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- Siècles noirsJames Ensor & Alexander Kluge

,  par Hervé BERNARD dit RVB, Jean-Louis Poitevin, philosophe, critique d’art, romancier

Affiche de l’exposition

Entretien Alexander Kluge & Julia Marchand, commissaire de l’exposition Siècles Noirs : James Ensor et Alexander Kluge à la Fondation Van-Gogh d’Arles du 16 novembre 2018 au 10 février 2019

Alexander Kluge et James Ensor, voilà une rencontre singulière entre des œuvres qui se prolongent plus qu’elles ne se ressemblent. En évoquant ici certains des aspects de sa relation à James Ensor, Alexander Kluge nous emmène dans un voyage au pays de concepts qui lui sont chers, ou plutôt il nous donne à voir et à entendre comment sa manière de penser lui permet de se connecter dans toutes les directions de l’histoire aussi bien avec des hommes du passé qu’avec des enjeux de l’avenir.

Le pessimisme d’Ensor, trouve ici un contrepoint amusant, en particulier lorsque c’est à des situations de crise réelles qu’il est confronté par la magie du verbe d’Alexander Kluge. La vision de deux hommes parvenant à échapper du naufrage du Titanic en utilisant le bois qui orne les murs des salons du bateau en fournit un bon exemple. On peut d’ailleurs « voir » ces quelques phrases comme un de ces petits films d’une minute qui peuplent son univers créatif.

C’est en fait la question relative à la temporalité, aux liens passé, présent futur que cette rencontre à venir entre ces deux artistes met en lumière. Qu’ont-ils donc à se dire ? Qu’ont-ils donc à nous dire ? Quelque chose qui a à voir avec une conception du temps qui tient à une compréhension intime du psychisme et non à la croyance en son irréversibilité officialisée par la raison.

C’est qu’en nous existent des strates physiologiques et psychiques qui nous rattachent à des épiques passées et sans doute dépassée mais qui pourtant continuent de vivre en nous et plus encore que d’y vivre de se manifester à travers nous.

© Ensor Foundation Ostend

Le grotesque apparaît alors comme le point de jonction entre Ensor et Kluge, au sens où il s’agit de chercher la forme qu’il prend chez chacun, une forme distincte mais qu’il convient de rapprocher. Car n’est-ce pas cela l’un des rôle de l’artiste l’une de ses fonctions sinon la plus importante ? celle de nous indiquer non pas tant un chemin à suivre que la manière de se repérer en période de crise.

Et la crise dont on nous saoule depuis plus de quarante ans apparaît alors pour ce qu’elle est, un moment de désorientation tel qu’il importe de ne pas se régler pour tenter de comprendre ce qui a lieu sur les évidences, mais bien sur les paradoxes.

Et l’un d’entre eux, est, pour Kluge, que vit encore en nous le paysan des temps lointains qui aimait à se lancer dans des jeux et des surenchères grotesques au sortir des travaux de la semaine, une manière d’échapper à la fois à la pesanteur du travail et à celle des mots, des ordres, des concepts.

Kluge comme Ensor ont une sensibilité affirmée pour percevoir et mettre en scène des situations qui réveillent en nous ce fond psychique qui est à la source de l’humour rabelaisien, de la vision ironique de Goya ou d’Ensor.

Voir des œuvres d’Ensor et de Kluge, c’est retrouver, dans le brouillard artificiel mais si prégnant dont nous enveloppe cette crise sans fin, un peu de visibilité. Ce que l’on voit est moins un chemin qu’une ouverture portant sur ce brouillard même. Voir le brouillard comme un théâtre d’ombre, c’est comme voir les masques. C’est aussi faire l’expérience à la fois du fond ancien qui couve en nous et que le grotesque ranime et d’une sortie du piège mental que nous impose cette crise sans fin.

Masques et chinoiseries
© Kunstmuseum Basel, Martin P. Bühler

En effet, face à ces œuvres, nous ne faisons pas que rire des autres, nous rions aussi de nous-mêmes. Et reconnaissant que nous sommes l’un de ces masques, nous devenons le rire même.

Et ce rire, rien ni personne ne peut l’arrêter, car s’il porte en lui les stigmates du pessimisme radical qui hante l’homme, il le met en scène d’une manière telle qu’il se dissout dans le brouillard et que devant nos yeux des têtes qui il y a peu semblaient horribles redeviennent belles.