L’exposition « Controverses » (BNF Richelieu, achevée le 30 mai 2009) présentait une photo de Guy Bourdin qui, au-delà d’éventuelle controverse produite par cette image, me paraît être un jalon de l’histoire de l’art occidental. En effet, celle-ci est une parfaite illustration de la question du point de vue. Elle nous présente une série de photos potentielles que Guy Bourdin aurait pu réaliser à partir de la même mise en scène, elle montre en une seule image une succession stroboscopique de points de vue sur une femme. Dans cette photo, le sexe de la femme ou l’origine du monde, selon le point de vue adopté, entoure le sujet. Déjà, par cette illustration de la question du point de vue, cette image est essentielle.
Pourtant, cette photographie va bien au-delà, elle est une image en miroir de la La Joconde. Joconde, qui selon l’une des interprétations possibles, regarde partout car Dieu est omniprésent.
Regard et surveillance
Partout où La Joconde porte son regard, Dieu la regarde d’où ce regard en extase, émerveillé par ce Dieu omniprésent, par son Amour. À contrario, dans la photo de Guy Bourdin, partout où le spectateur regarde, il voit le sexe. Nous avons là deux points de vue radicalement opposé sur l’origine du monde. Chez Léonard de Vinci, Dieu est à l’origine de l’homme alors que chez Guy Bourdin, c’est la femme qui est l’origine de l’homme. Entre les deux, nous avons notamment vu passer la biologie et la psychanalyse... A notre sens, Guy Bourdin ne s’arrête pas là et nous pouvons imaginer qu’il nous propose une réinterprétation esthétique du tableau de Courbet.
L’aies-je bien descendu ?
Suite à la découverte d’une photo de Coco Chanel dans son escalier m’est venu une autre interprétation. Suivre la mode, c’est accepter ou choisir d’être observé sur toutes les coutures, sans aucun jeu de mots. Chaque point de couture, de votre comportement, de votre vêture, de votre gestuel va être attentivement analysé comme nous le rappel Proust dans À La Recherche du temps perdu. Le diktat de la mode, toutes personnes inféodées ne peut exister sans un immense contrôle : celui d’un panopticon se charge de vérifier leur allégeance. Là, comme ailleurs, la déviance est illicite. Au moins trois autres de ses photos évoquent ce regard de surveillance et sont, elles aussi, simultanément une relecture de ‘’L’origine du monde’’
C’est pour cela que je ne peux qualifier son œuvre de surréaliste. Je parlerais à son propos d’une esthétique hyperréaliste même si ce terme, dédié à la peinture est un temps soit peu paradoxal pour la photo. Je rapprocherais volontiers son esthétique de celles de peintres comme Peter Klasen ou Monory plutôt que de Max Ernst ou encore Magritte. Certes, ce dernier pratiquait, lui aussi, la rencontre paradoxale et incongrue d’objets mais l’esthétique de [Magritte] est à des lieux de celle de Bourdin ne serait-ce qui parce que Magritte n’a jamais souhaité reproduire le réel contrairement aux campagnes Charles Jourdan qui brillaient, dans tous les sens du mot, par leur réalisme flashy.
S’il fallait à tout prix l’affilier aux surréalistes, j’opterais alors pour Dali même si Dali ne fut qu’exceptionnellement réaliste comme dans sa série sur la pêche aux thons par ailleurs, une des premières peintures de l’histoire qui aborde la question de l’environnement. On retrouve chez ces deux artistes l’illusoire disparition de la technique. Sarah Moon, quant à elle, parlait de style ‘’narratif’’ » [1] ce qui conforte mon choix de Klasen et de Monory. Il est vrai que l’on a tendance à se raconter des histoires face aux photos de Guy Bourdin. En cela, il rejoint Helmutt Newton. À propos de cet esthétique flashy, gardons à l’esprit que la période 1970-80 correspond à l’envol de la photographie couleur avec l’emploi de pellicules comme le Kodachrome et l’Ektachrome, émulsion positive qui ont la particularité d’accroître le contraste et la saturation des couleurs.
Aplatir l’image ou rappeler sa platitude ?
Supprimer le corps pour ne laisser que les jambes, c’est rappeler que le boulot d’une chaussure, c’est : ‘’faire une belle jambe’’. Cependant, couper le haut du mannequin, c’est aussi aplatir l’image en réduisant à une portion congrue voire saugrenue l’étagement des plans. C’est redire : « une image est une chose plate » et donc mettre à-plat la perspective. Cet aplatissement de la perspective n’est pas un vain mot à la vue de ce bord de piscine ou encore de cette chaussure posée sur une table. Ces couleurs flashy associées à l’éclairage, contribuent à une composition réduite à deux plans. Tandis que pour d’autres images, Guy Bourdin obtiendra un résultat similaire avec l’artifice du polaroid tenu par une main.
Il est aussi important de se souvenir que ses images étaient pensées pour la page entière, pour la photo verticale et la double-page pour les images horizontales.
© Hervé Bernard 2024, refonte d’un texte de 2014