Seconde partie : identité et fraude
Dans ce troisième volet de l’entretien, ce sont surtout les enjeux sociétaux de cette mutation dans laquelle nous sommes pris qui émergent et en particulier les problèmes qu’il faudra résoudre pour assurer à notre identité électronique la même sécurité que nos papiers d’identité nous garantissaient jusqu’ici. Des enjeux philosophiques se dessinent aussi qui nous conduisent à reconsidérer à la fois ce que sera la liberté et le sujet dans un monde balisé par les codes.
Les enjeux de la mondialisation de l'identité 3/3 from BERNARD Hervé (rvb) on Vimeo.
Prolégomènes à une nouvelle « gouvernance »
La dernière partie de l’entretien que nous ont accordé Maria Azevedo, Gilles Boisaubert et Christophe C. aborde des questions essentielles. En effet, sous couvert d’aborder des problèmes « techniques » relatifs au fonctionnement des dispositifs de surveillance des usages frauduleux de notre identité, c’est l’ensemble du processus des procédés et des procédures qui apparaît défaillant ou qu’il importe de revoir, de repenser si l’on veut échapper à une sorte de catastrophe technologique et humaine.
Ce dont il est finalement question ici relève du fonctionnement global de notre monde, de l’aveuglement généralisé de tous ceux - dont nous sommes - qui pensent que l’essentiel est fait pour les protéger, que ce soit dans ce domaine ou dans d’autres, lors même qu’en fait, c’est quelque chose d’autre qui a lieu, une sorte de plongeon permanent dans l’inconnu que l’on répète à n’en plus finir comme si c’était là le seul moyen de ne pas s’apercevoir que l’on est en train de se perdre « volontairement ».
C’est ainsi que chaque « nouveauté technologique » prolonge cet état en répétant le saut dans l’inconnu, au sens où il faut, lors de son imposition par le marché, s’adapter à nouveau à quelque chose que l’on n’a pas souhaité. Cette dérégulation permanente des comportements est l’un des moteurs qui préside à l’aveuglement généralisé qui nous affecte.
L’univers de la sécurité relative aux documents d’identité et aux fraudes qui sont aujourd’hui possibles met en scène cet aveuglement qui est le fait à la fois des pouvoirs publics et des acteurs-consommateurs que nous sommes, car c’est bien nous qui, à l’origine, diffusons, sans penser à mal, ces documents. Mais c’est bien parce que nous ne sommes pas conscients du danger, pas informés sur les risques, pas formés à la vigilance, que notre identité peut à chaque instant nous être dérobée, être utilisée par d’autres sans que nous le sachions et faire que nous nous retrouvions un jour accusé d’avoir commis des actes délictueux lors même que nous ne sommes pas cet « autre nous-même » qui a par exemple fait tel ou tel emprunt qu’il ne rembourse plus.
Alors, oui, il faudrait que tout change, la prévention, l’éducation, mais aussi les lois, les décisions des pouvoirs publics. Mais il y a plus : au vu de la situation, il importe aussi que contraints et forcés, nous fassions le pas de considérer que notre sécurité numérique est aussi importante que notre sécurité dans la rue et qu’il importe donc d’instaurer des règles et des lois pour qu’elle puisse être assurée.
Alors tout bascule. Nous nous apercevons qu’il nous faut NOUS penser autrement que nous ne le faisions jusqu’ici, que nous sommes autant sinon avant tout des êtres numériques et que les règles qui gouvernent cette nouvelle strate de notre personnalité impliquent que nous repensions deux ou trois choses aussi importantes par exemple que ce que nous entendons par liberté ou par sujet.
Ainsi, en écoutant cette conversation passionnante, nous nous trouvons faire face à l’enjeu auquel nous conduit et nous contraint la révolution technologique : nous repenser en repensant notre relation au monde que nous avons sinon voulue du moins acceptée et dans laquelle, que nous le voulions ou non, désormais nous sommes pris.
Néanmoins nous ne sommes pas tout à fait à court de moyens pour penser ce changement de paradigme si nous acceptons à la fois de reconnaître ce qui se répète et de prendre la mesure de ce qui « diffère » profondément entre hier et aujourd’hui, entre l’homme sujet et le sujet de l’ordre technologique.
La théologie et son questionnement de notre « provenance », aussi bien que la philosophie politique, peuvent nous aider à nous orienter dans ce nuage gris des strates invisibles à l’œil nu qui composent pourtant notre réalité aujourd’hui.
Mais ce qui reste pour l’instant indéterminé, c’est de savoir si nous pouvons accepter par exemple de sortir du modèle biologique pour penser la provenance, ou des pensées du sujet et de la volonté pour penser ce que nous sommes devenus. Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui nous sommes pris dans le gel sombre d’un aveuglement. Ce dernier a pour source la mécanique du déni qui recouvre le réel comme le pensable depuis un siècle. Ceci s’est transformé en une politique du mensonge généralisé, politique dont subissons les conséquences, impuissants que nous sommes, non pas dire la vérité, fût-elle « seulement » la nôtre, qu’à la repérer, à la formuler, à la partager.
Alors, oui, il nous faut faire face et c’est bien ce à quoi, optimistes malgré tout, les trois acteurs de cet entretien nous convient.