Première partie : - Écrans et Trames I
3 Écrans d’aujourd’hui, des trames et des écrans
– Rappel sur la perception et le numérique
Le système perceptif humain, comme tous les systèmes perceptifs connus, ne voient ou n’entendent pas le numérique. La perception visuelle ne sait interpréter que des images analogiques tout comme la perception sonore ne sait interpréter que des sons eux aussi, analogiques. Avant d’être affichée à l’écran, une image numérique est nécessairement décodée par un décodeur numérique-analogique afin que celle-ci soit présentée dans un mode perceptible par notre système visuel.
– Quel est le rôle d’un écran d’ordinateur ou de télévision ?
Afficher des images et des textes. Rendre visible une image. Comment remplit-il sa mission, qu’il appartienne à une chaine analogique ou numérique ? En affichant des points. Comment le fait-il ? en utilisant une trame. De fait, qu’il soit cathodique, LCD, plasma ou Oled... le rôle de l’écran est d’afficher l’image composée par une trame de points rouges, verts, bleus qui serviront à restituer les nuances de la lumière (les teintes de l’image) pour nous donner à voir une image.
– Le nuage de points de l’écran
Comment ces écrans s’y prennent-ils ? En produisant un nuage de points à partir d’une trame. En ce sens, leur rôle et leurs moyens sont similaires à ceux de l’imprimerie.
Ce nuage de points est-il le syndrome Azerty de la reproduction de l’image ? Il s’agit plutôt de la fourche caudine de la reproduction d’images. En effet, compte-tenu du fonctionnement de l’œil et de la nécessité de réduire au strict minimum le nombre de couleurs de base pour l’impression ou pour l’affichage sur écran, faisabilité technique et économique obligent ; le nuage de points composés d’une trame de triplets (CMJ ou RVB) devient incontournable. Sans eux, les images ne pourraient être reproduites que par des à-plats ou des dessins aux traits et leur reproduction serait d’une extrême complexité car l’impression des couleurs nécessiterait une multitude de tons directs. Ses coûts en deviendraient prohibitifs et la complexité des systèmes d’affichage sur écran serait tout aussi infranchissable.
On remarquera que l’écran CRT [1] ou tube à rayons cathodiques, tout comme l’écran à plasma ou encore l’écran LCD reprennent au pied de la lettre la trame du tissu. En effet, ils sont tous constitués d’un quadrillage. Dans le cas de l’écran CRT, il s’agit d’une grille de trous dans la plaque du shadow mask, trame associée à la matrice de répartition des trois couleurs primaires (cf illustrations ci-dessus). La distance entre chacun de ces trous est appelée pas de masque. Elle est l’équivalent de la répartition des fils dans la trame d’un tissu tout comme la grille de matrices utilisée par les écrans LCD, à Plasma, ou Oled.
Cette trame est constituée de l’ensemble des micro-éléments destinés à afficher analogiquement chacun des pixels de l’image. Dans le cas des images numériques, le rôle de la trame de l’écran est de restituer la trame des plus petites unités de l’image c’est-à-dire l’impression visuel correspondant au pixel. Même un projecteur vidéo ou cinéma numérique génèrent eux aussi une image tramée. Cependant, ici la trame n’est pas sur l’écran. En, fait c’est la trame de la puce qui affiche l’image projetée qui est tramée.
– Les trames du balayage, de l’affichage de l’écran
L’image sur écran de télévision ou d’ordinateur ou l’image numérique projetée et gérée par deux fréquences :
– La fréquence de rafraîchissement de l’écran.
Texte, image fixe ou animée, page de codes (...), quelque soit le sujet à l’écran, son affichage est rafraichit en permanence. Ici, rafraîchit signifie que cette image est réaffichée continuellement de 50 à 144 fois [2] à la seconde. Cette fréquence est indépendante du nombre d’images enregistré à la seconde quand il s’agit d’une séquence filmique. Son rôle est de réduire au maximum le scintillement ou flicker de l’image afin de réduire la fatigue oculaire. Cependant, pour les écrans LCD, cette fréquence est ramenée à 60 fois à la seconde car l’image reste affichée plus longtemps entre deux balayages.
– Pour une image animée
La fréquence d’affichage des images au cinéma comme pour la vidéo progressive varie entre 1/48 ou de 1/50e de seconde, pour l’Europe. En effet, les images tournées à une cadence de 1/24e ou de 1/25e de seconde sont affichées à deux reprises pour réduire le papillotement interimage.
– Conséquences
Au-delà de notre théorie qui affirme qu’il n’existe pas d’image fixe, sur un écran toutes les images fixes ou non, sont, d’un point de vue perceptif et mécanique, animées, animées par la trame du balayage incessant du rafraichissement de l’affichage. Ce rafraichissement constitue une trame inhérente à l’affichage sur écran comme nous venons de le voir. Elle vient s’ajouter à la trame des pixels.
– Physiquement, écran à quoi ?
L’écran est un support immobile. C’est aussi cette immobilité qui lui confère la qualité d’écran dans le sens où il cache ce qui se situe derrière lui.
Les écrans de cinéma sont, ni des récepteurs ni des émetteurs, mais des réflecteurs de la lumière et leurs émissions lumineuses n’est qu’un écho de la lumière du projecteur-soleil. En cela, leur fonctionnement est similaire à celui du papier qui, lui aussi, est l’écho du soleil. Les écrans de télévision ou les écrans d’ordinateur —leur fonctionnement est identique— sont, quant à eux, des émetteurs, des émetteurs filtrés afin de produire les couleurs du spectre mais, il reste malgré cela des émetteurs.
Du point de vue perceptif, c’est la première fois que nous rencontrons des images-objets émettrices de leur propre rayonnement. Bien entendu, le contrejour est une image émettrice de sa lumière, mais le contrejour n’est pas une image-objet et le devenir lui fait perdre cette capacité émettrice. Auparavant, c’est-à-dire avant l’apparition de la vidéo, les images ne sont que réflectives qu’elles soient cinématographiques ou non n’est pas la question. En effet, dans les deux cas, leur support est opaque. Les images produites par les écrans seraient-elles des écrans à la lumière ?
En fait, comme évoqué précédemment, le tube cathodique, pour reproduire l’image, c’est-à-dire des couleurs, laisse passer une partie du spectre de la lumière blanche, celui de la couleur que l’on désire obtenir, tandis qu’il fait obstacle au reste du spectre. Cet obstacle est révélateur de la couleur. Paradoxal pour un obstacle, on est plus accoutumé à penser l’obstacle comme dissimulateur mais, cependant, logique dans un système ou les couleurs désirées sont obtenues à partir d’une source lumineuse blanche. Cette source, il faut donc la séparer ou la diviser pour obtenir les couleurs désirées. Ici, l’obstacle divise sépare et non interdit tout comme l’obstacle initial, fondateur divisait le rayonnement du feu pour en laisser passer une partie et renvoyer l’autre vers le feu ou dans une autre direction. Il en est de même pour les techniques modernes qui sont des techniques rétroéclairées. Elles laissent toutes passer une partie de la lumière et en dissimulent une autre afin d’obtenir les nuances de l’image.
La trame perdue
Avant l’apparition des écrans progressifs et de la vidéo progressive, chaque image vidéo était composée de deux trames : la trame paire et la trame impaire, c’est ce que l’on appelle la vidéo entrelacée. Chacune de ces trames contient respectivement les lignes paires et impaires de l’image et s’affiche successivement à l’écran.
4 La trame originelle de l’image
En fait, les liens entre la trame et l’image selon la perspective sont bien antérieurs à l’apparition de ces procédés. Ils sont même inhérents à l’image selon la perspective.
Toutes les images selon la perspective sont issues de la camera obscura et sont des images produites sur un écran et un écran tramé, tramé par un quadrillage. Quadrillage mis en place par Dürer et conceptualisé par Descartes.
Cependant, avec le temps, cet écran est devenu de plus en plus symbolique, virtuel parce qu’intégré dans notre système perceptif. Comme nous le rappelle Friedrich Kitller [3] cette camera obscura n’est pas une grosse machine mais une petite boite portative. Petite boite portative pour des questions de transportabilité mais aussi, petite boite car les premières lentilles ne couvrent qu’un champ réduit et manquent de luminosité dès que leur champ de projection s’accroît.
Par conséquent, pour produire un tableau de grand-format, il va falloir agrandir l’image produite par la camera obscura. C’est cette petite taille de l’image qui amena les peintres à quadriller le dépoli afin d’en faciliter l’agrandissement. Hors, plus la surface du dépoli est grande plus, la quantité de lumière équivalente, la lentille devra être lumineuse. Cependant, les premières lentilles ne brillaient pas par leur luminosité donc, au nom de l’efficacité, on a réduit la taille des dépolis au strict minimum. Plus l’image sera petite, plus elle sera lumineuse et, par conséquent, plus lisible et donc plus facilement exploitable. La taille de cet écran est donc un compromis taille-luminosité. Cette portabilité, le couple écran-quadrillage, la lentille et l’association du point de fuite à l’infini sont les différences entre la camera obscura du monde arabe et celle de la Renaissance.
5 À quoi l’image fait-elle symboliquement écran ?
Et en quoi l’image serait-elle différente de l’écran ?
Avec l’écran, tout comme avec l’image, on oublie le dispositif. C’est même la condition sine qua non de l’efficacité de tous les systèmes de communication. L’écran fait écran à tout ce qu’il ne montre pas.
L’écran tout comme l’image réduit notre champ visuel car il nous amène à focaliser sur lui au point de nous abstraire de l’environnement comme le montre l’usage des téléphones portables dans les lieux publics. L’attractivité de l’écran est un obstacle aux autres points de vue.
L’écran rend l’œil paresseux. Pas besoin de balayer du regard une grande scène. Au-delà de la question environnementale on peut s’interroger sur l’effet hypnotique des écrans publicitaires ou non publicitaires incarnés dans l’espace public.
L’écran comme l’image cache toujours ce qui est derrière lui. On ne sait jamais ce qui est derrière une image comme le montre la photographie des pères fondateurs des États-Unis d’Amérique du Nord.
Le dos d’une image est l’inconnue ultime. Le verso de toutes les images, y compris les images stéréoscopiques nous restera à jamais inconnu. Il ne reste que l’imagination pour combler ce trou béant, ce vide. Cependant, le verso, d’une image, contrairement à ce que l’on pourrait croire n’est certainement pas cet hypothétique verso de la sculpture du mont Rushmore. En effet, le verso des pères fondateurs est situé dans le dos du photographe.
Un obstacle révèle quelque chose.
L’image est le lieu de projection de notre croyance dans le réel. Cependant on ne croit que dans ce que l’on peut ou veut imaginer. À moins qu’elle ne soit le lieu de projection de l’écran, c’est-à-dire l’obstacle En tant que lieu de projection de nos croyances, l’image fait-elle ou est-elle un obstacle au réel ? Et que révèle-t-elle de nos croyances ?
L’image est toujours tramée et toujours porté par un écran.
Même l’image photographique est tramée par une trame aléatoire, tout comme la peinture est tramée par les coups de pinceaux et par les poils
6 L’écran originel
En hébreu, selon José-Alain Sahel, « le mot qui dit le monde (חוֹלָם holam) signifie caché. Le monde c’est un écran, un voile, et il faut passer à travers, il faut aller chercher au-delà. » [4]
Et l’on retrouve dans chacune des lettres composant le mot holam cette idée d’écran ou pour le moins son reflet. En effet, la première lettre est Ayin (ע) qui signifie « œil » en hébreu. La seconde lettre est le Vav (ו) qui désigne le « clou ou doigt », ce qui unit deux objets séparés, qui enseigne la leçon de l’unité. Le Vav est aussi un préfixe de conjonction. La lettre suivante est le Lamed (ל) qui est localisé précisément au centre de l’alphabet hébreu, ce qui nous enseigne l’équilibre. Lamed signifie simultanément « enseigner » et « apprendre » Quant à la dernière lettre du mot Olam, le Mem (מ) se traduit par « eau ». Il semblerait que dans cette exégèse, l’eau reflète les images de manière parfaite et non déformée. Ici, que les images reflétées soient troublées n’est pas essentiels, ce qui est important, c’est que cet œil ne peut accéder à ce qui est au-delà du reflet, n’en tirer aucun enseignement.
7 En guise de conclusion : Les Ménines
Le tableau retourné (à gauche de l’image) des Ménines nous présentent le dos de l’image, sa face cachée et cet écran là fait écran à la face visible de l’image tandis que la réalité de l’environnement où se trouve accroché le tableau fait écran au hors-cadre de l’image. L’image un écran à la réalité, une image qui nous abandonne face à elle, qui nous fait écran en nous interdisant d’entrer en elle.
Ce tableau met en place une dramaturgie au service de l’immobilisme, du dissimulé, à l’opposé de la perspective selon Le Nôtre. En cela, il se révèle bien comme écran.
L’écran serait-il un pare-feu à l’image, une protection contre le feu de l’image ?
8 En forme d’épilogue : continuité ou rupture ?
Pour revenir à la première partie de cet article. La continuité et la rupture sont l’avers et le revers d’une pièce. Privilégier l’un aux dépends de l’autre, c’est se cantonner dans notre manichéisme. Si je m’attache à montrer cette continuité de l"image comme écran, c’est parce qu’actuellement, nombreuses sont les personnes et, pas seulement dans l’industrie du marketing, qui mettent en avant la rupture, la discontinuité dans l’évolution de l’humanité, pour que dans une tentative de compensation de cette volonté de mise en opposition, je m’attache à plaider la cause de la continuité. Mettre en avant la continuité pour éviter les querelles larvés et les querelles de chapelle des tenants de la rupture alors que l’Homme est un être d’évolution et non de révolution.