Préambule
« Je crois également que cette reproductibilité technique, qui se développe avec le numérique, conduit à une situation, que je redéfinirai tout à l’heure, que j’appelle situation d’hyper reproductibilité. Et plus seulement de reproductibilité. Je crois que le développement de l’hyper reproductibilité marquera de manière très profonde les grandes questions esthétiques du début du 21e siècle. » [1]
À la lecture de cette citation vient une question, existe-t-il une reproductibilité autre que technique ? Quelque soit la technique de reproduction : copie faite à la main, copie 3D d’une sculpture, impression offset, disques, bandes magnétiques,... toutes ces copies ne sont que le fruit d’une technique, d’une habileté technique à reproduire un objet et, éventuellement, son esthétique et, c’est à cette condition que la reproduction sera réussie. Cependant, cette copie esthétique n’existe que par les connaissances techniques du copiste [2]. En effet, si cette copie est le fruit de quelque chose d’autre que la technique, elle devient une réinterprétation, une relecture, ce n’est donc plus une copie. En d’autres termes qu’est-ce que la reproductibilité ?
Cette reproductibilité a été longtemps cantonnée au monde de l’art qu’il soit visuel, musicale ou littéraire pourtant, elle apparaît avec l’industrialisation et fait ses premières armes avec l’apparition de la lithographie. Avant, si reproductibilité, il y a, elle ne concerne que des petites séries, exceptionnellement au-dessus de cent exemplaires. Elle n’interpellait personne quand il s’agissait de deux carrosses, de deux pots en terre cuite... qui, d’ailleurs, n’étaient jamais parfaitement identique.
Cependant, avec la réalité virtuelle est apparu un nouveau champs de reproductibilité : celui de la vie ‘’quotidienne’’ avec les simulateurs de pilotage d’avions, de bateaux, de centrales nucléaires, d’engins de travaux publics, de machines à abattre les arbres... champs qui s’est étendu avec ce que certains qualifient de visualisations 3D immersives destinées à la gestion de la totalité d’un site industriel, du trafic d’une rue ou d’un quartier ou encore des parkings afin d’optimiser l’intervention des secours... Et cette reproductibilité là a la prétention d’être proche de l’identique. Identité qui est la condition nécessaires à son efficacité.
L’apothéose
Selon certains, dans une apothéose de la reproductibilité, partant du principe que tout peut se numériser et se doit donc d’être numérisé, dans un avenir proche, toutes les industries fonctionneront avec des doubles numériques : les usines 4.0 . Selon Jean-Gabriel Grivé, cette reproductibilité est telle que : « De grands groupes high-tech travaillent aujourd’hui à un jumeau numérique de la Terre entière qui serait une super Matrice en interaction avec le monde réel. » [3] On remarquera qu’ici, contrairement, à Walter Benjamin, la notion d’esthétique est complètement évacuée, il s’agit de copie “servile”.
Un jumeau numérique, double, réalisé en 3D permet(trait) des interactions entre le monde physique et le ’’jumeau numérique" pour ’’optimiser l’exploitation’’ de ces sites industriels ou non. L’ultime étape étant la réalisation de jumeaux numériques de corps humains. Là aussi, toutes les reproductions ne sont pas plus égales que Les animaux de la ferme de Georges Orwell. En effet, son degré de similarité avec le réel variera selon le nombre de triangles contenus dans le modèle, selon le nombre de bits par couleurs, facteurs qui interviendront dans cette reproductibilité et donc dans le résultat des calculs de simultation.
La reproductibilité, qu’est-ce que c’est ?
Dans la saga de l’invention de l’image, il est une histoire qui réapparaît constamment depuis que Pline l’a narrée. C’est celle de la fille du potier Dibutade. Selon cette histoire, celle-ci traça avec un charbon de bois, le contour de l’ombre de l’être aimé avant qu’il ne parte à la guerre, pour en garder la trace, le souvenir. Mais, cette histoire a une suite, bien souvent oubliée. Dibutade s’empare de l’invention de sa fille et superpose à son tracé, un tracé de colombins d’argile qu’il fait ensuite cuire. Cette première image est donc immédiatement ‘’reproduite’’ et sa reproduction la détruit car les colombins d’argile posés sur le charbon de bois l’effacent, probablement, simultanément. Sommes-nous en présence de deux originaux ou d’un original et d’une copie ou encore d’une esquisse et d’un produit fini puisque les colombins ont probablement effacés le dessin ? Cette question de la reproductibilité est-elle inhérente à la question de l’image ? Dans quelle mesure cette image, qui prétend garder le tracé de la silhouette du jeune homme, est un original ?
« Dessine en ton cerveau, c’est la première toile. » [4] Tel est la réponse du poète. Pourtant, si l’on en croit le droit occidental, cette image, tant qu’elle n’est pas matérialisée, ne peut-être un original car tant qu’elle n’est pas concrétisée dans la matière, elle reste sujette à des milliers voire des millions d’interprétations. Interprétations liées à l’imagination du peintre et aux outils comme le montre la fille du potier et Dibutarde, son père. L’ombre le montre bien, une image est une réalité immatérielle, certes elle est tangible puisque nous la voyons à chaque instant et dans le cas de l’ombre, nous la voyons se transformer et c’est là où le geste de la fille du potier et celui de Dibutade sont essentiels car c’est eux qui réalisent (au sens financier), chacun avec son outil, cette ombre. C’est eux qui réalisent cette ombre car ils la font exister, ils l’accomplissent. Simultanément, cette réalisation convertit cette ombre. Paradoxalement, c’est là qu’elle se détache du soldat pour devenir un objet qui circule. Cette question de la reproductibilité est donc inhérente à l’image. En fait, la différence entre l’ombre du soldat et aujourd’hui, c’est la quantité. Une fois de plus, le capitalisme confond quantité et qualité même si l’unicité ne fait pas toujours la qualité.
Concrètement, aujourd’hui, il n’existe plus de concert sans amplification, où l’on entend le son original des instruments ou des voix même pour un piano soliste. Tout est amplifié, mixé, voir échantillonné afin d’assurer un traitement du signal. Où se situe l’original ? Est-ce la voix avant amplification, la voix entendue lors du concert, le résultat du mixage en studio d’enregistrement ? Cette question de la reproductibilité se complexifie si l’on comprend que « aussi limité soit-elle la manipulation des cadrans et des boutons est un acte d’interprétation » [5] pour le son comme pour l’image.
Cette prétention du jumeau numérique à l’identité nous semble utopique car, pour pouvoir être transformé, il doit se détacher de l’original. Cette coupure du cordon ombilical en fait donc un être autonome et nécessairement différent même si cette différence est minime. C’est cette différence qui fait exister la copie en lui donnant une autonomie qui met à bas la gémellité homozygote, cette rupture se manifeste notamment, comme évoqué auparavant, dans la précision de ces simulations. Ces différences de précisions sont dues à la nécessité d’accéder rapidement aux résultats des calculs dans le cas d’une tempête ou d’un incident nucléaire et/ou encore à la nécessité de réduire les coûts de cette simulation et toutes ces réductions deviendront des imprécisions.
En guise de conclusion
Toutes ses techniques se targuent d’améliorer notre sécurité et notre efficacité au nom d’une hubris technologique qui nous permettrait de nous reposer sur la technique pour nous garantir une sécurité permanente et ainsi nous éviter que le ciel nous tombe sur la tête pour reprendre Astérix. Là aussi, le pharmakon, si la dose est trop forte, devient un poison.
La technique serait la Solution, j’ai envie de dire finale, pour une optimisation de l’exploitation de la Terre en attendant de pouvoir accéder à de plus vastes espaces. Pourtant, une reproduction n’est jamais identique. Le Diable réside dans les détails à moins que Aby Warbur n’ait raison et que cela soit « Le bon Dieu (qui) git dans les détails. ». Est-ce à dire qu’Il meure dans les détails ou que Sa présence se retrouve dans le moindre détail, le plus infime ?
« Cette hyper reproductibilité a permis la convergence de l’informatique, des télécommunications et de l’audiovisuel. C’est elle qui permet donc ce que je vous disais tout à l’heure à propos du nouveau système technique des industries culturelles qui conduit à ce que j’appelle l’organe de télé-actions, c’est-à-dire l’asservissement complet des industries culturelles à des objectifs qui n’ont plus grand chose de culturel. C’est donc aussi pour cela qu’il faut se pencher sur elles de très près. » [6]