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- Couleur, expérience humaine et cyborgisme

,  par Hervé BERNARD dit RVB, Valérie Bonnardel

« L’abeille Invente La Fleur Et La Fleur Invente L’abeille »
Francis Huxley [1]

Dans leur ouvrage « L’inscription corporelle de l’esprit : science cognitive et expérience humaine » [2] publié en 1993, Francisco Varela, Evan Thompson et Eleanor Rosch proposent une nouvelle conception de la cognition qualifiée d’énactive. L’énaction propose une théorie de la cognition basée sur le principe selon lequel :
 les organismes vivants sont des systèmes autonomes (doués d’auto-organisation) générateurs de signification qui donne lieu à l’origine co-déterminée de la cognition et de l’environnement dans lequel l’organisme est situé [3]. Pour notre propos, la position de l’énaction s’inscrit dans un contexte non-dualiste et tente de réconcilier les oppositions traditionnelles (sujet-objet, corps-esprit, soi-autres, etc.) et, ce faisant, offre une voie intermédiaire entre l’opposition ’’objectivisme computationnel’’ et le ’’subjectivisme neurophysiologique’’.

Dans une perspective objectiviste, les organismes vivent dans un environnement préexistant et la cognition dont ils sont pourvus consiste à récupérer l’information nécessaire à la construction d’une représentation plus ou moins fidèle de cet environnement. Pour le subjectivisme, le système cognitif projette ses propres représentations et l’apparente réalité n’est que le reflet des lois internes du système.

Pour illustrer les principes et l’intérêt d’une conception énactive de la cognition, les auteurs choisissent l’exemple de la vision colorée qui présente l’avantage d’être, d’une part un sujet transdisciplinaire, incluant entre autres, la biologie, la psychologie, l’anthropologie et les disciplines artistiques et qui, d’autre part, possède une signification immédiate dans l’expérience humaine en termes de perception, de cognition et d’émotion. Ainsi, les auteurs montrent que l’objectivisme peine à rendre compte de l’expérience colorée car il n’existe pas de relation de causalité simple et univoque entre le signal physique (flux lumineux) qui atteint l’œil et la couleur perçue. Quant au subjectivisme, il échoue à rendre compte des aspects universellement partagés de la vision des couleurs tels que leur perception catégorielle. L’approche énactive réconcilie ces deux aspects. Dans cette approche la cognition est « incarnée » c’est-à-dire qu’elle résulte d’expériences rendues possibles avec un corps doté de capacités sensorimotrices qui s’exercent dans un environnement physique, biologique, psychologique, social et culturel à partir duquel l’expérience émerge (énaction) et où perception et action sont indissociables. La qualité de l’expérience énactée de l’apparence colorée résulte alors du couplage structurel entre l’organisme et son environnement pour lequel l’intersubjectivité et le partage culturel de cette expérience sont essentiels à l’extraction de sa signification.

Aujourd’hui, en rendant possible la mise en place de capacités sensorielles jusque alors inédites, les récents développements technologiques offrent l’occasion d’une réflexion sur la nature des couplages structurels qui s’élaborent à partir de l’interaction entre l’individu et son milieu ainsi que de leur impact sur la cognition humaine.

1- Qu’est-ce que le cyborgisme ?
Le cyborgisme qui décrit la condition du cyborg [4] s’apparente, sans s’y confondre, aux systèmes de substitution sensorielle destinés à remplacer ou à modifier des capacités sensorielles naturelles défectueuses. Neil Harbisson, premier cyborg officiellement reconnu par un gouvernement, définit le cyborgisme comme « l’art de créer ses propres sens, ses propres organes, puis de les laisser s’exprimer. Lorsque c’est le cas, vous devenez une œuvre d’art. »

C’est à la suite du diagnostic de son achromatopsie (absence totale de vision des couleurs) que Neil Harbisson va explorer les moyens technologiques lui permettant de percevoir les couleurs. Comme il l’explique, la vision en noir et blanc ne pose pas de handicap visuel majeur dans son environnement matériel quotidien. C’est seulement dans le contexte social et culturel de communication que l’omniprésence de la couleur rend son absence problématique pour le sujet privé de vision colorée et c’est essentiellement pour pallier aux limites de communication que depuis 2004, Neil Harbisson s’est équipé d’un système “eyeborg” qui convertit les longueurs d’onde en fréquences sonores. Avant d’examiner les performances de l’eyeborg, nous envisagerons la structure de l’apparence colorée d’un observateur trichromate normal [5] telle qu’elle est comprise aujourd’hui.

2- Structure de l’apparence colorée chez l’homme
La structure de l’apparence colorée est décrite en partie par la trivariance visuelle qui, pour reprendre les termes d’Yves Legrand [6], est « la possibilité de définir complètement l’aspect d’une plage étendue quelconque au moyen des trois variables : luminance, longueur d’onde dominante et pureté colorimétrique ». Ces trois variables physiques correspondent à trois attributs visuels subjectifs :

 1 la luminosité qui est la perception de la quantité de lumière qu’une surface paraît émettre ou réfléchir ;
 2 la teinte ou tonalité qui est la catégorisation chromatique d’un stimulus (rouge, bleu, etc. …) ;
 3 la saturation ou niveau de coloration plus ou moins intense d’une surface.

Par ailleurs, l’apparence colorée s’organise à partir de quatre teintes élémentaires [7] (pour les termes de la couleur et leur définition, le lecteur se référa au dictionnaire de Sève, Indergand et Lanthony, 2007) [8] que sont le jaune, le bleu, le rouge et le vert. Ces teintes sont dites élémentaires car elles apparaissent ‘’pures’’ c’est à dire qu’elles semblent visuellement ne contenir aucune autre couleur à l’inverse des couleurs binaires telles que l’orange (mélange de rouge et de jaune) ou le rose (mélange de rouge et de blanc). L’expérience montre que ces quatre teintes élémentaires sont associées en paires de couleurs dites opposées ou antagonistes : le bleu s’opposant au jaune et le vert au rouge. Après l’exposition soutenue à une plage colorée (par exemple jaune) remplacée par une plage de couleur neutre (gris moyen), une image consécutive apparaît teintée de la couleur opposée (bleue). L’image consécutive qui apparaît comme projetée sur la surface grise révèle précisément la nature antagoniste de notre perception colorée ; la stimulation soutenue au jaune désensibilise ce composant et lorsque la stimulation est remplacée par une plage grise, seul le composant bleu, épargné par la désensibilisation, est réactif produisant ainsi la sensation bleue. Ce phénomène d’apparence colorée a donné lieu à la théorie dite des ‘’couleurs antagonistes’’ décrite pour la première fois de façon systématique par le physiologiste allemand Ewald Hering (1834-1918).

Une partie de l’étude scientifique de la vision des couleurs de ces cinquante dernières années s’est attachée à élucider la nature des mécanismes neurophysiologiques pouvant rendre compte de l’apparence colorée. Ainsi, les mélanges additifs et soustractifs obtenus à l’aide de trois couleurs primaires s’expliquent par l’existence des trois classes de photorécepteurs rétiniens encore appelés cônes. De ces mélanges découlent le métamérisme qui s’observe lorsqu’une plage éclairée par une lumière monochromatique est égalisée visuellement par le mélange de deux (ou trois) lumières primaires. Il est à noter que les lois qui régissent les égalisations de couleurs sont importantes, puisqu’à l’origine de la colorimétrie, elles régissent les principes de reproduction des couleurs.

A la suite de cette première étape, une seconde étape est réalisée lorsque les signaux des cônes se combinent de façon antagoniste. Ces combinaisons opposent d’une part, les cônes des moyennes longueurs d’onde (cônes M) à ceux des grandes longueurs d’onde (cônes L) (noté ‘M-L’), et d’autre part, ceux des courtes longueurs d’onde (cônes S) à ceux des cônes M en synergies avec les cônes L (noté ‘S-L+M’). L’antagonisme des cônes décrit depuis les années cinquantes par des méthodes électrophysiologiques a longtemps été considéré comme le substrat neurophysiologique des couleurs antagonistes d’Hering est aujourd’hui jugé comme insuffisant à rendre compte du phénomène. Sachant que le codage de la couleur dans le cortex reste une question scientifique (Conway et al., 2018) [9], le niveau de description neuronal ne fournit pas d’explication à l’apparence colorée ; en particulier, la qualité ‘’unique’’ des teintes élémentaires reste à élucider.


Figure 1
Assimilation de couleurs - l’apparence des carrés rouges change en fonction de leur environnement immédiat d’une couleur orangée à une couleur magenta selon qu’ils jouxtent des carrés jaunes ou bleus. Dans le cas de l’assimilation l’apparence change dans la direction de la tonalité des éléments de voisinage. (source Regard sur l’image, éd regards & impressions)

Finalement, la constance des couleurs est une propriété essentielle de l’apparence colorée qui, si elle n’était pas réalisée, limiterait considérablement la raison d’être de la perception des couleurs. En effet, si dans des conditions expérimentales, la teinte perçue de stimuli colorés présentés en isolation au moyen d’un système optique, dépend directement de la longueur d’onde dominante du flux lumineux qui atteint l’œil, dans les scènes complexes de l’environnement naturel il n’existe pas de relation univoque entre longueur d’onde et couleur perçue [10]. Si l’on observe les figures 1 et 2 qui illustrent respectivement les phénomènes d’assimilation et de contraste de couleurs, on s’aperçoit qu’un même flux lumineux produit des sensations colorées différentes. Cette simple observation faite dans des conditions d’éclairage stables (l’écran de notre ordinateur ou l’éclairage de la pièce si les figures sont imprimées) montre que notre perception des couleurs est modifiée par le contexte coloré, autrement dit elle dépend des relations que les couleurs entretiennent les unes avec les autres dans leur étendue et dans leur disposition spatiales et temporelles.


Contraste de couleurs – Si l’on juxtapose deux couleurs A et B, la complémentaire de A s’ajoute à B et vice versa. Ce phénomène fut décrit en France par Michel Eugène Chevreul (1786-1889) dans la loi du contraste simultané. Dans le cas du contraste des couleurs l’apparence change dans la direction de la tonalité opposée des éléments de contraste.

Figure 2a
Les cercles du centre sont les mêmes coordonnées RVB. Le contraste est maximal lorsque le cercle jaune est placé sur un fond bleu qui correspond à sa couleur complémentaire, le bleu ajoute sa complémentaire (jaune) et accroît ainsi la tonalité jaune du cercle central.
Figure 2b
Les croix avec mêmes coordonnées RVB disposées sur des fonds colorés différents sont perçues différemment. Sur le fond jaune, la croix recevra du bleu qui fait tendre sa tonalité vers le gris, alors que sur un fond gris la croix conserve sa tonalité d’origine. L’astuce de cette illusion est que la couleur des fonds ont été choisis minutieusement de sorte que la couleur de la croix tende vers la couleur du fond opposé. (©www.AndrewKelsall.com)

Dans l’environnement naturel, la situation se complique par les variations de l’éclairage et avec elles celles du flux lumineux qui atteint l’œil. La distribution d’énergie spectrale de la lumière du jour change continuellement de l’aube au coucher du soleil et les éclairages artificiels offrent une grande diversité de distributions d’énergie spectrale. Pourtant, en dépit de ces changements, les couleurs de surfaces d’objets restent stables. Cette stabilité est désignée par le terme de constance des couleurs. La constance des couleurs a été observée depuis longtemps et John Mollon (1997) attribue à l’illustre mathématicien Gaspard Monge (1746-1818) la première description qui fait de cette observation un phénomène : « Ainsi les jugements que nous portons sur les couleurs des objets ne paroissent pas dépendre uniquement de la nature absolue des rayons de lumière qui en font la peinture sur la rétine ; ils peuvent être modifiés par les circonstances, et il est probable que nous sommes déterminés plutôt par la relation de quelques-unes des affections des rayons de lumière, que par les affections elles-mêmes, considérées d’une manière absolue. » (Monge, 1789) cité par Mollon (1997, page 141) [11]. Gaspard Monge notait que le flux lumineux qui atteint l’œil ne pouvait servir d’indicateur fiable de la couleur.

Dans le cas des appareils photographiques, la balance des blancs est le procédé utilisé pour compenser les changements d’éclairage et améliorer le rendu des couleurs, c’est-à-dire réduire les variations dues aux changements d’éclairage. Les algorithmes de constance de couleurs utilisés dans les systèmes de vision artificielle possèdent ce type de correction à laquelle s’ajoutent des hypothèses sur la nature de l’éclairage. Aux systèmes les plus récents s’ajoutent des algorithmes de reconnaissance des formes, telle que la reconnaissance des visages dont la gamme restreinte de couleurs sert de référence pour estimer l’éclairage, ce qui améliore les performances. Cependant et contrairement à la vision humaine, les performances de constance des couleurs des systèmes artificiels déclinent à mesure que la complexité spatiale de la scène visuelle s’accroît et que l’on s’éloigne des surfaces plates, diffuses et mates typiquement utilisées pour tester les algorithmes (Xiao, 2015) [12].

3- L’approche énactive de l’apparence colorée
Comme nous venons de l’illustrer, la structure de l’apparence colorée reste encore peu expliquée par les mécanismes neurophysiologiques, et pour l’approche énactive, l’absence d’indicateur physique fiable de la couleur perçue ou encore l’origine élusive des mécanismes neurophysiologiques des teintes élémentaires montrent que la couleur n’est pas une propriété d’un environnement physique pré-existant : la vision colorée se comprend mieux si nous la considérons comme une propriété émergente qu’il est vain de définir indépendamment des capacités sensori-motrices [13] de l’organisme ; la couleur est située dans un monde perçu ou éprouvé qui naît de l’histoire du couplage structurel avec l’environnement (Varela et al., 1991, p 223). Cette histoire concerne à la fois l’espèce (phylogénèse) et l’individu (ontogénèse).

Blanc et or ou noir et bleu  ?
Les tentatives d’explications se sont centrées sur la constances des couleurs. Les coordonnées chromatiques de la photo #TheDress sont compatibles avec une robe blanche et or sous un éclairage bleuté ou bleue et noire sous un éclairage orangé, ainsi les uns situeraient la scène visuelle dans un contexte matinal, alors que les autres la situeraient dans un contexte de soirée. L’origine de ces pré-suppositions est une question de complexité égale de celle de la constance des couleurs.

L’expérience de la couleur issue de l’histoire individuelle trouve une illustration étonnante dans la photo #TheDress qui, en hiver 2015, divise la population des internautes en deux ; ceux qui perçoivent #TheDress bleue et noire et ceux qui la perçoivent blanche et or (figure 3). La photo est surexposée ; le cadrage rend les indications sur les conditions d’éclairage ambiguës et une interprétation est indispensable pour obtenir une perception cohérente. Mais, avant tout l’attention est retenue dans #TheDress par le fait que les percepts soient si radicalement différents et qu’aucune image de ce type n’ait jamais été conçue par aucune équipe de recherche qui pourtant n’a jamais manqué d’ingéniosité pour produire des illusions colorées. La radicalité des différences individuelles révélée par #TheDress montre d’une part l’intangibilité de la couleur : il n’existe pas de perception objective et véridique mais une perception émergente qui dépend en partie de l’histoire du couplage structurel entre l’organisme et son milieu, et d’autre part l’authenticité fondamentale de notre expérience : si nous pouvons concevoir que d’autres percepts existent pour d’autres individus, nous ne reconnaissons comme authentique et véridique que la seule expérience qui nous est donnée. Aujourd’hui encore, et malgré les nombreuses expériences entreprises pour tenter d’identifier les facteurs en cause, l’explication scientifique des différences individuelles révélées par #TheDress reste à fournir (Brainard et Hurlbert, 2015) [14].

Les considérations sur la structure de l’apparence colorée de la vision ordinaire vont à présent nous permettre d’envisager par comparaison celle qui donne lieu à l’expérience sensible du cyborg.

4-L’expérience de la couleur du cyborg
4.1. L’eyeborg
 Le cyborg est équipé d’un dispositif (eyeborg) fait d’une antenne implantée à la base du crâne dans la région occipitale, à l’extrémité de laquelle se trouve une petite caméra vidéo située au niveau des yeux qui est sensible aux ondes électromagnétiques. Les ondes ou fréquences visuelles sont transformées en fréquences sonores transmises par la boite crânienne et sont perçues par l’oreille interne comme des sons de différentes hauteur tonale. Les hautes fréquences visuelles (courtes longueurs d’onde) sont associées aux hautes fréquences sonores et les basses fréquences visuelles (grandes longueurs d’onde) aux basses fréquences sonores [15]. En incluant l’infrarouge et l’ultraviolet, l’eyeborg est sensible à un spectre plus large (350-750nm) que le spectre visible humain et est divisé en 360 intervalles (soit environ 1 nanomètre, nous reviendrons sur la question de la discrimination spectrale dans le paragraphe suivant). L’association entre fréquences visuelles et fréquences sonores a nécessité un apprentissage de 3 ans [16]. Il existerait également un codage de la clarté et de la saturation mais aucune précision n’est donnée à ce sujet dans l’article scientifique de référence (Alfaro, Bernabeu, Agulló, Parra et Fernàndez, 2015) [17]. Lorsque l’antenne fut implantée chirurgicalement sur le crâne, un implant supplémentaire a été ajouté permettant de recevoir les communications wifi téléphoniques, de la musique, des fréquences visuelles terrestres ou celles de l’espace via les satellites de la NASA.

4.2. Modification du cerveau du cyborg
 Une équipe scientifique espagnole (Alfaro et al., 2015) s’est intéressée aux éventuels phénomènes de neuroplasticité consécutifs à l’utilisation continue de l’eyeborg durant 8 ans. Les auteurs indiquent prudemment que la conclusion selon laquelle les différences observées entre le cyborg et un groupe de référence de 5 jeunes adultes non-synesthètes (voir paragraphe suivant) sont attribuables au port de l’eyeborg, n’est qu’hypothètique puisque le contrôle expérimental qui permettrait d’établir cette causalité aurait nécessité les données d’imageries cérébrales du sujet avant l’usage de l’eyeborg, or celles-ci n’existent pas.

Toutefois, l’expérience montre qu’à la suite de la présentation d’une mire colorée, l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) révèle qu’une grande partie du cerveau des sujets du groupe de référence est activée et comprend une large portion des lobes occipitaux (lieu de traitement de l’information visuelle), et dans une moindre mesure l’activation des lobes temporaux (où s’effectue la reconnaissance des formes, la mémoire, le langage et le traitement des informations auditives), pariétaux (lieu de traitement de l’information somesthésique issue des sens du toucher, du mouvement et de l’information spatiale) et préfrontaux (fonctions cognitives et processus de décision). Cette même stimulation chez le cyborg provoque une réponse dans des zones limitées et circonscrites des lobes occipitaux (en particulier dans les aires visuelles V1 et V2). Les auteurs rapportent également que l’activation cérébrale à la mire visuelle présentée cette fois-ci en différents niveaux de gris est réduite chez tous les sujets, mais là encore, limitée aux aires visuelles primaires (V1 et V2) chez le cyborg, alors qu’elle s’étend davantage dans le cortex visuel des sujets du groupe de référence où elle se propage aux lobes pariétaux et temporaux. Ces différences suggèrent que la stimulation visuelle chez les sujets du groupe de référence produit outre l’activation du cortex visuel, celle des structures impliquées dans la reconnaissance des formes, la mémoire, le langage, la décision et ce d’autant plus que la stimulation est colorée. Ces régions cérébrales non-exclusivement visuelles et liées à l’information sémantique ne semblent pas être activées chez le cyborg.

L’imagerie du tenseur de diffusion (ITD) qui est basée sur la direction de diffusion des molécules d’eau permet de suivre le parcours des fibres nerveuses (faisceau des axones des neurones) qui relient les différentes structures cérébrales. Les mesures montrent un accroissement du corpus callosum, le plus large faisceau de fibres nerveuses du cerveau, qui relie les deux hémisphères [18], et dans une moindre mesure celles des faisceaux longitudinal inférieur et occipito-frontal inférieur. Le premier relie le cortex occipital au cortex temporal, participant ainsi aux associations visuelles et auditives. Le second relie la partie ventrale du lobe occipital au cortex orbito-frontal (processus de décision) et aurait un rôle dans le langage. Il existerait donc des modifications structurales renforçant la connectivité occipito-temporo-frontale chez le cyborg. Des modifications de connectivité au cours du développement sont également suspectées dans les cas de synesthésie. La synesthésie est définie comme une condition rare et non pathologique où la stimulation d’une modalité sensorielle entraîne automatiquement la stimulation d’un autre sens comme par exemple la stimulation par une couleur évoquera un son. Une récente étude a mis en évidence chez les synesthètes le rôle des variations génétiques impliquées dans l’établissement des connexions neuronales au cours du développement (Tilot, Kuceraa, Vino, Asher, Baron-Cohen and Fisher, 2018 ) [19]. Ces variations pourraient être responsables de l’hyper-connectivité entre régions cérébrales telle que celle qui relie le cortex occipital au cortex temporal, condition que l’on pourrait rapprocher de celle du cyborg.

En augmentant la gamme de fréquences visuelles auquel il est sensible et en convertissant les ondes électromagnétiques en ondes sonores sans pour autant engendrer d’activation des systèmes corticaux ordinairement impliqués dans le traitement du signal coloré comme c’est le cas de la synesthésie, l’eyeborg confère à son utilisateur des capacités sensorielles inédites dans l’espèce humaine. Neil Harbisson qualifie cette nouvelle compétence de sonochromatisme qu’il définit comme : « un sens supplémentaire qui se rapporte à une couleur de manière objective et égale pour tout le monde » [20]. Le sonochromatisme s’incarne au moyen d’un nouvel organe sensoriel qui est l’antenne de l’eyeborg. Cette dernière est directement inspirée des antennes des insectes et fait partie intégrante de l’identité de Neil Harbisson. Le cyborgisme est alors considéré comme une nouvelle démarche que Neil Harbisson qualifie de ‘’trans-espèces’’ (encadré 1) qui consiste à concevoir ses propres organes sensoriels s’inspirant de ceux des autres espèces, organes qui, grâce aux avancées technologiques, peuvent être adaptés à l’homme dans le but d’une transformation des capacités sensorimotrices de notre espèce [21]


Encadré #1
En 2010, Neil Harbisson fonde avec Moon Ribas The ‘’Cyborg Foundation’’ avec la triple mission :
1. D’aider les individus à devenir des cyborgs en concevant et développant leur propres organes sensoriels :
2. De défendre les droits des cyborgs :
3. De promouvoir le cyborgisme comme mouvement social et artistique.
La fondation a collaboré avec différentes institutions telles que ‘’Braille without borders’’ au Tibet ou ‘’The blind Society of Pichicha’’ en Équateur et a offert des antennes sonochromatiques aux aveugles de ‘’Mesa & Cadeira’’ au Brésil.
En 2017, la ‘’Transpecies Society’’ est fondée par Neil Harbisson, Moon Ribas et Manel Munoz. Il s’agit d’une association destinée à donner la parole aux identités non-humaines, à développer la prise de conscience sur les défis auxquels les trans-espèces font face : à défendre la liberté de l’auto-conception et d’assister le développement de nouveaux sens et de nouveaux organes.


4.3. Le sonochromatisme dans le règne animal
Si le monde animal a servi d’inspiration à l’organe, qu’en est-il de sa fonction ? Existe-t-il dans le règne animal une espèce ayant développé un sens coloré proche du sonochromatisme ?

Les neuro-éthologues Justin Marshall et Kentaro Arikawa (2014) [22] dressent un aperçu de la diversité des systèmes chromatiques à travers les espèces et distinguent les systèmes conventionnels des systèmes atypiques. Le système trichromatique des primates sert d’étalon aux systèmes conventionnels qui se caractérisent par trois aspects :

1- Les systèmes conventionnels possèdent un nombre limité de différentes classes de récepteurs sensibles aux longueurs d’onde : leur nombre, leur forme et leur emplacement sur le spectre électromagnétique reflètent l’histoire des relations entre l’organisme et son milieu et renseignent le chercheur sur le type de vision colorée. Par exemple, l’étendue du spectre visible varie en fonction des espèces qui, pour certaines, sont sensibles aux ultra-violets (insectes, poissons, oiseaux, souris). Le nombre de classes de récepteurs varie lui aussi ; il existe des systèmes dichromatiques (deux classes de photorécepteurs) que l’on trouve chez la plupart des mammifères, trichromatiques (trois classes de photorécepteurs) comme c’est le cas des primates et des insectes ou encore tétrachromatiques (quatre classes de photorécepteurs) qui existent chez les oiseaux, les reptiles et les poissons d’eau douce.
2- Comme nous l’avons déjà évoqué, les systèmes conventionnels possèdent une étape de codage nerveux qui organise les signaux des récepteurs en paires antagonistes (bleu- jaune et rouge-vert dans le système trichromatique) avant d’être acheminés au cerveau.
3- Il existe des comportements spécifiques en réponse aux signaux chromatiques naturels tels que la discrimination et la catégorisation des couleurs, la perception de contrastes simultanés, l’assimilation chromatique ou encore la constante des couleurs que nous avons envisagés précédemment.

Il est important de noter que le nombre de classes de photorécepteurs des systèmes conventionnels détermine la dimension de l’espace des couleurs. Celle-ci correspond au nombre de couleurs primaires requis pour les égalisations chromatiques. Pour un système trichromatique, toute couleur peut être obtenue par le mélange approprié de trois couleurs primaires définissant ainsi un espace tridimensionnel, alors que pour un système tétrachromatique, quatre couleurs primaires sont nécessaires et de ce fait le nombre de couleurs distinctes définies dans un espace à quatre dimensions augmente. Certaines espèces (insectes, stomatopodes) sont équipées de 5 voire de 10 ou 12 différentes classes de récepteurs, c’est le cas en particulier de lacrevette-mante(stomatopode). Avec un système chromatique conventionnel, chaque couleur serait définie par la combinaison appropriée de 5 ou 10 couleurs primaires et conférerait à ces organismes une perception des couleurs d’un raffinement excessif dans un espace de couleurs à 5 ou 10 dimensions. D’après Marshall et Arikawa, au-delà de 4 classes de récepteurs, les systèmes chromatiques sont probablement des systèmes atypiques et la crevette-mante, avec 12 différents types de photorécepteurs en est un exemple. Chez la crevette-mante il n’existe pas de seconde étape de codage nerveux en signaux antagonistes et ses capacités de discrimination sont très réduites. Les surfaces colorées sont identifiées par les patterns d’excitation qu’elles produisent dans les détecteurs. La crevette-mante posséderait une table de correspondances qui lui permettrait de répondre à ces patterns par des comportements stéréotypés et spécifiques de la longueur d’onde. La vision colorée de la crevette-mante se rapprocherait plus des détecteurs des satellites qui captent les couleurs terrestres que des systèmes chromatiques conventionnels.

4.4. Structure de l’expérience sensible du cyborg.
Avec 360 détecteurs, et l’absence de codage nerveux en signaux antagonistes, le sonochromatisme ressemble au système de la crevette-mante avec une résolution spectrale qui lui est toutefois trente fois supérieure et à la différence de la crevette, la discrimination spectrale du cyborg peut très bien être supérieure à celle des systèmes conventionnels [23]. Les longueurs d’onde étant immédiatement transformées en ondes auditives, les performances de discrimination spectrales sont alors déterminées par la capacité de l’oreille interne à discriminer les fréquences auditives. La résolution tonale pour la gamme de fréquences correspondant à l’échelle sonochromatique (350 à 700 Hz) est de l’ordre de 0.2-0.3 % [24] ce qui permet une discrimination d’environ 1 nm sur la totalité du spectre détecté par l’eyeborg (cf encadré #2).


Encadré #2
Tableau de correspondance couleur – nom de couleur – fréquence auditive (Hz) -longueur d’onde (nm) - note de musique et seuil tonal.

L’échelle sonochromatique couvre environ 1 octave de fréquence auditives (364 à 719 Hz) qui corresponde à 400 nanomètres. Cette échelle est divisée en 360 intervalles non-linéairement répartis sur l’intervalle des longueurs d’ondes. Pour l’octave de fréquences auditives concerné, en admettant un seuil tonal de 0,2 à 0,3 %, le seuil de discrimination spectral correspond à environ 1 nanomètre sur la totalité de l’intervalle spectral ce qui est bien supérieur aux capacités de discrimination des longueurs des systèmes chromatiques biologiques conventionnels (cf note #12). Le principe du sonochromatisme est celui celui d’un spectromètre qui mesure les distributions d’énergie spectrales, à partir desquelles est extraite la longueur d’onde dominante qui est ensuite associée à une fréquence sonore selon une table de correspondance.


A ces performances de discrimination spectrale hors normes, comme le montre Neil Harbisson lors de ses nombreuses présentations, le sonochromatisme permet également de nommer et de catégoriser les couleurs à la manière de l’observateur trichromate normal. Seulement ces comportements spécifiques attribués aux systèmes conventionnels et qui attestent d’une vision colorée ne résultent pas chez le cyborg d’une catégorisation basée sur des informations visuelles mais sur l’utilisation d’une table de correspondance entre longueur d’onde-fréquence auditive et le nom de la couleur spectrale telle qu’elle est donnée par l’observateur trichromate (cf encadré #2). En ce qui concerne les autres comportements des systèmes conventionnels, bien qu’ils ne soient pas directement évoqués, le sonochromatisme ne donne sans doute pas lieu aux phénomènes perceptifs de teintes élémentaires, de contraste, d’assimilation ni de constance des couleurs.

Quant aux comportements qui intègrent l’intersubjectivité et le partage culturel tel que les préférences ou la symbolique des couleurs, le sonochromatisme conduit à certaines singularités qui laissent entrevoir la qualité de l’expérience sensible du cyborg. Ainsi, de récentes études interculturelles (Bonnardel et al. 2017) [25] montrent que les préférences de couleurs sont probablement, bien qu’en partie seulement, universellement partagées avec une préférence pour les couleurs froides (bleu/vert) en comparaison des couleurs chaudes (brun, kaki). Certains scientifiques postulent que les préférences de couleurs sont gouvernées par les mécanismes physiologiques [26], pour l’historien elles résultent d’une construction sociale complexe [27], quoiqu’il en soit dans les deux cas l’origine des préférence est à rechercher dans une codétermination entre l’organisme et son environnement. Pour le cyborg, les préférences s’élaborent en relation avec les sons auxquels les longueurs d’onde-couleurs sont associées à partir de la table de correspondance ; la couleur préférée de Niel Harbisson est l’infrarouge et la raison de cette préférence est que cette longueur d’onde est associée aux basses fréquences auditives qui produisent un son agréable. De même la fonction symbolique des couleurs dont les archéologues datent aujourd’hui l’origine aux temps de l’Homme de Néandertal [28] et dont certains aspects semblent universels (Bonnardel et al., 2014) [29], s’est élaborée sur un système complexe de mise en relation entre couleurs (signifiants) avec les objets, événements ou actions (référents) ou encore les concepts, intentions, connotations (signifiées). Pour le cyborg, cette mise en relation s’établit sur la correspondance fréquence visuelle-fréquence auditive de l’échelle sonochromatique, et produit une association entre le klaxon des taxis et les citrons verts basée la encore sur la table de correspondance. Ces associations sont parfaitement arbitraires et sans fondements écologiques ou culturels (cf encadré #3).


Encadré #3
Traduction de l’auteur d’extraits de vidéos :

- Premier extrait
« Cela me permet d’entendre les couleurs. Il [le dispositif] possède un détecteur de couleur qui enregistre les fréquences de la lumière devant moi, il envoie les fréquences de la lumière à une puce électronique qui transforme les couleurs en ondes sonores, ainsi j’entends les couleurs par conduction osseuse - je n’ai pas l’impression d’utiliser la technologie ; je suis moi-même technologie. Je ne sens aucune différence entre le logiciel et mon cerveau, ni entre l’antenne et les autres parties de mon corps. Le logiciel fait partie de mon esprit et l’antenne fait partie de mon corps. Un nouveau sens et une nouvelle extension corporelle créent de nouvelles discussions. Ils [les gens] sont intéressés de connaître le son de leur visage, cela crée des conversations qui n’auraient jamais autrement pu exister. Auparavant, je m’apercevais que les gens faisaient des rapprochements entre des choses ou des objets que je ne pouvais pas me représenter. Par exemple la couleur du ciel et la couleur des yeux d’une personne : dans un monde en gris, il n’y a pas de rapport. Maintenant que je peux entendre les couleurs je peux faire ces relations, mais celles que je fais vont au-delà car quand j’entends un son je peux mettre ce son en rapport avec un objet ou une couleur. Quand j’entends le klaxon d’un taxi, je le relie à la couleur ‘’vert-jaune’’ car c’est le même bruit que celui des citrons verts. Je pensais que les hommes étaient noirs ou blancs, en fait les gens sont soit orange très foncé ou très pâle, nous partageons donc tous la même tonalité. De la même façon les gens disent que les villes sont grises, et je me demande si les gens ne sont pas daltoniens, car les villes ne sont pas grises, il n’y a pas de gris dans les villes, c’est presqu’impossible de trouver du gris, si l’on regarde de près ce n’est pas gris mais marron ou bleu désaturé, il y a toujours une tonalité, une couleur. Time Square à New York est l’endroit le plus fascinant au monde. Il y a de la musique où que vous regardiez, peut-être 20 concerts électroniques qui ont lieu simultanément, j’adore, l’expérience est très particulière. La couleur pour moi est de l’énergie qui bouge si vite que je ne peux pas la voir ou bien elle bouge si lentement que je ne peux pas la voir, donc il s’agit d’énergie qui rebondit partout que les gens peuvent voir et pour laquelle ils ont des noms. A présent, je ne la vois pas mais je l’entends, c’est la même chose pour moi : c’est une énergie. »

- Second extrait
« …ce fut un moment magique de pouvoir distinguer entre les couleurs. Ma relation entre couleur et culture est différente de celle de la plupart des gens. Par exemple ‘’rouge’’ pour la plupart des gens est considéré comme ‘’violent’’ ou ‘’passionné’’ alors que pour moi c’est l’opposé, c’est la couleur la plus pacifique car rouge est la couleur avec la plus basse fréquence, c’est la couleur la plus innocente, c’est très calme et très agréable à percevoir. Alors que le violet correspond à la violence car violet est proche de l’ultraviolet qui est la couleur qui peut nous tuer, si nous percevions tous les couleurs de cette manière, les signes de stop ou les feux de signalisation ne seraient pas rouges mais violets. Je n’associe jamais la couleur avec le bonheur ou la tristesse, c’est la combinaison des couleurs qui crée des atmosphères joyeuses ou tristes. Par exemple le jaune en lui-même ne me procure aucune émotion c’est la combinaison du jaune avec d’autre couleurs qui peut me faire éprouver une émotion particulière. Ma couleur préférée est l’infrarouge qui est invisible pour l’œil humain mais qui est partout présente et qui peut –être perçue dans l’obscurité totale et qui me permet de savoir s’il y a des détecteurs de mouvements dans la pièce. Si je veux m’habiller de façon joyeuse je m’habille en ‘’Do majeur’’ c’est à dire rose, jaune et bleu. Je peux aussi m’habiller d’une chanson. Pour un enterrement je m’habille avec ‘’des accords mineurs’’. »


5 En conclusion
Avec sa sensibilité aux ultraviolets et aux infrarouges, le sonochromatisme augmente l’étendue de la sensibilité spectrale comme c’est le cas de certaines espèces animales et possède un nombre de détecteurs (déterminant la résolution spectrale) qui surpasse de loin celui connu dans le règne animal. Le principe du sonochromatisme fondé sur l’association des fréquences visuelles aux fréquences auditives évoque la synesthésie, mais dans le cas de la synesthésie, généralement, la vision colorée existe et le couplage est véritablement celui deux modalités sensorielles ‘’couleur et son’’ et non ‘’longueurs d’onde et fréquences auditives’’. Le sonochromatisme permet ’’d’entendre’’ les longueurs d’onde et produit un appareil sensoriel simplifié qui évoque le fonctionnement d’un spectromètre. Cet appareil sensoriel inédit engendre des implications comportementales, cognitives et émotionnelles ; le cyborg associe longueur d’onde et fréquences auditives, réagit émotionnellement à ce signal et développe une production artistique qu’il communique à un public, mais cette faculté sensorielle reste très éloignée de l’apparence colorée telle qu’elle existe dans l’espèce humaine. En particulier, le sonochromatisme ne résulte pas d’un couplage structurel développé au cours de l’évolution de l’espèce, et ne peut pas restaurer comme cela en était l’intention initiale, une communication interindividuelle basée sur une expérience enactée de la couleur qui engage les processus neurophysiologiques en relation avec l’environnement. En revanche, le sonochromatisme, en utilisant une dimension physique de l’environnement naturel (longueur d’onde) engage un couplage structurel chez son utilisateur qui conduit à une constante transformation du mode d’interaction neuronale, elle-même modifiée par les comportements moteurs, cognitifs et émotionnels qu’elle suscite donnant ainsi lieu à l’énaction d’une expérience singulière qui ne peut trouver sa signification dans l’intersubjectivité et le partage culturel.

Valérie Bonnardel

PS Neil Harbisson - ARTE