« Pour savoir, il faut prendre position. »
Georges Didi-Huberman
Ce propos est corroboré par les mathématiques pour qui, aucune affirmation ne peut se faire sans l’adoption d’un point de vue. En effet, affirmer que l’ensemble des relatifs ou encore l’ensemble des nombres négatifs, c’est affirmer des points de vue sur les nombres. Depuis ce point de vue, le résultat de l’addition de différents nombres ne produira pas le même résultat selon leur appartenance à l’un ou l’autre de ces ensembles.
En géométrie, il en est de même. Si l’on définit une droite comme un ensemble de points qui forment une continuité ou comme une entité indivisible, le savoir produit sur la géométrie sera différent. Dans le premier cas, affirmer cet ensemble de points, c’est simultanément affirmer l’existence de chacune des individualités de cet ensemble, une distinction entre ces points —ce qui n’interdit pas une similarité plus ou moins variable— et l’existence d’une discontinuité. Là encore ressemblance ne signifie pas identité. Cette continuité est donc simultanément une continuité et une discontinuité et c’est le point de vue : une droite est un ensemble de points qui permet l’énonciation de ce savoir. Par contre, si l’on définit la droite comme une et indivisible, elle ne peut plus être formée par des points distincts et elle devient par conséquent insécable, ces deux définitions de la droite engendrent bien des mondes géométriques distincts. en cela, elles sont des points de vue sur le monde.
L’analyse du mouvement
Plus largement, l’analyse d’un phénomène c’est-à-dire d’une continuité implique un découpage, une segmentation qui sera déterminée par un point de vue comme le montre cette transplantation de ces deux affirmations précédentes au monde du cinema.
Ainsi, l’analyse d’un mouvement ne révélera pas la même chose selon l’outil utilisé mais aussi selon la manière dont on l’emploie :
– un appareil photo déclenché à un intervalle régulier de l’ordre de la seconde, correspond à une transposition de la définition de la droite comme composé par une suite de points distincts tandis qu’un appareil photographique dont l’obturateur reste ouvert pendant une longue pose pourrait correspondre à la droite comme élément insécable.
– ces successions d’images seront elles-mêmes différentes de celles produites par une caméra qui filme à une cadence de 16, 24, 48, 72 images par seconde. C’est pourquoi chacun de ces choix techniques est une prise de position qui générera elle aussi un savoir différent.
Dit autrement, l’étude de la périodicité d’un mouvement produira un résultat tout autre selon le découpage du temps en heure, minute, seconde ou pico-seconde (…) choisit pour cette segmentation. Dans chacun des cas, vous optez bien pour un type de discontinuité et vous écartez simultanément d’autres discontinuités mais aussi d’autres continuités selon le point de vue adopté. Comme le montre la fleur entrain d’éclore et filmée en temps réel, celle-ci vous donnera l’impression d’une immobilité alors que si vous la filmez à la cadence d’une image toutes les demi-heures, elle vous donnera, lors de la projection, l’impression de se transformer à grande vitesse.
Ceci démontre bien que choisir un outil, comme nous le rappelle Heisenberg, c’est bien prendre un parti, une position, j’ajouterais un point de vue qui produira un certain savoir. Et c’est là où Georges Didi-Huberman rejoint Heisenberg. De fait, notre droite sera une suite de points plus ou moins continus selon le papier et l’outil utilisé pour la tracer mais aussi selon l’outil d’observation : l’oeil, une loupe, un microscope optique, confocal...
Ainsi, avec une mine de plomb très grasse, un stylo bille, un stylo-plume ou encore un feutre produiront une continuité-discontinuité qui sera plus ou moins visible. Même dans le monde du numérique, cette discontinuité sera plus ou moins perceptible selon la définition de notre image mais aussi selon la technologie de traçage de cette image : imprimante à aiguille, à jet d’encre d’une plus ou moins grande définition, tirage photographique, impression offset, diffusion cinématographique...
© Hervé Bernard 2009-2016