« Les paysages peuvent être trompeurs. Parfois, un paysage semble n’être pas tant le cadre de vie de ses habitants qu’un rideau derrière lequel se déroulent leurs luttes, leurs réussites et leurs accidents. [1] »
Suite à une résidence à Taïwan pendant l’été 2023, Laurent Grasso a réalisé un ensemble composé de peintures, d’une installation et d’un film intitulé Orchid Island. Celui-ci a été présenté à la galerie Perrotin à Paris.
Dans cet entretien vidéo conduit par Ying-Hsuan Lin, journaliste taiwanaise, Laurent Grasso, fait référence au peintre américain Frederic Edwin Church (1826_1900), à notre sens, cet extrait de Apprendre à voir, le point de vue du vivant [2] appuie son propos en mettant en lumière les choix techniques et picturaux de Laurent Grasso.
« Si nous sommes capables de distinguer cela, c’est que Church a choisi un procédé technique très inattendu pour représenter l’ensemble des végétaux dans les premiers plans : un dessin très marqué et une touche lisse (une touche dans laquelle on ne distingue plus la matière de la peinture) qui confèrent cette grande précision aux végétaux, et ce, que ce qu’ils se situent au premier, au second ou au troisième plan.
Par ce choix, Church fait d’abord violence à notre expérience visuelle spontanée dans laquelle notre œil a tendance à homogénéiser les choses vues, à écraser les variations, à focaliser sur un seul point. Mais il malmène aussi les règles du traitement pictural dans la peinture de paysage : habituellement, ce sont les personnages humains représentés qui ont en touche lisse, et les végétaux constituant le décor sont, eux traités, en touche fragmentée, ce qui crée une impression de flou convenant à leur statut de décor. C’est une manière une manière très simple pour la peinture de signaler ce qui a de l’importance dans le tableau. »
Cependant, avec l’introduction de ce portique géant, il perturbe cette lisibilité tout comme dans le film le parallélépipède flottant perturbe le spectacle de ces magnifiques paysages. Dans la peinture, le rôle du portique est différent, son objectif est à la fois de sublimer la perspective, peu visible dans ce type de paysage et comme nous le disions précédemment, de perturber cette précision picturale. Par ailleurs, contrairement au propos de John Berger, dans ces peintures, ce “monolithe” a le mérite d’accentuer, voir de créer une profondeur, il passe donc la scène dans un premier plan.
Nous assistons à une disparition du geste dans la peinture, en cela, Laurent Grasso est fidèle à Frederic Edwin Church, son modèle, cependant on peut imaginer que l’un des rôles du rectangle flottant dans le film est d’y réintroduire le geste.
Enfin, dans Orchid Island, le film, il ne s’agit pas d’un portique mais d’un rectangle flottant projetant son ombre dramatique sur le monde. Lui aussi, révèle la perspective mais dans une moindre mesure car il ne révèle pas le point de fuite et il n’a aucun rôle dans la hiérarchisation des plans de l’image. On peut, bien en entendu, imaginer que ce rectangle fait référence au monolithe de 2001 l’Odyssée de l’espace malgré son déplacement et son horizontalité cependant à l’opposé du film de Kubrick où son rôle peut-être assimilé à une porte, ici, son rôle est celui d’une métaphore de la menace.
Hervé Bernard 2023