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- Les origines du paysage V11

,  par Hervé BERNARD dit RVB

Le paysage, réelle imagination du réel

« Un paysage ne se fait pas d’un seul coup, d’un seul, il se constitue pas à pas, il n’arrête pas de se fabriquer. Comment entrer dans sa danse, c’est-à-dire son existence ? » [1]

Préambule
La culture, qu’elle soit agricole ou sociale est un palimpseste. L’un comme l’autre se construisent sur les apports positifs ou négatifs et les oublis des générations précédentes. Pour l’agriculture, la catastrophe du Round-up nous l’enseigne —on peut l’espérer—. Dans ces deux domaines, l’apport des entrants ou intrants des générations précédentes est essentiel dans le développement des micro-organismes qui aèrent le sol ou l’esprit. Pour la Culture, on retrouve ce palimpseste dans la superposition des monuments religieux de diverses religions, dans l’implantation des places fortes,... superpositions qui marquent tout autant le paysage. La culture, comme le paysage appartiennent aux communs. Cultiver une pratique, c’est une manière de la célébrer, de l’honorer comme le rappelle le latin cultus qui signifie simultanément culture, culte mais aussi enseigner et vénérer. La culture et le paysage sont étroitement liés. C’est vraisemblablement pour cela que le terme paysagiste est le seul mot de la langue française qui désigne deux métiers : celui du peintre et celui de Le Nôtre.

La Chute d’Icare — Hommage à Brueghel / The Fall of Icarus — Tribute to Brueghel

Un discours, une image ont toujours un sous-texte une sous image comme le montre la série hommage. Quel est le sous-texte du paysage ?

Avant
Au Moyen-âge, comme bien souvent à cette époque, à défaut du mot paysage, l’évocation d’une contrée idéale, se fait par un emprunt à la rhétorique latine via l’expression locus amoenus. Le locus ameonus est une notion ancienne, théorisée dans les œuvres pastorales de la Grèce Antique par Horace et Homère. Ce lieu aimable, agréable ou encore idyllique est majoritairement un lieu extérieur, un lieu où l’on recherche l’ombre, la fraîcheur —en cela, il est une trace du monde méditerranéen— pour s’adonner au dialogue philosophique et à l’échange poétique. Arbres, grottes, gazons, sources et fleurs participent de son décor. Nymphes et bergers règnent dans cette Arcadie, et, pour leur plus grand bonheur, les humains en bénéficient également, parfois.

Pas grand-chose à voir avec le paysage tel que le définit son étymologie. En effet, selon Thomas Römer du Collège de France, « Le terme paradis est issu d’une langue très ancienne, l’iranien avestique dans laquelle pairidaēza, signifie enceinte royale ou nobiliaire. Le terme se transmet ensuite au persan (pardēz, voulant dire enclos), puis au grec ancien παράδεισος (’’ paradeisos ’’ signifiant un parc clos où se trouvent des animaux sauvages) pour aboutir enfin au latin chrétien (paradisus). Dans son acception première dans le monde gréco- romain, le terme latin commun pǎrǎdīsus désigne un jardin d’agrément. »

Plutôt proche des Champs Élysées vues par la Grèce antique ou encore du jardin d’Éden vu par le Christianisme du Moyen-âge, période de fusion —Fusion n’est peut- être pas le terme adéquat dans la mesure où les Évangiles sont déjà, par leur genèse, imprégnés de culture grecque— entre l’imaginaire biblique, le Cantique des Cantiques et probablement le monde gréco-romain passera en arrière-plan. En effet, après la Renaissance, l’Éden attendra le XXe siècle pour réapparaître dans des œuvres comme celles de T.S. Eliott et de Tolkien.

Différentes notions compliquent l’assimilation entre le Paradis ou Jardin d’Éden et le paysage. Le Paradis est très rarement décrit dans la littérature occidentale comme un lieu tandis que le paysage est un lieu “ trouvé ”, “ inventé ; dans le sens archéologique du terme. Par contre, le Jardin d’Éden est un lieu perdu tandis que le Paradis est un lieu de l’avenir, un lieu à venir. Ensuite, la rencontre paysage tel que le pense la perspective et l’être humain est indéfectiblement lié à l’individu [2] doté d’une disposition à agir à choisir, à élire. Autrement dit, on est en présence de l’ébauche de ce qu’à partir de la Renaissance on appellera l’individu.

Ces deux notions “ perdu ” et “ trouvé ” sont indéfectiblement liées à une volonté et sont bien trop antinomiques pour que l’on fasse du Paradis ou du Jardin d’Éden un équivalent du Paysage. La clôture du Paradis complexifie cette équivalence. Or, voir un paysage selon la Perspective, c’est rencontrer un lieu ouvert ; tandis que le Paradis, on y va ou pas, en tout cas pour les religions du Livre. Quant au Jardin d’Éden, il est définitivement perdu.

Le Paradis, le Jardin d’Éden, des ancêtres du paysage ? cela est plus que probable mais, un équivalent, certainement pas car l’un est situé dans un temps oublié tandis que l’autre est placé dans un avenir incertain. Quant au paysage, c’est une réalité concrète.

I - Les conditions nécessaires à la naissance du paysage [3]
La perspective telle que l’Occident la pense est en lien intime avec l’invention de l’individu. Cette pensée de l’individu est à notre sens, la condition sine qua non à l’invention du paysage tel que nous le vivons en Occident, encore aujourd’hui. C’est cette perspective qui fait du paysage un lieu “inventé”. C’est elle qui transfigure ce lieu qui nous nourrit et/ou nous protège ou encore garantit notre sécurité. C’est en ce lieu que l’on regarde, que l’on contemple.

La Chute d’Icare

La simultanéité qui unit l’invention de la carte de géographie, de l’horloge et de la perspective est essentielle. La carte de géographie serait-elle garante de l’ouverture du paysage ? L’ouverture du paysage selon la perspective qu’il soit pictural ou réel est indéniablement une invitation à l’ailleurs. La Chute d’Icare de Bruegel en est un exemple, la perspective de Versailles ou du Jardin des Tuileries en sont d’autres.

Château de Versailles
© Hervé Bernard 2013

Outre cette incitation à découvrir l’ailleurs, l’invention du paysage est aussi le corollaire de l’invention ou de la réinvention de la ville avec, à la fin du Moyen-âge l’apparition, simultané des bourgs et des bourgeois qui sont avant tout les habitants du bourg avant d’être une classe sociale. Invention et opposition sont liés, c’est l’opposition à la ville qui accroît la pertinence du paysage. La Renaissance correspond d’ailleurs à la première migration urbaine. La seconde débutera avec le XIXe. Cette dernière sera elle aussi accompagnée par ses peintres du paysage : les Impressionnistes bien entendu mais aussi Millet, Courbet, Cézanne (...) qui, chacun à sa manière, inventera une nouvelle écriture du paysage.

Parc de Sceaux
© Hervé Bernard 2013

II - Étymologie du paysage

a) Le mot paysage prend sa racine dans le pagus latin. Il désigne une circonscription territoriale que l’on pourrait assimiler à un canton rural. Dériver du verbe pangere, « ficher en terre, borner » ; pagesius, dérivés de pagus, canton : ager pagensis ou pagesius, territoire d’un canton, d’où, par extension, région, patrie. Pagus peut ainsi être traduit par « petit pays délimité ». Ces limites là, certes physiques, sont fortement distinctes de celles du Paradis. Elles tiennent plus du bornage que d’une clôture.

Toujours dans cette piste de la borne, de la clôture, selon Barbara Cassin [4]« ‘’ païen ’’ est tout latin : paganus, tiré de pagus, la borne fichée en terre, sur pangere, ‘’ ficher, enfoncer ’’ d’où ‘’ établir solidement ’’, ‘’ graver dans la cire, écrire ’’ Pagus – note Jean-François Lyotard- se disait de la région des bornes, aux confins des bourgs. Pagus a fait pays. Ce n’est pas le Heim ou home, l’habitat, l’abri mais des parages, des contrées, qui ne sont pas nécessairement incultes, qui sont les horizons de ces ballades au cours desquelles on voit du pays. J’ajouterais que pangere, c’est aussi fixer, ’’planter’’ l’ancre dans un lieu, forme de célébration. Certes, cette célébration là n’est pas celle des hauts faits comme dans l’expression latine “pangere ergregia opera” (célébrer les hauts faits) mais quelle reconnaissance que d’élire un lieu au point d’y planter l’ancre afin d’élire domicile en cet endroit et s’ancrer en ce lieu !

Le français a aussi ‘’ pays ’’ et ‘’ paysan ’’, mais aussi ‘’ compact ’’, ‘’ impact ’’ et ‘’ paix ’’, et même sur pango toujours le ‘’ pieu ’’ et le pal (y compris viril). » Nous retrouvons dans cette notion d’ensemencement les prémisses de toutes les futures théories expansionnistes et, dans la même veine, déjà, en germe, l’amorce de certaines théories raciales.

Carte de la géographie de la Pangée

Cette hypothèse du paysage païen, étayée différemment est, celle du CNTRL qui affirme que le terme paganus, évinçant gentiles, fut adopté par le style législatif au début du siècle, époque où la législation devient défavorable aux païens (409 loi de Honorius le Code théodosien, XVI, 5, 46 ds Mél. Smets [G.], p.390). cette hypothèse serait étayée par celle, antique, qui faisait dériver païen de paganus au sens de ‘’ paysan ’’ (en raison de la résistance de la population rurale au christianisme), cependant, il est difficile de croire que les paysans puissent être considérés comme les seuls païens et que ceux-ci soient désignés du nom de ‘’paysans’’ pour cela.

Cette étymologie là renvoie vers un certain nombre de clichés qui traînent toujours autour du paysan. Celui-ci serait planté, paisible, notion pas nécessairement en contradiction avec les adjectifs précédents et surtout paumé et un peu primitif à la limite du rustre-sauvage. Et s’il est bien quelque chose qui ‘’caractérise’’ le païen, au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle, c’est ‘’ sa sauvagerie primitive ’’. Crainte de la sauvagerie que l’on retrouve aujourd’hui dans la peur des clandestins.

Certes, cette relation païen-paysan semble un peu plus litigieuse, il est fort probable que les paysans ne soient pas les seuls païens. Cependant, il est envisageable d’imaginer qu’à un moment donné, les phénomènes de majorité, voire de domination aidants, le fait d’être païen a été assimilé à une forme de manque de culture voire, d’inculture d’autant plus que l’on peut supposé que le christianisme a essaimé des villes vers les bourgs pour atteindre, en dernier lieu, les campagnes.

Cependant, d’autres significations de pangere sont à prendre en compte. Car elles ne sont pas sans conséquences dans l’usage politique des termes pays et paysage.

Ainsi, Pangere signifie ensemencer comme le montre pangere filios qui signifie procréer des enfants. Ce mot donnera la Pangée [5]. Nous retrouvons à nouveau dans cette notion d’ensemencement les prémisses de toutes les futures théories expansionnistes déjà évoquées.

b) Le troisième sens : Tracer des lettres (sur la cire), fixer dans la cire, écrire, composer, dire, chanter, enjoliver est, lui aussi, évoqué par Barbara Cassin et on le retrouve très clairement dans l’étymologie :

 “ pangitur littera in cera ” (Columelle) la lettre tracée sur (dans) la cire vient renforcer les liens avec les limites évoquées précédemment dans le a) et la collection évoquée aussi dans le suffixe —age. Ce texte gravé dans la cire et l’argile est l’ancêtre du palimpseste.

Toutes ces connotations tissent plus étroitement les liens entre le paysage et la frontière. C’est dans ce tissage des liens frontière-paysage que le quatrième sens du terme latin prend toute sa saveur. Ce lien avec la frontière résonne aussi avec les confins du bourg évoqués précédemment territoires qui marquent la limite entre ces deux territoires : l’urbain et le paysage.

La chute d’Icare, Bruegel
Enregistrement en temps réel de soixante secondes d’un eye-tracking de la même personne. Retranscription du déplacement des yeux pendant les soixante secondes d’un eye- tracking, la taille des points est proportionnelle à la durée de fixation. Réalisation Teresa COLOMBI de la société LudoTIC et Hervé BERNARD.

La tablette de cire, d’argile marque par la force des choses une frontière et son cadre se transforme en une transposition picturale de cette frontière physique. Ce cadre de la tablette, on peut l’imaginer ancêtre du cadre du tableau, de la tablette numérique. Il marque la limite de la peinture, la frontière entre l’image et le mur qui ramène le regard dans l’image en le circonvenant, en reconduisant l’œil dans la peinture tel un chien berger qui veille à ce que le troupeau ne quitte pas le cadre de l’alpage. Interprétation confirmée par l’eye-tracking, le cadre a donc un rôle de limiteur physiologique, de frontière perceptuelle qui précéderait le rôle d’enjoliveur. Ce rôle d’enjoliveur étant alors un adjuvant de la limite qu’il dessine à condition de ne pas supplanter la peinture. Aujourd’hui, bon nombre de ces cadres : l’écran du téléphone portable, de la tablette, de l’ordinateur, de la télévision nous semblent naturels, ils ne sont pourtant qu’une réinterprétation du cadre créé par la Renaissance.

c) Pangere dans sa quatrième acceptation signifie :
 Conclure, établir par une convention, stipuler, établir, s’engager à, promettre (en mariage). J’ai conclu l’affaire pour deux cents philippes (ducentis philippis rem pepigi. Plaute). Et si quelque chose est conclu, déterminé par convention, c’est bien la frontière d’un paysage et la manière dont il est tracé. En fait, cette matérialité est une découverte, certes, il s’agit d’une découverte au sens archéologique car ce cadrage virtuel est le fruit du vol des oiseaux et de sa projection au sol interprété par les prêtres. C’est cette projection au sol que nous appelons découverte, invention car sans le prêtre interpréteur et déjà intercesseur, cette projection est inexistante, ce cadre n’existe pas.

Quant à la peinture de paysage, elle est bien tracée, composée dans la cire ou dans un autre support presque aussi fragile et, surtout, elle chante, loue le paysage comme évoqué dans le paragraphe précédant (c). Car choisir de raconter, de peindre, de photographier un lieu (…) est une manière de célébrer ce lieu.

La méthode utilisée pour tracer cette projection est bien une convention dont on peut imaginer qu’elle serve à déterminer la portée du regard sur ce paysage. Me vient alors une question : la peinture de paysage aurait-elle, ou aurait-elle pu, servir de convention pour déterminer les limites physiques d’un paysage ?

Au XXIe siècle, James S Duncan [6], reviendra sur cette définition du paysage comme un traçage de lettres notamment dans un ouvrage intitulé The City as Text : The Politics of Landscape Interpretation in the Kandyan [7] kingdom(2004). Pour celui-ci, le paysage peut être associé à un texte car, comme tout texte, il est sujet à un déchiffrement, une lecture et une intertextualité : en fait, le paysage est un arrangement d’arbres, de collines ou encore de maisons et de villes et cet arrangement en fait un texte, un para- texte. Pourtant, les signes à déchiffrer ne sont pas des lettres. Cependant, ces signes narrent eux aussi une histoire : l’histoire de ce paysage-lieu.

Simultanément, cet arrangement est un palimpseste de maisons, de chemins... Les maisons disparaissant soit, suite au vandalisme soit, suite à leur effacement par la météo soit, suite à leur démantèlement pour reconstruire d’autres maisons, d’autres églises ... Tous ces éléments forment ce palimpseste évoqué par Antoine de Saint-Exupéry, dans Citadelle [8] « Il est toujours possible de jeter bas le temple et d’en prélever les pierres pour un autre temple. » Ce que l’on appelle aujourd’hui recyclage. La disparition des haies du bocage, des bosquets dans la seconde partie du xxe siècle est un moment essentiel et l’un des plus brutal de la constitution de ce palimpseste.

e) Le suffixe –age
Ce suffixe placé après un verbe produit un substantif et désigne :
• une action (chantage, ramonage),
• après un nom de personne, un état (veuvage, esclavage),
• après un nom de chose inanimée, une collection (feuillage, outillage...). Cette dernière forme est similaire à celle de plumage, parcage... Elle est celle de paysage et de rivage, de bocage, de l’alpage qui désignent donc respectivement une collection de pays, de rives (elles vont au minimum par deux), de champs cultivés et de prés enclos par des talus portant des haies et taillis, par des alignements plus ou moins continus d’arbres (sauvages ou fruitiers) pour le bocage ou encore une collection de pâturages située dans les montagnes pour les alpages. En fait, c’est l’arrangement, l’ordonnancement qui constituent la collection. Dans le cas contraire, sans cet arrangement, elle n’est qu’une agglutination, un amas.

Cette idée de collection, dans certains cas, peut même désigner, selon le contexte, une collection d’objets abstraits, d’ensemble des conditions matérielles, intellectuelles formant l’environnement de quelqu’un, de quelque chose. On la retrouve dans des métaphores comme ’’‘’ paysage ‘’ paysage’’, ‘’ paysage social ‘’,
’’ paysage du désendettement ’’... Cette interprétation rejoint alors le sens premier d’accumulation, de collection et les liens entre le sens culturel et pictural sont tracés. Cependant, poser des bornes, c’est surtout délimiter et simultanément construire un agrégat d’objets, une collection contenue dans une limite. Comme nous le rappelle les mathématiques modernes, cela revient à construire un ensemble, au sens mathématique et ce dernier ne peut exister sans des limites clairement définies qui, elles aussi, contribueront à l’ordonnancement.

L’idée de paysage (paysage-espace ou paysage dans sa matérialité) dans le sens d’« action de produire du pays » est un anachronisme au XVe siècle. Cet anachronisme est d’autant plus important que la notion d’État-Nation est bien loin d’émerger. En France, il se dessinera dans la période située entre Henri IV et Louis XIV. Au xve siècle, seule la notion de « collection » semble s’accorder au sens actuel du mot « paysage », assemblage d’objets que présente un pays ou assemblage de pays... Le cadre une fois posé, il est temps d’inventer le paysage et c’est en cela que le processus des langues allemande et néerlandaise, comme nous allons le voir ne semble pas respecter cette hiérarchie.

III- Étymologie du terme paysage ailleurs
En opposition aux pays Latins, les termes ’’landschap ’’ et ’’ Landschaft ’’ respectivement néerlandais et allemand, identifient d’abord le pays avant de qualifier l’œuvre d’art. Dans ces deux langues, la métaphore paysage-espace précède le paysage-image et, est dans une position inverse à la métaphore française. Quel est le rôle de cette primauté du pays sur l’image dans la construction de cet état-nation qui, en Allemagne, apparaît plus tardivement qu’en France ? Cette primauté allemande est paradoxale dans la mesure où l’état-nation allemand se constituera bien plus tardivement que l’état français puisqu’il faudra attendre 1871 ou 1815 si l’on parle de la confédération de l’Allemagne du Nord. En effet, cette priorité du pays du pays sur l’image pourrait laisser croire à un ordre d’apparition de l’état-nation différent, plus rapide en Allemagne qu’en France. En même temps, ces principautés allemandes ont, me semble-t-il, un sens du territoire beaucoup plus développé que les comtés et duchés français.

En anglais : Dutch landschap, from Middle Dutchlandscap, region land, land ; see lendh- in Indo-European roots + -scap, state, condition (collective suff.). Landscape, scenery, the general appearance of a place ; the aggregate of features (à nouveau l’idée d’ensemble, de collections) that give character to a landscape. Land : terre et pays ; origine du mot Landes, en français, voir aussi le Länder allemand, lui aussi une délimitation administrative.

Le suffixe scape, scapus désigne un axe, une branche, une tige, le fût de la colonne, le calamus (tige) de la plume. Ce mot latin donnera le terme anglais shape porteur de possibilité, de capacité, de mise en forme. Dans un second temps, shape produira le mot ship : bateau et ses dérivés désignant une appartenance : membership, friendship ; appartenance à un groupe défini par quelque chose de commun. À nouveau cette limitation, cette frontière même, si dans le cas d’un groupe, elle est aussi symbolique, abstraite. Cette notion de communauté est très forte en anglais cf countryship tombé en désuétude. Ce scapus et cette notion d’écriture nous renvoient aussi au paragraphe c) de l’étymologie du paysage français comme si nos voisins d’Outre-Manche avaient souhaité créer un lien entre notre paysage et leur landscape. Les Landes Françaises sont d’ailleurs situées dans une région longtemps occupées par les Britanniques.

Le suffixe scape donnera ultérieurement naissance au townscape traduit en ‘’ paysage urbain ’’ à défaut d’un mot particulier en français. Étrangement, d’un point de vue strictement étymologique, le mot qui aurait pu en être l’équivalent est le mot village qui pourrait donner étymologiquement : groupe d’habitations rurales mais, le destin en a voulu autrement et il reste associé à un assemblage plus ou moins dense de maisons situées à la campagne. Dans le cadre de En Ligne Droite !, notre travail sur le Jardin des Tuileries et plus particulièrement de notre film Empreintes issu de ces trente ans de photographie dans ce jardin, nous avions proposé le néologisme ‘’ urbanage’ ’.

IV - les premières occurrences françaises du mot paysage
Où l’on constate que l’étymologie et l’usage n’évoluent pas à la même vitesse, surtout si l’on confronte cette évolution à celle du mot peinture (cf & 5).
 1493. Jean Molinet, Grand Rhétoriqueur à la Cour de Bourgogne, a recours au terme de paysage pour désigner un tableau représentant un paysage.
 1556 « ensemble du pays » Jean de Beaugué dans son Histoire de la Guerre d’Écosse use de l’expression « paysage des environs » pour identifier un territoire tenu par une bande de chevaliers. Cette chronologie suffit-elle pour justifier d’une métonymie qui ferait dériver le sens « étendue de pays que l’on embrasse d’un seul coup d’œil » au sens « représentation picturale de l’étendue de pays », du contenant au contenu ?
 1573 « étendue de pays que l’œil peut embrasser dans son ensemble ». Tableau dont le thème principal est la représentation d’un site généralement champêtre, et dans lequel les personnages ne sont qu’accessoires.

Le mot « paysage » apparaît dans la langue française au moment où se développe dans les Flandres voisines un courant pictural au sein duquel la nature devient l’objet du tableau. Joachim Patenier ou Patinir [9] est le premier peintre paysagiste dans le sens contemporain de ce mot. Albert Dürer le désigne d’ailleurs par l’expression : « der gute Landschaftmaler » (le bon peintre du paysage).

Traversée du monde souterrain
Traversée du monde souterrain de Joachim Patenier ou Paysage avec la barque de Charon traversant le Styx.

À notre sens, Dürer pointe par cette phrase, la naissance d’un genre, même s’il va un peu vite en présentant Patenier comme un paysagiste tel qu’il sera pensé à partir de la Renaissance. Ainsi, dans La traversée du monde souterrain, de Joachim Patenier, outre l’influence de Jérôme Bosch, on sent une présence encore forte et non accessoire de l’humain et surtout un point de fuite qui n’est pas vraiment unique. Ces éléments nous amènent à l’écarter comme tableau fondateur du genre, même si les prémisses sont bien là. Il en est de même pour La fuite en Égypte du même Patenier où la sensation du point de fuite est déjà plus présente. Cependant, la présence de l’homme —le couple de Marie et Joseph— n’y est pas accessoire malgré sa petite taille ne serait-ce que par son poids symbolique. Or l’un des éléments fondateurs du paysage est une présence humaine réduite voire une absence physique. Dans tous les cas, une laïcisation du terme. Pour ce second tableau, le sujet de cette présence humaine pointé du doigt par le titre, nous interdit de considérer cette présence “humaine” comme secondaire. Ici, le paysage tient encore du décor, voire du décorum comme dans les illustrations des Riches Heures.

Il va d’autant plus vite en besogne, si l’on peut dire, qu’il a recours à des termes très similaires lorsqu’il parle du peintre Bernard Van Orley qui, à notre sens, est, au moins, au même niveau que Patenier, l’un des ‘’ pères ’’ du paysage en perspective comme on le voit dans certaines de ses peintures comme le Polyptyque de Job et de Lazare (1521) avec des effets de surgissement et de dramatisation dignes des films stéréoscopique, dit en relief, de la fin du XXe siècle. Cette maîtrise de la perspective du paysage prendra toute sa place dans les dessins préparatoires et dans les tapisseries de la série des Passions carrées (1528- 1520), dans les tapisseries de la Bataille de Pavie (1526-1528) ou encore dans celle des Douze signes du zodiaque (vers 1530).

Bernard Van Orley, tapisserie de la bataille de Pavie

Donc le paysage est une « étendue de pays que l’œil peut embrasser dans son ensemble ».Pourrait-on dire borné par le regard ? En fait, il s’agit bien là d’un agrégat. Le paysage est la collection d’objets que l’on embrasse d’un seul regard. Cependant, en français, la vision est devenue tellement prédominante que cet aspect de collection a pour ainsi dire disparu. Faut-il voir dans cette distinction entre l’anglais et le français l’influence des positions sur l’image des religions respectives ? Cependant, ce paysage n’est pas seulement parcouru du regard. En effet, nombre de paysages de la Renaissance ou de la pré-Renaissance sont aussi parcourus par des chemins. Ce qui en fait des lieux ou l’on se « ballade » pour reprendre Lyotard cité précédemment par Barbara Cassin. Ces chemins servent aussi de guide au regard et l’incite voir le provoque à une ballade, une errance dans le paysage. Le paysage, c’est la narration de la trace d’où l’importance des chemins. Existe-t-il un paysage sans trace ? Sans chemin ? C’est dire la nécessité d’une certaine permanence. Ces chemins, ces traces représentés sont simultanément un regard sur un regard. Un regard sur le regard de la personne qui a emprunté ce chemin.

Comme évoqué dans le préambule, paysagiste est le seul mot de la langue française qui désigne simultanément deux métiers différents. Différents par les matériaux qu’ils manipulent et cependant proches par les concepts qui leur servent de points d’appui. En effet, ils fabriquent tous les deux des paysages et s’appuient tous les deux sur la perspective, l’optique. Ils construisent tous les deux des espaces que l’on embrasse d’un seul coup d’œil. Même s’il est difficile de dire d’un paysagiste comme Gilles Clément que son travail est construit sur la perspective.

V - Petit détour par l’étymologie du mot peinture
L’étymologie, souvenir et fondement de notre langue que nous inclinons à oublier nous redit combien nous avons oscillé et continuons de balancer et de cheminer entre la vision positive et négative de l’Image.

Du lat. vulgaire. pinctura, réfection d’après le verbe pingere, peindre, du latin classique . Pictura « l’art de peindre ; ouvrage peint, tableau ; action de farder, enluminure ; [fig.] description, tableau par la parole, l’écrit ».

Au Moyen-âge
Plate peinture : peinture exécutée sur une surface plane par opposition à la peinture appliquée sur ronde bosse ou demi ronde bosse (La majorité des sculptures avant la Renaissance étaient peintes) ainsi que l’évoque Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris :
« On dirait que ces figures sont de relief, mais ce n’est que plate peinture » et toujours dans ce roman : « En passant sous le portail, vous m’expliquerez aussi ce que veut dire le jardinier de plate peinture qu’on voit en entrant dans l’église. »

1.1121 « description, évocation imagée faite à l’aide de mots. » [10]

2. a) ca 1140 « représentation graphique et colorée destinée à suggérer quelque chose ; tableau » (Voyage de Charlemagne, éd. G. Favati ; [11]

b) ca 1200 fig. « ce qui est gravé, fixé dans l’esprit, le cœur » (Moralités sur Job, 327, 33 ds T.-L. : « eles gardent en soi la pointure de cez [temporeiz] choses cui eles aiment [servant depicta quae amant] » ; on retrouve ici la gravure, l’écriture présentent dans les origines du mot paysage.

3. ca 1165 « suggestion, représentation du monde visible par la couleur » (Benoît de Ste- Maure, Troie, 22416, ibid.) ; 1554 en plate peincture (Thevet, Cosmogr., IV, 2 ds Hug.) ; s.d. [av. 1615] en peinture plate ou en bosse (Pasquier, Lettres, XI ds Œuvres, éd. Amsterdam, 1723, t.2, col. 296) ;

4. a) fin XIIIe « souillure laissée par le fer d’une arme dans une blessure par comparaison avec un enduit utilisé pour peindre  » (Sone de Nansai, 13472 ds T.-L.) ;
b) 1671 « matière colorante servant à peindre » (Pomey) ;
« Imitation faite avec lignes et couleurs, sur une superficie plane, de tout ce qui se voit sous le soleil ; sa fin est la délectation »
 [12]

c) 1688 « fard » (La Bruyère, Caractères, Des femmes, 6 ds Œuvres, éd. J. Benda, p.109).

Il faudra attendre 1200 pour que le mot se voit adjoindre un sens qui accorde de l’importance à l’image même si cette importance reste symbolique. Cependant à la fin du XIIIe, on assiste à un retour en arrière avec le réapparition de la connotation de souillure laissée par le fer dans la blessure. Je ne peux m’empêcher de penser que l’on avait intuitivement compris que ce genre de souillures était source d’infections ou plutôt de putréfactions pour recourir à un terme plus en accord avec le vocabulaire et l’usage de l’époque.

L’acceptation de fard pour le mot peinture apparaît, dans la langue française, pendant le XVIIe naissant, comme par hasard, en pleine période janséniste. Celle-ci est accompagnée de connotations négatives pour ce que l’on considère, à l’époque, ses capacités à dissimuler. On en retrouve des résurgences dans certains des emplois contemporains. [13]

Cependant, dans la Grèce Antique, la question de la quantité, du lieu inadéquat donnent déjà lieu à une interrogation sur la volonté de tromperie de la personne fardée.

Nous sommes donc au XVIIe et aucune acceptation positive ne semble avoir encore été associée au mot peinture. À noter cette citation de Voltaire : « L’écriture est la peinture de la voix, plus elle est ressemblante, meilleure elle est. » qui, au premier abord, fait illusion et marque pourtant l’infériorité de la peinture par rapport au verbe car elle cantonne l’image à la ressemblance.

VI - Retour en arrière (Suite) : Le Jardin à la fin du Moyen-âge
Contrairement à notre imaginaire de ce lieu, le Paradis est enclos comme le montre sa racine perse. L’enceinte est essentielle à la délimitation d’un dedans et d’un dehors qui sont en opposition, elle sépare le sauvage du domestique, le familier de l’inconnu… Ce paradis est à la fois jardin d’agrément et jardin de rapport. Par conséquent, il est bien souvent, réserve de chasse. Ces deux notions ne sont séparables éventuellement que localement, à l’intérieur du jardin et ce n’est même pas certain.

C’est par le relais de la culture grecque que l’Occident rencontre cette conception du jardin notamment en Sicile, colonie grecque où certains tyrans se feront installer des pardeisoi endossant le luxe et la symbolique de ces domaines. En grec ancien, au IIe ou IIIe siècle ap JC, basikikois (Les Pastorales –Daphnis et Chloé- de Longus, première traduction française en 1559) est le terme usité pour désigner les parcs et les palais royaux. Il donnera ultérieurement naissance au mot basilique.

L’autre point important de cette définition du Jardin est son mélange de nature et de culture, dans cette vision, la tekne doit rester naturelle et donner l’impression d’être dans l’ombre voire d’être inexistante. Cette conception de la tekne comme dissimulée reste une constante de notre culture française au point de nier l’importance de la technique dans la création artistique tout comme dans les métiers du jardin. C’est bien connu, les artistes n’ont qu’à attendre que l’inspiration leur tombe du ciel, à la grâce de Dieu, tout comme les paysans et les jardiniers, une fois les plantes plantées, n’ont plus qu’à les contempler entrain de pousser au bon vouloir de Dieu. Le Paradis serait-il le premier endroit de Culture, dans les deux sens du terme ?

Dans le domaine du paysage-espace ou du paysage-image occidental, il y a un avant et un après la Renaissance avec l’introduction du point de fuite, point focal de la vraisemblante ressemblance dans la peinture et dans la conception du jardin. Outre Icare, celui de Brueghel l’Ancien, il faudrait aussi parler des Quatres saisons de ce dernier. Dans cette naissance, a peinture de Bernard Van Orstel est l’une des origines de cet usage de la perspective dans le paysage.

Château de Marmelont,
Brueghel de Velours

La révolution de la perspective est concentrée sur le regard, sur la formation rétinienne de la vision et elle trouve quasi-immédiatement deux champs d’applications l’image et le paysage-espace. C’est pourquoi la perspective est une approche de l’art fondée sur un espace qui a pour centre l’homme. La peinture occidentale saisit le monde, le fige, le prend à bras le corps, le manipule dans le sens de travailler avec les mains mais aussi avec les yeux. C’est cette manipulation qui explique son application immédiate au paysage-espace.

VII - paysage et regard
Le paysage est une affaire de regard. Le pays, c’est une quantité d’espace visible, le paysage c’est du pays regardé. C’est une pensée, une manifestation de soi-même. La photographie ou la peinture de paysage, ce n’est pas de la réalité restituée, c’est du regard montré. Existe-t-il une meilleure définition de la relation entre un jardin et la personne qui le crée, le restaure, l’entretient ? Et c’est parce que c’est du regard montré que la grandeur réelle, l’échelle de ce qui est montré dans l’image est secondaire.

Un présupposé est nécessaire à la naissance et à l’élaboration de ce nouveau regard sur le monde : la fin de la pensée animiste ainsi que la fin d’une image opérative tel que les jugements du Christ de la fin du Moyen-âge [14]. En effet, ce regard antérieur sur la nature, antérieur à la perspective, implique que les arbres, l’herbe, les rochers (...) sont doués d’une pensée, que nous définirions, en simplifiant, comme une pensée similaire à la nôtre.

Or ce regard selon la perspective implique la fin de cette forme anthropomorphique car, ce nouveau regard est un regard objectivant. Il fait de l’autre un objet, de convoitise ou non, cela est un autre débat. Toujours est-il que, contrairement, aux conceptions des peuples premiers, ce paysage n’est plus un acteur de sa transformation, de sa propre vie. Passif, il subit un certain nombre d’évènements : tempête, sécheresse, maladie des plantes, destruction causée par la nature et/ou l’homme... Pourrait-on imaginer que la fin de la pensée animiste correspond à l’émergence de l’Anthropocène...

Cette vision animiste, c’est aussi une autre vision du temps et de la permanence temporelle. « Dans l’imaginaire inuit, ce sont l’espace et le temps qui reste constant et c’est nous qui voyageons à travers eux ; les histoires, elles, changent afin de ralentir le cours de la mémoire, puisque, lorsque l’on raconte une légende, c’est toujours une voix venue du passé que l’on entend en même temps que celle contemporaine, du conteur. Pour un Occidental, il est difficile de laisser de côté la notion cumulative du temps et d’accepter que ce qui est imaginé et raconté se produit dans un moment constant qui est, simultanément, présent, passé et futur. Pour les Inuits, c’est l’histoire qui voyage, pas le temps. » [15] Et cette autre permanence temporelle engendre une autre permanence spatiale. « Chez les Inuits, les territoires de l’éveil et du rêve sont la seule géographie ; le paysage, lui n’a aucune présence imaginative. [...] Un sol incertain, fait de glaces qui se brisent et de neige qui tombe, un horizon qui se mêle et se fond dans la lumière ou l’obscurité d’en haut, l’absence d’éléments constants capables de donner au monde habité une permanence susceptible de le définir : tout cela dissout pour un étranger la notion acquise d’espace, de même que l’espace du rêve dissout l’espace du temps d’éveil. » [16]

Cela entraîne, comme chez les Aborigènes qui parlent eux aussi d’espace du rêve, une impossibilité de la perspective. Et même en Occident, la perspective était-elle aussi naturelle que nous le prétendons ? On peut en douter, dans la mesure où celle-ci est le fruit de la collaboration, pendant plusieurs siècles, d’artistes et de mathématiciens, parfois secourus par les opticiens, pour aboutir à la construction d’une machinerie [17] qui va permettre aux peintres son apprentissage avant que celle-ci ne devienne " naturelle ”. Comment ne pas s’interroger sur la nécessité de la mathématique pour retranscrire quelque chose de si naturel ? À cette interrogation, on pourrait répondre par le besoin de conceptualiser, de comprendre et rappeler que malgré tout le naturel de la perspective, si tant est que le naturel existe, ce naturel là n’est compréhensible que s’il est décrit.

En fait, la part artificielle de la perspective, malgré sa construction sur le fonctionnement du couple œil-cerveau est affirmé dans ses prémisses : « Tout dessin qui a l’ambition de produire un effet de perspective doit, à son fondement, supposer une position bien déterminée du dessinateur ou du spectateur. De cette façon, le dessin ne doit comporter qu’un seul point de vue, qu’un seul horizon, qu’une seule échelle. Et d’ailleurs, c’est en fonction de ce seul point de vue que doivent être orienté les lignes qui partent perpendiculairement vers la profondeur de la représentation. » [18] Cette citation, reprise sous différentes variantes dans tous les manuels sur la perspective insiste bien sur l’immobilisme du créateur comme sur celui du spectateur. Pourtant, l’être humain est un être en mouvement. Ne serait-ce que celui du regard, comme le montre la Grille de Nino [19]. Au moins, pour cette raison, la perspective n’est pas naturelle. Cette artificialité de la perspective est révélée, mise à nue par Les Ambassadeurs d’Holbein.

VIII - La multiplication des paysages à partir du XIXe siècle
Cette multiplication est la conséquence de la profonde transformation des campagnes provoquée par l’industrialisation de l’agriculture et l’invention de l’industrie, des usines liées à la montée en puissance du cheval-vapeur puis à l’apparition de l’électricité ? Ce paysage là, émergence du paysage moderne serait alors lié au désir de retenir ce qui s’enfuit, à la naissance d’une nostalgie, d’une mélancolie toute romantique comme le montre L’Angélus de Millet ou Les Meules de Monet.

Hommage à Max Ernst / Reward to Max Ernst
Hervé Bernard, Hommage à ‘’ La ville entière ’’ Max Ernst (1935), cette peinture de Max Ernst est le seul ‘’paysage aztèques’’ que je connaisse.
De la série Hommage à ... Tribute to...

Cette disparition « inscrit la mortalité dans l’histoire de l’Art » [20], mortalité liée à l’invention de l’Individu et à son redéploiement lors de la Révolution française avec la mise en valeur des ‘’petits’’ à travers le mythe du Grognard et des soldats de l’An II puis ultérieurement dans l’œuvre d’Émile Zola. Individus qui serviront de modèle héroïques à l’adresse de la société : Gavroche, le Père Goriot tout comme les Grognards appartiennent à cette longue liste de modèles destinés à l’édification. Le XIXe siècle avec l’émergence de la laïcité est, par essence, un nouvel aboutissement de cette invention de l’individu qui pris forme à la Renaissance.

Cette destruction du paysage par l’industrialisation, est bien l’une des manifestations de la mort. Mort d’une certaine conception du religieux, mort d’une certaine conception de l’Humain. Simultanément, c’est la manifestation de la montée en puissance de l’Individu, l’un des fondements du XIXe siècle romantique. C’est donc l’invention d’une autre globalité, autant que l’on puisse parler de globalité individuelle qui vient à la rescousse en remplacement de la globalité divine.

« Le champs de blé aux corbeaux » de Van-Gogh est-il ‘’ encore ’’ un paysage ? L’absence d’horizon de cette peinture ou plutôt son horizon caché par les blés nous interroge.

Les micros et macros paysages

Avec la photographie et l’invention de la photographie rapprochée ou macrophotographie puis, avec la photographie au microscope apparaissent un autre type de paysage parfois en écho avec des paysages réels. L’usage du grand angle sur des gros plans permet aussi la création de paysages à partir de scènes qui s’étendent sur à peine deux mètres de long et une profondeur d’à peine dix mètres tout en suggérant une profondeur qui laisse croire à un paysage infini comme dans le conte Amélie que nous avons écrit et mis en image. Le mouvement surréaliste a eu rôle important dans le développement de cet imaginaire. Quant aux images microscopiques, c’est par le truchement de leur infiniment petits qu’elle nous laissent imaginer un infiniment loin.

Carte de géographie d’un improbable Croissant Fertile
© Hervé Bernard 1980, série Paysages improbables,
© Eric STINGLHAMBER, série « matières à penser »
photo extraite d’Amélie, un conte pour enfant écrit et mise en image par Hervé BERNARD, à paraître aux éditions regards & impressions, dernier trimestre 2019.

L’autre paysage, la terre depuis la lune
Cette année, nous fêtons le cinquantième anniversaire de la conquête de la lune et simultanément de l’une des images qui provoqua la plus grande mutation de la pensée occidentale. Cependant, la première photographie de la terre depuis l’espace a été réalisée, il y a soixante ans, le 14 août 1959, par le satellite Explorer 6 placé à environ 27 000 km de notre planète. Il s’agit de la photo de la terre prise depuis un satellite. Cette photo en noir et blanc est complètement floue. Celle-ci amorça une transformation de notre vision de la terre, notre Maison. Cependant, le premier pas sur la lune eu lieu en 1969 et, la photo réalisée, ce jour-là, a encore plus frappé les esprits, parce que réalisée de mains d’hommes ce qui lui donne un poids encore plus grand. C’est cette image de la“ boule de marbre bleue ” qui amènera James Lovelock, au tout début des années 1970 à réactualiser la déesse grecque Gaïa et ainsi personnaliser la terre. En ce sens-là, les adolescents des années des années 1970 peuvent se dire les enfants de Gaïa.

19 Envol III / Rising up III

Auparavant, étape par étape, depuis la Renaissance, nous avions perdu la perception holistique de notre monde pour acquérir en échange une vision de plus en plus parcellaire. Brusquement mais, en même temps, lentement, cette image de la terre depuis l’espace, ce nouveau paysage a fait basculer notre vision. Elle est certainement l’une des causes de notre prise de conscience de la fragilité de la terre comme nous l’évoquons dans le texte d’introduction à notre série L’Écume de la Terre.

IX - paysage et mouvement
Dans la pensée occidentale, pour ce qui concerne les courtes durées, le paysage, en raison de la disparition de la pensée animiste, est pensé comme un objet statique à moins d’évènements accidentels et donc violents. Cette vision statique a permis de le réifier progressivement le paysage et cette réification nous a autorisé à en faire une chose corvéable à merci.

Nous n’avons pas évoqué la relation du paysage au mouvement et donc au son. Le son, par sa temporalité est mouvement, même si le preneur de son reste immobile car le son par ses variations de tonalité induit un mouvement que la lumière ne peut induire dans une image fixe. Ainsi, Jean-Christophe Ruffin dans ‘’Check-point’’ affirme « Le retour du silence, tandis que le corps était encore agité par la trépidation du diesel, était une véritable renaissance. Le monde environnant cessait d’être un paysage pour devenir un lieu, avec ses bruits légers, les chants d’oiseaux qui entraient par la vitre ouverte. » En cela, il nous interroge sur les liens entre le paysage et le mouvement.

échangeur dans la zone industrielle de Boulogne-sur-mer, © Hervé Bernard 2012

Cette interrogation concerne le monde de l’automobile et des trains capables de circuler à des vitesses supérieures à 50 km/h pendant des heures. Rien à voir avec les 20 ou 30 km/h dignes d’un excellent cheval, ce qui était bien loin de concerner la majorité de ces animaux, et encore seulement, pendant quelques paires d’heures d’où l’implantation des relais postaux, précurseurs des stations-services. L’un est l’autre auront un rôle essentiel dans la constitution du paysage de leurs époques respectives sans omettre pour le XXe siècle, les fameux ronds-points jamais très loin d’un échangeur d’autoroute ou d’une zone industrielle, ces non-lieux inventés par la société de consommation. Cette différence de célérité entraînerait-elle l’apparition d’une différence entre un lieu et un paysage ? Le paysage où l’on circule à de telles vitesses ne serait-il plus qu’un lieu ?

Train Paris-Marseille, © Hervé Bernard 2011

La conséquence du mouvement et de son accélération sont parfaitement illustrés par cette anecdote racontée par Bruce Chatween. « Un aborigène (australien) se rend en voiture vers le lieu où il souhaite se faire enterrer. Au cours de ce voyage, il nous narre la mythologie des aborigènes et le rythme de sa narration va en s’accélérant. Les passagers s’interrogent sur cette accélération jusqu’au moment où ils réalisent que cette narration est faite pour être racontée en marchand. L’accélération de son rythme est une tentative d’accorder le rythme de la narration au rythme du déplacement du véhicule. »

X - le paysage chinois, un ailleurs du paysage
Contrairement au paysage occidental, le paysage chinois n’est pas construit sur l’individu ou plus exactement construit sur une vision de l’individu très différente. En effet, dans la tradition chinoise, les montagnes, les fleuves et les mers sont vécus et vus comme des endroits sacrés. Les montagnes mythiques, comme le mont Kunlun, séjour des immortels, sont représentées entourées d’eaux, comme des îles. C’est dans les monts et dans les fleuves que se trouvent les secrets de l’immortalité. L’invention du paysage chinois a lieu au cours du IVe siècle de notre ère à travers une évolution de l’expression chinoise shanshui ( , montagne-eau). Ce terme évoque le paysage littéraire et pictural. Forme propre à la peinture chinoise le modèle du shanshui a été repris, sous d’autres formes, dans une partie de la peinture coréenne et de la peinture japonaise anciennes.

Dans la peinture chinoise ce terme désigne, plus précisément, un type de paysage naturel, non urbain, ou sa représentation, et qui comporte toujours des inscriptions calligraphiées. Un site géographique doit comporter une inscription pour être un paysage sanshui. Ces calligraphies sont alors à considérer comme formes d’expression graphique et comme contenu littéraire, de style poétique ou autre. L’art chinois de la peinture de paysage shanshui a servi de modèle à la conception du jardin chinois, accompagné d’inscriptions calligraphiées sur des rochers, sur des stèles ou tout autre support.

Paysage à l’entrée du printemps 1072, Guo Xi, (actif 1067-1085), rouleau vertical mural,
Encre sur soie, 158,3 × 108,1 cm. National Palace Museum, Taipei.

C’est une peinture de communion avec le lieu. « Avant d’aborder le Paysage, il faut s’assimiler la nature et l’esprit de la montagne et de l’eau. Lorsque le peintre possède en lui la nature et l’esprit de la montagne, son pinceau épousera avec vigueur les postures de toutes les montagnes, la manière dont elles s’embrassent ou s’étirent, s’élancent ou s’assoient, se penchent en avant ou se ramassent sur elles- mêmes. Lorsque le peintre possède en lui la nature et l’esprit de l’eau, son pinceau recréera avec vivacité tous les mouvements d’un cours d’eau, la manière dont les vagues se heurtent ou se succèdent, dont elles s’incarnent en de multiples formes fantastiques, tantôt tumultueuses comme des animaux en furie, tantôt apaisées, ainsi qu’une rangée de nuages. » [21]

XI - le beau, le sublime et les sensations
« Pour ce qui est du beau dans la nature, c’est en dehors de nous que nous devons chercher un principe, mais pour le sublime, c’est en nous que nous devons en trouver un qui soit de la manière de penser propre à introduire le sublime dans la représentation de la nature. » [22]

« Le sublime en général est un effort pour exprimer l’infini, effort qui, dans le monde des phénomènes, ne trouve aucun objet qui se prête à la représentation... inaccessible, inexprimable à toute expression par le fini. [...] Un substantiel qui s’oppose à la totalité du monde phénoménal. » [23]

« Les artistes qui veulent exprimer la nature, moins les sentiments qu’elle inspire, se soumettent à une opération bizarre qui consiste à tuer en eux l’homme pensant et sentant. [...] Telle est l’école qui, aujourd’hui et depuis longtemps, a prévalu. [...] dans ce triomphe et cette prédominance d’un genre inférieur, dans ce culte niais de la nature, non épurée, non expliquée par l’imagination, je vois un signe évident d’abaissement général. » [24]

«  Si tel assemblage d’arbres, de montagnes, d’eaux et de maisons, que nous appelons un paysage, est beau, ce n’est pas par lui-même, mais par moi, par ma grâce propre, par l’idée ou le sentiment que j’y attache. C’est suffisamment dire, je pense que tout paysagiste qui ne sait pas traduire un sentiment par un assemblage de matière végétale ou minérale n’est pas un artiste. » [25]

© Hervé Bernard 2005

Et Baudelaire de continuer en fustigeant les copieurs en parlant de la poésie mais, cela pourrait tout autant s’appliquer à la peinture. « Ils prennent le dictionnaire de l’art pour l’art lui-même ; ils copient un mot du dictionnaire, croyant copier un poème. Or un poème ne se copie jamais : il veut être composé. Ainsi ils ouvrent une fenêtre, et tout l’espace compris dans le carré de la fenêtre, arbres, ciel et maison, prend pour eux la valeur d’un poème tout fait. » [26] Toutes ces prises de position de Charles Baudelaire sont la confirmation de l’importance du regard individuel dans la construction du paysage.

XII - Épilogue
« Nous avons un paysage, il nous faut en faire un pays. » Ce retournement de l’invention du paysage par Aimé Césaire et assez paradoxal même si l’on comprend son propos et son désir de créer une Nation. Cette citation est un retour au processus à l’origine de l’invention du concept de Nation.

« Finalement, ma création architecturale et mon intention auront probablement consisté à créer des paysages.
Ces paysages ne sont pas inhérents à la nature, mais proviennent d’une conception abstraite et sont réalisés dans un espace de liberté aux infinies possibilités, dans lequel l’abstrait et le concret sont en concurrence. »
Tadao Ando, rétrospective du Centre Pompidou, Paris 2018

Tous les sens du terme culture se retrouvent dans l’invention du paysage. Ainsi, on y retrouve l’entretien et l’exploitation des qualités d’un être humain ou d’un lieu à des fins utilitaires ou esthétiques. La culture comme le paysage sont des communs.
‘’ Cultura Honorer ’’, cultiver une pratique ce qui est une manière de la célébrer

Robinson Crusoé que ce soit celui de Defoe ou de Michel Tournier est là pour nous rappeler que nous voyageons avec notre paysage. Et ce paysage qui nous accompagne est la fondation du paysage que nous construisons à chaque fois que nous jetons notre ancre en un nouveau lieu.

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Regard sur l’image,
un ouvrage sur les liens entre l’image et le réel.
350 pages, 150 illustrations, impression couleur, format : 21 x 28 cm,
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