1 Prélude
« Couvrez cet Aylan que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées ! » [1]
Parler de cette image, l’analyser et la remettre en cause n’est aucunement une contestation de la souffrance de ces personnes. Poser des questions sur la manière dont cette image a été "fabriquée" ne peut être une remise en question l’horreur de la situation.
2 Rétropédalage : Quelques doutes à propos d’une image !
Le trucage n’est pas seulement numérique, en effet mes doutes, ne se situent pas du côté de l’authenticité de la photo même si certains se sont étonnés que le corps échoue perpendiculairement à la vague et qu’il paraisse aussi propre.
À ces critiques, je répondrais que la première objection est un détail comparé au danger de la situation tandis que la seconde se fait au nom de l’oubli de la violence d’une noyade et du peu de temps nécessaire, souvenir d’enfance à la clé, pour se noyer surtout lorsque l’on est épuisé et probablement en carence alimentaire. Même à quelques centaines de mètres de la plage, il est possible de se noyer, surtout si l’on est épuisé, la panique aidant, une chute de bateau est suffisante. Il est donc plausible que ce corps n’ait pas été souillé par la mer et certains usèrent de cet argument pour contester l’authenticité de cette image.
Si, manipulation il y a, elle ne réside certainement pas dans l’authenticité de la photo ou dans une légère manipulation de la positon du cadavre. Parmi les déplacements possibles, on peut supposer qu’un photographe est souhaité photographier Aylan au bord de l’eau et demandé pour se faire au douanier de le reposer sur la plage, ce qu’il fait sans prêter attention à la position. Ce que l’on peut comprendre.
Il faut s’interroger sur les objectifs de ceux qui ont sorti cette photographie il y a maintenant deux ans, en mars 2016, alors qu’il y ait de forte malchance que Aylan ne soit pas le premier enfant migrant échoué, noyé, sur une plage d’Europe. Est-ce le seul enfant échoué sur une plage, est-ce le premier ? On ne peut le croire !
Cette image nous confronte à un autre “trucage” :
– Le mythe de l’innocence de l’enfant qui rendrait cette mort plus insupportable que celle d’un adulte, autre trucage, aucunement numérique celui-là, plutôt sociologique.
Comment expliquer que la photographie publiée en France, lors de cet évènement, n’est pas la photographie anglaise ou allemande ? Pourquoi, cette photographie, l’enfant seul au bord de l’eau, a été essentiellement diffusée en France alors que les autres pays européens ont choisi celles du douanier emportant l’enfant qui, quoique l’on pense fait preuve d’une certaine compassion. Ce douanier réactualisant le rôle de la Mater Dolorosa, vierge douloureuse.
« Cette image, quelque soit sa version, est à l’opposé du cliché de la horde d’immigrés qui, selon, certains, seraient entrain de nous envahir. Cet enfant est bien seul abandonné sur le rivage ». MJ Montzain
3 Comment en parler ?
« Choisir la chanson « Lily » de Pierre Perret ou autre chose c’est éviter de parler de notre culpabilité qui est le sujet de la chanson. » Kenny Arkana, rappeuse française
« Penser une photo est déjà la chose la plus difficile qui soit car on ignore tout de ce qui a présidé aux intentions et au geste du photographe : pourvu qu’elle soit bonne, une photo est toujours une idée. De plus, on sait qu’à l’ère numérique, une photo peut être une manipulation à la portée du premier venu. On ne sait donc jamais si une photo est ce qu’elle dit a priori ou ce que la légende lui fait dire. Il existe des détournements célèbres par les légendes. Ce que l’on sait, c’est que dans notre monde où n’existe plus que ce qui est montré dans un média, une photo bien légendée fait plus qu’un long discours argumenté. Est-ce critiquable, après tout, le même enfant mort, sans les médias serait totalement ignorés. » Michel Onfray (septembre 2016)
Ce qui m’intéresse dans ce propos de Michel Onfray, ce n’est pas tant la diabolisation du numérique qui oublie que toute photo est une “manipulation” car photographier c’est adopter un point de vue. C’est aussi l’oubli de la naissance simultanée, main dans la main, de la photographie et du trucage. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est la question posée par les médias et ce qu’il en reste deux ans après, en 2018. Pas grand chose comme le montre l’errance de l’Aquarius qui, malgré la tempête, a du naviguer jusqu’en Espagne pour trouver un refuge.
4 Hypothétique conclusion
Puis, des femmes sont violées ou molestées sur une place de Cologne. De tête de ponts des uns : tous ceux qui souhaitent atteindre l’eldorado européen ; les Turcs deviennent têtes de Turcs des autres : ceux qui récusent l’arrivée des syriens, des turcs et des autres. Les revoilà installés dans leur rôle de têtes de Turcs mais, ces têtes de turcs là, sont plutôt des gardiens pour les autres. Drôle de trucs.
Ceux qui menaçaient les marches de l’empire européen, les fameux Turcs, vont en devenir les garants et, par la même occasion, ils viennent de grimper les premières marches qui vont leur permettre d’accéder au dit empire.
Cette plage, pourrait être l’endroit ou Icare [2] est tombé. Icare, comme métaphore de la quête des parents d’Aylan. Au premier abord cela pourrait sembler excessif et pourtant eux aussi cherchaient à s’échapper du labyrinthe et le labyrinthe d’aujourd’hui est bien concret celui-là. Tout comme le Minotaure.
Aylan serait-il sacrifié au bénéfice des Turcs et au nom de la protection de la Grèce ? Il est plus facile de pleurer sur un enfant mort que de s’occuper de ceux qui sont vivants et errent dans les rues de l’Europe.
Cela m’inspire une réflexion sur l’indignation. Comment se fait-il qu’on s’indigne à un moment donné de choses connues depuis des années ? De gros livres existent depuis des années sur les paradis fiscaux, tous les mécanismes y ont été décrits. Un des plus récents, Treasure islands : tax havens and the men who stole the world (Iles au trésor : les havres fiscaux et les personnes qui ont volé le monde) de Nicolas Shaxson, a été en 2011 un best-seller aux États-Unis pourtant les choses ne bougent pas pour ne pas dire qu’elles reculent.
Oui, mais là, un gigantesque stock de données a fuité !
« C’est une bonne chose, bien sûr, et je m’en réjouis. Mais je ne pense pas que ces fuites surviennent par hasard. Le Monde et Süddeutche Zeitung ne sont pas des journaux révolutionnaires. En février 2010, Der Spiegel avait eu des fuites, qui révélaient que la Grèce avait trafiqué ses comptes pour entrer dans la zone euro. Quelle en était l’origine : Angela Merkel elle-même, ou Jens Weidmann, le président de la Banque centrale allemande ? Des choses sont sues dont personne ne s’indigne, puis l’indignation apparaît soudainement... » [3] Étrange phénomène, étranges réactions épidermiques, étranges sociétés
Il ne s’agit pas de prêcher pour la mythologie du complot mais, il est important de poser certaines questions.
« J’ai un immense respect pour ces personnes qui ont survécu à la traversée. Mais je bloque sur tous les « pourquoi ». Pourquoi tout cela arrive ? Et surtout je ressens une profonde frustration envers le fait qu’on utilise la mort, le risque de mourir, comme facteur de dissuasion pour ceux qui veulent passer la frontière. C’est inacceptable.
On ne peut pas utiliser la mer et la mort pour gérer les flux migratoires. Si une société se définit et se croit moderne, elle ne peut pas accepter cela. La mer ne va pas faire la différence entre les migrants économiques et les réfugiés, entre ceux dont on a décrété qu’ils méritent de pouvoir venir en Europe et ceux qui ne le mériterait pas. La mort ne peut pas être un facteur dissuadant. C’est inacceptable ! Mais l’Europe est là assise, à regarder la situation… pour moi c’est horrible et c’est encore plus horrible que de voir des gens mourir sous mes yeux dans les bateaux ». Portrait de Max Avis Par Mathilde Auvillain
– 5 En guise d’épilogue qui ne peut qu’être provisoire
Une fois de plus, la photo n’est pas une preuve du réel car, on ne connaîtra jamais la position exacte de l’enfant mais, une chose est certaine, cet enfant est bien là, mort sur cette plage, et d’une certaine manière cette photo en est la preuve incontestable. Cependant, il n’est de preuve que si l’on choisit de la croire après un contrôle, une analyse, c’est incontestable mais à un certain point, on choisit toujours de croire ou de ne pas croire.
– 6 Par-delà de la véracité de cette image surgit la question de la représentation de la souffrance
La sublimation nous ferait-elle oublier la douleur, la rendrait-elle plus acceptable ou nous ferait-elle mieux comprendre les enjeux de la souffrance ?
Comment se fait-il que Mishiko et son enfant de Eugene Smith représente grâce ou malgré sa magnificence esthétique la douleur de cette mer alors, que certains WorldPress ne sont que des photos qui sont rejetées de par leur violence ?
La question n’est pas comment représenter, c’est-à-dire la présenter à nouveau mais comment parler de la souffrance, c’est-à-dire la figurer. Cette question est encore plus vive pour la souffrance des enfants devenu inacceptable depuis l’invention du christianisme.
Eugene Smith trace une voie avec cette image. Cette voie fait allégeance aux images de la chrétienté. Est-il possible d’emprunter d’autres voies sans provoquer un rejet ?
– Regard sur l’image, un ouvrage sur les liens entre l’image et le réel.
350 pages, 150 illustrations, impression couleur, Format : 21 x 28 cm,
EAN 13 ou ISBN 9 78953 66590 12
Pour acquérir cet ouvrage dans la boutique.