- Faire des ponts
Lors d’une conversation entre Roger Caillos et [Marcel Mauss], relatée dans la préface à La question de la technique en Chine [1] écrite par Junius Frey, Roger Caillos évoque l’étymologie du mot religion.
À cette question de Caillois, Marcel Mauss commence à répondre indirectement à la question et aborde l’étymologie du mot pontife. « Le pontifex est un faiseur de ponts. » puis, il poursuit en répondant à la question. « Pour Mauss, c’est évident, les religiones étaient des ‘’nœuds de paille qui servaient à fixer entre elles les poutres de ponts.’’ L’idée, ici, est que la construction d’un pont –symbole même de l’objet technique– vient porter atteinte à l’ordo rerum [2], à la disposition des éléments de l’univers (et aussi des institutions) telle que les Dieux l’ont conçu et établie. ‘’Bâtir un pont est un subterfuge sacrilège qui, comme tel, compromet l’ordre du monde et qui ne saurait qu’attirer un terrible châtiment sur son auteur, sa famille, sa nation. Il faut en payer le prix.’’ écrit Caillois. C’est ce que fait le pontifex en sacrifiant aux Dieux, en disant les formules adéquates, en procédant aux rites voulus, en disposant ses religiones. Il rétablit l’équilibre menacé ; il restaure l’ordo rerum transgressé ». [3]
Tout le long de cette conversation Marcel Mauss a recours à la métaphore comme moyen de traduire une complexité. Or, la métaphore, selon Salman Rhushdie est le fruit du « fait de transporter de l’autre côté, sens littéral du terme ‘’métaphore’’ et d’un autre terme qui lui est relié, ‘’traduction’’, une autre façon de transporter de l’autre côté et qui, elle, vient du latin. [4] Ce ‘’portage’’ évoqué par Rushdie nous renvoie à Aristote qui définit la métaphore comme un phorá (portage, port, port ; transport, mouvement), c’est-à-dire un portage, un déplacement qui consiste à ‘’porter’’ un mot à la place de l’autre. Ce transport opère comme une migration verticale ou horizontale dans le monde du sens. Horizontal quand on passe de la sensation visuelle à la sensation auditive ou gustative,... ; verticale quand on passe du spirituel au matériel ou encore au corporel.
La métaphore : l’art de troubler les choses
De ces deux citations, je déduis que chaque métaphore est une construction, celle d’un pont qui trouble l’ordre des choses. En effet, chacune de ces métaphores-traductions construit des liens entre des choses, des idées, des êtres qui n’ont à priori aucun lien. En fait, cette rupture de l’ordre des choses est créatrice d’un lien et celui-là n’est pas un nœud de paille. « Toutes les métaphores parlent par allusion, avec plus ou moins d’efficacité. Mais les véritables métaphores ont vocation à dynamiter la langue. » [5]
George Lakoff et Mark Jonshon dans leur ouvrage Les métaphores dans la vie quotienne (1980) reprennent cette idée de pont et de construction de liens. En effet, ils « avancent que les idées métaphoriques naissent d’une expérience corporelle vécue –ce qu’ils appelent une expérience corporelle basique. Les conceptualisations métaphoriques issue d’une expérience basique incarnée ne sont pas nécéssairement basiques elles aussi, et leurs significations varient d’une culture à l’autre, mais les métaphores conceptuelles sont générées à partir d’une réalité corporelle– d’un être qui se déplace dans l’espace et qui éprouve des sentiments et des sensations dans le monde. Dans Middlemarch [6], le narrateur omniscient mais particulièrement plaisant de George Eliot dit à un moment : “En effet, tous autant que nous sommes graves ou gais, nous laissons nos pensées s’empêtrer dans les métaphores, et accomplissons des actes irrévocables en nous fondant sur elles”. Lakoff et Johnson font écho au narrateur de Middlemarch, bien qu’avec moins d’éloquence : “Les métaphores peuvent créer des réalités, en particulier des réalités sociales. Une métaphore peut être alors un guide pour l’action future. Les actions futures s’ajusteront à la métaphore. En retour, le pouvoir qu’à la métaphore de rendre cohérente l’expérience en sera renforcé. En ce sens, les métaphores peuvent être des prophéties qui engendrent leur propre accomplissement.” » [7]
La puissance de la métaphore
Les avions ont commencé à réellement voler quand les premiers aviateurs ont cessé de vouloir imiter le vol des oiseaux et c’est une métaphore qui leur a permis de passer à autre chose.
Clément Ader est connu pour son avion doté d’ailes similaires à celle d’une chauve-souris, de nombreuses tentatives d’engins volants précédant ce projet étaient même dotées d’ailes mobiles toujours dans cette idée de mimétisme. Cependant, tant que l’avion a cherché à imiter l’oiseau, il n’a pas pu voler. C’est en pensant l’air comme un solide que l’on a pu inventer des engins capables de voler sur des distances supérieures au kilomètre.
En fait, c’est en comparant l’air à un morceau de bois, c’est-à-dire une matière sur laquelle s’appuyer et, simultanément, une matière à « perforer » que les avions ont pu voler. Grâce à cette métaphore, l’hélice devient une vis sans fin qui pénètre ce solide et fait avancer l’avion dans ce solide. Ultérieurement, le réacteur sera un aspirateur à matière qu’il propulsera contre le mur de la matière. La métaphore du morceau de bois provoqua la séparation de la sustentation et de la propulsion.
C’est donc en fabriquant un objet différent que l’on a pu fabriquer un objet ressemblant non physiquement mais dans la fonctionnalité et c’était cette ressemblance-là qui était l’objectif de cette quête. Le point commun entre l’oiseau et l’avion est de voler en s’appuyant sur l’air. Pour s’appuyer sur l’air, l’aile crée une dépression. Il y a alors plus d’air en-dessous des ailes et du corps de l’oiseau ou de l’avion. Cette différence de densité donne à l’air une ‘’capacité porteuse’’ expression qui est elle-même une métaphore.
Cette métaphore de l’air au bois traduit une complexité : voler en une simplicité : travailler le bois. La vis sans fin est connu depuis la Renaissance et le travail du bois est encore plus ancien. Voler, grâce à cette métaphore, comme nous le rappelle Icare, a bien troublé l’ordre des choses. Elle a engendrée une nouvelle capacité humaine, qui est bien une réalité corporelle –grâce aux delta-planes et autres parapentes… Celle-ci a donné naissance à une nouvelle réalité sociale au point, à plus long terme, d’édulcorer l’expression ‘’Tu me demandes la lune !’’ et de permettre à certains de rêver une implantation de l’humanité sur Mars.
Si ce miracle a pu se produire grâce ou à cause d’une métaphore, c’est peut-être parce que nous pensons par images car elles nous permettent d’appréhender autrement et plus clairement les idées abstraites ou encore complexes. Cette figure de style nous rappelle combien il est inutile de vouloir séparer l’image du texte et inversement.
Ces propos de Reverdy (1918) complètent à merveille ces définitions de la métaphore : « L’Image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. »
Métaphore et allégorie, distinction
« Une métaphore est un lien sensible et n’appelle aucune interprétation, c’est une connaissance par la vision tandis qu’une allégorie procède toujours d’une notion abstraite et invente ensuite quelque chose de tangible qui permet de se la représenter à volonté. (Cependant, l’image n’est pas seulement métaphore, cette citation dénote donc une vision réduite de l’image.)
[...]
L’allégorie doit être préalablement expliquée pour pouvoir prendre un sens. Il faut trouver une solution à l’énigme qu’elle présente de sorte que l’interprétation souvent laborieuse des figures allégoriques fait malheureusement toujours songer à la solution d’une devinette même si cela ne démande pas plus d’ingéniosité que dans le cas de la représenation allégorique de la mort par un squelette. » [8]
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Regard sur l’image,
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