À la découverte de cette citation de Roland Barthes : « Être photographié produit un sentiment de perte d’identité. », j’ai immédiatement pensée aux propos de Balzac évoqué dans Regard sur l’image.
« L’image, plus particulièrement, la photographie, objet de croyance, comme la religion, nous aspirerait, nous engloutirait non seulement quand on la regarde mais, aussi, à chaque prise de vue, privant les personnes photographiées d’une part d’elles-mêmes comme le pensait Balzac terrorisé à l’idée d’être immortalisé.
« Selon ce dernier, chaque photographie lui enlevait une enveloppe de sa personnalité, et il s’imaginait comme un oignon, « épluché » à chaque prise de vue, condamné à disparaître par photographie, comme on dit condamné à mort par pendaison. De nombreux anthropologues ont raconté des réactions similaires lors des premières rencontres entre la photographie et des civilisations autochtones. L’image, pour être aussi ressemblante, n’aurait pas d’autre issue que de capter une partie de nous-même et de la réalité. Bien qu’antérieure aux propos de Roland Barthes, la citation du poète Max Dauthendey, rapportée par Walter Benjamin et reprise ci-dessous parle aussi de cela. [1]
« On pourrait imaginer cette pensée de l’image photographique réservée à une époque “reculée” ignorante de la photographie et de son processus comme le raconte Dauthendey en 1912 : « Au début, [...] on n’osait pas regarder longtemps les premières images ainsi produites. On était intimidé par la netteté des figures, et l’on croyait que les minuscules visages des personnes représentées sur la plaque pouvaient vous voir, tant la netteté et la fidélité inhabituelle des premiers daguerréotypes paraissaient à chacun stupéfiantes. » [2]
À lire Roland Barthes, apparemment, il n’en est rien, cette croyance dans le pouvoir de l’image à capter une partie de nous-même et donc notre croyance en ses pouvoirs de sorcellerie persiste et reste profondément ancrée en nous, même chez les philosophes. La photographie aurait le pouvoir de nous dépouiller de nous-mêmes.
Certes une image est un appeau à réel, cf Regard sur l’image mais, elle n’est pas le réel ‒je vous défie de manger l’oignon de Balzac, peu importe que nous parlions du légume ou de l’oignon qui endolorit l’un de ses pieds‒ pas plus qu’elle n’a pas le pouvoir de nous transformer en gremlin ou en lutin Kobold, connu pour voler l’argent des mines allemandes pour le remplacer par ce qui produira l’un des bleus les plus saturés de l’histoire du bleu, le bleu cobalt.
Cette métaphore balzacienne est légèrement angoissante. Nous pourrions être dépouillé de notre personnalité par photographie. Le seul moment, à ma connaissance, où ce dépouillement peut se produire, c’est lors d’un lavage de cerveau. Certes un portrait peut contrefaire notre image mais, de là à réussir un lavage de cerveau par photographie, il y a un pas ! Celle-ci n’a pas ce pouvoir à moins que le contexte de la prise de vue et de sa présentation ne soient dégradant. Ceci nous ramène à la question du contexte, question tout aussi déterminante pour interpréter une image qu’un texte et plus largement toute communication humaine.
Perdre son âme lors du développement
Malgré notre prétention à une modernité dégagée de toutes ‘’superstition’’, cette peur, en fait, est bien plus courante que nous le pensons comme le montre cet extrait du roman de François Jonquet De plomb et d’or 2024 [3].
« Il avait entrepris une nouvelle série de photos ayant pour thème les êtres porteurs d’une histoire spécifique ancrée dans le temps, condamnés, tel des Indiens, par la ville. Titre de la série : Les derniers des Mohicans. Et là, surprise, il m’a demandé si tante Irène, qu’il connaissait par quelques anecdotes, accepterait de se faire photographier. Elle était selon lui une femme d’une classe anachronique, dont le style, le monde, serait balayé à sa disparition.
« Irène fut dure à convaincre, je m’y attendais, l’idée de faire entrer chez elle un étranger lui était insupportable. Mais je sentais autre chose la travailler, alors j’ai poussé plus loin. Eh bien, elle a fini par avouer sa superstition de se faire voler l’âme par la photographie, sa crainte de se faire extirper sa force vitale lors du développement. Incroyable, Manoël avait décidément eu la bonne intuition : elle était une sorte d’Indienne, en tout cas de ceux qui se représentent l’âme comme une lumière, qui a l’instant de l’ouverture de l’obturateur se trouverait sucée par le négatif. »
Ce récit a une particularité, le vol ne se fait pas seulement lors de la prise de vue ; il se fait aussi pendant le développement comme si l’énergie chimique du révélateur et du fixateur se nourrissait de l’énergie de l’âme et cette particularité là, c’est la première fois que je la rencontre.
Que fait l’intelligence artificielle au portrait ?
Ces portraits de synthèse présenté dans le cadre du festival Circulation(s) [4] sont-ils des âmes volées ? C’est la question que nous pose Luca de Jesus Marques auteur de ces images, exploration de son arbre généalogique et tentative d’en remplir les manques. Pour cela, il accumule les autoportraits, les données biographiques collectées auprès de sa famille. Ces images générées sont éventuellement retouchées et tirées sur un support correspondant à la période évoquées.
Que fait l’intelligence artificielle à la croyance de Balzac, de Roland Barthes et du personnage de François Jonquet ? La rend-t-elle caduque ? inutile ? ou encore montrerait-elle son absurdité ?
La photographie pas plus que le lutin Kobold n’a le pouvoir de nous dérober quoique ce soit. Elle ne nous révèle que ce que les deux parties : le photographe et le photographié veulent bien nous révéler et parfois comme le dit Salman Rushdie « C’était une photographie chargée d’émotion. Il y avait de l’amour des deux côtés de l’objectif. » [5], rien n’est pris mais quelque chose est offert. C’est ce qui fait un portrait et cela “ l’intelligence artificielle” ne l’a pas à sa disposition dans son carquois.
_________________________________________________________________________________________
Regard sur l’image,
un ouvrage sur les liens entre l’image et le réel.
350 pages, 150 illustrations, impression couleur, format : 21 x 28 cm,
France Métropolitaine : prix net 47,50 € TTC frais d’expédition inclus,
Tarif pour la CEE et la Suisse 52,00 € , dont frais d’expédition 6,98 €,
EAN 13 ou ISBN 9 78953 66590 12,
Pour acquérir cet ouvrage dans la boutique
_________________________________________________________________________________________
- La photo : à la fois une figuration, une fiction et une narration ?