Öszi Almanach (Béla Tarr, 1983)
Dès le début du film, les images frappent par leur étalonnage irréel qui, pourtant, évite l’écueil du surréalisme. La puissance du vert, bien souvent vert-cyan, n’a rien de diabolique, de malsain. Quant à ce recours quasi continu à la bichromie, il n’a aucune des connotations rétro bien souvent accolées à ce terme. Cette dissociation avec le sentiment rétro du sépia, le marronnier de la bichromie, est obtenue par le choix d’une bichromie jaune-vert ou rouge-vert. Simultanément, le recours à ces deux couleurs évite l’écueil et prend même le contre pied de leurs interprétations classiques. Ainsi, le vert ne renvoie à aucune connotation malsaine ou diabolique. Et cette douceur du vert est paradoxalement renforcée par un rouge pas plus sanguin ou violant que le vert précédemment évoqué.. Vert qui tient lieu de lumière en lieu et place du blanc dans toute la première partie de ce récit.
La lumière blanche
Tout cela contribue a créer l’ambiance d’une métaphysique qui n’est pas sans rappeler Dostoievski, cette manière bien particulière de s’interroger sur le sens de la vie jusqu’à en oublier de vivre pour ne passer la vie qu’à s’interroger sur ce sens.
Et c’est avec la réapparition de la lumière blanche, dans la seconde partie du film que la vie entre ces personnes étrangères à elles-mêmes et les unes aux autres surgit peu à peu. La vie, c’est-à-dire la circulation, l’échange, la fluidité ; le mouvement, l’expression qui apparaissent après ce combat filmé en contre-plongée, à travers une vitre. Ce point de vue place le spectateur dans une position improbables : celle où on assiste au-dessous de l’histoire au sens figuré comme au sens propre. Ce combat a le mérite de faire éclater au grand jour la tension latente présente toute au long de la première partie. Cet éclatement fait aussi entrer les personnages dans le monde de la sincérité et cette entrée se manifeste par l’émergence des conflits entre eux-même et avec les autres. C’est ce passage du conflit larvé au conflit frontal qui laisse croire à une rencontre possible.
Le temps, celui qui passe, qui rythme le quotidien de notre vie est le grand absent de cette histoire. Cette utilisation des couleurs interdit au spectateur de construire une chronologie du quotidien car elle l’empêche d’évaluer le nombre de jours nécessaire au déroulement de l’histoire. Cette absence est, elle aussi, le fruit de ces choix d’étalonnage et d’éclairage des scènes renforcé par l’absence de couché de soleil, de personnages endormis ou encore attablés... Toutes ces scènes dont le rôle est celui de marqueur chronologique sont donc absentes.
L’immanence de la catastrophe
Le seul temps que l’on puisse évoquer est celui de la catastrophe immanente pour citer Sylvie Rollet [1] bien que personnellement, j’évoquerais plutôt l’immanence de la catastrophe suggérée par la longueur des plans elle-même génératrice d’un sentiment d’engluement inexpugnable. Ce sentiment est renforcée par l’atemporalité d’une histoire présente, actuelle dont le déroulement se limiterait à l’instant présent. Et pourtant, ces couleurs, de par leur vivacité ou plutôt à cause de leur vivacité et malgré elles, ne sont pas les couleurs de l’engluement, de l’envasement que laisse à croire cette atemporalité. Par contre, par la réduction de l’échelonnement perceptif des plans, cette présence continuelle du vert produit une compression de la perception de profondeur spatiale qui contribue à ce sentiment d’engluement.
Alors que Béla Tarr affirme « Le médium cinématographique est étranger à l’allégorie, parce que cet instrument qu’on appelle la caméra ne peut enregistrer que des choses réelles, visibles. » [2] son style cinématographique prône le contraire. En effet, au même titre que la longueur des plans est une allégorie de l’engluement, ces couleurs sont une allégorie de la force de la vie envers et contre tout, elles ne disparaissent d’ailleurs que pour la scène finale du mariage, allégorie fellinienne de la mort, cette éternelle répétition du même.