« L’optique "géométrale", qui conçoit l’image comme une correspondance point par point de deux unités de l’espace, se développe à l’époque d’Alberti (1434) et de Léonard de Vinci. On porte à la vision un intérêt privilégié. Plus tard, le sujet cartésien sera associé au point géométral, au point de perspective. Mais de quelle vision s’agit-il ? Pas de celle du désir. En inventant l’appareil à établir la perspective dans les années 1520, Dürer place un treillis qui sera traversé par des lignes droites. Ces lignes ne sont pas nécessairement des rayons. On pourrait aussi bien tendre des fils entre un point géométral et une image. En déplaçant le portillon, on peut transformer l’image, comme dans l’anamorphose. Mais cette dimension géométrale n’a rien à voir avec la vision comme telle. Le manque n’y a aucune place. Il s’agit d’une vision sans œil ni regard, non désirante - celle de la conscience.
1 L’origine de l’Origine
On donne souvent ce dessin comme exemplaire de la machine perspective, ou portillon de Dürer. Dürer en avait déjà dessiné une, mais ici, en plus, le point de fuite du regard du dessinateur est... la vulve du modèle, qu’il s’efforce d’oublier.
Le peintre est pris dans un véritable carcan. Il ne considère le modèle qu’à travers un écran quadrillé, l’œil rivé à la pointe d’un stylet, le menton solidement maintenu par un tasseau. Cet appareil permet d’obtenir une perspective correcte par des moyens purement mécaniques et donc de faire l’économie d’une construction raisonnée - contrairement au principe même de la perspective géométrique. » [1]
L’origine de la perspective, c’est bien entendu l’invention du repère orthonormé comme le pointe Lacan. À la lecture de ce texte, une association instantanée m’est venue : L’origine de la perspective est nécessairement, L’Origine du monde et sans aucun jeu de mot. En fait, le tableau de Dürer est le profil du tableau de Courbet ou inversement la peinture de Courbet est la vision de Dürer. On imagine bien Dürer faisant le constat que Courbet a peint, complétement anachronique comme énonciation et pourtant juste. Cependant, l’histoire veut que Courbet peint le point de vue de Dürer. Certes Courbet n’a cessé de revisiter le nu féminin, parfois dans une version, libertine. Mais avec L’Origine du monde, il s’autorise une audace et une franchise qui donnent au tableau son pouvoir de fascination comme aime à dire la critique. Et, si, là aussi, le sujet n’était pas le sujet mais, autre chose. En affirmant : « Voici ce que la perspective vous donne à voir », Courbet clame ce que Dürer vit lorsqu’il inventa sa seconde machine à dessiner la perspective. Il clame simultanément « Tout sujet est digne d’observation ! »
Pour la perspective, regarder le monde, c’est le regarder à hauteur des yeux d’un humain et c’est bien cela que retranscris aussi Courbet. Certes, ici, il ne s’agit pas d’un homme debout mais plutôt d’un homme entrain de s’allonger pour pratiquer Dieu sait quoi. Est-ce cela qui nous choque ? L’idée que les préliminaires sont achevés, que la femme s’offre, s’ouvre que ce soit à notre langue ou à autre chose, là n’est pas la question. Pourtant, si le trouble était là ! En fait, face à ce tableau nous sommes mis en action, comme disent les enfants, “on s’y croit” déjà. Et, si “on s’y croit”, c’est justement parce que nous pouvons y projeter toutes les femmes que l’on a connu et peut-être toutes les femmes, s’imaginent-elles regardant les hommes qu’elles ont connus porter ce regard sur leur sexe, au moment où celui-ci va agir. Le regardeur regardé entrain de regarder.
Son autre force est celle du contraste. Le contraste du Mont de Vénus et de la chair, du drap blanc et du fond noir mais aussi du drap blanc et du Mont de Vénus.
2 Anatomie, érotisme ou pornographie ?
Cette description est-elle aussi anatomique que l’on veut bien le dire ? Selon certains, grâce à la grande virtuosité de Courbet, au raffinement d’une gamme colorée ambrée, L’Origine du monde échapperait cependant au statut d’image pornographique. Là encore, érotisme et pornographie sont amalgamés. Et, pour justifier ce tableau, on évoque la touche ample et sensuelle, un recours à la couleur qui rappellerait la peinture vénitienne. Argument d’autant plus efficace que Courbet lui-même se réclamait de Titien et Véronèse, de Corrège à moins que, pour ce dernier, cela ne soit Edmond de Goncourt qu’il ne l’ait affirmé en son nom.
Certains, se gaussant de FaceBook et de sa pudibonderie, iront pourtant chercher le « vrai » visage de ce tableau. Comme si connaître la détentrice de cette vulve permettrait de mieux apprécier cette peinture et en réduirait la virulence. Certes, on peut alors imaginer, comme l’on fait ou souhaite le faire certain, que le peintre n’est pas l’auteur de ce recadrage. Cela rassure ! Ce nu percutant deviendrait alors un simple nu, voilà une consolation pour le bourgeois, lui qui ne peut récuser ce peintre figuratif et qui se voit bousculé d’être vu entrain de plonger, crument, son regard dans le Mont de Vénus de Madame la déesse Mère, s’il s’agit bien de l’Origine ce dont nous permettons de douter.
La question de cette peinture n’est pas de savoir si ce tableau a été recadré ou non, ce ne serait d’ailleurs pas le premier de l’histoire de la peinture a subir ce destin. La vraie question est :
3 Quel regard portons nous sur cette œuvre ?
Cet hypothétique découpage nous amène à nous interroger. Pourquoi nous faut-il à tout prix donner un regard à l’Origine ?D’ailleurs, comme le fait remarquer John Berger, « on ne pense pas au visage. » quand on regard cette peinture. Comme si notre regard était insupportable. Ce regard donné (par cet hypothétique visage) rendrait-il notre regard plus supportable ? Cette peinture serait-elle simultanément une réinterprétation de “cachez ce sein que je ne saurais voir” ? C’est aussi un magnifique plan subjectif doté d’un réalisme quasiment fondateur de l’hyperréalisme. Le réaliste Courbet, le communard, père fondateur de l’hyperréalisme, avec L’Origine du monde, cela ne manque pas de sel. Seulement, le hic de cette peinture réside peut-être dans le fait que ce tableau si subjectif n’évoque en rien l’origine du monde. La subjectivité de ce plan là, n’est en rien celle de celui ou celle qui pourrait considérer ce lieu comme l’origine du ou de son monde. Dans ce cas là, le Mont de Vénus serait situé dans le dos de celui-là.
Contrairement à Masson, la majorité d’entre nous est bien incapable d’y voir un paysage avec sa forêt vierge et son Mont de Vénus. On est tous, homme et femme obnubilés par cette offrande. Elle libère non seulement notre imagination mais, elle nous fait aussi agir en pensée, si pas immédiatement en action. Il est vrai que l’action ne peut qu’être difficilement immédiate. Cependant, sa puissance haptique ne laisse aucune place à l’omission de l’action.
De nombreuses interprétations des images se cantonnent à une analyse de la figuration oubliant totalement la représentation comme celle de Philippe Dagen [2]
Cette lecture de L’origine du monde de Courbet tente de nous montrer comment ce tableau représenterait une femme enceinte et même une femme enceinte de son premier enfant car son sexe ne porterait aucune trace, voir aucun stigmate d’un premier accouchement. Cette remarque ou plutôt cette image est-elle nécessaire pour rendre ce tableau plus pertinent ?
Son titre, son réalisme qui, pour décrire cette partie du corps humain, reste toujours unique et nous interroge toujours autant, sont-ils renforcées par ces informations, quelle pertinence est ajoutée ou retirée à cette peinture par l’annonce d’un premier enfantement ? A moins, d’imaginer sous-jacente l’idée que l’origine du monde serait un hommage à la Vierge ou pour le moins à la virginité. Traiter de ces « précisions », c’est se cantonner à une lecture du mot à mot ou plutôt au trait pour trait de ce tableau pour en oublier la représentation, c’est-à-dire une fois de plus confondre le sujet et l’histoire. En effet, dans l’interprétation de cette peinture, le titre est essentiel. Celui-ci nous rappelle que nous sommes tous nés de la cuisse d’une femme et non de celle de Jupiter et cette origine commune fait des humains des égaux. Cette peinture est-elle une manière de nous rappeler les principes fondamentaux de le République ? Principes dont Courbet fut un hardant défenseur, sujet quand même plus important que de débattre de la virginité du modèle.
Cantonner l’image au réel, une méthode pour en réduire la portée ? Un tableau présentant la mère et non l’amante. Une manière de ‘’faire rentrer dans le rang’’ cette peinture et son auteur ? Deux visions de la femme : la confrontation de la sainte et de la prostituée mais aussi deux visions du monde.
4 Vous avez dit sensuelle ?
Cette origine du monde ne se plaît pas à se laisser caresser puisqu’elle est une image et de plus pas vraiment sensuelle. Cette absence de sensualité en fait-il pour cela une image pornographique ? Que nenni. Pas plus qu’elle n’est érotique, sa couleur et son titre lui interdisent ou nous interdisent —malgré son point de vue évoqué précédemment— tout érotisme. Elle se situe du côté du constat. À moins que ce titre ne soit point de Courbet. L’hyperréalisme ne fait pas vraiment bon ménage avec l’érotisme et si cette peinture à quelque chose de violent c’est ce constat d’une exactitude quasi médicale : « La réalité est et il n’y a rien à lui ajouter. » [3]
C’est exactement ce que nous dit cette origine. Aucune sensualité ne lui est nécessaire. Aucun chatoiement qui nous suggérerait cette envie sans même parler de nous donner l’envie d’une caresse. Je n’irais pas jusqu’à dire comme le fait Jean-Daniel Baltassat [4] « Courbet se complait à la suggestion de l’obscène quand Manet fait chatoyer ce qui ne peut-être vu et ce que nous ne pouvons caresser de la main. ». Par contre, je le rejoins quand il affirme dans des propos qu’il attribue à Berthe Morisot que « Ingres et Courbet se trompent : la peinture n’est pas faite pour rendre la beauté charnelle d’une femme, mais le sentiment que cette beauté nous produit à son passage. La beauté d’un tableau n’est pas un but. Elle n’est que l’accident venu de sa grâce. »
© Hervé Bernard 2018