« sans images, on ne peut ni penser ni comprendre quoi que ce soit. » Luther
Contrairement à Calvin (1509-1564) qui s’installe à Genève au cours de l’été 1536, Zwingli (1er janvier 1484 - 11 octobre 1531) et Carlstadt1(1480 env.-1541) [1], Luther (10 novembre 1483 - 18 février 1546) adopte très rapidement une position très ouverte à l’égard des images.
1 Luther et Cranach l’Ancien
Lucas Cranach l’Ancien séjourne à la cour des Habsbourg à Vienne avant d’entrer en 1505 au service de Frédéric le Sage à Wittenberg, où il fait très vite la connaissance de Martin Luther. Ainsi, en 1516, un an avant le début de la Réforme, Cranach réalise un immense tableau sur Les Dix Commandements, pour la salle du tribunal de la ville de Wittenberg où il réside. Présentée aujourd’hui au musée Luther, dans cette même ville, cette œuvre aurait été inspirée par une série de prédications de Luther (encore moine) sur le thème des Dix Commandements et faite cette même année.
Au début des années 1520,Lucas Cranach met en images certaines idées du réformateur et joue un rôle essentiel dans la propagande protestante, comme l’illustre le Passional Christi und Antichristi qui, paru à Wittenberg en 1521, oppose la vie exemplaire du Christ à celle du pape, inspirée par le Diable.
Dès 1522, Luther traduit le Nouveau Testament en Allemand : le September-Testament et le Dezember-Testament et ses traductions sont illustrées par des gravures de Cranach que ce soit à sa demande ou à l’initiative de Cranach est secondaire compte-tenu de la proximité de leurs relations. Cette même année, il s’oppose aux iconoclastes de Wittenberg. Cette profonde connivence de Luther et de l’image sera réaffirmée notamment lors de la réalisation du retable de la Stadtkirche de Weimar commencé à Cranach [2]. Ce retable représente Jean-Baptiste, Cranach et Luther en grandes dimensions et au pied du Christ.
2 Cranach, l’imprimeur
Au-delà de cette peinture, les liens entre les deux hommes sont tellement fort que Cranach (en 1523) installe une imprimerie qui publiera notamment les écrits de Luther. C’est la force de ce lien qui permet à Jean Wirth cité par Marion Descamps de dire que les variantes de La Loi et la Grâce (Gesetz und Gnade) élaboré par Cranach dès 1529 seraient en fait la traduction iconique des évolutions du dogme luthérien. Ces deux versions sont répertoriées sous le nom de version de Gotha et de Prague ; l’une donne la prédominance à la Loi tandis que l’autre favorise la Grâce.
Si, dans le Catéchisme [3] de 1529, Luther ne condamne pas la fabrication des images, il renvoie dos à dos ceux qui sont convaincus de faire une œuvre pie en les détruisant [4] ou en les offrants. Pour Luther, ce qui importe, c’est non la nature de l’image mais son usage. Cette question sera notamment illustrée, à travers la longue amitié qui le liera à Cranach. Tout au long de cette amitié, on verra émerger une mise en image du dogme luthérien parfois complété ou explicité par des inscriptions qui commentent les représentations comme pour certains portraits de sa femme. On retrouve bien entendu dans ces images la vertu didactique des images, argument antérieurement utilisé par les partisans catholiques des images religieuses.
À titre d’exemple, nous citerons :
– Le recueil intitulé : La Passion du Christ et de l’Antéchrist (1521), 26 bois gravés, ouvrage à quatre mains accompagnés par des versets bibliques sélectionné par Luther tandis que Cranach [5] réalisa les gravures.
– Les séries sur le thème de La Loi et l’Évangile réalisée elle aussi par Cranach et Luther.
– Avec la peinture intitulée Jésus bénit les enfants (1539, Naumburg), Cranach exécute un motif biblique qui, semble-t-il n’ a encore jamais été représenté dans l’art chrétien, et qui sera ensuite amplement copié. La femme de Luther, son fils Hans et le dernier né du couple encore emmailloté seraient, selon certaines analyses, présentés dans ce tableau. Plus surement, la relation de Luther avec les images est suffisamment solide pour que non seulement Cranach ou son atelier réalisent de nombreux portraits de Luther (Regard sur l’image, p 246) mais aussi des portraits « en double » de Luther et son épouse Catherine de Bora (1525) [6], ainsi que des parents de Luther (1527).
D’autres tableaux ou gravures de Cranach montrent en images les idées nouvelles de la Réforme – en particulier le Salut par la grâce et la prédication de l’Évangile – à partir de thèmes bibliques comme La prédication de Jean-Baptiste au désert, ou encore Jésus qui pardonne à la femme adultère (1520, Cronach), ou Jésus et la femme cananéenne (1530, Leipzig).
Luther vieillissant, Lucas Cranach met à jour ses prototypes. Ainsi, au cours des années 1530, il conçoit un double portrait mettant en dialogue Luther et avec celui qui deviendra son disciple, après avoir assisté à la disputatio de Leipzig (1519) qui voit s’affronter verbalement Luther et Jean Eck, Philipp Melanchthon 1497-1560, docteur en théologie notamment influencé par Érasme. Cette nouvelle formule connaissant un succès croissant, l’atelier de Cranach en produit plusieurs déclinaisons, comme celle que proposera en 1546 son fils, Lucas Cranach le Jeune (1515-1586).
3 Sola scriptura, sola fidei
Cette affirmation de Luther est généralement traduite « par une seule écriture, une seule Foi » et est entendu comme une négation de la place de l’image. Cependant, cette traduction est partiellement incorrecte. En effet, elle peut aussi se lire : « une seule Écriture, une seule Foi » Avec cette majuscule, le mot écriture ne peut plus être interprété comme une opposition à l’image ; choix de la majorité des interprétations, y compris les plus récentes.
Supprimer la majuscule du E pointerait une contradiction majeure entre les propos de Luther (cf la citation en exergue de cet article) et ses actes ; avec cette majuscule, le mot Écriture se lit comme une référence aux Écritures, c’est-à-dire à la Bible chrétienne composée de l’Ancien et du Nouveau Testament. Elle fait de cet ouvrage l’unique ouvrage de références de la foi chrétienne à l’exclusion de tout autres textes y compris les textes des plus hauts dignitaires de l’Église. À ce stade, il est important de rappeler une spécificité de l’allemand. Contrairement au français, les noms communs commencent tous par une majuscule, majuscule que, lorsque nous traduisons l’allemand en français, en anglais... , nous avons pris l’habitude de supprimer. Mais, dans ce cas, faut-il la supprimer ? Certes cette phrase est énoncée en latin, mais savons nous comment elle a été originalement écrite et surtout pensée : en allemand d’abord et traduite en latin ensuite ou directement en latin.
Avec cette majuscule, toute équivoque est levée, cette affirmation là est une opposition affirmée à ce qui deviendra le catholicisme qui, outre les textes de la Bible chrétienne, reconnait les textes écrits par de nombreux autres personnages, qu’ils soient saints ou non alors que le protestantisme réduit les textes sacrés à l’Ancien et au Nouveau Testament. Cette phrase ne condamne plus l’image et cette hypothèse est confirmée par les liens étroits qui unirent les deux familles ainsi que par les nombreuses collaborations entre les deux hommes.
4 Cranach — Luther, une vie privée très liée
Ce long compagnonnage entre les deux hommes se concrétise dans leur vie privée. En 1525 le peintre et sa femme furent témoins du mariage de Luther ; en 1526, Cranach est le parrain du premier fils de Luther, Johannes ; tandis que lors de la mort accidentelle du fils ainé du peintre, Hans, survenue en Italie en 1537, Luther prit part au deuil familial. De même, dans la continuité de ces évènements, en 1541 Luther fut témoin au baptême de la fille ainée de Cranach. C’est la force de ce lien qui permet à Jean Wirth cité par Marion Descamps de dire que les variantes de « La Loi et la Grâce » (Gesetz und Gnade) élaboré par Cranach dès 1529 seraient en fait la traduction iconique des évolutions du dogme luthérien.
À ces « portraits de famille », outre la bénédiction des enfants citées précédemment, s’ajoutent des tableaux tel le retable de la Stadtkirche de Wittenberg (1547) dont la partie inférieure montre Luther prêchant à une petite assemblée, parmi laquelle certains reconnaitraient sa femme et quelques uns de ses enfants tandis que le panneau central du retable montre Jésus en train de présider la Cène et Luther représenté en « Chevalier George » reçoit la coupe d’un serviteur.
4 Les Calvinistes
Tous ces éléments confirment donc l’importance de l’image pour Luther. Avec les calvinistes, la situation est plus complexe. Certes, Calvin pour la Suisse romande et Zwingli pour la Suisse alémanique se retrouvent dans une condamnation commune de l’image. Cependant, Zwingli qui, en 1523, passa définitivement à la Réforme avec la rédaction des 67 Thèses (les Schlussreden) rédigée afin de préparer sa participation à la première dispute de Zurich [7] adopte une position plus souple. Il énonça sa position sur les images dans un document intitulé : Jugement de Dieu sur les images. Publication suivi par des démonstrations iconoclastes. Suite à ces mouvements, le 28 octobre 1523 fut convoqué, toujours à Zurich, un nouveau congrès qui prit, sur la question de l’image, une position mitoyenne, certains diront par peur des cantons catholiques voisins qui refusèrent d’être représentés.
Ainsi, Zwingli n’est pas aussi ferme que Calvin dans L’Institution de la religion chrétienne (1536). Ce dernier n’hésite pas à recourir au sarcasme et à la dérision voire à l’injure pour stigmatiser les dévotions catholiques qu’il va jusqu’à qualifier de paillardises. Selon Calvin, toutes représentations de Dieu est anthropomorphiste [8] et leurs auteurs sont, par là, les victimes de Satan qui abuse de leur sensualité pour les précipiter dans la superstition. Il poussera la condamnation, en 1557, dans la première édition de ses Sermons sur les Dix Commandements pour affirmer que nous avons une nature perverse et maudite et qui nous attire toujours à superstition. Toujours pour Calvin, l’abolition des images ou des reliques interrompt ce cycle pernicieux en éliminant l’occasion même du péché. De fait, si Zwingli tolère la représentation de scènes religieuses, tant que celles-ci ne font pas l’objet d’un culte et restent cloitrées dans le domaine privé pour Calvin, il ne faut peindre que ce qu’on voit à l’œil. Sentence floue qui implique, ad-minima, l’interdiction de la représentation de tout ce qui nous est méconnu et, par conséquent, celles de Dieu et de tous les personnages de l’Ancien et du Nouveau Testament.
Certes Calvin reconnaîtra l’innocuité, sinon la légitimité de certaines représentations : « histoires pour en avoir mémorial, ou bien figures ou bien médales de bestes, ou ville ou pais » (in Traité des Reliques, 1543) mais, il récusera les représentations religieuses, y compris celles des saints même faites dans un but pédagogique. Malgré ces prises de position, des portraits de Calvin sont réalisés de son vivant cependant, nous n’en connaissons pas les circonstances. Notamment ont-ils été fait d’après des portraits réalisés avant son ralliement à ce que l’on appelait en France, les huguenots ?
5 Et les calvinistes hollandais ?
Lors d’une visite à Amsterdam, en 2010, deux rencontres me laissèrent dubitatif quand à un refus de l’image par les calvinistes hollandais. Iconoclasme, certes, mais ne s’agirait-il pas plutôt de celui des vainqueurs envers les vaincus comme le montre ce tableau.
Iconoclasme ou iconophobie, probablement pas comme le montre l’histoire de la peinture hollandaise ainsi que ce splendide gisant situé dans la Neuwe Kerk d’Amsterdam ou encore comme le montre le gisant de la tombe monument de Josef Van Ghent qui date probablement de la même période. Par contre, comme nous le rappelle La Ronde de Nuit ou Leçon d’Anatomie, la peinture hollandaise récusa le portrait individuel et les risques d’admiration excessives d’un individu, voire d’adulations afférents à cette thématique et peu importe que ce portrait soit la cause ou la conséquence de cette adulation, le danger était trop grand. C’est cette peur qui explique cette spécificité hollandaise : le portrait de groupe.
Petit parallèle historique en forme d’image :
Est-il possible de tracer un parallèle entre les notations des agences internationales et les Indulgences ?
Autrement dit, le maintenant fameux AAA financier qui a détrôné l’index de qualité des andouillettes dans la bouche des français, ne serait-il pas le moyen d’acheter l’indulgence des marchés face à nos excès économiques tout comme les Indulgences papales servaient à racheter les excès de la vie quotidienne de certains pour ainsi, leur permettre d’accéder au Paradis.
Épilogue
« ce que l’on peut montrer, on ne peut le dire. »
Ludwig Wittgenstein, Tractacus Philosophicus, derniers aphorismes.
© Hervé Bernard 2013-2017
– Regard sur l’image, un ouvrage sur les liens entre l’image et le réel. 350 pages, 150 illustrations, impression couleur, Format : 21 x 28 cm,
EAN 13 ou ISBN 9 78953 66590 12,
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voir aussi :
Marion Deschamp - Luther et ses conjoints : de quelques portraits peints du couple luthérien