’utiliser la langue comme capteur « visuel » lors d’opération chirurgicale de précision. Celle-ci étant connectée électriquement à une grande languette, elle-même au contact de la zone à opérer.

Selon le neurologue Alvaro Pascual-Leone [8], cette interchangeabilité est telle que si l’on fait passer un scanner à un aveugle qui lit du Braille, on voit son cortex visuel s’éclairer quand il touche un relief. Par contre, si des voyants lisent les caractères en Braille, le scanner montre qu’il ne se passe rien dans leur cortex visuel alors que la zone du toucher est en pleine action. Ces expériences nous rappellent l’importance de la plasticité du cerveau. À propos des liens ou des déplacements entre la vision et le toucher, MT, un aveugle de naissance est sensible à la sensation, que nous appelons, nous les voyants, de « déjà-vu », bien entendu quand MT décrit cette sensation, il parle de phénomènes tactiles et auditifs là où nous parlons de phénomènes visuels et tactiles [9]. Cet autre exemple, montre l’efficacité de la plasticité de notre cerveau.

On peut cependant, [ ] se demander si l’exemple de la langue comme capteur, [ ] n’appartient pas à un monde caricatural de la théorie de l’information. Comment une langue-capteur transmettrait-elle les informations émotionnelles (changement de couleur du visage, tension du regard…) ? Cette technique est peut-être efficace du point de vue informationnel, mais l’est-elle tout autant du point de vue émotionnel ? Si la langue permet de mesurer efficacement les distances entre deux points, de percevoir les différences tactiles et les reliefs, comment peut-elle percevoir les changements de couleur. Qu’apporte-t-elle de plus que le toucher bien développé, comme c’est le cas chez de nombreux aveugles ? Est-il possible que l’utilisation d’autres informations comme les variations de l’élasticité, de température de la peau… permettent d’obtenir des résultats équivalents du point de vue de la perception de nos émotions ?

Ce travail de reconstitution qui nous fait passer de la vision à la perception peut être mis en valeur par un certain nombre d’images élaborées par les théoriciens de la Gestalt. Cette reconstitution-interprétation se fait par une mise en relation. Mais, cette reconstitution est complexe car « … toutes les perceptions, des sens comme de l’esprit, ont proportion à l’homme, non à l’univers [10] ».

En effet, les perceptions visuelle et auditive sont des phénomènes complexes car non linéaires. La réaction de l’œil et de l’oreille n’est pas proportionnelle à la variation du niveau lumineux ou sonore et de la fréquence… L’oreille, tout comme l’œil humain fonctionnent en relatif. Ils comparent les signaux proches dans le temps, plutôt que dans l’absolu. Juger d’un niveau sonore et/ou visuel dans l’absolu est quelque chose de difficile. Pour évaluer une perception, nous procédons toujours par référence et comparaison, comme le montre l’accordeur de piano en train d’ajuster son instrument ou l’imprimeur en train de juger de la qualité d’une impression par comparaison avec un document original.

La perception est un travail de connaissance. C’est-à-dire un travail où l’imagination, la mémoire et la compréhension collaborent afin d’identifier. Elle implique d’être dans le monde et hors du monde. Dans le monde, pour pouvoir reconnaître, et hors du monde pour identifier l’inconnu en prenant la distance nécessaire à sa description. C’est ce travail de compréhension, d’interpolation et d’imagination qui est mis en valeur par les neurones miroirs.


 Regard sur l’image, un ouvrage sur les liens entre l’image et le réel.
350 pages, 150 illustrations, impression couleur, Format : 21 x 28 cm,
EAN 13 ou ISBN 9 78953 66590 12,
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