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Regard sur l’image

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- Images : l’originalité remise en question ? 2/2

,  par Jorge Alvarez Iberlucea

Première partie de cet article

Approfondissons un peu plus notre sujet en répondant à quelques arguments très populaires.

« Ils utilisent tous le même matériel… et moi aussi ».
J’ai commencé ma vie d’adulte en tant que dessinateur. Tout dessinateur utilise un crayon et une gomme de la marque Staedler, c’est la meilleure. Ne parlons pas des poils des pinceaux parce que, entre le blaireau, le chameau, la soie de porc et la martre, il y aurait de quoi écrire une encyclopédie ! Il en va de même pour la photo : on cherche à travailler avec le meilleur matériel qui soit, mais surtout avec celui qui nous permettra de répondre à nos exigences. On réfléchit beaucoup avant d’acheter, de louer, d’emprunter ou même de bricoler.
Rien ne peut se construire sans choisir intellectuellement.

À la fin des années 80, j’ai été envoyé par une agence de communication pour couvrir la construction d’une centrale nucléaire dans la Manche. À mon arrivée, je me suis présenté à la direction. Le directeur adjoint m’a reçu et m’a dit : « Je ne comprends pas pourquoi on vous envoie ! Nous avons un photographe qui fait le suivi du chantier jour après jour et il photographie tout. Et moi-même – là il s’est penché et a ouvert un tiroir rempli de matériel photographique professionnel – je fais quelques photos de temps en temps ». Je lui ai répondu bêtement : « Je tâcherai de ne pas déranger… De toute façon ce n’est pas vous qui payez… », et il m’a donné l’autorisation.
Au bout de cinq jours, je suis rentré, direction Paris, au laboratoire. J’ai livré mes images au client, puis plus rien.
Deux mois plus tard, mon commanditaire m’a fait part d’un courrier dans lequel ce directeur accusait réception de quelques tirages papier et reconnaissait fort honnêtement : « Merci ! En voyant vos photos j’ai compris pourquoi on vous avait envoyé. ».

Malgré ses études, sa culture, cet ingénieur a eu besoin d’un exemple concret pour prendre conscience que faire des photos ne se limitait pas à disposer d’un matériel performant et à appuyer sur un bouton.

« Je suis capable de le faire, ce n’est donc pas une création »
Le commun des mortels pense être incapable de développer une activité artistique et de devenir un créateur. Croire qu’il faut des conditions particulières pour être un créateur est un préjugé idéologique. Nous pouvons tous être des créateurs, c’est une simple et terrible question de travail. Valéry disait : « Pour réussir, il faut 5 % de talent et 95 % de travail ». Et il avait raison !
Le talent se travaille, même le plus infime. Les idées se trouvent, facilement, partout, il suffit d’apprendre à ouvrir son esprit. Certes, c’est un travail plus ou moins long et souvent fastidieux. Il faut être patient et obstiné.

Le savoir-faire créatif consiste à intégrer en soi la chose à représenter. Là est la difficulté.
Un jour que j’amenais mes enfants à l’école maternelle, j’ai vu que des dessins étaient affichés sur le mur de la classe. Mon œil a été attiré par l’un de ces dessins que font les petits enfants quand ils se représentent avec leur tête et leurs membres, sans corps. J’en ai découvert un particulièrement réussi, un vrai Miró ! Je l’ai regardé attentivement et l’ai mémorisé. De retour chez moi, j’étais décidé à le reproduire. Je suis dessinateur depuis mon adolescence et je fais confiance à mes capacités, à mon expérience. Mon matériel sur ma table, j’ai commencé ma copie… Raté une fois, raté deux fois, tous mes essais furent ratés !
J’avais ce dessin dans ma mémoire, j’avais les moyens techniques et les capacités intellectuelles pour le reproduire mais je ne l’avais pas en moi ! Ressentir la réalité comme un enfant ne m’était plus donné et je n’avais pas non plus travaillé assez pour retrouver ce ressenti.
Faire une image nécessite que vous la ressentiez en vous. Voir et enregistrer ne suffisent pas. Croire que c’est simple, que c’est réalisable parce que nous avons le savoir-faire ne suffit pas. Il faut arriver à construire dans sa tête, à faire sienne l’image avant de la réaliser.

Chercher à représenter au mieux la réalité est en opposition à toute démarche de création
Indépendamment du fait que la loi protégeait déjà la « photographie documentaire » et que la Cour européenne de justice n’arrête pas de parler du « caractère artistique ou professionnel », il y a dans cette affirmation un préjugé culturel. Préjugé qui ne concernerait que la photographie ? Je m’interroge. Mais que pourrions-nous dire au sujet du dessin et de la peinture hyperréalistes ? Des tableaux qui sont plus réels que des photographies !
On devrait s’attarder davantage sur le contexte pour pouvoir juger.

« Quand il y a des directives précises, une commande, il n’y a pas de création »
Faut-il rappeler que les œuvres sont des idées mises en forme par une personne ? Les directives ont peu d’importance devant la subjectivité de l’auteur de la forme. De plus, les créateurs aiment les contraintes ! Oui, les commandes impliquent des directives précises et sont souvent liées à des buts utilitaires.
Les œuvres d’art post-colombiennes réalisées avec l’or refondu des œuvres indigènes pendant la conversion au christianisme étaient « au service de l’évangélisation ». Elles avaient un but utilitaire clairement défini : assurer la conversion au christianisme des indigènes sud-américains.
Dans toute l’histoire de l’humanité, la production d’œuvres considérées aujourd’hui comme indiscutablement artistiques a toujours eu un but utilitaire.
En 1997, j’étais en litige avec une très grosse société qui avait diffusé des dizaines d’images sans me demander mon avis. Au milieu de la médiation proposée par les juges, je me suis trouvé face au directeur de la communication, un Monsieur très cultivé. Au cours de l’échange, il me dit : « Mais ce sont des photos de commande » ! Un peu surpris, je lui ai répondu « Mais les fresques de la Chapelle Sixtine aussi » ! Et la négociation s’est arrêtée là.

Croire que l’art se limite à l’inutile, au non fonctionnel, au non utilitaire, à l’initiative d’un individu isolé, caractériel, maigre et mourant de faim si possible, est un préjugé que l’histoire de l’art a disqualifié depuis longtemps.

Encore un exemple de commande et des contraintes :
Le rédacteur en chef d’un magazine m’a envoyé couvrir la conférence de presse de la présentation des premiers objets récupérés dans l’épave du Titanic. Je lui demandai ce qu’il souhaitait. Après quelques minutes de silence, il me dit simplement « Je veux du mystère ».
Sur les lieux, j’ai couvert la conférence de presse, ennuyante du point de vue des images, des images que n’importe qui aurait qualifiées de banales, quand bien même j’avais choisi des cadrages intéressants et surtout le moment où chaque intervenant avait une expression qui, selon moi, correspondait le mieux à sa personnalité.
Un marathon assez bizarre a suivi. Toute la presse nationale et internationale était là. Nous sommes tous montés au deuxième niveau où des caisses extraites d’un container allaient être ensuite déplacées vers le sous-sol où nous nous trouvions au départ. En cours de route, j’ai compris que la présentation des objets aurait lieu tout en bas. L’ensemble des journalistes sont donc descendus, suivant les responsables. J’ai décidé de rester en hauteur, en prenant le risque de ne pas voir la même chose que tous les autres. Mais j’ai eu raison… Toutes les contraintes ont été neutralisées par l’instruction « Je veux du mystère ».

Mais alors, comment faire pour saisir l’originalité ?

Quand il nous faut des preuves, regardons les dérives les plus habituelles.
Il est aisé de tomber dans le piège des préjugés populaires concernant la photographie. N’oublions jamais que la première difficulté, le passage obligatoire par un procédé partiellement mécanique pour dessiner son art est toujours d’actualité, presque deux siècles plus tard !
Sans parler du préjugé qui consiste à croire que l’art est du domaine de l’inutile.
Nous ne devons pas nous limiter à juger une image isolée. Souvent, une image fait partie d’un ensemble et c’est cet ensemble qu’il faut apprécier. Si nous souhaitons découvrir l’empreinte d’une personnalité, regardons toujours au pluriel.

Personnellement, si j’avais à juger de l’originalité d’un dessin de Picasso, si je ne connaissais pas son œuvre, si je m’interdisais à regarder l’ensemble, je dirais que c’est le travail d’un enfant d’école maternelle !

Nous devrions regarder s’il s’agit d’un professionnel ; les chances sont élevées que ce soit un auteur. Considérons aussi comme professionnel celui qui prétend avoir une activité créative régulière, et peu importe si c’est son activité principale ou secondaire. Aussi, il est nécessaire de ne pas négliger l’importance économique du travail du professionnel.
Le contexte a aussi une énorme importance pour prouver une démarche intellectuelle.
Voici un dernier exemple qui réunit quelques-unes de nos réflexions :
Regardez cette trouvaille d’une artiste. Elle a confronté un livre de Raymond Depardon avec des images de Google Street View… Et une journaliste a publié ceci dans Libération.

© Raymond Depardon

Le travail de Raymond Depardon dans Journal de France est une œuvre représentant la France paysanne. Sa démarche est loin d’être innocente et neutre, en face, les vues de Google n’ont aucune intention. Et que les lieux et les points de vue paraissent semblables n’enlèvent rien à la démarche du photographe ! Ce n’est pas le sujet qui fait l’œuvre ! Ce n’est pas le manque de fioritures qui fait banalité.
L’artiste dit : « Quelle signification a aujourd’hui le travail de Depardon alors qu’il existe peut-être dans les serveurs de Google des milliards d’images de quasiment l’ensemble des routes de France. (…) Refaire ce parcours dans Google Street-View, sur les pas de Depardon, et mettre en parallèle les images prises à la chambre avec des captures d’écran, c’est mettre en perspective deux types d’images, deux intentions opposées, deux visions du monde. » (Caroline Delieutraz, Deux visions, , 2012.)
Je ne suis pas certain de partager le point de vue de cette artiste, et c’est surtout oublier quelque chose d’essentiel : cette personne a cherché dans les serveurs de Google les images ressemblant. Pour parodier le Bourgeois Gentilhomme, elle faisait donc du Depardon sans le savoir.

© Jorge Alvarez, texte et images sauf mention contraire

Première partie de cet article

Les photographies devant les juges par Jorge Alvarez