Aujourd’hui, on n’enregistre plus des sons, on ne tourne plus un film, on capte. Ce nouveau terme issu du jargon technico-savant construit dans un franc-anglais douteux a émergé avec le monde numérique bien que ne traduisant aucun élément de cette technologie. Composé à partir du verbe anglais to capture : capturer dans le sens d’enregistrer mais aussi de capturer un animal, ce terme est parfois utilisé en photographie.
La captation serait un enregistrement technologique de l’image ou du son garant d’une objectivité dont serait exempt l’enregistrement ou le tournage... Grâce à l’emploi de ce néologisme, la captation laisse aussi croire quelle est une technique plus sérieuse, plus efficace que l’enregistrement. Or, toutes les méthodes d’enregistrement sont par essence technologiques. Et le bon vieux cinéma ou le disque vynil, pour ne citer que ces deux exemples, sont tout autant concernés par la technologie.
Pour tenter de comprendre le sens de ce mot, nous nous appuierons sur deux occurrences de ce terme utilisées dans un entretien avec Martin Scorcese paru dans Le Monde 2 (numéro 227) daté du 12 au 18 avril 2008.
La première occurrence est dans le chapô de cet article : « Votre nouveau film, Shine a light est une captation d’un concert des Rolling Stones à New-York. » La seconde, se situe plus loin, en haut de la page suivante, là aussi, elle est utilisée par le journaliste dans la phrase suivante : « L’un de vos premiers jobs au cinéma était monteur sur Woodstock, la captation du fameux festival qui a réuni près de 500 000 personnes en 1969. » (Ici, l’usage de ce terme est rétroactif) Plus loin, ce même journaliste parle du documentaire de Scorcese sur le blues intitulé The Band, et à propos de The Last Wultz d’une version filmée d’un concert. Dans ce même interview, le journaliste utilise aussi le terme documentaire.
On peut donc supposer qu’il existe une différence entre ces trois termes. Et ce journaliste (sa signature n’est pas mentionnée) laisse entendre que cette hiérarchie se situerait du côté de l’objectivité. Dans l’ordre décroissant, cette hiérarchie s’établirait ainsi : le tournage d’un concert (le terme filmage manque à la panoplie), la captation et le documentaire.
Or la technologie n’est pas plus neutre que l’absence de technologie et aucune technologie ne peut garantir une neutralité. Pourquoi ? parce que chaque technologie constitue une partie de notre point de vue sur le monde. En effet, une technologie par ses limites révèle et fait disparaître des informations. Comme nous le rappelle Heisenberg : « Étant donné que l’appareil de mesure a été construit par l’observateur… Nous devons nous souvenir que ce que nous observons n’est pas la nature elle-même mais, la nature exposée à notre méthode de questionnement. » Certes la caméra ou l’appareil de photo ne sont pas à proprement parlé des instruments de mesure. Leur rôle n’est pas de faire une évaluation d’une grandeur ou d’une quantité, par comparaison avec une autre de même espèce, prise comme terme de référence. Ils sont cependant l’un et l’autre des outils de division de l’espace et du temps tout comme la mesure musicale est la division du temps musical en section. Ainsi, un film tourné à 24, 48 ou 72 images par seconde, en fonction de cette vitesse, nous montrera une même réalité sous des jours différents C’est pour cela que le ralenti ou la projection en accélérée ont été inventés. De même, la photographie d’une scène prise au 1/4000e ou avec une pause de une seconde nous montrera là aussi une réalité différente.
Pourquoi ce nouveau terme émerge depuis deux ou trois ans ? Cette question a au moins deux réponses :
- le snobisme du franc-anglais associé à l’étalage d’une compréhension plus ou moins exacte des nouvelles technologies et l’apparition du numérique ; la montre à affichage digitale et la parfaite illustration de ce snobisme, en français, nous devrions parler d’affichage numérique (…) ;
- l’émergence de la reconnaissance de la subjectivité de la photographie et du cinéma documentaire.
Cette émergence oblige les technophiles et les techno-geeks à revisiter leur mythe car ils ne veulent pas en démordre. Dans la hiérarchie de l’objectivité, la technologie est supérieure à l’humain. Et si vous dites que la technologie photographique et cinématographique n’est pas objective, peu importe, on accepte, on vous le concède mais (ou car) avec le numérique on a déjà trouvé une technologie de remplacement qui, elle serait plus objective.
Enfin, le terme captation nous fait oublier (ou sert à nous faire oublier) que toute captation est montée pour pour être diffusée. Par conséquent, quelque soit l’éventuelle objectivité de cette captation, le montage et la subjectivité du réalisateur et du monteur sont toujours là pour annihiler cette soit disante objectivité. En effet, un film ou une image ne peuvent exister que s’ils sont un point de vue sur le monde.