Regard sur l’image

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- Les photographies devant les juges

,  par Jorge Alvarez Iberlucea

L’arrivée de la notion d’originalité dans les litiges portés devant les juges a créé une insécurité insupportable pour les professionnels de l’image !
C’est déjà pour ce motif que nous avions, en 2010, organisé avec la SAIF un colloque à l’adresse des juristes* pour les aider à mieux comprendre une évidence : toute photographie est une mise en forme de l’idée que l’auteur s’est construit mentalement, et cela même pour les photographies de reportage faites dans une zone de conflit.

La Vénus au miroir
D’après « Vénus au miroir » de Diego Velazquez
Photographie © Jorge Alvarez Iberlucea

A son origine la photographie était essentiellement considérée comme une simple technique et pour nombre de nos contemporains, elle reste toujours uniquement un art appliqué. Peu nombreux sont ceux qui ont vu ou voit en elle un art à part entière.

Le temps passe mais les préjugés restent, le coté mécanique, et électronique aujourd’hui, entretien le mythe culturel et commercial (« Click-clack, Merci Kodak ») du simple savoir faire technique qui se voit appauvri par des automatismes innombrables... Le mythe grandit avec la popularisation des appareils et des nouveautés qui sont annoncées comme sachant tout faire à votre place. L’efficience de la machine n’est pas un vain mot dans notre société. Voir à ce titres les publicités de nombreux constructeurs de matériel photographique et les commentaires que vous pouvez entendre dans la rue ou encore chez les amis : « Vous devez avoir un bel appareil photo pour faire de si belles images ! », autres variantes : « C’est facile de faire une bonne photo avec un tel appareil ! » ou encore « Vous devez faire de bien belles photos avec cet appareil ! » entend-on régulièrement. Le décor est posé ! La photographie est une technique et c’est la machine qui fait tout ! Parce que la peinture, l’écriture, le cinéma, la danse n’en sont pas ?

La mort du photographe
D’après « Marat assassiné » de Jacques-Louis David
Photographie © Jorge Alvarez Iberlucea

Qui sait ?

Tout le monde se croit photographe, mais peu nombreux sont ceux qui savent regarder les photographies et pour faire des photos, il faut savoir regarder des images. La popularisation de la technique photographique et la multiplication des images n’ont pas été accompagnées par un apprentissage de leur lecture. Cet illettrisme de l’image a conduit à la scission du monde photographique contemporain en deux catégories : les photographes plasticiens aisément considérés comme artistes, protégés par le droit d’auteur, et tous les autres chez qui ont se doit de croire que ses œuvres seraient banales, donc reproductibles par n’importe qui et pillables à merci, jusqu’à plus soif.

L’opposition art pur versus art moyen n’a plus cours à notre époque, ce combat est un combat d’arrière-garde. S’acharner à vouloir distinguer ce qui relève de l’art et ce qui ne relève pas c’est faire fausse route car seule la postérité peut en décider. L’histoire de l’art est là pour nous le rappeler.

L’incompréhension de l’apport personnel d’un photographe lorsqu’il fabrique une photographie est redoutable. Pour parler simplement, le processus de l’acte photographique est toujours un mystère pour le commun des mortels et parfois pour les créateurs eux mêmes.

Comme les photographes le savent irrationnellement et l’expriment souvent maladroitement (cf. la vidéo présentée lors du Colloque « L’originalité en photographie ») nous ne reproduisons pas des réalités, nous construisons et présentons des images créés mentalement afin d’exprimer un propos.

La femme au livre
D’après « Vieille femme lisant » de Rembrandt Harmenszoon van Rijn
Photographie © Jorge Alvarez Iberlucea

Et les juges ?

Il faut dire clairement que les juges ne sont pas aidés. Le principe d’originalité tel qu’il est énoncé par la doctrine et la Cour de Cassation est impossible à appliquer objectivement pour la photographie puisque à l’épreuve des faits les magistrats sont obligés de se travestir en critiques d’art pour s’en sortir !

Quelques perles récentes pour comprendre :

 « … la photographie de couverture qui présente un paysage très fortement vallonné et boisé, en jouant sur le effets de la lumière dans la brume et, au premier plan, sur le reflet dans l’eau est caractéristique d’un système pictural connu depuis la fin du XVIII ème siècle utilisé par des paysagistes français de la seconde moitié du XIX ème siècle... constitue une technique extrêmement ancienne ; qu’il se déduit de ces constatations que si la photographie démontre la parfaite technique de l’auteur, elle ne met pas pour autant en exergue une originalité témoignant de l’empreinte de sa personnalité » (CA Paris, 25/11/2011, RG11/05470).
Les effets de lumière dans la brume, les reflets dans l’eau... sont « une technique » ? Connaître l’histoire de l’art est du domaine des « techniques » ?

 « Considérant que le choix de la pose du modèle, allongé sur un canapé, n’est que la reprise d’œuvres picturales connues, tel le tableau Olympia de Manet, lui même inspiré de La Maja nue d. et de la Vénus d’Urbin par Titien et représente donc un caractère banal et n est pas de nature à révéler l’empreinte de la personnalité du photographe. Considérant que le choix de l’environnement du modèle constitué simplement par un canapé recouvert d’une serviette blanche et, en arrière plan, un mur nu peint en blanc, est tout aussi banal. Considérant enfin que le cadrage, l’éclairage et le moment de la prise de vue ne présentent aucune originalité particulière, le modèle étant photographié de face, en train de poser, sans jeu d’ombre ou de lumière susceptibles d’instaurer l’ambiance sensuelle revendiquée. Considérant enfin que la combinaison de l’ensemble de ces éléments ne présente aucune créativité susceptible de refléter la personnalité de l’auteur de cette photographie et qu’ainsi ne saurait revendiquer une quelconque titularité de droits d’auteur sur ladite photographie. » (CA Paris, 06/04/2012, RG 11/07388).
Donc l’Olympia de Manet n’est pas une œuvre originale puisque elle n’est qu’une « reprise » de La Maja Nue et de la Venus d’Urbin ! D’ailleurs, toutes les Pietà qui jalonnent l’histoire de la peinture ne le sont pas plus pour les mêmes motifs. A croire ce jugement, depuis la Renaissance très peu d’œuvres méritent la protection de la loi.

Je n’ose croire que les juges sont frappés d’amnésie. Un rappel tout de même, la « nouveauté » est une condition inexistante dans le Code de la propriété intellectuelle (CPI, art L112-1 : Les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination.)

 « La construction de la photographie ne démontre aucun parti pris esthétique et ne porte aucune empreinte de la personnalité de son auteur, elle se contente au contraire de représenter une vue extérieure d’une yourte installée dans un décor naturel sur lequel le photographe n’a aucune emprise. » (CA Paris, 25/05/2012, RG 11/12983).
Le jugement confond le sujet de la photographie qui lui peut ne pas être original, ce n’est pas important et l’image produite qui elle est un original. Ainsi, la Pietà n’est pas un sujet original dans l’histoire de la peinture occidentale mais, cela n’a pas interdit à Van Gogh et à Delacroix, pour ne citer qu’eux, de faire chacun une Pietà originale.

Par ailleurs, soyons réalistes, depuis quand devons nous avoir une « emprise » sur la réalité représentée ? Et quand un juge parle de « construction de la photographie », il effectue un jugement esthétique et personnel, ce qui lui est interdit par son rôle de magistrat.

 « Une photographie n’est protégeable par le droit de la propriété intellectuelle que dans la mesure où elle procède d’un effort créatif et qu’elle ne vise pas seulement à reproduire de la manière la plus fidèle possible, un objet préexistant. » (TGI Paris, 20/12/2012).
Juger d’un effort créatif c’est encore parler de mérite et c’est à nouveau émettre un jugement personnel. La première position est récusée par l’article L112-1 du CPI cité plus haut. Quant à la seconde, elle est interdite au juge. Un juge doit rester neutre et objectif.

 « … elle s’apparente au genre documentaire qui ne fait plus l’objet . . d’une protection au titre du droit d’auteur. » (TGI Paris, 14/03/2013, RG 11/17116).
Depuis l’origine de la protection de la photographie par la propriété intellectuelle le législateur a cherché à protéger les œuvres documentaires en égalité avec les autres œuvres... D’où vient cette exclusion ?

 « … que cette qualité révèle un savoir-faire qui se manifeste, notamment, par le choix, justement, des prises de vue et de l’éclairage ; qu’il est constant néanmoins que l’originalité dépasse le savoir faire ; que les clichés en question... ont été réalisés sur commande dans un but avant tout utilitaire... plutôt que dans une démarche de création, et ne diffèrent pas sensiblement des représentations auxquelles donne lieu habituellement ce type de reportage ; que si elles remplissent assurément leur mission, on n’y trouve pas l’empreinte d’une personnalité, le reflet d’une sensibilité, l’expression de la créativité qui caractérisent l’originalité » (CA Douai, 15/05/2013, RG 12/01662).
Commande ? But utilitaire ? Si je comprend bien ce jugement, le plafond de la Chapelle Sixtine n’est plus une œuvre d’art puisque cette commande a été faite dans un but utilitaire : louer Dieu ! Alors, la commande interdirait la démarche de création ?

Nous constatons que la grande majorité des juristes n’ont pas été formés à l’image et encore moins à la photographie pas plus qu’ils ne sont formés à la sécurité nucléaire ou la médecine. Leur travail est de déterminer s’il y a une infraction à la loi et surtout pas d’exprimer leurs opinions personnelles.
Il nous paraît évident que cette notion d’originalité est une erreur. Il est impossible de prendre ce critère comme base pour juger de la possibilité de protéger les œuvres comme le démontrent les décisions cités ici.

Certes, les magistrats ne sont pas aidés. On leur demande de juger à travers un filtre (l’originalité) inapplicable. Ils doivent exiger cette démonstration d’originalité de la part des plaignants, ceux qui se sont fait voler leur travail **. Ils n’ont pas suffisamment d’informations et ils ne font pas appel à des experts alors que dans d’autres secteurs se recourt est naturel. Comment peuvent t-ils juger si une mise en forme est originale ou pas ?

Un exemple parmi d’autres : nous, les créateurs d’images, savons qu’un choix technique a toujours des conséquences esthétiques (la profondeur du champ qui défini ce qui est net ou flou par exemple ; également le choix d’un grand-angle accentue les perspectives tandis que l’usage d’un téléobjectif les amoindri ; ou encore le choix d’un format carré, panoramique ou classiquement 24x36 c’est déjà construire la composition de l’image). Que ces choix esthétiques soient bons ou mauvais n’est pas la question.

La question de la propriété de l’œuvre

Notre société est organisée sur le principe de propriété. Elle est matérielle ou intellectuelle. Et tout ce qui n’appartient pas à un propriétaire fait partie du domaine public.
Les récentes jurisprudences qui ont nié la protection de la loi à des photographies alléguant leur banalité ou leur manque de recherche esthétique, ont soit inventé une nouvelle propriété dont les caractéristiques nous échappent soit elles ont dépossédé les auteurs jetant leurs photographies dans le domaine public. Dans quel intérêt ? Comment le travail d’une personne peut se retrouver en un instant la propriété de tous sans son consentement ?

Le Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dit dans son article 1er « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. »
La question est importante : où se trouve l’intérêt général ? Où se trouve la cause d’utilité publique qui justifie de déposséder un citoyen qui vit de son travail de la propriété de ce travail ?
Il est évident qu’un dangereux biais s’installe... Ainsi faisant, le principe constitutionnel de la propriété individuelle s’efface progressivement et l’on voit se redessiner la notion d’intérêt général. Comment est-on arrivé là ?

Jorge Alvarez Iberlucea
Auteur photographe
Membre du SNP

Voir aussi :
- Reproduction, copie, plagiat ou original ?

(*) : Les actes du colloque en DVD sont disponibles sur simple demande à l’UPP et à la SAIF. Extrait video
(**) : Pourtant, la Note du premier ministre adressé aux administrations en date de décembre 1997 disait clairement : « Il appartient à celui qui entend exploiter l’oeuvre sans le consentement du titulaire des droits d’être en mesure d’établir l’absence d’originalité de celle-ci et, par la même occasion, l’absence de contrefaçon de sa part. »
Aussi, cette circulaire citait la directive européenne N° 93/98 du 29 octobre 1993 relative à l’harmonisation de la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits voisins, parle dans ses considérants de « caractère artistique ou professionnel » pour le œuvres photographiques... C’est à dire que pour le Conseil des Communautés Européennes il y a bien deux caractères à prendre en compte quand on parle de protection des œuvres photographiques : l’artistique et le professionnel... Mais ceci a été oublié.

Images et texte © Jorge Alvarez

- Images : l’originalité remise en question ? 1/2 par Jorge Alvarez