Les formes de la conscience ou nous sommes tous bicaméraux
Introduction
Pour commencer cette seconde séance, il importe de rappeler rapidement l’enjeu de la première qui nous a vu passer de Matthias Grünewald à Hamlet et de Perceval aux séries télé américaines comme les Experts Miami. La question, peut-être un peu occultée par l’analyse des œuvres était la suivante : qu’en est-il de la croyance et comment le fait de croire se transmet-il ?
Nous avons vu qu’entre saint Paul l’ermite et saint Antoine il y a en fait deux approches sensiblement différentes de la foi, l’une qui est portée par la puissance de l’église comme institution et dont les vêtements de saint Antoine témoignent, l’autre par une mise en acte des préceptes, celui de détachement et de pauvreté en particulier et dont les vêtements de saint Paul l’ermite témoignent eux aussi. Mais dans ce retable comme dans la légende, saint Antoine est surtout celui qui est en proie aux assauts du diable à travers des visions, des hallucinations, événements psychiques qui, troublant sa sérénité, montrent tout autant la faiblesse de l’homme que la fragilité de sa foi. La mise à l’épreuve dont il fait l’objet est aussi à comprendre comme la manifestation d’une tension « interne » ou « intérieure » entre une tentation mondaine, se conformer à la fois aux préceptes en usage à ce moment de l’histoire où l’on vit et assumer les fonctions relatives à une position dans l’église et une difficulté à pratiquer le message qui est délivré par cette même église. Saint Antoine est dans une posture de schize.
Faire des dieux, 3e partie Nous sommes tous bicaméraux ! from BERNARD Hervé (rvb) on Vimeo.
Face à lui saint Paul l’ermite est posé, calme, serein. Le corbeau vient comme chaque jour lui apporter sa ration de pain et il vit retiré dans le désert, se passant de tout ce qui fait la beauté du monde créé par les hommes pour se contenter donc de ce qui est offert à ses yeux par le paysage et la bonté active de Dieu. Il ne connaît pas la schize, au sens où il n’en est pas victime, où il n’a pas à la subir. Il vit non pas tant dans l’unité de Dieu que cette unité même, car il la fait exister en lui.
Et tout est là de ce qui est en jeu dans les religions : la question de l’accès de chaque être, de chaque homme de chaque femme à cette expérience qu’est la découverte du dieu comme entité vivante et vivant à l’intérieur de soi et de la transmission de cette expérience. C’est sur ce point que nous allons revenir en détail aujourd’hui.
Hamlet nous a permis, de faire face à la question de la décision. Il s’agissait là de vengeance organisée par un roi nouvellement installé sur le trône à la suite d’un crime qui avait besoin d’un relais pour en commettre un second et le débarrasser de la présence d’un possible héritier légitime. Perceval nous a permis d’approcher de plus près la structure schizoïde engendrée par la tentative de se conformer dans ses actes à une parole tirées des évangiles dans Matthieu 6.3.
Pourquoi l’Évangile dit-il « Que ta main gauche ne sache ce que fait ta main droite ? » C’est que la main gauche signifie fausse gloire qui vient d’hypocrisie trompeuse. Et la droite représente charité qui ne se vante de ses bonnes œuvres mais les dissimule si bien, que nul ne sait sinon celui-là qui a nom dieu et charité. Dieu est charité et qui vit en charité selon l’écrit de saint Paul (où je le vis et je le lus) demeure en dieu et dieu en lui. » [1]
Que le bien doive être accompli dans l’ignorance « volontaire » du mal ne permet pas d’échapper à l’autre aspect d’un tel « choix », à savoir que ce choix est une oblitération volontaire du mal et qu’il fonctionne comme un déni.
Il se met en place sur la base d’un mécanisme psychique connu qui consiste à chercher l’unité dans une moitié du monde, ici en cherchant à vivre au plus près de Dieu, opération qui ne peut se faire qu’en occultant l’autre moitié du monde, celle qu’incarne le diable et qui est la part maudite que gouverne le mal.
On a vu aussi que cette occultation, ce déni, n’empêchait en rien la porosité entre ces deux faces du même monde, entre ces deux faces de la psyché, entre les deux hémisphères dont nos cerveaux sont composés. Le choix de départ, celui d’une schize affirmée et dont on croit qu’elle va assurer l’étanchéité entre bien et mal, ce choix est mis à mal.
Les séries américaines comme les Experts Miami - et le saut n’est pas un raccourci mais bien la mise en relation entre des phénomènes proches même s’ils ont lieu à des époques lointaines, car ces phénomènes se produisent tous dans l’orbe du christianisme – ont ceci d’intéressant qu’elles mettent en scène, toutes, des tentatives de lutter contre cette porosité ou plutôt de bien délimiter les frontières entre les deux « mondes » celui du bien et celui du mal et de définir les règles gouvernant ce qui est autorisé dans les zones de porosité, à la fois sociétale et psychique, étant entendu, en effet que le mal n’a pas disparu de la surface de la terre ni de l’esprit des hommes après deux mille ans de christianisme. La main droite ne devrait pas ignorer ce que fait la gauche et le déni ne devrait pas être la règle, voilà ce que proclament ces séries.
La schize, c’est-à-dire la différence entre bien et mal, est ici accompagnée de la reconnaissance de l’impossibilité d’une victoire définitive sur le mal. Elle est donc reconnue comme un mécanisme psychique indépassable. Ces séries mettent sur le devant de la scène une faille et une différence qui relèvent de la dimension bicamérale de notre cerveau et donc de notre psyché.
C’est à cette bicaméralité, et au livre culte qui l’a révélé au monde, le livre de Julian Jaynes, La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit bicaméral, que nous allons nous intéresser aujourd’hui. Nous montreront à travers quelques exemples comment elle se manifeste, en particulier à travers la question de l’expérience de Dieu et des problèmes liés à la transmission de cette expérience, mais nous insisterons surtout sur le statu de la conscience tel qu’il est défini par Jaynes.
Après avoir présenté ce qu’est la conscience et comment elle se constitue sur fond de bicaméralité, nous tenterons à travers la lecture de la nouvelle de Henry James Le motif dans le tapis de prendre la mesure de la manière dont se transmet un secret et comment un tel secret fonctionne à la fois comme un facteur d’élan vital et comme un poison.
Partie I
L’expérience de dieu ou d’autre chose, selon qu’on sera un mystique chrétien ou athée.
Lors de la dernière séance, j’avais omis de citer une phrase dans mon introduction. C’est très bien, car c’est vraiment aujourd’hui qu’il est important de la mentionner. Elle permet de nous plonger sans préparation dans l’aspect à ce jour non surpassé, non explicité de manière efficace du phénomène le plus central dans tout le domaine que l’on nomme « religions » : celui de l’expérience de Dieu.
Il ne vous aura pas échappé que nous nous comportons, aujourd’hui encore faudrait-il dire, et l’on sait en partie pourquoi, comme des marionnettes ventriloques ou si l’on préfère de bons petits perroquets répétant à l’envi, au sujet de Dieu, quel que soit ce dieu, qu’il est une entité qui existe en dehors de nous, qu’il a créé le monde, l’univers la terre le ciel, etc.
Et cela, portés que nous sommes par notre désir qu’on nous raconte des histoires nous le véhiculons que nous soyons croyant ou non, car ces histoires sont au fondement des cultures s’appuyant sur la tradition des religions du livre. Et qui n’a jamais mentionné le péché originel ou la tour de Babel que ce soit pour en commenter ou en dénier l’existence ? Croyant ou non nous sommes pris dans les filets de ces récits.
Mais nous n’ignorons pas non plus que le dieu de ces religions comme celui des autres plus lointaines est essentiellement invisible ou insaisissable par les sens comme par la raison. Nous n’ignorons qu’il n’est accessible directement qu’à ceux qui, par révélation involontaire ou par la prière, parviennent à l’entendre ou le voir ou a percevoir ce qu’il envoie comme message en s’adressant à eux par des visions, des hallucinations, des voix.
Mais cela, à nous les esprits rationnels, que nous soyons croyants et évidemment non croyants, athées ou agnostiques ou simplement sans croyance, nous avons aujourd’hui du mal à « croire ». Notre esprit formaté par deux à trois siècles de « rationalisme lumineux » peut accepter le support narratif mais a du mal à s’y retrouver dans ce dont témoignent pourtant des hommes et des femmes qui ont, eux, fait directement l’expérience d’une rencontre quel qu’en soit le type, premier, deuxième troisième type ou plus encore, avec Dieu, avec le dieu, avec leur dieu.
Et là se manifeste notre incroyance fondamentale à nous hommes d’aujourd’hui, parce que de telles expériences sont considérées globalement comme problématiques, même si, ici où là, quelques personnages sont reconnus par l’église comme des saints. Problématique signifie hors norme voire inacceptable ou en tout cas difficilement recevable pour des gens qui quelle que soit leur foi sont formatés au moule de la rationalité moderne.
Et pourtant, des personnes pouvant vivre de telles expériences de visions, d’hallucinations, de voix s’adressant à eux sont encore nombreuses. Mais ces expériences sont d’abord passées au crible en nous de la rationalité et passent pour marginales ou pour relever de la folie. En aucun cas, on ne parvient à y voir des expériences qui relèvent d’une dimension fondamentale de l’être humain ou mieux encore la révèle.
Dans un texte de 1991 on peut lire ceci : « Les anciens grecs entendaient des voix. Les épopées homériques sont pleines d’exemples de gens guidés dans leurs pensées et actions par des voix intérieures auxquelles ils répondent automatiquement […] De nos jours nous sommes méfiants envers les personnes qui présentent ce type de comportement ; nous oublions que le terme entendre se réfère à une sorte d’obédience (les racines latines du mot sont ob et audire, c’est-à-dire entendre quelqu’un à qui l’on fait face). L’autonomie de l’esprit est un concept si profondément enraciné en nous que nous répartissons ceux qui entendent des voix en diverses catégories : a) ceux qui sont légèrement amusant b) ceux qui sont des poètes, c) ceux qu’il faudrait enfermer dans un institut psychiatrique. Une quatrième catégorie pourrait être ceux qui regardent la télévision. [...] S’il y a un espace réel ou virtuel de la pensée, alors il doit y avoir aussi du son à l’intérieur, car tout son cherche à s’exprimer comme vibration dans un milieu spatial. » [2]
Nous reviendrons plus tard sur ce passage qui a pour vertu de mettre en perspective notre époque et ses inventions techniques les plus actuelles avec cette époque ante-historique ou préhistorique que scrute en détail Julian Jaynes. Retenons pour l’instant que, au mieux, le fait d’entendre des voix par exemple nous inscrit, si l’on s’en tient à l’expérience même, dans le champ des simples d’esprit.
Or, si en effet cela peut-être le cas, de telles expériences, de type hallucinatoire, mais il en existe d’autres types que nous évoquerons par la suite, ont été à la fois plus courantes et surtout acceptées comme étant des expériences auxquelles certes tout un chacun n’avait pas accès mais qui étaient encore acceptées et considérées comme porteuses de messages provenant des autres mondes, ou plutôt du monde divin, voire de Dieu même.
Deux questions ici se posent ou se reposent : qui peut faire une telle expérience d’entrer en contact avec Dieu, ou avec quelque entité que ce soit, fût-ce avec des parts de son propre esprit restées inconnues de soi ? Et comment transmettre ou partager de telles expériences ?
Dans le livre de Jean-Claude Bologne, (qu’il soit ici salué), intitulé Une mystique sans dieu, à la page 152, sonne et résonne une question : « C’est la question que pose l’encyclique Pascendi : si la foi doit être fondée sur une expérience personnelle, que se passe-t-il pour ceux qui n’en jouissent pas ? ». Et au-delà de cette encyclique de 1907 de Pie X, qui marque l’opposition raisonnée de l’église à la « modernité » technique et rationnelle, à la société du profit qui transforme radicalement les conditions de toute forme d’expérience dont la foi est l’une des plus paradoxales manifestations, c’est bien la question de ce qui fait expérience de ce qui fait sujet, de ce qui fait homme qui est ici posée.
Avoir la foi, cela s’apprend. Faire une rencontre avec Dieu, ce qui est censé être le fondement de la foi, cela se vit. Et plus nombreux sont ceux qui ont la foi que ceux qui font l’expérience d’une extase mystique, d’une rencontre avec Dieu, d’une expérience de modification de leur conscience et de leurs sensations, bref d’une transformation radicale, fût-elle de courte durée, du fonctionnement « normal » de leur être.
L’intérêt du livre de Jean-Claude Bologne et d’un autre publié des années avant et intitulé Le mysticisme athée, tient en ceci qu’il rapporte des expériences faites par des individus qui n’étaient pas croyants, pas chrétiens, ni d’aucune autre religion, expériences qui pourtant relevèrent pour la plupart d’une forme d’extase, extase qui a de facto radicalement modifié toute leur existence et qui souvent a été le déclencheur de leur œuvre lorsqu’il s’agit de créateurs, écrivains ou autres.
Il importe d’évoquer rapidement certains aspects, rapidement parce que nous y reviendrons durant les prochaines séances, de ces moments hors norme, de ces expériences inédites, de ces basculement de l’existence, de ces révélations.
Le premier est la durée. Sauf en de très rares exceptions, ces moments sont de courte durée, relativement à celle de la vie, même si ils sont perçus comme ayant ouvert la porte sur une relation directe à une forme d’éternité. (MssDieu, p.104, Bernard de Clairvaux)
Un sentiment d’appartenance au monde, de compréhension immédiate du monde, de l’ordre des choses en fait souvent partie.
Une action directe d’une lumière puissante, la perception d’un éclair, d’une illumination est aussi souvent évoquée.
Mais aussi des éléments banals semblent venir prendre d’assaut la conscience et l’emportent dans des voyages extraordinaires. Les lieux, les périodes de la vie dans lesquels ont lieu ces expériences sont suffisamment divers pour qu’on ne retienne que leurs manifestations et conçoive qu’elles ne sont pas déterminées par de tels éléments.
Dans tous les cas, on a affaire à une intensification brutale de l’existence, du sentiment d’exister. La vie est comme « justifiée » en de tels instants et la peur de la mort s’efface.
Et à la courte durée de l’expérience rapportée au cours du temps mesuré par les horloges est en fait portée par un vécu d’un suspens du temps, d’une abolition de la durée, d’un temps qui s’est arrêté. (MssDieu, p.56 Sartre) Mais aussi que l’espace s’est comme évanoui. (MssDieu, p.41-42 Bataille Rilke Ionesco)
Une relation avec l’infini, le cosmos, l’univers, la totalité de la vie revient souvent dans ces témoignages. [3]
La difficulté voire l’impossibilité de rendre compte par des mots de ces expériences est très souvent évoquée, et il faut un temps parfois des années pour que ceux qui les ont vécus parviennent à les mettre en mots. [4].
Et finalement, ce qui emporte tout pour ceux qui vivent ou ont vécu de telles expériences, c’est une sorte de sentiment de certitude qui cependant pour les mystiques sans dieu ne semble pas devoir ni pouvoir dériver sur la voie d’un aveuglement pouvant conduire à des dérives en tout genre. [5]
Que faire de tout cela ?
Il faut donc revenir sur la pierre d’achoppement que soulèvent de telles expériences et leurs récits, à savoir que ceux qui prennent connaissance de ces expériences, les gens banals, normaux, sont des êtres qui ne les ont pas faites et ne le feront sans doute jamais.
Et, dans le champ du christianisme et des mystiques avec Dieu, il en ira de même. Rares sont ou ont été les êtres qui ont vécu de telles expériences. Ils ont souvent été rejetés voire exécutés pour leur déviance, lors même que les textes de l’ancien testament mais aussi certains phénomènes du nouveau testament relèvent de telles expériences. Le fond de la théologie juive est prophétique. Celui de la théologie chrétienne est christique, et aussi prophétique même s’il est censé être le dernier des prophètes en un sens même si c’est dans une sens déjà décalé par rapport au sens que ce terme la dans la théologie juive.
Car, en effet, c’est bien de cela qu’il s’agit, d’expériences hors norme qui, malgré leur caractère au sens strict extra-ordinaires, finissent par servir de borne mais aussi d’étalon de mesure et donc de référence pour des vies, des êtres qui jamais ne vivront une telle tornade psychique.
On voit se dessiner en filigrane la fonction des institutions, religieuses ou autres qui consiste à la fois à protéger contre les comportements déviants et à en intégrer une part en la rendant acceptable, consommable, communicable, fût-ce au prix d’une relative ou complète déformation et dévitalisation de ce qui était en jeu dans ces expériences.
Mais la seule réponse ne peut consister à fonder une religion !!! Par contre il est possible avec, contre ou face à de telles expériences d’inventer des « réponses », d’inventer des « dieux » étant entendu qu’avec ces deux mots, si on répond, c’est au sens du répons en musique, de ce va et vient en un et plusieurs, et si on fait des dieux, c’est au sens où l’on ouvre des voies d’infinitisation en transformant des expériences prises dans les rets de la vie sans extase pour les conduire vers des extases aussi frelatées soient-elles, comme celles que l’on peu obtenir grâce à l’alcool, aux drogues, à la passion amoureuse ou à d’autres moyens.
Nous examinerons rapidement ici quelques-unes de ces réponses et nous verrons que nous serons toujours à la frontière entre des expériences telles que celles que nous avons présentées et des actes créateurs qui les rendent à la fois exprimable et autant que faire se peut, partageables.
On peut d’abord penser autrement.
Et penser autrement,c’est positionner autrement les éléments de la question. C’est ce qu’a tenté Robert Musil lorsqu’il se propose de remplacer la dichotomie rationnel/irrationnel, par la tension avec porosité entre ratioïde et non ratioïde.
L’explication du fonctionnement de notre corps, de notre cerveau, de notre système immunitaire, de notre ADN, comme des lois qui gouvernent la planète, mais d’un point de vue extrasensoriel, comme les lois de la tectonique des plaques ou la question des trous noirs par exemple, tout cela nous installe dans une situation où se met en place une sorte de « perceptiblité seconde » qui rend en quelque sorte « caduque » la « perception première », celle à laquelle se réfère la phénoménologie qui pense toujours l’ensemble des phénomènes comme se tournant d’eux-mêmes vers l’œil et donc vers le sujet percevant qui est à la fois là à les attendre et toujours prêt à les accueillir.
Aujourd’hui, l’enjeu dans la philosophie comme dans l’art est de « penser » ce nouveau paradigme en le mettant en œuvre à travers des pratiques ouvertes, croisées, complémentaires et des questionnements « radicaux », c’est-à-dire qui ne s’alourdissent plus de contraintes phénoménales mais se plongent dans le bain de cette nouvelle phénoménalité.
Aujourd’hui, comme nous le savons, il est toujours possible de penser et d’agir et donc par exemple de faire de l’art selon des modèles ou des références qui relèvent du « monde d’hier ». Ici, vous devez vous situer précisément sur la crête qui sépare ces deux mondes et devez précisément tenter de permettre à ces nouvelles modalités de réflexion et de pensée d’être expérimentées et mises en œuvre.
L’enjeu est à la fois simple à formuler et complexe à atteindre. Il s’agit en effet dans cette explication généralisée du devenir « visible » de parties autrefois invisibles, au sens d’inaccessibles, de notre fonctionnement mental, psychique, physique comme de celui du monde qui nous entoure. L’enjeu est bien de parvenir à produire des « œuvres » et des « mots », au sens d’inventer des termes ou de les redéfinir de telle manière qu’ils soient capables de nous présenter d’une part une analyse du réel tel qu’il est en train d’être déterminé à nouveaux frais, et d’autre part une synthèse singulière et puissante capable de provoquer en nous des émotions profondes.
C’est à la création d’un champ dynamique commun entre procédures, procédés, descriptions et commentaires qu’il faut tenter de parvenir et cela à soi seul constitue ou devrait constituer sans doute à la fois l’être, la fonction et le but d’une école d’art ou au moins de certains des cours qui y sont dispensés.
Nous sommes en effet aujourd’hui au-delà de l’humain et ce n’est pas un hasard si en effet des questions se posent de manière récurrente sur tous les aspects que prend le non-humain ou si l’on veut aussi l’invisible. En tout cas, il apparaît clairement que la rencontre entre ce que l’écrivain autrichien Robert Musil appelait le ratioïde et le non-ratioïde est véritablement à l’ordre du jour et se présente comme la base théorique et pratique d’un projet tout autant artistique que théorique ou textuel. Il a fait de cette question l’un des enjeux majeurs de son œuvre.
Dans un essai de 1918, intitulé La connaissance chez l’écrivain, il proposait donc de parler plutôt que de rationnel et d’irrationnel, de ratioïde et de non ratioïde.
« Le domaine ratioïde englobe, délimité à grands traits, tout ce qui peut entrer dans un système scientifique, tout ce qui peut être résumé dans des lois et des règles, donc avant tout la nature physique. [...] On peut dire que le domaine ratioïde est régit par la notion de solidité. […] En profondeur, là aussi, les assises sont chancelantes ; les fondements premiers des mathématiques ne présentent pas de certitude logique, les lois de la physique ne sont valables qu’approximativement et les astres se meuvent dans un système de coordonnées dont le lieu n’est nulle part. [...] Si le domaine ratioïde est celui de la règle avec exceptions, le domaine non ratioïde est celui où les exceptions l’emportent sur la règle. [...] Dans ce domaine (des affirmations éthiques) la compréhension de chaque jugement, le sens de chaque notion est enveloppé d’une couche d’expérience plus subtile que l’éther, d’un mélange de volonté et de non-volonté personnelles variable de seconde en seconde. Les faits, dans ce domaine et par conséquent leurs relations sont infinis et incalculables. [...] Ici de prime abord il n’y a pas de limites aux inconnues, aux équations, aux possibilités de solutions. La tâche consiste à découvrir sans cesse de nouvelles solutions de nouvelles constellations, de nouvelles variables [...] des possibilités d’être un homme, d’inventer l’homme intérieur. » [6]
Ceci concerne les expériences éthiques comme les nomme Musil, mais il va de soi que pour lui les expériences éthiques englobent voire même sont essentiellement des expériences esthétiques ou mystiques et donc potentiellement, si comme on le verra plus tard on confère à l’art une relation avec ces univers non ratioïdes, artistiques.
Et en effet, le champ des expériences religieuses et mystiques en particulier et celui de l’art au moins sous certaines formes ou chez certains artistes, constituent les deux terrains privilégiés sur lesquels la raison, adjuvant essentiel du dispositif de la conscience, s’est trouvée confrontée à la puissance radicale des affects.
Si l’homme a continué de se prendre ou de se croire le centre du monde au sens où ce qui existait lui était sinon inévitablement destiné du moins ne pouvait pas ne pas s’adresser à lui, il doit désormais comprendre que la civilisation appréhendée dans toute son ampleur et cela depuis les origines les plus lointaines auxquelles nous pouvons aujourd’hui remonter, a toujours été une tentative de rendre acceptable ou praticable ou si l’on veut de naturaliser tout ce qui venait à lui sous forme de nouveauté non humaine.
C’est encore et toujours à ce processus qu’il importe de participer avec cette différence qu’aujourd’hui il est non seulement possible mais essentiel de le faire en sachant qu’on le fait. Les pratiques artistiques, si elles se veulent actuelles, se doivent de prendre en charge cette nouvelle situation ce nouveau paradigme.
Il est vrai qu’entre un renouvellement complet du vocabulaire et une mutation des pratiques, l’enjeu est immense. C’est la raison pour laquelle il ne faut pas oblitérer cette recherche en l’alourdissant de poids « inutiles » car finalement relevant d’une manière de penser qui n’est plus adaptée à ce nouveau paradigme.
L’enjeu est bien de parvenir à un niveau plus élevé d’énonciation, c’est-à-dire à la fois dans les concepts, les notions ET dans les œuvres et les moyens mis en œuvre.
On peut aussi comprendre autrement les voix qu’on entend et le fait de les entendre.
C’est ce qu’a fait William Burroughs en repensant les relations entre voix et image.
Inutile de revenir sur la citation de Bill Viola. Par contre, comme le but est de s’approcher de la pensée de Julian Jaynes, remarquons combien ce passage où il n’est pas cité est une copie d’un passage de son livre La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit bicaméral.
« Les anciens grecs entendaient des voix. Les épopées homériques sont pleines d’exemples de gens guidés dans leurs pensées et actions par des voix intérieures auxquelles ils répondent automatiquement. [...] De nos jours, nous sommes méfiants envers les personnes qui présentent ce type de comportement ; nous oublions que le terme entendre se réfère à une sorte d’obédience (les racines latines du mot sont ob et audire, c’est-à-dire entendre quelqu’un à qui l’on fait face). L’autonomie de l’esprit est un concept si profondément enraciné en nous que nous répartissons ceux qui entendent des voix en diverses catégories : a) ceux qui sont légèrement amusants b) ceux qui sont des poètes, c) ceux qu’il faudrait enfermer dans un institut psychiatrique. Une quatrième catégorie pourrait être ceux qui regardent la télévision. [...] S’il y a un espace réel ou virtuel de la pensée, alors il doit y avoir aussi du son à l’intérieur, car tout son cherche à s’exprimer comme vibration dans un milieu spatial. » [7]
Voilà, nous y sommes ! Vous avez accepté de tourner le bouton sur « on » et vous vous mettez à recevoir les messages. Mais d’où viennent-ils, ces messages ? Qui parle et à qui ? Et à travers quoi ? Quelle est la consistance d’une voix ? Quelle est sa puissance, son pouvoir ? Il ne le cite pas c’est évident à la lecture de ce qui suit que Bill Viola a lu le livre de Julian Jaynes.
« Réfléchissez à ce qui se passe quand vous écoutez et que vous comprenez quelqu’un qui vous parle. Dans un certain sens, nous devons devenir l’autre personne. Disons plutôt que nous lui laissons devenir une partie de nous-mêmes. [...] Écouter est en fait une sorte d’obéissance… Obéir vient du latin obedire qui est un composé de ob et audire, c’est-à-dire entendre en faisant face à quelqu’un. [...] Le problème vient du contrôle de cette obéissance. Il s’effectue de deux manières. La première et la moins importante dépend simplement de la distance. [...] La deuxième façon importante de contrôler l’autorité que les autres ont sur nous par la voix s’appuie sur l’opinion que nous en avons. [...] Si vous désirez que quelqu’un vous contrôle par le langage, il vous suffit de l’élever dans votre échelle personnelle de valeurs.
Songez maintenant à ce qui se passe quand aucune de ces méthodes ne marche parce qu’il n’y a personne, pas de point de l’espace d’où vient la voix, que vous ne pouvez pas la maintenir à distance, qu’elle se trouve aussi proche de vous que ce que vous appelez « vous », quand sa présence échappe à toutes les limites quand aucune fuite n’est possible – fuyez, elle vous suit – une voix qui n’est pas arrêtée par les murs ou les distances que l’on ne peut diminuer en se bouchant les oreilles, ni les étouffer avec quoi que ce soit pas même ses propres cris, comme celui qui entend ces voix est désarmé ! » [8]
Je crois que vous avez compris et que vous vous reconnaissez, que vous nous reconnaissez, enfin ! Il n’y a, entre ce portrait de l’homme bicaméral et nous, presque aucune différence. Nous passons notre vie à entendre des voix qui viennent de partout dans l’espace et nous ne savons pas comment elles nous parviennent. Elles envahissent nos cerveaux de la même manière que le faisaient les voix des chefs, des pères, des dieux. Non, ne protestez pas ! Il n’y a aucune différence, sinon peut-être leur nombre. Et encore. Ces voix en nous avaient la capacité de se multiplier comme se multiplient aujourd’hui les voix du dehors qui partent chaque jour à l’assaut de notre conscience et qu’elles envahissent avec une facilité chaque jour plus grande.
Quels rapports entre Dieu, le dieu, les dieux, les mots, les images, les voix et les virus ? Des rapports aussi anciens que ceux qui animent le psychisme bicaméral, qui survit chez les schizos en particulier, mais surtout que des artistes qui n’ont pas peur de remontrer en deçà des images ou des mots, expérimentent et révèlent à travers leurs œuvres et que finalement nous expérimentons chaque jour, sans nous en apercevoir, sur un mode qui n’en est désormais pas si éloigné.
« En 1959, Brion Gysin a déclaré que l’écriture avait cinquante ans de retard sur la peinture et a appliqué à celle-ci la technique du montage. [...] Il est un fait que le montage est beaucoup plus proche des faits de la perception, la perception urbaine en tout cas, que la peinture figurative. [...] L’écriture est encore confinée dans la camisole de force de la représentation séquentielle du roman, forme aussi arbitraire que le sonnet et aussi éloignée des données réelles de la perception et de la conscience humaine que cette forme poétique du quinzième siècle. La conscience est un cut-up ; la vie est un cut-up. Chaque fois que vous marchez dans la rue ou que vous regardez par la fenêtre, votre flux de conscience est coupé par des facteurs aléatoires. » [9]
Dans un autre essai, un peu antérieur, Burroughs écrivait déjà : « Une autre source de matériaux pour l’écrivain est constituée par les voix qu’il entend tout le temps, qu’il le sache ou non. Il peut penser qu’il entend ses propres mots. Si le magnétophone capte des voix, vous ne faites autant. Un magnétophone n’est que le modèle d’une fonction du système nerveux de l’homme. Considérez les voix comme une source de matériau, [...] j’ai parlé de la ressemblance stylistique entre les voix de Raudive et certaines phrases entendues dans les rêves. Le processus onirique se poursuit tout le temps, mais n’est pas ordinairement perceptible quand vous êtes éveillé, à cause de l’énergie sensorielle et de la nécessité de se projeter dans un contexte apparemment objectif. Les voix oniriques qui peuvent bien avoir les mêmes origines que les voix de Raudive a enregistrées, peuvent être contactées à n’importe quel moment. Il est simplement nécessaire de me défaire des mécanismes de défense. La meilleure écriture est atteinte dans un état de perte d’ego. L’ego de l’écrivain, défensif et limité, ses « propres mots » ce sont-là ses sources les moins intéressantes. La tâche qu’on peut s’assigner est de rassembler une page ou deux ou autant que vous voulez qui ne contiennent aucun mot qui vous soit propre. » [10]
Embarqués par un monde qui crée de l’hallucination plus vite que défilent nos rêves, nous sommes confrontés à une situation nouvelle en effet comparable à celle de nos ancêtres bicaméraux, à ceci près que nous devons agir, malgré tout, en fonction de notre conscience dont nous n’arrivons pas à nous défaire puisque pour beaucoup d’entre nous elle est porteuse encore de la voix qui oriente et qui guide et que donc elle est notre dieu. Mais, comme nous le constatons chaque jour un peu plus, ses conseils sont limités et peu efficaces, voire même proprement désastreux.
Si de dieu, on peut penser qu’il n’y a plus, on trouve à la place, assaillant la conscience, cette infinité de voix porteuses de messages dont nous sommes, comme humanité, les émetteurs, mais dont le sens est pour le moins brouillé ou en tout cas obscurci à la fois par le climat général d’hallucination dans lequel nous vivons et par l’impuissance de la conscience à les déchiffrer ou par le refus d’entendre le double message intenable véhiculé par ces voix, que le monde tend vers la perfection et qu’il marche à grand pas vers la catastrophe.
Les images et les mots, de porteurs de sens sont devenus des virus. Ou plus exactement ils fonctionnent comme des virus.
Burroughs, encore lui, a pu écrire dans un texte intitulé Révolution électronique ceci : « J’ai souvent comparé le mot et l’image à un virus, ou à l’action virale, et cette comparaison n’a rien d’allégorique. Il apparaîtra que dans les langues syllabiques occidentales, les distorsions constituent de véritables mécanismes viraux. Le EST posant l’identité constitue un mécanisme viral. Si la visée peut se déduire de l’action, un virus consiste à SURVIVRE. Survivre aux dépens de l’hôte envahi. Être animal, être corps. Être corps animal que le virus peut envahir. Être des animaux, être des corps. Être davantage des corps animaux afin que le virus puisse passer d’un corps à l’autre. Rester présent en tant que corps animal. Rester absent en tant qu’anticorps ou que résistance à l’invasion du corps.
Le LE catégorique constitue également un mécanisme viral qui vous coince dans l’univers viral. LA locution SOIT/SOIT (OU/OU) constitue une autre formule virale. C’est toujours soit vous soit le virus. SOIT/SOIT… OU/OU : telle est en fait la formule conflictuelle qui constitue l’archétype du mécanisme viral. » [11]
Un virus se déploie en fonction de phénomènes d’amplification, de réplication, et de multiplication. Cela laisserait entendre que, s’il y a un sens dans l’infinité de ces messages, il se trouve plutôt dans leur fonctionnement même que dans leur apparente et si visible et si lisible signification. Ce n’est pas ce que les voix disent qui importe, ni ce que ceux qui les contrôlent veulent leur faire dire et nous faire comprendre, mais ce que nous pouvons entendre lorsque nous les écoutons munis d’une oreille « déconscientisée », d’une oreille qui n’a peur ni de la schize, ni de l’apparente extraterritorialité des voix, ni des fantômes qui hantent les rêves, ni des monstres que la raison engendre.
Cette oreille a reconnu en ces hallucinations auditives et visuelles qui nous environnent la voix des dieux d’avant le dieu. L’intensité même des troubles qui nous saisissent devant l’impuissance de notre dieu comme de notre conscience, à nous aider aujourd’hui pour nous orienter dans le monde, ressemble sans aucun doute à celle qui saisissait l’individu ou le groupe quand, ne sachant pas ou ne sachant plus qui il était ni où il se trouvait, devait apprendre à s’orienter dans un monde angoissant d’être traversé par tant de flux incontrôlables.
Dans nos mégapoles, nous avons recréé quelque chose qui se rapproche des conditions de la perception qui pouvait exister dans le monde des voix. Nous avons appris à cloner mots et images et sommes en train de découvrir et de « comprendre » que, depuis toujours, ils étaient et fonctionnaient comme des clones ou des virus.
Devons-nous apprendre à nous défendre et à nous protéger ou à les assimiler et en les utilisant, incertains quant aux résultats qu’auront sur nous les manipulations auxquelles nous participons ? Ou comme le faisait il y a déjà un siècle Italo Svevo adopter une position à la fois désespérée et joyeuse, celle qu’il proposait lorsqu’il concluait son grand roman La conscience de Zeno en écrivant : « La loi du plus fort disparaît, et, avec elle, la sélection salutaire. Pour nous sauver il faudrait autre chose que la psychanalyse ! Celui qui possèdera le plus d’outils, de machines, sera le maître, et son règne sera celui des maladies, et des malades. Peut-être une catastrophe inouïe, produite par les machines, nous ouvrira-t-elle de nouveau le chemin de la santé. Quand les gaz asphyxiants ne suffiront plus, un homme fait comme les autres inventera, dans le secret de sa chambre, un explosif en comparaison duquel tous ceux que nous connaissons paraîtront des jeux d’enfants. Puis un homme fait comme les autres, lui aussi, mais un peu plus malade que les autres, dérobera l’explosif et le disposera au centre de la Terre. Une détonation formidable que nul n’entendra – et la Terre revenue à l’état de nébuleuse, continuera sa course dans les cieux délivrée des hommes – sans parasites, sans maladies. »
L’art et la légitimité de l’extase
On peut aussi rapprocher le verbe et l’extase. On peut tenter de faire en sorte que le verbe, les mots, et pas seulement grâce à l’alcool ou aux drogues, deviennent, non seulement des réceptacles d’extase mais des vecteurs d’extase. Certains poètes et écrivains sont parvenus à de tels sommets. En voici quelques exemples.
Lorsque l’on s’approche de la drogue ou de l’ivresse et qu’on les considère un instant du point de vue de ce qui fait l’objet de la quête à laquelle leur usage est supposé conduire, on parvient rapidement à la question suivante : quel est ce qui en nous nous pousse et nous conduit à rechercher l’extase ?
Ce quelque chose en nous, est-ce une force ? une pulsion ? une sorte de savoir implicite, de pré-connaissance dont notre corps-pensée est porteur et qui s’éveille parfois à la seule évocation, même vague, de plaisirs sibyllins, de voyages immobiles, de transgressions vertigineuses ?
Une chose est sûre, chez certains d’entre nous, de telles évocations, associées des expériences débutantes transforment cette pré-connaissance en une sorte d’appel anonyme reçu, perçu, entendu par nous et auquel nous nous sentons tentés de répondre, avec tout notre corps, avec tout notre être.
Le vertige précède l’ivresse et l’ivresse est à la fois acclimatation au vertige, possibilité d’en jouir sans crainte et maintien de sa réalité en nous, réalité qu’une vie ordonnée et raisonnable tend à éloigner pour ne pas dire à rendre inaccessible. Le vertige est le nom de l’extase au moment de l’abandon. L’extase est souvent associée à une élévation qui, comment l’ignorer, ne peut être vécue ad vitam aeternam. Elle se doit de conduire à une chute. De nous conduire à la chute.
Il y a là à l’évidence une dimension incontournable celle du va-et-vient entre révélation et déclin pour parler avec le poète autrichien Georg Trakl. Mais le déclin est impensable lorsque ce qui est en jeu comme le disent ceux qui ont répondu à l’appel, c’est de vivre comme des dieux.
Baudelaire en témoigne lorsqu’il décrit dans Les paradis artificiels au chapitre « Le hachisch » les phases par lesquelles passent celui qui s’adonne à la drogue et qu’il aborde la troisième phase : « séparée de la seconde par un redoublement de crise, une ivresse vertigineuse suivie d’un nouveau malaise est quelque chose d’indescriptible. C’est ce que les Orientaux appellent le kief ; c’est le bonheur absolu. Ce n’est plus quelque chose de tourbillonnant et de tumultueux. C’est une béatitude calme et immobile. Tous les problèmes philosophiques sont résolus. Toutes les questions ardues contre lesquelles s’escriment les théologiens et qui font le désespoir de l’humanité raisonnante, sont limpides et claires. Toute contradiction est devenue unité. L’homme est passé dieu. » [12]
Ernst Jünger lui déclare à la fin du paragraphe 123 de son livre, Approches, drogues et ivresse, ceci : « Ce ne sont jamais là que paraboles. Hölderlin lui aussi se contentait de dire : « J’ai vécu une fois comme les dieux ». Et rien de plus. » [13]
Devenir semblable à Dieu, à un dieu, n’est pourtant pas nécessairement ce qui motive la recherche de l’ivresse alcoolique ou de la rêverie liée au haschisch. C’est seulement ce qui les légitime comme expérience singulière et absolue. La drogue ou le vin sont des moyens de parvenir à l’extase par la seule absorption de produits chimiques, c’est-à-dire sans passer par des exercices spirituels et physiques longs et complexes, comme peuvent en pratiquer les sages et les mystiques de toutes les religions.
Mais qu’est-ce que cela signifie « avoir vécu une fois comme un dieu » sinon avoir accédé à cette illumination mentale décrite à maintes époques et par des gens divers ? Que voit-on ? Que vit-on ? Que se passe-t-il qui soit si puissant dans de tels moments ? Parler des effets de la drogue, en tant qu’expérience pure d’un accès à un « autre état » pour reprendre l’expression qui fait l’objet de la quête d’Ulrich et Agathe les deux protagonistes de la seconde partie de L’homme sans qualités de Musil, c’est d’abord se poser cette question. Y répondre ici, cela reviendrait à croire qu’un caramel peut produire le même effet qu’une dose d’opium. Mais ne pas y répondre serait nier la force d’attraction du phénomène et donc sa réalité.
Il nous reste à donner notre créance aux témoignages rapportés ou aux expériences que l’on a pu faire individuellement pour conférer à ces expériences leur réalité !
Le verbe et l’extase
L’homme est donc cet être qui rencontre l’extase à la fois comme une dimension inaccessible de son existence et comme un phénomène lié à une force pourtant active et présente en lui. À la question de savoir comment accéder à cette promesse en nous d’un monde à la fois un et infini, infiniment actuel et définitivement indépassable, on peut répondre par un geste, celui de la prise de drogue. Ce geste, doit être vécu comme possible mentalement, la prise de drogue en constituant l’actualisation.
Mais ce geste reste individuel et si l’on connaît des rituels de prise de drogue en groupe, il n’en reste pas moins que l’expérience comme toute expérience ne peut être partagée qu’indirectement ou, si l’on veut, ne peut qu’être traduite dans une langue qui n’est plus celle du vécu mais celle du langage servant à la transmission. Cela peut être la musique, la danse, l’image, le dessin ou encore les mots, l’écriture, ou si l’on préfère le verbe.
Quelque chose pourtant vient à nous dans l’extase, un besoin de partager cette expérience et la découverte de l’impossibilité réelle, une impossibilité absolue d’un tel partage, sinon à ce que l’autre fasse lui-même des expériences similaires.
Pourtant, il existe un nombre non négligeable d’écrits, non pas seulement sur la drogue ou l’alcool, comme les mémoires de De Quincey ou Les paradis artificiels de Baudelaire, mais écrits à partir de la drogue ou de l’alcool, des livres dont l’alcool ou la drogue sont donc moins le sujet qu’ils ne constituent l’élément moteur. Ces livres écrits par des auteurs alcooliques ou drogués mais dont le sujet n’est pas l’alcool ou la drogue sont nombreux et comptent pour certains parmi les grands livres de l’histoire de la littérature. Au-dessous du volcan de Malcom Lowry, Le ravissement de Lol. V. Stein, de Marguerite Duras, Le festin nu de Burroughs, mais aussi les romans de Faulkner ou d’Hemingway pour n’en citer que quelques-uns, tous ces livres nous rappellent qu’il existe entre addiction et écriture, entre addiction et création donc, une relation ambiguë mais forte, pour ne pas dire une forme de complémentarité. En effet, ceux qui sont passés par l’addiction sont, on l’a vu, plongés au cœur même du cyclone pour ne pas dire qu’ils habitent, près du centre du maelström, celui qui tourne en chacun de nous et qui se nomme la langue.
La langue n’est pas cet instrument qui croit-on parfois permet aux humains de communiquer, mais bien quelque chose d’autre : le vecteur, l’opérateur et le signe d’une extase.
Peter Sloterdijk dans ce texte qui fit polémique en son temps, Règles pour le parc humain, a indiqué ce qu’il en était de cette relation entre extase, être humain, dans les deux sens du terme, et langage.
« S’il existe un motif philosophique de tenir un discours sur la dignité de l’être humain, cela tient au fait que l’être humain est justement celui qui est interpellé par l’être soi-même, et, comme Heidegger aime à la dire en philosophe pastoral, celui qui est chargé d’en assurer la garde. C’est la raison pour laquelle les humains ont le langage – mais selon Heidegger, ils ne le possèdent pas en premier lieu dans le seul but de s’entendre les uns avec les autres et de se domestiquer les uns les autres dans ce ententes-là. Le langage est plutôt, au contraire, la maison de l’être, où l’homme, en y habitant, ex-iste, dans la mesure où, en la gardant, il appartient à la vérité de l’être. Ainsi, lorsqu’on définit l’humanité de l’homme comme l’ex-istence, il s’agit du fait que ce n’est pas l’homme qui est l’essentiel, mais l’être comme dimension de l’ex-tatique de l’ex-istence »
Dans le livre qui suivit, Peter Sloterdijk précisa ce qu’il fallait entendre par clairière, terme clé de la pensée heideggerienne et qui est peut-être un des noms de l’extase.
« La réalité n’est pas que l’homme sort dans une clairière qui paraît l’attendre. La réalité est justement celle-ci : quelque chose de préhumain devient humain ; quelque chose de prémondial devient constituant du monde, quelque chose d’animal, fermé par les sensations, devient extatique, sensible à la totalité et compétent face à la vérité : seul cela produit la clairière elle-même. »
La langue ou si l’on veut le langage, est à la fois ce par quoi la clairière s’avance « en » l’homme, ce par quoi elle se constitue comme vide central qu’il remplira par ce qu’il nomme son intériorité, ce qui permet d’en dessiner les contours et ce qui, creusant ce vide au moyen des mots, va servir en même temps à recouvrir ce vide, à adoucir l’angoisse inévitable dont cette extase est aussi porteuse.
La langue est en nous la trame insécable de l’extase. La langue est en nous comme une drogue à la fois indispensable et indécelable, celle sans laquelle, en effet, aucune autre ne pourrait exister, ne pourrait avoir de fonction, si l’on s’accorde à voir dans ce qui rend leur usage inévitable à certains, la tentative de faire l’expérience de ce vide sans recourir aux mots. L’usage de la drogue permet de s’opposer à ce recouvrement mensonger et trompeur dont la langue est porteuse mais aussi de fuir cette puissance extatique dont les mots sont porteurs. Et parfois, chez certains de ceux que nous avons nommés, il devient évident que les mots, la puissance de trouble de la langue sont reconnus comme égaux voire supérieurs à la puissance extatique de la drogue ou de l’alcool.
Alors, ils écrivent mais le font non pas à partir de la croyance en la vertu communicante des mots ou de la langue, mais bien à partir de sa vertu déstructurante, troublante, enivrante, à partir de sa puissance pure de nous faire sortir du chaos et de nous conduire à l’extase. Écrire est la pratique humaine extatique par excellence et aussi parler et si cela est juste, alors, à ce titre, nous sommes tous drogués, sans le savoir, mais pas tout à fait sans pouvoir le savoir.
Dans un chapitre posthume de son grand roman resté, pour cause d’extase scripturale prolongée pendant plus de vingt ans, Robert Musil, à travers Ulrich son personne principal, évoque avec une grande précision les formes de l’extase.
« Un comportement entièrement soumis à un sentiment unique, tel qu’il l’avait mentionné à l’occasion était déjà un comportement extatique [...] une autre extase à laquelle il avait fait allusion déjà, c’était celle des degrés extrêmes d’un sentiment [...] Ulrich avait noté enfin qu’une vision du monde d’essence extatique naît aussi lorsque le sentiment et les idées qui sont à son service passent avant la réflexion objective : c’est la vision du monde sentimentale, exaltée, la vie enthousiaste qui a parfois existé dans la littérature et probablement aussi au moins partiellement dans la réalité, au sein de communautés plus ou moins importante. À cette énumération ne manquait donc que ce qui importait le plus à Ulrich, la mention de l’unique état de l’âme et du monde qu’il tînt pour une extase comparable à la réalité. »
Ainsi se dit presque en passant à la fois que la littérature est une des formes de l’extase et que l’extase unique, absolue, centrale incontournable n’est autre que l’existence même.
Nous ne nous sommes pas éloignés de la question de la drogue et de ses effets, nous avons simplement parcouru un chemin qui permet d’appréhender ce qui, au-delà des questions morales ou médicales, légitime le recours à des expédients : se rapprocher de l’extase, vivre l’extase, vivre dans l’extase, accéder à ce savoir suprême qui est que l’existence, dans sa simplicité même, est la seule et unique extase. La manière dont les humains s’inscrivent et s’imbriquent les uns les autres dans l’existence éloigne souvent de manière irréversible de la saisie, angoissante sans doute, mais combien fascinante et jouissive, de l’expérience de l’extase.
Toute littérature, c’est-à-dire ici sans forcer le trait toute grande littérature, implique de la part de celui qui la pratique une forme de conscience explicite de cette dimension non dite de la langue, du fait qu’elle est pourvoyeuse d’extases.
« Nous sommes là cinq minutes et voilà que nous dévorons des siècles. Vous êtes le tamis à travers lequel se décante mon anarchie, à travers lequel elle se résout en mots. Derrière le mot, se trouve le chaos. Chaque mot est une raie, une barre, mais il n’y a pas et il n’y aura jamais assez de barres pour faire la grille. » [14]
Mais à quoi bon des poètes si seule la réalité constitue la forme unique de l’extase ? Les drogués, ceux qui cherchent et trouvent le chemin qui permet de vivre au moins une fois comme un dieu, sont-ils ces poètes ? C’est en tout cas ce que sont les écrivains, les grands, des poètes de ce type-là.
Mais ce qu’ils savent, ce que les plus grands savent, c’est bien que la véritable extase peut et doit se passer de mot puisque la langue ne peut servir à communiquer quoi que ce soit, surtout si l’on s’en tient à cette proposition finale selon laquelle c’est la réalité même, l’expérience de la réalité, autrement dit la vie, qui est la seule véritable forme d’extase. C’est pour cela que certains d’entre eux, écrivains radicaux parmi les radicaux vont aller dans la pratique de l’écriture jusqu’à la négation de l’écriture comme signe et preuve de cette découverte.
Enrique Vila-Matas dans son livre Bartleby et compagnie, évoque ces écrivains qui après une œuvre ou deux, se sont tus. Il le fait à partir de la figure tutélaire du scribe inventé par Melville qui selon sa formule, finalement plutôt que d’écrire ou de faire quoique ce soit, « préférait n’en rien faire » ou « préférait ne pas… » Ces trois points de suspensions sont le seuil de la langue, le seuil de l’extase, la porte ouverte sur ce qui entre expérience et expression est sans doute la forme la plus radicale de l’expérience de la clairière, le bord du verbe au bord du vide. Certains d’entre ces écrivains arrêtent d’écrire pour toujours d’autres ne s’y remettent qu’après des décennies de silence et pour des œuvres rares. Parce qu’ils savent, parce qu’ils ont d’une manière ou d’une autre fait cette expérience intime et absolue de la réalité comme extase, du fait que vivre donc, était faire une expérience extatique, la seule qui soit, la seule qui fut jamais. Mais ils n’ont pu la faire qu’en passant par les mots, par la grille, par le verbe, par la traduction de l’extase dans une langue qui n’est pas directement la sienne.
Face à cela, les mots ne peuvent rien, mais pas plus le silence, ou alors le silence des mots, le silence dans les mots, par les mots, la plongée dans le silence de l’expérience extatique par les mots réduits au silence. Ces écrivains de la négation, sans doute en le sachant ou peut-être sans vraiment le savoir mettent en pratique, nous dit Vila-Matas, « une théorie selon laquelle le mot « non » est consubstantiel au paysage poétique et mérite le respect en tant que seul mot pourvu de sens. » [15]