« Micro-méditation devant l’un de ces portraits imaginaires
On raconte que sir Walter Raleigh, attendant son exécution dans la Tour de Londres, décida d’écrire une histoire générale de l’humanité - façon plutôt passable de tuer le temps et de se rembourser ainsi par avance de la hache que lentement l’on aiguisait pour l’arracher à la vie
On raconte aussi qu’à peine cette monumentale entreprise fut-elle commencée, un bruit de querelle attira ses regards jusqu’au pied de la prison et lui fit entrevoir un crime ; plus tard, la discussion avec ses geôliers et ses visiteurs multiplia les facettes d’un épisode que sir Walter ayant cru univoque, parfait dans sa simple, dans sa fulgurante horreur de poignard et de cris. Quand il comprit, son modeste feu nocturne reçut l’aliment des pages déjà écrites ; dès cette nuit-là, le prisonnier accepta sans dérobade la course des heures qui Ie rapprochaient d’un échafaud encore à construire.
Tout,cela rne revient grâce à la télévision française, qui ces jours-ci a montré .« en direct » (comme ils disent) les images d’une opération terroriste à l’ambassade d’Arab1e Saoudite, la prise d’otages, les négociations, le départ des ravisseurs et des prisonniers à bord d’un minibus, l’arrivée au Bourget où un avion devait les amener vers d’autres, vers d’autres cieux. Impossible d’imaginer plus grand réalisme, plus grande proximité (des zooms parfaits, un son impeccable, des commentaires croisant plusieurs sources). Impossible d’imaginer un mensonge, une imbécillité, une parodie plus futile, plus grotesque : un drame au pied d’une tour que contemplent convaincus des millions de Français, sans se douter qu’un poète anglais jugé il y a des siècles invalide tout cela par son refus lucide. Qui pourrait accepter ce qu’il voit comme infailliblement vrai, et écrire l’histoire de l’humanité avec une conscience assurée et monolithique ? Maintenant que journaux, témoignages, révélation politiques, diplomatiques et policières montrent l’incalculable toile d’araignée de cette prise d’otages, la vision « en direct » se dégrade jusqu’à la nausée. Nous n’avons rien vu, c’est-à-dire que nous avons vu des images privées de sens, privées de ce qui définit du dessous et du dedans toute image. Ici, au contraire, à chaque page une plume ou un pinceau ou va-t’en savoir quels artefacts sauriens ouvrent et ferment à mesure un espace où s’installera une image qui, elle oui, est « en direct » :plénitude de sens se donnant à celui qui l’appréhendera autrement qu’avec des yeux conditionnés par la crédulité. »
Julio Cortazar, Territoires, Lot de dix griffouillages à profiter dans Nouvelles, histoires et autres contes, Quarto Gallimard