Le fil de soi
La nature, la conscience, la liberté sont en chinois basées sur l’idée du « soi ». Mais ce « soi » miroite de nuances diverses.
La nature 自然, zìrán, c’est un « soi » 自 qui est « ainsi » 然, ce dernier caractère pouvant signifier aussi « correct », « droit ». Donc la nature est « ainsi » et non pas autrement. Elle est « droite » et non pas fausse. Elle présente l’immanence de son essence comme « telle ». Elle est toute dans ce « tel quel ».
La conscience 自觉, zìjué, c’est un « soi » 自 qui « s’éveille » 觉. L’image semble banale. Le sommeil prend fin, et alors la conscience commence. Je me réveille — je sens, je suis conscient. Mais cette image peut se répliquer, et se compliquer. D’autres réveils attendent peut-être le « soi ». Ce qui est sûr c’est que seul ce « soi » peut passer d’un éveil à l’autre ; seul le « soi » peut passer d’un « ainsi » à un autre « ainsi », de ce « tel » à un tout autre « tel ».
La liberté 自由 zìyóu est un « soi » 自 qui est « cause » 由. Cause de quoi ? Eh bien, « cause de soi », naturellement ! En partie du moins. La liberté n’est pas cause de la partie du « soi » qui est « ainsi ». Cela c’est la part de la « nature ». La liberté est cause de ce qui, en « soi », peut s’éveiller à une autre conscience de « soi ».
Je tire de ces constats la leçon suivante. Là où l’Occident voit des antinomies, par exemple entre la nature et la liberté, ou entre la nature et la conscience, la pensée chinoise voit surtout l’occasion de déceler un fil conducteur, le fil du soi.
Philippe Quéau, extrait du blog Metaxu
Précision de l’auteur
Peut-on entrer dans une langue « étrangère » ? Sans doute, avec beaucoup de travail. Dans ce petit article, l’objectif n’est évidemment pas de parler à partir du point de vue que, par exemple, un lettré chinois pourrait avoir sur sa propre langue. L’objectif est (très modestement) de tenter d’établir de fragiles ponts de soie, entre des mots et des idées qui strient le monde, selon des diagonales non toujours dites.