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- Outil et création : quelle(s) relation(s) ?

,  par Hervé BERNARD dit RVB

Outil et création : quelle(s) relation(s) ?

« Il est impossible d’écrire avec une plume métallique. »
Stendhal

« La technique est faite pour être oubliée. A condition d’avoir été apprise... »
Picasso

 L’homme fait son outil, après quoi, c’est l’outil qui fait l’homme. ”
Henri Vincenot.

© Hervé Bernard 2005

Avertissement : cet article est une reprise, succintement modifée, d’un article paru dans la lettre de la CST en 2004. Pour l’actualiser, il faudrait aussi aborder la photographie et l’impression 3D et l’arrivée de l’IA, cependant, les questions posées par l’IA sont déjà latentes avec la génération de textes aléatoires. À cette liste, on pourrait aussi ajouter le sténopé, les rayogrammes. En fait l’IA est un renouvellement de la question du lien entre l’outil et la création.

La création artistique est étroitement associée à l’utilisation d’un outil fût-il le plus simple, la plume pour la littérature. Comme tous les outils, la plume nécessite un apprentissage technique Il est donc difficile de dissocier création et technique, il reste cependant important de tenter de comprendre cette interpénétration. Plus largement, un rapide parcours de l’histoire de l’art montre que les techniques artistiques ont une influence sur la création. Ainsi, la peinture n’aurait pu exister sans l’invention des colorants, la photographie et le cinéma sans la découverte de la sensibilité des grains d’argent à la lumière...

Dans la littérature
Selon les historiens, le passage du rouleau de papyrus au livre a permis d’écrire des ouvrages plus longs. Même s’il était possible d’écrire sur plusieurs rouleaux consécutifs, un livre, quelle que soit son épaisseur, est plus maniable qu’une succession de rouleaux et il est moins fragile. Toutefois, l’évolution des styles littéraires est aussi liée à l’évolution des techniques d’écriture.

Cette évolution technique se fait à deux niveaux : la technique d’écriture influence le style ou le style influence la technique dans le cas de la scolastique. En effet, simultanément à son « invention » par saint Thomas d’Aquin, la mise en pages des livres change pour pouvoir respecter le jeu des questions-réponses. [1]

Toujours dans le domaine de la mise en forme du texte, et selon Gérard Blanchard, la typographie déstructurée ne peut s’utiliser qu’avec un texte déstructuré. Dans ce cas, la lettre est utilisée pour ralentir la lecture, ce qui amène le lecteur à lire plus attentivement ou selon un rythme imposé. On ne peut lire L’Après-midi d’un faune, de Mallarmé, à la vitesse d’un poème hugolien dont le rythme puissant s’oppose, par son flot continu –qui nécessite une grande lisibilité– au débit marmoréen. De même, dans les Calligrammes d’Apollinaire, la mise en pages, apparemment déstructurée, s’avère une nécessité pour que chaque mot puisse prendre pleinement son sens et jouer son rôle. Par contre, un texte juridique ou théorique, par nature extrêmement construit, ne peut être composé avec une typographie déstructurée, car elle nuit à sa compréhension. S’il faut, à la fin de chaque paragraphe, partir à la recherche du suivant, on risque de perdre le fil du raisonnement juridique. [2]

Pour être encore plus terre à terre, de nombreux écrivains, à l’époque de l’invention du stylo-plume puis du stylo-bille, ont parlé de la libération du rythme des phrases avec l’arrivée de ce nouvel instrument. En supprimant l’acte de tremper sa plume dans l’encrier, ces nouveaux outils mettent fin à une scansion du rythme littéraire par un acte physique. Toujours pour parler de Proust, sa quête de l’instant est intimement liée à la photographie et à la matérialisation de sa brièveté. Avant l’arrivée de la photo, cet instant, né avec l’horloge, avait une autre échelle. Il s’agissait de la minute, au mieux de la seconde. Mais, avec la photo, nous parlons du 1/500e de seconde, voire d’un temps encore plus bref. En effet, il s’agit maintenant de l’instant où une balle de pistolet pénètre dans sa cible, moment invisible sans l’invention de la photographie stroboscopique. C’est justement la photographie qui nous a donné cette conscience de la brièveté de l’instant même si des poètes comme Ronsard l’on déjà évoquée. Et il est ‘’logique’’ que Proust, l’écrivain « à la recherche du temps perdu », ait écrit, ait vécu lors de la période de développement de cette technique.

Toujours pour continuer sur le parallèle littérature-industrie de l’image, selon les historiens de la littérature, le nouveau roman n’existerait pas sans le cinéma. Ainsi, son apparition est concomitante de celle de la Nouvelle Vague, qui introduit une bande-son où les voix ne sont plus hiérarchisées, mais brouillées comme dans la vie. Et certains auteurs du Nouveau Roman, selon Pierre-Louis Rey, reprendront ce procédé pour le pousser à ses limites, avec des textes comme Vous les entendez, de Nathalie Sarraute, ou Le Voyeur, d’Alain Robbe-Grillet. Pour ce mouvement littéraire, ces liens sont tellement vivaces que certains de ses membres sont passés derrière la caméra.

Ces nombreux liens entre la création littéraire et la technique sont encore plus forts pour l’écriture automatique, qui a retrouvé une nouvelle vigueur avec l’arrivée de l’ordinateur, comme le confirme le travail de Jean-Pierre Balpe, membre fondateur du groupe Alamo (Atelier de littérature assisté par la mathématique et l’ordinateur), avec ses logiciels d’aide à l’écriture. Ses programmes sont capables de générer à l’infini des textes dont il est difficile, voire impossible, de deviner leur origine informatique. Ici, la technique informatique, les capacités analytiques de la sémantique, se joignent pour former une technique de création littéraire très particulière, qui amène une interrogation sur la définition de l’œuvre.

Pour continuer sur le registre du lien entre les techniques informatiques et la création littéraire, l’apparition de romans écrits du point de vue de plusieurs personnages est concomitante de celle de l’interactivité. Et c’est l’interactivité qui a donné une nouvelle dynamique à la lecture de textes comme Cent mille milliards de poèmes, de Raymond Queneau, grâce à l’accès aléatoire. Celui-ci a permis d’exploiter l’aspect combinatoire de cette œuvre publiée à l’origine sous forme d’un ouvrage dont les pages sont découpées en languette combinable pour former à chaque fois un nouveau poème. Et s’il est bien un écrivain chez qui la maîtrise technique est devenu un jeu, c’est Raymond Queneau qui fut capable de s’imposer des règles mathématiques comme structure de ses romans, sans pour autant faire une œuvre insipide.

Dans les arts de la scène
Le théâtre d’aujourd’hui ne peut exister sans l’éclairage électrique, qui fait surgir du noir d’une scène immense l’acteur seul, le rendant visible même pour les spectateurs du fond. Cette technique a d’ailleurs été merveilleusement utilisée, par Jean-Claude Marouani, dans la mise en scène des spectacles de Jacques Brel et dans son film sur ce chanteur. De même, l’arrivée du microphone dans la chanson a un rôle tout aussi fondamental dans son évolution. Ainsi, Barbara ou Brassens n’auraient pu affronter de grandes salles sans cet outil, sans parler de Jane Birkin… Même Johnny Halliday ou les grands groupes de rock comme les Pink-Floyd ne sauraient remplir les stades sans leur puissante sonorisation.

© Hervé Bernard 2024

Dans la musique
Dans le domaine de la musique, avec l’instrument, la frontière entre technique et création devient encore plus floue. Comment écrire une partition sans maîtriser le solfège ? Comment jouer d’un instrument sans maîtriser sa technique ? Plus largement, l’histoire de la musique est liée à celle de la technique de fabrication des instruments. Où est la limite entre l’outil et l’instrumentiste dans le cas des instruments à vent ?

Selon les musicologues, l’œuvre de Liszt et celle de Chopin seraient totalement différentes sans le piano à double échappement. Le piano à simple échappement est né du mariage entre le clavicorde et le clavecin et ses débuts furent difficiles. C’est la découverte, en 1823, du double échappement par le Français Sébastien Erard qui donne à cet instrument toute sa place. Dans l’échappement simple, le marteau retombe entièrement après avoir frappé la corde. Il parcourt donc une courbe assez longue. Dans le double échappement, le marteau est retenu après sa chute. Il reste donc à proximité de la corde. Cette position évite de relever entièrement la touche pour la faire « parler » à nouveau. Cette interruption de la trajectoire facilite les enchaînements rapides de notes, les trémolos et les trilles qui ouvriront de nouvelles possibilités aux compositeurs romantiques.

Simultanément, presque à la même époque (1840-1850), l’apparition de l’orgue Cavaillé-Coll est concomitante de l’apparition des premières symphonies pour orgue. Grâce à ce nouvel instrument, le grand plein-jeu n’est plus la base sonore de l’instrument et l’orgue romantique repousse le registre sonore vers l’aigu. Un certain nombre de compositeurs, tels César Franck ou Charles-Marie Widor, n’auraient pu composer leur œuvre sans cet orgue. Parallèlement, ces innovations techniques complexifient l’interprétation de toute la musique antérieure à son apparition. Et, toujours selon les musicologues, c’est la technique du Cavaillé-Coll qui permit l’arrivée ultérieure de l’orgue électronique (c’est-à-dire sans tuyaux). En ce qu’il a dû négliger d’acquis antique, Cavaillé-Coll fut le père et le précurseur de l’« orgue symphonique », dont la dernière expression fut l’orgue de cinéma ou de jazz. [3]

Aujourd’hui, nous devons la possibilité d’écouter le clavecin, et par conséquent les pièces de Jean-Sébastien Bach écrites pour cet instrument, au travail de Wanda Landowska au début du 20e siècle. C’est à sa demande que le facteur Pleyel se lance, en 1911, dans la fabrication de cet instrument totalement disparu. De même, c’est à son intention que la Hochschüle de Berlin ouvre une classe de clavecin (1913-1919). Enfin, c’est aussi à son intention que Manuel de Falla, en 1926, et Francis Poulenc, en 1927, composent les premiers concertos modernes destinés au clavecin. Là aussi, les liens entre la technique et la création sont évidentes.

Par ailleurs, si, selon le soliste Hopkinson Smith, spécialiste de Jean-Sébastien Bach, les Sonates et Partitas de Bach sont une torture pour les violonistes, c’est parce que leur écriture était probablement faite pour le luth. Il a d’ailleurs vérifié son hypothèse en en faisant une transcription pour cet instrument. Pour faire ce travail, il s’est d’ailleurs basé sur une transcription de de la Partita n°3 en mi majeur réalisée par Bach lui-même. Et il justifie son point de vue en disant : « La musique ne sert pas à jouer d’un instrument ; c’est l’instrument qui libère la musique. »

Ce lien entre l’instrument et la création est encore plus fort dans le cas du compositeur Wyschnegradsky (1893-1979, élève de Scriabine) qui crée, en 1929, avec Alois Haba, un piano à trois claviers dont un, en quart de ton, car les pianos classiques, en demi-tons, ne pouvaient permettre l’interprétation de sa musique crée en quart de ton. Ultérieurement, en 1958, il écrira une œuvre pour piano à tiers de ton avant d’avoir pu écouter cet instrument et une après l’avoir écouté. Cet exemple montre bien l’aller-retour continu entre œuvre et instrument.

Comme le signale Bernard Stiegler, directeur de l’Ircam, ces innovations techniques ont un effet sur la création, mais aussi sur l’écoute de la musique. Grâce au phonogramme et au magnétophone, le mélomane a pu passer d’une écoute linéaire à une écoute analytique. Cet outil lui a donné la capacité d’explorer la musique en associant des partitions à l’intérieur d’un même morceau ou de plusieurs morceaux sans avoir besoin de jouer d’un instrument. Et les enregistreurs ont transformé l’écoute en permettant une audition discontinue, alors que le concert impose une écoute ininterrompue. Enfin, cet outil supprime la partie visuelle de l’écoute d’un concert. L’auditeur n’est donc plus influencé (ou distrait) par les grimaces du chef d’orchestre ou des musiciens quand il écoute un disque chez lui [4]. Il sera d’ailleurs éventuellement distrait par d’autres éléments comme le chat qui bondit sur ses genoux.

Sait-on que le phonogramme a renouvelé non seulement l’écoute de la musique, mais qu’il a aussi transformé l’écriture musicale. Ainsi, l’accélération du rythme à la fin du Boléro de Ravel serait due à la volonté de son auteur de le faire « tenir » dans trois faces de 78 tours et non à un choix esthétique de son premier interprète, Serge Koussevitzky, chef du Boston. Symphony Orchestra.

Dans la peinture
Dans la peinture, le rôle de l’outil, et donc de la technique, est aussi crucial. Le passage de la main et du tampon de la peinture préhistorique au pinceau comme outil fut un moment charnière de l’histoire de la peinture. De même, le passage de la technique de la fresque à la toile à la Renaissance est un tournant de l’histoire de la peinture, non seulement dans la technique, mais aussi dans la manière de la regarder, puisque la peinture, d’objet fixe, devient un objet mobile. Cet évènement est simultanément accompagné par l’apparition de la perspective, technique qui a modelé notre vision du monde. Autre moment important dans la transformation de la peinture : le changement de diluant. La peinture à l’œuf, à l’huile ou à l’acrylique n’ont pas les mêmes contraintes techniques et les mêmes capacités de reproduction de la couleur. Un peintre ne peut ignorer ces techniques et leurs obligations. Il s’appuie même sur ces contraintes pour construire son œuvre. Cet exemple montre aussi que l’outil n’est pas un objet mais plutôt, un ensemble d’objets qui sont en relation les uns avec les autres.

Peinture aux couteaux ©Nikoletta Király

Ainsi, l’impressionnisme n’existerait pas sans l’invention du tube de peinture, qui a dégagé les peintres du travail de mélange des couleurs. Est-il possible de faire un parallèle entre le stylo-plume à réservoir et le tube de gouache ? Outre le fait qu’ils sont nés à la même période, dans les deux cas, leur rôle libérateur est indéniable. Libération qui permet de suivre plus facilement le rythme de son inspiration et, surtout, laisse les peintres sortir des ateliers pour travailler sur le vif tout en facilitant le mélange des couleurs. Ultérieurement, le style de Van Gogh est marqué par l’emploi du couteau à peinture, technique particulière qui donne des résultats très différents de celle du pinceau.

Plus récemment, le pistolet à peinture, l’aérographe et la photographie sont les outils par excellence des peintres hyperréalistes, tel Jacques Monory ou Peter Klasen. C’est l’association de ces trois techniques qui fait émerger une peinture aussi lisse et aussi exacte. En effet, cette exactitude est due notamment à l’utilisation de la projection de diapositives comme fond de toile, comme esquisse. L’hyperréalisme est une conséquence de l’apparition de la photo et n’aurait pu exister sans la photo, qu’il exploite abondamment. La photo en est même un préalable. Cette technicité de la peinture est d’ailleurs revendiquée chez ces peintres.

Les « arts mécaniques »
Dans la photographie
A tout seigneur, tout honneur, la photographie n’existerait pas sans l’invention de la chambre noire, la fameuse « camera obscura » qui a elle-même permis la mise en forme des lois de la perspective. Ultérieurement, l’invention de la pellicule en 1888 par George Eastman a joué un rôle immense dans le développement de la photographie, et notamment dans l’évolution du reportage. La « photo sur le vif » serait profondément différente sans ce support. Associée à l’invention du 24 x 36 par Oscar Barnack en 1914, elle a permis, quelques années plus tard, l’avènement de photographes comme Cartier-Bresson, Lee Frielander, Koudelka... Dans l’évolution de cet outil, l’invention de la photo couleur est une étape importante.

Plus récemment, on pourrait aussi parler de la transformation du reportage par l’arrivée massive de la télévision. Arrivée qui a provoqué la disparition de magazine comme Life. Disparition qui a entraîné la fin du reportage de fond, fruit de plusieurs mois de travail, si utile au développement d’une réflexion sur l’actualité, au profit d’un travail donnant la priorité à l’événement, à l’instant. On a cru que ertains usages du CD-Rom et du DVD-Rom ou encore des sites internet pourraient retourner ce mouvement et donner naissance à un renouvellement du reportage photographique. Ces supports permettent à nouveau de « publier » l’intégralité de ce type de reportage pour un coût de fabrication moindre et rendre, économiquement plus viable, ce type de travail. Malheureusement, ces tentatives ne furent qu’un feu de paille.

© Hervé Bernard 2024

En photographie, l’optique, en tant qu’outil, joue aussi un grand rôle. Ainsi, avec un 45 mm, focale qui correspond grosso modo à la vue humaine, on ne fera pas la même photo qu’avec un 135 mm, petit téléobjectif qui commence à écraser les perspectives. De même que cette photo sera encore différente avec un 20 mm, objectif grand-angle plutôt dédié à des paysages ou à des vues d’ensemble. Cependant, rien n’interdit de l’employer pour un autre usage. Ainsi, quelques photographes utilisent un 20 mm un peu comme un objectif macro, pour photographier des gros plans en raison de leur grande profondeur de champ. La spécificité des nus de Bill Brandt est due, notamment, à cette utilisation particulière du grand-angle. De même, avec un viseur ventral, comme sur les moyen-formats, on adopte un point de vue, qui correspond à celui d’un enfant tandis qu’avec un viseur à prisme, on choisit un point de vue visuel correspondant à plutôt à un adulte. Ces connaissances techniques sont à la base du travail de tout photographe.

Dans le cinéma
Selon Yves Rifaux, dans le cinéma, pour que l’image s’anime sur les écrans, cinq composants, outre la photographie, ont dû être inventés :
1) L’écran
Son origine se perd dans la nuit des temps. Il apparut voici des millénaires avec les spectacles d’ombres chinoises.
2) L’appareil de projection
Cet équipement est essentiel dans la décomposition des images en photons pour les faire voyager sur les ondes de la lumière (pour mettre d’accord Newton et Planck). C’est d’abord la lampe à huile des ombres chinoises puis, la lanterne magique, des nécromanciens et autres manipulateurs d’opinions religieuses depuis la Chine antique, les Phéniciens ou les Grecs.
3) Le film souple, avec l’invention du celluloïd en Amérique (brevet de 1863).
4) Et, surtout, le procédé d’enregistrement et de restitution du mouvement, dont la sensation ne nous est possible que grâce à cette « mémoire de la rétine » qu’analysa M. Plateau, qui lui donna même, dès 1820, son temps de « pose » : 1/24e. Temps de pose que l’on aurait, aujourd’hui, tendance à accélérer pour garantir un meilleur rendu du mouvement et afin de réduire la stroboscopie dans certains mouvements de caméras.
5) Vint ensuite l’invention par Maxwell du principe de la séparation trichromique (rouge, vert, violet) et de la photographie en trois « passes » à partir du film noir et blanc et de ses trois filtres. C’est ce procédé qui permit le développement du cinéma Technicolor et qui fut repris par la société Leaf avec son premier moyen-format numérique en couleur.

Méliès doit la réalisation de ces films, qui n’ont rien à envier par leurs effets, aux techniques les plus contemporaines, à sa maîtrise technique. Ultérieurement, les inventions à l’origine de l’évolution de la technique cinématographique furent nombreuses et elles étendirent à chaque fois le champ d’action des créateurs. Pour ne citer que les plus importantes, il y eut bien sûr le cinéma sonore. Puis, dans les années 50, la caméra Eclair Cameflex Coutant qui permit le tournage caméra à l’épaule. Associée au magnétophone Nagra quartzé, ils joueront tous les deux un rôle essentiel dans l’arrivée de la Nouvelle Vague. Un film comme Soy Cuba, réalisé en 1963 par Mikhail Kalatozov, édité en DVD en 2004 par MK2, est là pour montrer le lien étroit qui existe entre cette caméra et l’esthétique de l’image. De même, dans les années 1962-1963, l’Eclair 16 mm, première caméra autosilencieuse sera, elle aussi, une étape importante du tournage avec prise de son en direct. Toujours dans le domaine de l’image, il y eut ensuite la caméra Aaton 35, encore plus légère. Cette légèreté autorisa des mouvements de caméra encore plus fluides, et son inventeur, Jean-Pierre Beauviala, en introduisant le keycode, timecode du cinéma [5], a révolutionné les techniques de montage cinéma. Sans oublier les apports contemporains de la spatialisation du son pour aboutir à l’Atmos, invention fondamentale qui a renforcée la présence de la bande son, dont le rôle s’étend bien au-delà de la diffusion des dialogues.

On pourrait continuer une longue énumération de transformations techniques qui ont soutenu l’évolution de la création cinématographique et, dans cette liste, il ne faudrait pas oublier la vidéo et le numérique. Quant aux tournages caméra au ras du sol, ils n’existeraient pas sans l’invention du Steadicam, à la demande de Stanley Kubrick, et sans l’image de synthèse, comme le montrent des « rides » tels que La Mine du Diable, de Ben Stassen et Douglas Thrumble [6]. Auparavant, ce dernier réalisa d’ailleurs les effets spéciaux de 2001, l’odyssée de l’espace de Kubrick.

Autre évolution technique, avec l’arrivée des caméras DV puis des appareils photos caméras, l’intimisme n’appartient plus seulement au domaine du roman. En effet, ces caméras, à peine plus grosses qu’un micro, permettent à l’opérateur de s’insérer dans une conversation, de tourner des autoportraits. Leur petite taille a aussi transformé la position du cadreur, qui est passé d’un être humain caché derrière une grosse machine à un visage expressif. Ainsi, dans certains documentaires tournés avec ces outils, apparaît un dialogue avec le cadreur chose impossible avec une caméra cinéma même en 16 mm.

Plus globalement, la vidéo augmente encore l’importance du montage, avec des prises en continu, sans l’interruption du « coupez ». Car, avec des cassettes puis, des fichiers d’une heure, voire plus, une prise n’est plus limitée par la capacité du magasin pellicule de la caméra. Ce qui transforme non seulement le jeu des comédiens en laissant, éventuellement une plus grande place à l’improvisation, mais aussi la technique de tournage, de montage et par conséquent, la réalisation comme le fait remarquer Costa-Gavras [7].

Pour revenir aux synergies entre les techniques artistiques, les liens entre l’interactivité et un film comme Smoking - No Smoking, d’Alain Resnais, apparaissent avec cette utilisation incessante du « ou bien », qui laisse le spectateur s’imaginer appuyant lui-même sur les boutons d’une console de jeu et opter pour un choix plutôt que pour l’autre, voire essayer successivement les deux, et ainsi construire une infinité de variations.

Par ailleurs, bien malin celui qui pourra expliquer où se trouve la limite entre la création et la technique quand on fait une correction de chromie en photographie ou à l’étalonnage d’un film… A quel moment est-il possible de dire qu’une correction de deux points de jaune est une correction technique ou une correction artistique ?
L’un des paradoxes du numérique est de permettre le retour à l’œuvre d’une seule personne, y compris dans le film, comme le montre le travail de Jacques Barsac. La grande innovation des nouvelles technologies, du point de vue de la création, et quel que soit le domaine artistique, c’est de donner la possibilité aux créateurs d’assumer à nouveau l’intégralité d’une œuvre. En effet, la création, au 19e et au 20e siècle, a subi le même processus de division des tâches que la production industrielle. Aujourd’hui, aussi bien dans le domaine du livre que dans celui de la musique ou du cinéma, une ou deux personnes sont suffisantes pour assumer la totalité d’un livre, d’un concert ou d’un film. A notre sens, c’est la grande révolution apportée par les nouvelles technologies. Ce processus de mise à mal de la division des tâches dans le monde artistique s’est amorcé avec le constructivisme et le surréalisme. Il est d’ailleurs amusant de voir comment ces deux « écoles » se retrouvent dans la création graphique contemporaine.

L’échantillonnage comme principe de création
Le numérique introduit un nouveau principe de création : l’échantillonnage. En effet, que ce soit dans le son ou dans l’image, ou même dans le texte, cette technique est devenue une base de la création. Cependant, comme toutes les autres techniques numériques, elle n’est pas née ex nihilo. Dans le son, elle a pour origine la musique concrète et, dans l’image, son origine est le collage. Seulement, le numérique, en permettant une fusion parfaite de ces éléments de réalité grâce à ses nombreux effets, ou sans eux, a fait de cette méthode un moyen de création. Comme si la numérisation qui supprime la matière avait trouvé ce biais pour la réintroduire dans la création artistique… Il est sûr que cette réintroduction se fait sans les contraintes du combat avec/contre la matière qui existe dans la création analogique. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne se fait pas sans contrainte.

L’apport le plus important du numérique dans l’esthétique réside dans la disparition des frontières entre les différents arts, et plus particulièrement dans le domaine de l’art visuel. Auparavant, chacun avait son métier et, comme dit l’expression populaire, les vaches étaient bien gardées. Les typographes, les illustrateurs, les photographes, les graphistes, les maquettistes, chacun travaillait dans son coin, à tel point que l’on avait même dû créer le métier de directeur artistique pour coordonner tout ce petit monde. Seules quelques exceptions, comme Peter Knapp, Richard Avedon et quelques autres, avaient le « droit » de franchir les frontières. Aujourd’hui, grâce au numérique, toutes ces techniques sont de plus en plus utilisées par une seule personne.

Un autre des éléments de cette nouvelle esthétique apparaît avec le développement des logiciels de création. Il y a de plus en plus de texte à lire dans les images, et le graphisme a un rôle de plus en plus important, que ce soit dans la presse magazine ou dans l’image animée [8]. Le texte devient un élément graphique inclus dans l’image. Prospero’s Book, de Peter Greenaway (effets spéciaux d’Eve Ramboz), est un exemple de cette nouvelle écriture cinématographique. Inversement, la typographie devient de plus en plus graphique et la cyberlittérature, avec l’affichage dynamique des textes, n’a fait qu’accentuer ce processus. A tel point que de nombreux typographes classiques sont heurtés par cet usage de la lettre qui se transforme de quelque chose à lire en quelque chose à voir, au détriment de la lisibilité.

Quid de la transposition d’une création d’un outil à l’autre ?
Si la technique était si secondaire dans la création artistique, à quoi cela servirait-il de créer des adaptations d’un roman au cinéma ou inversement ? Ainsi, au-delà de l’exploit qui consiste à « faire tenir » Le Rouge et le Noir ou encore Le Nom de la rose dans une durée comprise entre une heure et demie et deux heures et demie, cette adaptation implique d’en faire une relecture, une recréation à partir du point de vue de la technique cinématographique sur lequel s’appuiera le point de vue adopté par le réalisateur.

Pourtant, s’il est vrai que filmer avec une caméra Super 8 n’est pas suffisant pour donner un look années 1970 ou qu’utiliser une multitude d’effets 3D dans les enchaînements entre plans ne suffit pas à donner du contenu à un film, la technique a sa partition à jouer dans la création artistique. Ainsi, on peut parler d’une création d’avant et d’après l’arrivée de l’électricité et, dans quelques années, on évoquera probablement une création d’avant et d’après le numérique.

Tout ceci nous amène à poser la question de la définition de l’acte de création, ce qui est toujours très délicat. Pour faire un parallèle avec la cuisine, est-ce que l’instant de création réside dans la recette ou dans le plat, dans la partition ou dans son interprétation, dans le négatif photo ou dans son tirage, ou encore dans la pièce ou dans son interprétation ? Cependant, peu importe où l’acte de création réside, la technique a toujours son rôle, et parfois, comme nous avons pu le voir, les techniques artistiques s’influencent mutuellement.

En conclusion, choisir une technique, c’est, d’une certaine manière, choisir un point de vue sur un sujet. Ainsi, prendre un travail photographique, en faire un livre, un film banc-titre et un DVD, c’est adopter trois regards sur ce travail. En effet, si les deux premiers sont linéaires, ils se distinguent par des contextes de diffusion différents : taille de l’image, environnement personnel (pour le livre) ou salle de cinéma (pour le film), rythme personnel pour le premier, tandis que dans le second, le rythme de consultation est imposé. Ambiance sonore et visuel à la convenance du lecteur pour le livre, ambiance sonore et visuel choisie par l’auteur pour le film. Quant au DVD, il adopte une multitude d’approches pour consulter ce même sujet (chronologique, thématique, aléatoire…).

De même, regarder un film en salle ou dans une version interactive implique des points de vue différents sur le sujet, même si cette version interactive est constituée uniquement à partir des éléments montés du film. Tourner un western avec une caméra DV n’est pas impossible, mais cela ne produira pas la même histoire que si ce même scénario est réalisé en cinémascope. Ainsi, les scènes cultes de Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone, où l’on voit en un champ contrechamp le regard des deux protagonistes s’affronter, n’ont pas du tout le même impact si elles sont diffusées sur un grand écran de quinze mètres de base ou sur un téléviseur, même si celui-ci a soixante-dix centimètres de diagonale. Enfin, adopter une technique de cinéma en relief implique des contraintes narratives qui produiront un récit différent de celui d’un film tourné en 35 mm.

Cette discussion pourrait être prolongée ad libitum, avec plein d’autres éléments comme les types d’émulsion, les optiques, le type d’éclairage… Son intérêt serait alors de poser la question des limites entre le savoir-faire et le savoir-exprimer. Question déjà posée par Mozart et Haydnn lorsqu’ils inventent un jeu de création de valses pour le premier et de menuets pour le second. Dans ce jeu, les mesures étaient tirées au sort aux dés. Elles étaient choisies en fonction du chiffre produit par les deux dés et, en fonction de leur position dans l’ordre des tirages.

On peut aussi se demander quelle définition donner à l’outil face à l’invention du montage cinématographique qui ne nécessite, à l’origine aucun outil particulier si ce n’est une paire de ciseaux. Ou encore, face à la disparition de la frontière entre la photographie, la vidéo et le cinéma. En effet, de plus en plus ces domaines utiliseront les mêmes outils. Les caméras deviennent des appareils photos et inversement. La post-production numérique rend de plus en plus difficile la distinction entre film tourné sur pellicule et film tourné en numérique haute-définition. Là aussi ce qui fera la différence ce n’est pas l’outil utilisé mais la manière dont on l’utilise. Par ailleurs, lorsque Feydeau crée un personnage qui n’utilise que les voyelles pour parler, est-ce un outil ?

Et si, finalement, le dualisme de la forme et du contenu était tout simplement une question biaisée, car elle laisse croire que l’outil précéderait le style et la création alors que tous les deux, tout comme le prisme de Newton et la lumière, ne vont pas l’un sans l’autre. Il est temps de sortir de la dichotomie matière-esprit.

Un outil ne devient support de création que lorsqu’il est transcendé comme le raconte Mario Giacomelli : « J’ai photographié l’eau au bord de la mer en pensant pouvoir rendre son mouvement, comme avec des coups de pinceaux, et comme l’appareil n’offre aucune possibilité de représenter le mouvement, j’ai bougé l’appareil, et la mer fut agitée. J’exprimais cela comme avec le pinceau ».

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Regard sur l’image,
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350 pages, 150 illustrations, impression couleur, format : 21 x 28 cm,
France Métropolitaine : prix net 47,50 € TTC frais d’expédition inclus,
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