Regard sur l’image

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- Peinture chinoise vs peinture occidentale V7

,  par Hervé BERNARD dit RVB

« Je ne peins pas l’être, je peins le passage. »
Montaigne

1 Invention
L’invention du paysage chinois a lieu au cours du IVe siècle de notre ère à travers une évolution de l’expression shanshui (montagne-eau ou montagne-rivière) à l’époque des Six Dynasties dans la Chine du Sud [1]. Ce terme désigne le paysage de montagne et d’eau, il ne peut donc être employé pour le paysage urbain et cette impossibilité reste vivace.

Ce paysage, bien antérieur au concept européen —tel qu’il est pensé depuis Louis XIV— est né, au IVe siècle, du regard porté sur le panorama par les lettrés lors de leur retour à la campagne. Le premier texte connu sur la thématique du paysage, « Introduction à la peinture », est de Zong Bing (375-443). Quant à l’acte de naissance officiel du terme paysage en chinois, il est très précisément daté du 3e jour du 3e mois de l’année 353, qui était le jour d’une fête traditionnelle.

À cette occasion Wang Zishi, un célèbre calligraphe, réunit une quarantaine d’amis dans Le Pavillon des Orchidées, sa propriété. Lors de cette journée eut lieu, comme chaque année, une sorte de joute poétique. Chacun devait composer des distiques (poème en 2 vers) qui devaient être rédigés pendant la durée du déplacement d’une coupe de vin, sur une distance déterminée du ruisseau de cette propriété. Suite à cette joute, plusieurs des poèmes écrits ce jour-là attestent de l’utilisation du terme shanshui dans un sens poétique et non comme terme d’ingénierie hydraulique. [2]

Ping ding Kuoerke zhan tu, or Pictures of the Campaigns against the Gurkhas (i.e., Nepalese), China, ca. 1793.

2 « Les peintures narratives »
Les « peintures narratives » (périodes médiévales des Six Dynasties jusque la période Tang soit de 265 à 907) chinoises atteignaient parfois une longueur de 10 mètres. Le peintre juxtaposait, sur cette longueur, des scènes qui se déroulent dans le temps et l’espace. Dans ce genre, le protagoniste n’était pas systématiquement situé au premier plan.

Après s’être détachées de thèmes religieux, les motifs de ce type d’illustration font directement référence à des passages de récits littéraires ou historiques. Cependant, ces motifs introduisent parfois des clichés littéraires n’appartenant pas directement au récit de référence. Ils permettent alors une réinterprétation du texte original. Bien souvent, ces « clichés » littéraires, ces ajouts, sont des illustrations de textes classiques et cette association donne naissance à un sens nouveau. Les scènes, comme dans «  L’ode à la nymphe de la rivière Luo  » du peintre Gu Kaizhi (345-406) sont séparées par des arbres et des collines. Ces textes donnent lieu donc à un va-et-vient image-texte qui produit un nouveau sens.

3 Une peinture de communion avec le lieu
« Avant d’aborder le Paysage, il faut s’assimiler la nature et l’esprit de la montagne et de l’eau. Lorsque le peintre possède en lui la nature et l’esprit de la montagne, son pinceau épousera avec vigueur les postures de toutes les montagnes, la manière dont elles s’embrassent ou s’étirent, s’élancent ou s’assoient, se penchent en avant ou se ramassent sur elles- mêmes. Lorsque le peintre possède en lui la nature et l’esprit de l’eau, son pinceau recréera avec vivacité tous les mouvements d’un cours d’eau, la manière dont les vagues se heurtent ou se succèdent, dont elles s’incarnent en de multiples formes fantastiques, tantôt tumultueuses comme des animaux en furie, tantôt apaisées, ainsi qu’une rangée de nuages. » [3]

4 La structure « apparaissant-disparaissant »
Toujours selon François Julien, dans la peinture chinoise, [4] ce qui donne de l’efficacité au paysage, c’est la structure « apparaissant-disparaissant ».

La représentation chinoise est une peinture de transition, la peinture occidentale est une peinture de figuration, de présence, de chiffrement. En anglais, les chiffres sont désignés par le mot figure qui désigne aussi en français le visage.
Effacement-disparition ----> éloignement
Effacement-disparition ----> dissimulation par le caché mais aussi par la perte de détail au loin
Effacement-disparition ----> obstruction-bouclage
Dans la figuration occidentale, le visible est primordial alors que dans la peinture chinoise, il semble que le caché prime.

Hehuanshan Taroko National Park, avec le soutien du Hakka CulturalCenter, Taiwan. © Hervé Bernard 2019

Cette structure du “ ni-ni ”, constante de la peinture chinoise conduit à la notion d’apparaissant-disparaissant. Elle ouvre aussi la porte à un paysage qui ne se réduit pas à la représentation picturale. Ainsi, ce paysage peut-être parfumé, présenté dans un intérieur ou encore un jardin conçu comme une représentation iconique d’un paysage. Ce dernier mode de représentation du paysage est complètement inconnu de l’Occident.

Cette structure de l’apparaissant-disparaissant explique que la lumière ne soit pas le sujet de la peinture chinoise. Elle est aussi, avec une pensée de l’individu différente, l’une des autres explications de l’absence, dans la peinture chinoise, d’un équivalent à la perspective occidentale. Il est vrai que la pensée chinoise n’est pas dialectique mais cumulative.

« De près, voire de l’intérieur, elle dessine les personnages marquants d’une pensée dont le signe distinctif semble être la continuité. L’absence de toute ontologie et surtout le souci de l’action font de cette pensée une connaissance non dialectique et finalement non philosophique, du moins par rapport au paradigme grec. Cumulative, mue par une dynamique spiraloïde qui s’efforce de capter et de restituer le flux incessant des transformations, la pensée chinoise manifeste son originalité bien plus dans ses enjeux que dans son contenu théorique. L’ordre social et l’ordre cosmique se rejoignant et se confondant, il s’est agi dès lors pour tout penseur chinois « non pas de toujours mieux raisonner mais de toujours mieux vivre sa nature d’homme en harmonie avec le monde ». [5]

5 La figuration occidentale
La figuration occidentale affirme : il y a ou il est. C’est-à-dire selon le sujet, il y a quelque(s) chose(s) ou quelqu’un(s) dans un lieu donné, à un moment, à un temps donné. C’est en ce sens, que la figuration est une invention occidentale et que les autres images qui « ressemblent à quelque chose » n’appartiennent qu’à la représentation.

Curieusement, en voulant faire l’éloge de l’unicité, la civilisation de l’individu a créé un art mimétique : la peinture figurative. Alors que la peinture chinoise prétend ou désire représenter l’absolu d’un paysage (voir du paysage). Elle est donc à l’opposé du spécifique qui est le trait de caractère de la peinture selon la perspective. En effet, la peinture occidentale peint l’unicité d’un paysage à la fois dans l’espace et le temps. Pourrait-on alors dire que la peinture occidentale peint un paysage dans son unicité individuelle spatiale et temporelle, dans sa figure, au sens français du terme ? La peinture occidentale dévisage-t-elle le paysage ?

Le peintre chinois peint des modifications, il est donc dans le mouvement, dans la dynamique. Le peintre occidental pérennise l’instant. Il rend permanent le fugace. Par conséquent, il fige, immobilise et immortalise. Pour le peintre occidental, depuis louis XIV, il y a ou il n’y a pas quelque chose au moment où il dépeint un endroit. Alors que le peintre chinois peint comme si il y avait ou comme s’il n’y avait pas. Ici, le conditionnel et le comme si sont essentiels car ils laissent entendre que non seulement le peintre n’est pas dupe de ce qu’il peint mais, il n’est pas dupe de ce qu’il voit. Il choisit la transition tandis que nous choisissons une hypothétique stabilité, constance. À notre oreille d’Occidental, ce comme si nous laisse croire à un jeu : on fait semblant d’y croire. Il en résulte que la peinture chinoise est une peinture de la suggestion de la présence plutôt qu’une peinture de l’affirmation de cette présence.

« Il en est de la pensée en Chine comme de la peinture de paysage : les Chinois n’ont jamais éprouvé le besoin de reconstituer la vision en perspective qui suppose un point de vue idéal. Ils lui ont toujours préféré la "perspective cavalière. » [6] Cette pensée suit le mouvement concret de la vie plus que les articulations abstraites de la théorie.

Free Spirits Among Streams and Mountains 1684
par Wang Yuanqi -Wang Yuan-ch’i

6 L’image créatrice de la vie ?
Quand François Julien affirme, en citant Wang Wei, que :
 « pour servir de définition à la peinture, [que], tandis que le peintre « transfère l’esprit en déterminant des matérialités concrètes et que son encre légère tombe sur la soie vierge », ce qui a figuration, en fonction de cela, se trouve instauré » ; et ce qui « ce qui est sans forme, en fonction de cela, se trouve engendré ». Wang Wei évoquerait-il la croyance en un pouvoir de l’image d’engendrer tel que les mythologies occidentales l’envisagent avec le mythe du Golem, celui de Frankenstein et de nombreux autres mythes occidentaux dont les plus récents avatars sont les robots et les algorithmes. [7] Cependant, l’absence d’un mythe créateur nous fait douter de notre interprétation.

Rare Chinese Battle Prints Come to the Getty Research Institute

- Sur le flou dans la peinture chinoise et occidentale :

- Le paysage, imagination du réel V2

Postface
Réalisation : 木岡さい Akiko & Cy

Tentation du paysage sino-japonais (Fall 2021) from 木岡さい_KiokaCy on Vimeo.