Regard sur l’image

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- Image et ressemblance (9) V3- Le sumbolon, une différence pour fabriquer de la ressemblance

,  par Hervé BERNARD dit RVB

Rappel
Le mot symbole provient du grec sumbolon. Il désigne un morceau de terre cuite brisé en deux dont chaque morceau est conservé par deux familles vivant dans des lieux distants. Ces morceaux servent de signe de reconnaissance par-delà les évolutions physiques de leurs détenteurs qui, lors de leur rencontre, reconstituent ce puzzle. Ce sumbolon est, en quelque sorte, une garantie d’identité, de l’appartenance à une branche alliée. L’importance de cette garantie est d’autant plus grande qu’il est possible d’hériter de ce sumbolon et de tracer ainsi des alliances non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps. C’est-à-dire entre des gens qui ne sont jamais rencontrés et ignorent tout de l’un et de l’autre.

Le symbole est le résultat d’une composition, d’une reconstitution d’un lien. Ainsi, on parlera de la mule comme symbole de l’entêtement. Plusieurs points définissent le symbole :
- un point commun avec le signifiant, tout comme lui, il est le support matériel, le point d’appui à l’évocation d’un sens, originairement : l’alliance ;
- un rapport non arbitraire entre la mule et l’entêtement, quelqu’un a, un jour, subi l’entêtement de la mule pour en faire un symbole ; tout comme la cassure du sumbolon est non arbitraire, pour les détenteurs du sumbolon, car les dentelures constituent le lien entre ces deux morceaux, comme le montre chaque reconstitution du sumbolon. Le symbole a une généalogie.

Cependant, le fonctionnement de cet arbitraire est parfois surprenant. Comment ou pourquoi le français a-t-il adopté l’expression « agile comme un singe » et non un chat, animal plus courant dans nos contrées que le singe, tout aussi agile et au moins aussi véloce.

1 Le sumbolon
C’est parce que les deux morceaux du sumbolon sont différents qu’il est possible de les assembler pour (re)constituer le même objet et ainsi le (re)garder dans le sens de voir à nouveau mais aussi de garder, à nouveau, par devers soi. En fait, ils nous paraissent différents mais cette différence cache une forme d’identité, celle de la symétrie, de la ressemblance : les points d’assemblage sont en symétrie puisqu’ils reconstituent une fois assemblés un seul et même tesson. Les creux d’un morceau sont ressemblants aux reliefs de l’autre morceau et inversement. Leur ressemblance, celle qui leur permet de s’assembler, est constituée de leur différence au sens mathématique de ce terme. Dans le sumbolon, c’est la différence qui produit l’identité. Cette identité créée par l’appartenance à la même pièce originelle ou plutôt par une ressemblance en creux qui construit la complémentarité. C’est-à-dire parce ce qu’elles ont en commun et ce commun diffère de la ressemblance même s’il y a des choses en commun entre le commun et la ressemblance. Pour qu’il y est du commun, il faut de la différence de l’écart. Ce qui est différent du fusionnel de l’identité entre deux objets.

La force de la métaphore, de la métonymie, de la parabole réside dans leur différence avec l’objet ou l’histoire décrite. C’est cette différence qui permet d’affirmer, d’aiguiser et de dérouler le fil de la comparaison pour aboutir à la ressemblance. C’est par la différence que ces figures de style mettent en valeur la ressemblance. Différence et ressemblance sont les deux versos d’un même miroir. Les différences et les ressemblances entre les deux éléments de la métaphore, de la parabole sont les creux et reliefs du sumbolon.

Valoriser la ressemblance aux dépends de la différence, c’est détruire l’image. Il n’y a de ressemblance que dans la différence, sans la différence, nous sommes dans la fusion, dans le fusionnel. C’est cette différence qui permet d’assembler le représenté et le représentant. C’est toute la question d’avoir des choses en commun.

2 Narcisse et Écho
Ainsi, ce n’est pas parce que Narcisse ne se reconnaît pas dans son reflet qu’il en tombe amoureux. C’est parce qu’il ne voit pas la “parfaite” identité entre son reflet et lui-même. Il fantasme des différences inexistantes entre le reflet et lui. Il fantasme l’autre à sa ressemblance. C’est cette absence de différence imaginée comme une différence qui est “ mortelle ” car elle conduit à la folie de la fusion.

Une autre version de cette mythologie précise que, dans son reflet, Narcisse croit reconnaître sa sœur jumelle morte précocement. Dans les deux cas, c’est parce qu’il est aveugle à la différence entre sa sœur et son reflet ou entre lui son reflet qu’il se noie. Dans le première hypothèse, ce point aveugle est constitué par une incapacité à se reconnaître qui aboutit à une auto-admiration sans borne. Dans le second cas, ce point aveugle, le foyer optique de la symétrie, est la douleur d’avoir perdu cette sœur ou encore un sentiment d’incomplétude.

Cependant, lorsque nous racontons l’histoire de Narcisse, la plupart du temps nous omettons de parler de la nymphe Écho. [cf ci-dessous] Pourtant, son histoire en est fondamentalement le pendant. En tout cas, elle en est le pendant du point de vue de l’image. Cette charmante jeune fille eut le malheur de tomber amoureuse de Narcisse. On ne pouvait difficilement tomber plus mal. Et comme les chansons l’affirment, les histoires d’amour finissent mal en général et cet amour là, finit particulièrement mal. En effet, Écho le cœur brisé par Narcisse s’enfuit et dépérit solitaire dans une grotte. Toujours selon la légende, elle maigrit tellement que ses os disparurent totalement ou plus exactement se transformèrent en pierre. Elle se métamorphosa alors en une source et il ne lui resta que sa voix.

Outre le fait qu’Écho pourrait-être la première anorexique de l’histoire de l’humanité, on notera un parallèle intéressant entre Écho et Narcisse. Leur aventure à tous les deux narre l’histoire d’une voix qui répète inlassablement celle des autres dans une scansion incomplète car cette scansion ne concerne que la fin de la dernière phrase prononcée par l’autre.

Cette voix, en quelque sorte, est à l’image de la voix et des propos des autres même si cette identité n’est que partiel et partial. Partiel et partial car elle ne concerne que la fin de la dernière phrase, quelque soit la longueur du propos de l’émetteur. Le reflet est une forme d’écho partiel du réelle même s’il ne répète pas la fin de l’image. Le reflet, tout comme l’écho, sont une répétition partielle.

La seconde aventure, celle de Narcisse et de sa sœur narre l’histoire d’un amoureux de sa propre image. Chacun des Narcisse de ces deux aventures, à leur manière, souffrent l’un et l’autre d’une déficience d’image. En effet, le premier Narcisse ne peut être que l’image des autres. Certes, dans une incomplétude fondamentale tandis que la seconde Narcisse ne peut voir que sa propre image qui lui fait oublier l’autre, c’est-à-dire en l’occurrence sa sœur. Quant à Écho, elle est particulièrement bien placée pour savoir que Narcisse ignore autrui. Cette incapacité narcissique à voir les autres, Écho en a payé le prix fort attendu que Narcisse fut incapable de reconnaître l’amour d’Écho. Et cette incapacité fut la cause de la mort de cette dernière.

La première image, celle d’Écho est beaucoup trop incomplète pour permettre une identification. Elle ne permet que d’identifier un écho, une résonance ; la seconde, celle de Narcisse et beaucoup trop ressemblante. La première souffre de carence, la seconde d’absence de carence. Et c’est cette carence qui constitue la différence entre se ressembler et avoir des choses en commun. La communauté entre l’image et le réel, c’est ce qui fait de l’image un appeau à réel.

C’est la différence entre l’image et le réel, c’est-à-dire cette communauté, qui permet à l’image d’exister. Quand il y a identité, nous sommes condamnés à mort ou à la folie. C’est cette question que l’on retrouve dans l’intégration. L’intégration nous offre des points communs et non une identité commune. Dans l’intégration, nous nous ne sommes pas identiques nous avons un commun qui crée une relation entre nous.

Écho et Narcisse
John William Waterhouse 1903

3 La ressemblance, une perfection impossible
Si cette ressemblance était parfaite au mieux l’image serait une copie au pire elle n’existerait pas comme nous le rappelle Platon lorsqu’il nous parle de Cratyle. Le racisme parle d’une ressemblance fantasmée. Croire que nous nous ressemblons parce que nous sommes tous chrétiens, blancs, ... ou musulmans c’est créer une ressemblance sur des critères minimalistes. Ce n’est pas comprendre que la différence, comme le sumbulon l’a montré, qui crée la ressemblance.

Comment fait-elle ? Si c’est trop ressemblant, je perds mon pouvoir de rêver, de fantasmer et l’image n’existe plus car elle perd son pouvoir symbolique ainsi que son pouvoir d’invention qui en fait un outil de découverte, de compréhension du monde. Comme le montre l’exemple de l’avion, c’est en comparant l’air à un solide, c’est-à-dire en fabriquant de la différence que la ressemblance entre l’avion et l’oiseau a été réalisée. [1]

3.a La lecture mot à mot, une ressemblance fantasmée
Cette lecture se prétend fidèle, ne rien inventer, se contenir au sens original, voir originel. En fait, cette lecture est impossible comme le montre l’exemple des Témoins de Jéhovah et l’interdiction de la transfusion sanguine. Ces derniers font reposer cette interdiction sur le commandement : « Tu ne feras pas couler le sang de ton prochain. » Mais cette lecture mot à mot fabrique une ressemblance impossible. En effet, lorsque cette phrase a été écrite, l’idée de transfusion sanguine était impensable et inimaginable. En fait, cette interprétation, à vouloir trop ressembler au mot à mot aboutit au résultat inverse du commandement biblique. En effet, dans ce cas, c’est en refusant de faire couler le sang d’une personne dans une autre personne que l’on désobéit à ce commandement et que l’on tue. C’est quand la ressemblance est trop grande au point de devenir identité que nous sommes condamnés à la folie.

Quelque soit la force de la ressemblance, ressemblance ne signifie pas équivalence. L’image n’est jamais équivalente à sa représentation excepté dans les rites de sorcellerie. En fait, c’est la différence et non la ressemblance qui est le fondement de l’image.

C’est pour cela que la société du XXIe siècle est iconoclaste car elle associe ressemblance et image notamment à travers le marketing. Celui-ci prétend que la détention du produit nous donne la capacité de nous accaparer ses qualités et table donc sur une confusion entre le produit et son image. On peut considérer que cette confusion s’apparente à la sorcellerie. Celle de la poupée vaudou qui sert à blesser l’autre à distance.

4 La différence, notre espace de liberté
La liberté n’existe pas si l’on est dans la ressemblance excessive comme le montrent un certain nombre d’inventions de l’humanité. Ainsi, la roue ne ressemble pas à la marche si ce n’est que, comme la marche, la roue est une translation de points et d’un centre de gravité.

Clément Ader est connu pour son avion doté d’ailes similaire à celle d’une chauve-souris, de nombreuses tentatives d’engins volants précédant ce projet était même dotées d’ailes mobiles. Cependant, tant que l’avion a cherché à imiter l’oiseau, il n’a pas pu voler. C’est en pensant l’air comme un solide que l’on a pu inventer des engins capables de voler sur des distances supérieures au kilomètre. C’est d’une part, en séparant la sustentation et la propulsion et d’autre part en pensant l’air comme de la matière, comme un solide et non comme un gaz que l’on a fait voler les avions.

Eole, l’avion de Clément Ader fit son premier vol le 9 octobre 1890

En effet, l’hélice est une vis sans fin qui pénètre ce solide. Le réacteur est un “aspirateur à matière qu’il propulse contre de la matière”. En fait, c’est en pensant l’air comme une matière sur laquelle s’appuyer et une matière à « perforer » que les avions ont pu voler. C’est donc en fabriquant un objet différent que l’on a pu fabriquer un objet ressemblant non physiquement mais dans la fonctionnalité et c’était cette ressemblance-là qui était l’objectif de cette quête. Le point commun entre l’oiseau et l’avion de voler en s’appuyant sur l’air, en créant une dépression dont la conséquence est qu’il y a plus d’air en-dessous des ailes et du corps de l’oiseau ou de l’avion. C’est leurs points communs et ces points ne peuvent exister que grâce à leurs différences.

Le marketing souhaite aussi la disparition des différences afin d’homogénéiser la standardisation de la production et de la communication. Car cette dernière d’un point de vue capitalistique appartient au domaine de la production. L’objectif est de pousser le développement de la production standardisée à son apogée. C’est pourquoi, la société occidentale a développé des différences qui dissimulent des ressemblances comme nous le montre le concept de plateforme dans l’industrie automobile. Ici, les différences extérieures camouflent les ressemblances fondamentales : le châssis, le moteur, la boite de vitesse, la direction, le système de freinage, bref tout ce qui fait la sécurité et la mobilité de la voiture et en fait donc une auto-mobile est identique.

Nous avons inventé, les signes extérieurs de différence qui, contrairement aux signes extérieurs de richesse ne sont le symptôme d’aucune richesse et d’aucune différence. Ce concept de plate forme de plusieurs modèles à l’intérieur d’une marque, d’un groupe et parfois entre plusieurs groupes de constructeurs de cette industrie a fait de la différence le miroir de la ressemblance.

Le commun, c’est de la ressemblance différente, c’est toute la différence entre l’identité tueuse, fusionnelle et les points communs qui vous nourrissent.

© Hervé Bernard 2014-2016

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À propos de Narcisse
 Image et représentation divine 2/3, une interdiction pour nous protéger

Narcisse et Écho (3, 339-510) Extraits
[…]
En effet, à ses quinze ans, le fils du Céphise avait ajouté une année et pouvait passer pour un enfant ou pour un jeune homme. Nombre de jeunes garçons, nombre de filles le désiraient, mais il avait, alliée à sa tendre beauté, tant de dureté orgueilleuse, que ni les garçons, ni les jeunes filles ne purent l’émouvoir. Un jour qu’il poussait vers ses filets des cerfs apeurés, une nymphe à la voix sonore l’aperçoit ; devant un interlocuteur, elle ne sait ni se taire ni parler la première, c’est Écho, « la résonnante ». Jusqu’alors, Écho était un corps, non une simple voix, et pourtant, cette bavarde ne se servait pas autrement de sa bouche que maintenant : elle ne pouvait que répéter les tout derniers mots d’une longue phrase. C’était là l’œuvre de Junon : en effet, comme souvent, dans la montagne, Junon risquait de surprendre des nymphes couchées avec son Jupiter, / Écho, avec sagacité, retenait la déesse par un long entretien / pour permettre aux nymphes de fuir. La Saturnienne s’en aperçut / et dit : « Sur ta langue qui m’a abusée, tu auras seulement / un pouvoir réduit et un usage très limité de ta voix ». / Elle exécute ses menaces. Toutefois, la nymphe répète les sons / qui terminent une phrase, et reproduit les mots qu’elle a entendus. / Or, donc, dès qu’elle vit Narcisse errant dans des terrains vagues, / elle brûla d’amour pour lui et se mit à le suivre à la dérobée. / Et plus elle le suit, plus elle brûle en approchant la flamme : / ainsi le soufre dont on a enduit le sommet des torches / capte avec vivacité la flamme qu’on approche. / Que de fois elle a voulu t’aborder avec des mots caressants / et t’adresser de tendres prières ! Sa nature s’y refuse, / ne lui permet pas de commencer ; mais, elle est prête, chose permise, / à attendre les sons auxquels elle renvoie ses propres mots.

Un jour, le jeune homme, séparé de ses fidèles compagnons, avait dit : « Il y a quelqu’un ? », et Écho avait répondu « quelqu’un ». / Stupéfait, et tout en dirigeant partout ses regards, / « Viens », crie-t-il d’une voix forte ; elle renvoie un appel à son appel. / Il se retourne, et ne voyant venir personne, il reprend : / « Pourquoi me fuis-tu ? », et entend autant de mots qu’il a prononcés. / Il continue et, abusé par ces voix qui semblent se répondre, / « Rejoignons-nous », dit-il, et Écho, qui jamais ne pourrait avoir / son plus agréable à renvoyer, répondit : « Rejoignons-nous ». / Enchantée par ses paroles, elle sortit de la forêt / pour aller entourer de ses bras le cou tellement désiré ; / Mais lui, il s’enfuit et dans sa fuite dit : « Enlève tes mains / qui me serrent ! Je mourrai avant que tu ne disposes de moi » ; / elle ne put que répondre : « que tu ne disposes de moi » ! / Rejetée, elle se cache dans les bois, dissimule sous les feuilles / son visage honteux et, depuis lors, vit solitaire dans des grottes. / Pourtant son amour persiste, accru par la douleur du rejet. / Les soucis épuisent son pauvre corps qui ne trouve pas le sommeil ; / la maigreur plisse sa peau et toute la sève de son corps / disparaît dans l’air. Il ne lui reste que la voix et les os : / sa voix subsiste, et on dit que ses os ont l’aspect de la pierre. / Depuis, elle se cache dans les forêts, invisible dans la montagne, / mais tout le monde l’entend : elle est le son qui vit en elle. [...]

Métamorphose de Narcisse (3, 402-510)
[...]
Ainsi Narcisse s’était-il joué d’Écho et d’autres nymphes / issues des eaux ou des montagnes, de même que de groupes de garçons ; / un jour l’un d’eux, qu’il avait dédaigné, levant les mains vers le ciel : / « Puisse-t-il tomber amoureux lui-même, et ne pas posséder l’être aimé ! », / avait-il dit. La déesse de Rhamnonte approuva cette juste prière. / Il existait une source limpide, aux ondes brillantes et argentées ; / ni bergers ni chèvres paissant dans la montagne / ni autre troupeau ne l’avaient touchée ; nul oiseau, / nulle bête sauvage, nul rameau mort ne l’avaient troublée. / Elle était entourée d’un gazon nourri de l’eau toute proche, / et cet endroit, la forêt ne laisserait aucun soleil l’échauffer. / Ici l’enfant, épuisé par une chasse animée sous la chaleur, / se laisse tomber, séduit par l’aspect du site et par la source, / et tandis qu’il désire apaiser sa soif, une autre soif grandit en lui : / en buvant, il est saisi par l’image de la beauté qu’il aperçoit. / Il aime un espoir sans corps, prend pour corps une ombre. / Il est ébloui par sa propre personne et, visage immobile, / reste cloué sur place, telle une statue en marbre de Paros. / Couché par terre, il contemple deux astres, ses propres yeux, / et ses cheveux, dignes de Bacchus, dignes même d’Apollon, / ses joues d’enfant, sa nuque d’ivoire, sa bouche parfaite / et son teint rosé mêlé à une blancheur de neige. / Admirant tous les détails qui le rendent admirable, / sans le savoir, il se désire et, en louant, il se loue lui-même ; / quand il sollicite, il est sollicité ; il embrase et brûle tout à la fois. / Que de fois il a donné de vains baisers à la source fallacieuse, / que de fois il a plongé ses bras au milieu des ondes / pour saisir la nuque entrevue, sans se capturer dans l’eau ! / Il ne sait ce qu’il voit, mais ce qu’il voit le consume, / et l’erreur qui abuse ses yeux en même temps les excite. / Naïf, pourquoi chercher en vain à saisir un simulacre fugace ? / Ce que tu désires n’est nulle part ; détourne-toi, tu perdras / ce que tu aimes ! Cette ombre que tu vois est le reflet de ton image : / elle n’est rien en soi ; elle est venue avec toi et reste avec toi ; / avec toi elle s’éloignera, si du moins tu pouvais t’éloigner ! / Ni le souci de Cérès, ni le besoin de repos ne peuvent / le tirer de cet endroit ; mais, couché dans l’herbe sombre, / il contemple d’un œil insatiable cette beauté trompeuse / et ses propres yeux le perdent ; se soulevant légèrement, / il tend les bras vers les forêts qui l’entourent et dit : / « Ô forêts, est-il un être qui ait vécu un amour plus cruel ? / Vous le savez, vous qui avez si bien caché tant d’amants. / Vous souvenez-vous, puisque vous vivez depuis tant de siècles, / que, durant cette longue période, quelqu’un se soit ainsi consumé ? / Il me plaît et je le vois ; mais ce que je vois et qui me plaît / je ne puis l’atteindre pourtant ; si grand est l’égarement d’un amant. / Et raison de plus à ma douleur, il n’y a pour nous séparer / ni vaste mer, ni route, ni monts, ni murailles aux portes closes ; / un peu d’eau nous fait obstacle ! Lui aussi souhaite mon étreinte : / car chaque fois que j’ai tendu mes lèvres vers les eaux limpides, / chaque fois il se tend vers moi, le visage tourné vers le haut. / Je crois pouvoir le toucher : un très mince filet d’eau sépare les amants. / Qui que tu sois, viens ici ! Pourquoi me décevoir, enfant sans pareil ? / Où t’en vas-tu quand je t’appelle ? Certes, ce ne sont ni ma beauté / ni mon âge que tu fuis, moi que même des nymphes ont aimé ! / Ton aimable visage me promet je ne sais quel espoir, / et, lorsque je tends les bras vers toi, spontanément tu tends les tiens, / à mes sourires, tu souris en retour ; souvent même j’ai vu tes larmes / quand je pleurais ; d’un geste de la tête, tu réponds à mes signes / et pour autant que je le devine au mouvement de tes jolies lèvres, / tu renvoies des mots qui ne parviennent pas à mes oreilles ! / Cet être, c’est moi : j’ai compris, et mon image ne me trompe pas ; / je me consume d’amour pour moi : je provoque la flamme que je porte. / Que faire ? Me laisser implorer ou implorer ? Que demander, du reste ? / L’objet de mon désir est en moi : ma richesse est aussi mon manque. / Ah ! Que ne puis-je me séparer de mon corps ! Vœu inattendu / de la part d’un amant : je voudrais que s’éloigne l’être que j’aime. / Déjà la douleur m’ôte mes forces, le temps qui me reste à vivre / n’est pas long, et je m’éteins dans la fleur de l’âge. Du reste, / la mort ne m’est pas pénible : dans la mort, je cesserai de souffrir. / Cet être que j’aime, je voudrais qu’il ait vécu plus longtemps ; / maintenant unis à deux par le cœur, nous mourrons d’un seul souffle. » / Il parla et, privé de bon sens, il revint vers la même image, / troublant l’eau de ses larmes, et, avec l’agitation de la fontaine / la forme s’obscurcit ; lorsqu’il la vit disparaître, il s’écria : / « Où t’enfuis-tu ? Reste, cruel, n’abandonne pas ton amant !, / qu’il me soit permis de contempler ce qu’il m’est impossible / de toucher, et de nourrir ainsi ma misérable folie ! » / Et tout en pleurant, il fit tomber le haut de son vêtement / et frappa sa poitrine dénudée de ses mains marmoréennes. / Les coups portés donnèrent à son torse une teinte rosée ; / ainsi souvent des fruits, pâles d’un côté, rosissent de l’autre, / ainsi d’habitude les grappes de raisin aux tons changeants / se colorient de pourpre, déjà avant d’être mûres. / Dès qu’il se vit ainsi dans l’onde redevenue lisse, / il ne le supporta pas plus longtemps ; comme la cire blonde / se met à fondre près d’un feu léger et comme le givre du matin / se dissipe sous un tiède soleil, ainsi, exténué par son amour, / il se dissout et peu à peu devient la proie d’un feu caché. / Déjà son teint n’a plus une blancheur mêlée de rose ; / la vigueur et les forces et tout ce qui naguère charmait la vue, / et le corps, qu’autrefois avait aimé Écho, tout cela n’existe plus. / Écho pourtant, malgré sa colère et ses souvenirs, compatit / en le voyant, et chaque fois que le pauvre enfant disait « hélas », / elle répercutait ses paroles, en répétant « hélas » ; / et lorsque de ses mains il s’était frappé les bras, / elle aussi renvoyait le même bruit de coup. / L’ultime parole de Narcisse, regardant toujours vers l’onde, fut : / « Hélas, enfant que j’ai aimé en vain ! », et les alentours renvoyèrent / autant de mots, et quand il dit « adieu », Écho aussi le répéta. / Il laissa tomber sa tête fatiguée dans l’herbe verte, / la mort ferma les yeux qui admiraient encore la beauté de leur maître. / Même après son accueil en la demeure infernale, / il se contemplait dans l’eau du Styx. Ses sœurs les Naïades / se lamentèrent et déposèrent sur leur frère leurs cheveux coupés. / Les Dryades pleurèrent ; Écho répercuta leurs gémissements. / Déjà elles préparaient le bûcher, les torches et le brancard funèbres : / le corps ne se trouvait nulle part ; au lieu d’un corps, elle trouvent / une fleur au cœur couleur de safran, entourée de pétales blancs.

In Ovide, Métamorphoses, livre III (Trad. et notes de A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2006) Légendes thébaines (3) : Narcisse et Écho (3, 339-510) et Métamorphose de Narcisse (3, 402-510)

Ovide, Métamorphoses, livre III, texte intégral