Prélude
« À cette époque, un géomètre marquait la terre mais scrutait le ciel. Les frontières idéales se matérialisaient à partir des étoiles dont l’apparence fixité était encore l’aune de l’absolu pour les hommes. Pierre Claes [1], par de savants calculs, abaisserait sur Terre les étoiles, au sol, et de leur majesté ne resterait que le tracé invisible d’un pouvoir arbitraire : là passerait la frontière. Claes réduirait l’infini en politique. » [2]
Le templum divinatoire est une zone où se manifeste autre chose que le réel et c’est là qu’intervient la perception visuelle, support du geste séparateur qui consacrera une portion de l’espace afin de déterminer une enceinte, un périmètre et par conséquent un cadre. Il est important de se rappeler que la perception visuelle du vol des oiseaux, donc la position du corps de l’observateur dans un espace orienté construit le templum divinatoire. Et, l’étymologie du verbe contempler (« regarder attentivement ; considérer par la pensée », CNRTL) consacre l’action de regarder le vol des oiseau dans l’enceinte du temple comme une forme de pensée. Contempler, pourrait alors avoir une étymologie fantaisiste qui serait “avec le temple”.
Précurseur de l’échantillonnage, le templum est une forme d’échantillonnage spatial et statistique construit sur une sélection des oiseaux, de la direction de leur vol et de sa rapidité. On reconnaît là des critères annonciateurs de l’invention de la statistique.
Comme pour la statistique et pour la qualité de nos [tomates→https://www.regard-sur-limage.com/Ne-confondons-pas-echantillonnage-et-marchandage-1.html], nous sélectionnons un espace dans l’espace visible pour faire apparaître une information à priori invisible. Le paradoxe de cette invention : dans les deux cas, le choix des circonstances du moment présent est un paramètre essentiel de sa construction. L’augure comme la statistique ont une fonction prédictive
La statistique comme augure
La statistique consacre l’importance d’une chose, d’un phénomène par l’intérêt qu’elle porte à ce phénomène. Simultanément, elle consacre l’importance de la relation qu’elle établit entre cette chose ou ce phénomène et un autre. Peu importe la pertinence intellectuelle de ce lien. Dès que la statistique manifeste son intérêt pour un sujet ou un objet, celui-ci devient indéniable. En-cela, elle est auto-référentielle. Autrement dit à partir du moment où ce phénomène, cet objet passe dans le cadre de l’augure ou de la statistique, au sens le plus pictural possible : il signifie.
La statistique repose sur deux choses :
– le choix d’un référentiel
– l’échantillonnage, c’est-à-dire le choix d’une quantité qui devient une référence pour établir un résultat qui va nous permettre de lire un “paysage” :
a) la croissance d’une population,
b) la proportion de voitures vertes dans la production mondiale (peu importe le sens du mot vert), nationale, d’une marque ou présente dans une ville...
Peu importe que cette statistique concerne la production de blé à l’hectare, ou celle des coton-tiges à la minute. Elle trouvera toujours des liens à tisser entre des choses qui n’en ont pas nécessairement. En effet, du point de vue statistique, il est toujours possible de construire une relation entre deux choses. Ainsi, pour le blé et les coton-tiges, cette relation pourrait être une éventuelle variation dans le monde entre la surface cultivée en blé et celle cultivée avec du coton en fonction de la demande de coton-tige.
L’un des rôles de la statistique est d’établir le moment favorable à la mise en place d’une réforme, d’une nouvelle procédure, à connaître ou prévoir le résultat d’une élection. La statistique est donc d’un point de vue métaphorique, une auspice. Ce que nous allons tenter de montrer, c’est qu’elle l’est dans son fonctionnement.
Toute augure débute par la détermination dans le ciel, puis par projection, sur le sol d’une zone dans laquelle le vol des oiseaux et/ou leurs cris sont pertinents. « L’augure confère des vertus particulières à l’espace qu’elle définit qui devient image du temple. » [3]
Augure, le fonctionnement
Pour reprendre les propos de Jean-Pierre Vernant, la statistique par le processus de l’échantillonnage procède pareillement. Ainsi, elle décidera qu’un échantillon de la population présélectionné selon des critères déterminés par le commanditaire de cette statistique devient l’image d’un ensemble de la population. À tel point que, à force d’être sondé, certains panels sont las, mais l’argent vaut bien cet effort : continuer à répondre. Cependant, un sondé las est-il encore un ‘’échantillon’’ de qualité ? Même rémunéré. Tous comme les augures, les ‘’échantillons’’ ont des biais surtout quand cette rémunération devient une part régulière de leur revenu.
À sa manière, la statistique procède à une découpe du ciel de la société de consommation avec la production automobile, du ciel de la vie sociale avec la rédaction des lois ou leur application,... Pour parodier, la précédente citation de Vernant, nous pouvons affirmer que « La statistique confère des vertus particulières à l’échantillonnage qu’elle dépeint qui devient une image d’un ensemble de la population, de la production de céréales... » Si je parle d’images, c’est parce que les qualités de ce panel vont être communiquées à l’ensemble décrit par ce panel.
« Ainsi, la limite du templum divinatoire inaugure littéralement une zone au sein de laquelle se manifeste autre chose que le réel. » [4] Dans les deux cas, le geste de séparer — geste divin par excellence : « Dieu sépara les eaux, le bien du mal... » et par là de sacraliser une partie de l’espace est un acte consécrateur qui confirme, sanctionne, rend durable (quelque chose). Le prêtre est le consécrateur de l’hostie et le statisticien consacre l’échantillon. C’est, au sens propre, ce que fait le pape Libere quand il inscrit le périmètre de Sainte Marie Majeure [5] dans la neige miraculeusement tombée pendant la nuit d’août 356. En dessinant le plan de la basilique : il sépare et en séparant, il échantillonne.
Les éléments de la zone sélectionnée lors de la procédure d’échantillonnage se voient transfigurés pour acquérir un sens déterminant pour l’ensemble de la population ou l’ensemble des électeurs... C’est par cette transformation qu’ils deviennent divinatoires.
« Contempler signifie d’abord observer une réalité naturelle en la délimitant comme templum, c’est-à-dire comme un champs strictement encadré d’action surnaturelle délivrant ses signes de prédilection » [6] On peut en dire autant de la zone sélectionnée par l’évêque ou le statisticien. Cet espace est investi d’un rapport privilégié à la vérité que cette vérité concerne la production de stylo-bille n’est pas important. Le système capitaliste considère l’évolution de cet espace comme une vérité. En cela, elle est essentiel.
Dans le cadre de la statistique, le templum constitue un espace à l’intérieur duquel ou devant lequel se meut l’observateur et l’échantillon comme le templum marque un périmètre événementiel déterminé entre l’espace sacré et l’espace profane ou l’échantillon.
« Le templum prélève un morceau d’espace au continuum temporel et le consacre à l’avenir. » [7] Ce rôle n’est-il pas celui de la statistique ? L’enjeu est clair : il s’agit de « sculpter le temps. Mais il y a un paradoxe. Sculpter le temps suppose ou implique d’en revenir à un instrument de mesure qui soit en mesure d’inclure ou de dépasser le piège dans lequel nous tiennent les images.. »Jean-Louis Poitevin Et le piège de la statistique réside en cela : prétendre être un instrument de mesure qui pourrait dépasser les images. En fait, la ruse des statistiques est là : nous raconter une magnifique histoire, un story-telling, présentant la statistique comme une réalité merveilleuse et objective, parce qu’elle ne concerne que des chiffres mis en relation entre eux. Alors que tout réside dans les termes de la mise en relation. Peu importe l’exactitude des chiffres, si ces termes sont biaisés, le résultat sera biaisé.
Pour parodier Heiner Muller « Je ne crois pas à la statistique comme outil de la mémoire. Le langage est porteur de mémoire, pas les statistiques. C’est en cela qu’elles sont dangereuses : ces sortes d’images effacent le souvenir…/… l’instant, la statistique ça n’est pas la mémoire, ce qui reste dans le souvenir, ça n’est pas la statistique, c’est la réaction qu’elle a suscitée en nous. Les statistiques sont trop abstraites. La mémoire est un travail pas quelque chose qui se laisse contempler. » [8]
L’échantillon statistique est un microcosme dans lequel, un monde entier (celui de la production, des enfantements, des décès...) s’exprime tout comme le templum est un microcosme qui contient l’ordre cosmique comme nous le rappelle la création de la basilique Sainte-Marie Majeure.
L’échantillon est un espace opérationnel et non une limite représentationnelle. Il est opérationnel c’est-à-dire propre à la réalisation d’une opération, ici, celle de la mesure. L’échantillon est une recherche opérationnelle qui à partir de l’observation des faits et de l’analyse mathématique de leur rapport visera à prendre « la meilleure décision pour les meilleurs résultats » tel une machine ‘’ virtuelle ’’ en activité. Sous-couvert d’exactitude scientifique. La statistique permet aux responsables de la décision de se défausser de sa responsabilité tout comme l’augure, l’auspice permettait d’invoquer la responsabilité des dieux quand la nécessité d’une décision impopulaire apparaissait à l’horizon.
Selon la divination augurale « La totalité se dessine en filigrane de ces événements locaux et ponctuels qui portent en eux la référence à une forme totale. » [9] Cette définition pointe la prétention de la statistique de permettre une compréhension globale. La statistique comme le templum font apparaître l’ordre invisible du cosmos.
Conclusion
« La divination est la chose du monde la mieux partagée. » écrivait Jean-Pierre Vernant, commune à toutes les religions. J’ajouterais, elle est devenue le moyen de communication indispensables aux usages des rites rationnels. En cela, elle a démontré qu’elle était à l’image d’un point de vue. Si nous avions un doute, l’épisode du Covid 19 qui nous a abreuvé de statistiques quotidiennes et mondiales sur la virulence de l’épidémie nous en a fait la démonstration.
En guise d’épilogue : Augures et pouvoir aujourd’hui
Dans la Rome Antique, les liens du pouvoir et de la divination étaient indissolubles. Il en est devenu progressivement de même pour les sondeurs et les pouvoirs en France, au moins depuis Sarkozy. Ces sociétés ont une proximité avec le pouvoir toute aussi grande que les Augures et les Consuls.
Ainsi, le vice-président du groupe de sondages Kantar Sofres est Sébastien Auzière, beau-fils de Macron, fils aîné de Brigitte Trogneux devenue Macron par ‘’épousailles’’. En janvier 2016, à 42 ans, il est devenu, Senior Vice-Président de la société Kantar. En fait, Kantar Health, une société à capitaux en partie qataris a acheté, il y a quelques années l’institut de sondages Sofres devenu depuis Kantar-TNS-Sofres, filiale de WPP, leader mondial des études d’opinions (basé depuis 2009 à Jersey).
Selon Le Monde, et l’agence Reuters, cette même année 2016, début février, les instituts TNS Sofres et Ifop ont été placés sous le statut de témoin assisté pour des faits de ‘’recel de favoritisme’’ dans l’enquête sur les sondages de l’Élysée. Ces deux sociétés sont soupçonnées d’avoir bénéficié avant 2009, durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, de commandes de la présidence de la République dont l’intérêt est contesté par les enquêteurs.
L’information judiciaire pour favoritisme, détournement de fonds publics - dont détournement ou destruction d’archives publiques - vise des sondages et des prestations de communication commandés par la présidence de 2007 à 2012.
En fait, l’affaire, a démarré en 2009 avec la remise d’un rapport de la Cour des comptes consacré à la gestion du budget de l’Élysée et a pris un tour judiciaire l’année suivante avec le dépôt d’une plainte de l’association Anticor. On comprend mieux les attaques du gouvernement français, en 2024, contre cette association
Sont également visés par leur plainte des contrats de prestations en communication passés entre 2007 et 2012 entre l’Élysée et les sociétés de Pierre Giacometti et de Patrick Buisson, soupçonnés d’avoir bénéficié de favoritisme. [10]
Deuxième exemple de cette proximité
Selon Le Monde et l’AFP, le groupe Bolloré [11] afin de renforcer sa présence dans la communication a annoncé, jeudi 10 juillet 2008, avoir acquis 60 % du capital du groupe CSA dont il détenait déjà 40 % depuis septembre 2006. Si le montant de la transaction n’a pas été dévoilé, il ne s’agit pas vraiment d’une surprise : l’accord signé en 2006 prévoyait que Bolloré puisse "devenir majoritaire d’ici à 2008-2009".
L’institut CSA réalise des études marketing et d’opinion dans tous les secteurs économiques. C’est l’un des leaders sur le marché français.
La capacité de divination figurait à côté du feu parmi les ruses et les techniques que Prométhée avait soustrait aux dieux de l’Olympe. Les sondeurs ont pris la place des augures.
PS : Shannon, l’un des inventeurs de la théorie de l’échantillonnage considérait qu’appliquer sa théorie aux sciences sociales était une vaste fumisterie.
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- Les sondages et les statistiques sont-ils une image ? À propos de l’absolument relatif 1/2