Regard sur l’image

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- La typographie pour penser le monde 1

,  par Hervé BERNARD dit RVB

Extraits de « Le Blues de Neville Brody »

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« Ce processus signifie que les idées n’ont pas le temps de construire une grande profondeur, que les articles sont à peine étoffés avant que le besoin de les publier ne les prive d’incubation, que des concepts mi-formés sont poussés sur la place pour remplir toutes les chaînes de production. Il faut nourrir cette machine à communiquer qui est si vorace. Plus de magazines, plus de chaînes. Plus de vingt mille heures hebdomadaires d’espace de diffusion nationale à remplir chaque semaine.

Je vis dans un monde à choix multiples, à chaînes multiples, offrant des possibilités apparemment infinies, un monde dans lequel j’ai l’impression de faire de vrais choix ; mais en fait je ne fais que choisir à partir d’options présélectionnées. Je ne change pas vraiment le monde, je ne fais que le retoucher et le filtrer. Je ne change pas le message en lui-même. Le seul véritable choix qui me soit offert est d’éteindre. Ou d’allumer. Les médias personnalisés se moulent à mes goûts, dans l’espoir de me vendre plus de produits, l’imitation est la forme de flatterie la plus sincère. »

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© Neville Brody

« Je vis dans un monde qui me fait oublier l’intuition, l’instinct, l’art, le naturel, l’analogue. Un monde dans lequel mes réponses-formules et mes productions technologiques sont mécaniques, ou scientifiques, même si j’imagine faire des choix librement. Aujourd’hui, je calcule au lieu de créer. J’ai oublié comment travailler avec mes mains, modeler des choses comme de l’argile, assister à la naissance de nouvelles formes et émotions. Avant, je considérais mon travail comme un orchestre de jazz, un monde d’improvisation avertie. Aujourd’hui, je joue sur une échelle musicale basée sur le marketing.

La majorité de l’art et de la culture souffre aujourd’hui de ce que j’appelle le syndrome de postproduction. C’est-à-dire que la culture dans son ensemble est maintenant calculée, dirigée vers une réaction désirée, un résultat contrôlé. Le projet commence par la réponse, puis revient vers l’objet. Puis on calcule comment le construire. On ne se permet plus le risque de laisser une chose se passer, de risquer l’inconnu, de tenter quelque chose d’imprévisible. »

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« Quand j’ai commencé à travailler, je n’attachais guère d’importance au fait de gagner de l’argent ou pas. En fait, j’ai vécu presque quatre ans dans la précarité après l’université, ne sachant pas d’où viendrait mon cachet suivant. Ce qui me poussait, c’était la certitude que je prenais les bons risques, et que cela changerait quelque peu la façon de voir des gens. Je faisais partie de ce qu’on pourrait appeler une génération révolutionnaire, née dans la culture des années soixante, une génération qui croyait sincèrement que la société pouvait être remise en question et améliorée, que les artistes travaillaient pour le bien public, et que les idées étaient plus importantes que le commerce. »

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« Le véritable intérêt de tout ceci est que nous avons créé, pour la société et pour nous-mêmes, une palette d’alternatives et de choix très limitée, une série de cubes d’ADN homogènes avec lesquels nous construisons toute notre culture mondiale. Nous vivons dans un monde médiocre, avec tous les signaux d’alerte au rouge. Dans cette culture limitée, on aperçoit des collines et des vallées, claires et sombres, mais la palette ne comporte que 256 couleurs. Nous avons limité nos imaginations, nous les avons habillées avec la même garde-robe, et avons oublié comment regarder au-delà. Le monde oscille entre haute et basse résolution, entre possibilités infinies et 72 dpi. »

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« Il nous faudra pourtant l’élever, la voix. Nous le devons à nous-mêmes et à la société que nous servons, de briser les règles et essayer quelque chose de nouveau. Nous devons saisir le risque, le danger, les pensées situées au-delà de la palette des pensées de base. Nous devons ouvrir les portes, recevoir le monde au lieu d’en être les simples diffuseurs. Nous devons embrasser la technologie qui permet à nos messages d’être changés, au lieu de fournir des options prédéfinies. Nous devons embrasser une alternative au Hollywood de nos vies, aller au-delà de la "AOL-Timewarner-Disneyisation" de nos mondes

En d’autres termes, nous pouvons utiliser d’autres termes. Nous pouvons parler d’amour de notre prochain, d’opportunité, d’apprentissage et d’éducation. Nous pouvons aider à utiliser nos outils à éduquer, au lieu d’imposer. Nous pouvons rompre la spirale

Nous devons apporter une nouvelle, une véritable signification à cette expression, "pensez différemment", et voir ce qu’on peut faire de vraiment différent.

Pour répondre à la question – titre de cette conférence – "Et maintenant ?", tout ce que je peux dire, c’est que je ne sais pas. Mais si nous ne déchirons pas les plans, nous ne le saurons jamais. »

© Neville Brody 2003

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