« Cette présomption d’affinité se retrouve sur toute la ligne, depuis le sens de « fac-similé » chez le peintre d’icônes jusqu’à la « contre-créativité », à la « provocation de Dieu » dans la famille des Prométhéens romantiques et modernes. J’espère mettre en évidence des corrélations entre l’éclipse du messianique et la « régression dans l’expression vide » de « Dieu », d’un côté, et l’évolution de formes d’art non figuratives et aléatoires, de l’autre. La déconstruction, dans les actuelles théories critiques du sens, est exactement cela : une « dé-construction » des modèles classiques du sens qui supposaient l’existence d’une autoritas précédente, d’un maître bâtisseur. Dans la déconstruction à la Derrida, il n’est ni « pères » ni commencements.
Lorsqu’il y a des formes esthétiques du « faire » ; le concept de création est simultanément inévitable et fâcheux. Une intelligence rigoureuse de la mimesis (comme dans la République de Platon), une lecture stricte de l’imitatio (comme chez certains néo-classiques et hyperréalistes) ne connait que la « recréation ». Observez l’inflexion péjorative du terme vers le ludique, vers l’interruption d’une activité sérieuse. L’artiste « raconte », il « conte à nouveau » il inventorie ce qui existe. Messiaen n’aura de cesse de rappeler que la dynamique de sa musique est une simple transcription du chant des oiseaux et des bruits que la Divinité a placés dans la nature.physique. Le contre-élan de la création au sens direct, de l’origination, n’en est pas moins insistant. Il est aussi vieux que les tout premiers chanteurs épiques et Pindare. Le miroir tendu au monde et à la vie de la conscience humaine est un « miroir constructif ». Le paradoxe de la réflexion constructive pourrait naître de la déformation, de la fécondité des « impuretés » optiques (au niveau physiologique, ainsi qu’on l’a prétendu pour rendre compte des distorsions chez le Greco). L’art pourrait bien être une incapacité à voir le monde tel qu’il est, une manière de fuir tantôt pathologique, tantôt simplement infantile, le « principe de réalité » (cf. Freud). Peut-être la fantaisie artistique ne fait-elle que recomposer ce qui est déjà là, agencer une mosaïque et juxtaposer au moyen de montages et de collages. Une tête ou un tronc humains sont greffés sur un corps de cheval. Un peintre a-t-il jamais inventé une couleur nouvelle ? Même les artefacts surréalistes ou non objectifs les plus anarchiques (le mot veut dire « non commencé ») du xxe siècle re-composent et des-ordonnent à dessein dans l’espace ou dans le temps des formes, des matériaux, des éléments acoustiques choisis parmi ce qui est à la portée de notre perception sensorielle. Il n’est pas de formes de création artistique, peut-on soutenir, qui ne vienne du néant. »
Georges Steiner, Grammaires de la création